DEVOIRS ENVERS SOI-MÊME
ET DEVOIRS ENVERS AUTRUI
par Victor COUSIN
Extrait de « Du vrai, du beau et du bien » ( 2e éd., Paris 1854 )
La dignité de la Personne humaine a un prix.
Puisqu’elle s’attache à chacun d’entre nous,
en sa qualité d’être humain et non en tant qu’individu,
elle revêt un caractère indisponible et emporte des devoirs :
devoirs envers soi-même et devoirs envers autrui.
La méconnaissance de ces devoirs n’est pas seulement assortie
de sanctions morales, mais aussi de sanctions pénales.
Nous savons qu’il y a du bien et du mal moral : nous savons que cette distinction du bien et du mal engendre une obligation, une loi, le devoir ; mais nous ne savons pas encore quels sont nos devoirs. Le principe général de la morale est posé ; il faut le suivre au moins dans ses plus grandes applications.
Si le devoir n’est que la vérité devenue obligatoire, et si la vérité n’est connue que par la raison , obéir à la loi du devoir, c’est obéir à la raison.
Mais, obéir à la raison est un précepte bien vague et bien abstrait ; comment s’assurer que notre action est conforme ou n’est pas conforme à la raison ?
Le caractère de la raison étant, comme nous l’avons dit, son universalité, l’action, pour être conforme à la raison, doit posséder quelque chose d’universel ; et comme c’est le motif même de l’action qui lui donne sa moralité, c’est le motif aussi qui doit, si l’action est bonne, réfléchir le caractère de la raison. À quel signe reconnaîtrez-vous donc qu’une action est conforme à la raison, qu’elle est bonne ? À ce signe que le motif de cette action, étant généralisé, vous paraisse une maxime de législation universelle que la raison impose à tous les êtres intelligents et libres.
Si vous ne pouvez généraliser ainsi le motif d’une action, et si c’est le motif contraire qui vous parait une maxime universelle, votre action, étant opposée à cette maxime, est estimée par là opposée à la raison et au devoir : elle est mauvaise. Si ni le motif de votre action ni le motif contraire ne peuvent être érigés en une loi universelle, l’action n’est ni mauvaise ni bonne, elle est indifférente. Telle est la mesure ingénieuse que Kant a appliquée à la moralité des actions. Elle fait reconnaître avec la dernière clarté où est le devoir et où il n’est pas, comme la forme sévère et nue du syllogisme, en s’appliquant au raisonnement, en fait ressortir de la façon la plus nette l’erreur ou la vérité.
Obéir à la raison, tel est le devoir en soi, devoir supérieur à tous les autres, les fondant tous et n’étant fondé lui-même que sur le rapport essentiel de la liberté et de la raison.
On peut dire qu’il n’y a qu’un seul devoir, celui de l’ester raisonnable. Mais l’homme ayant des relations diverses, ce devoir unique et général se détermine et se divise en autant de devoirs particuliers.
De tous les êtres que nous connaissons, il n’y en a pas avec qui nous soyons plus constamment en rapport qu’avec nous-mêmes. Les actions dont l’homme est à la fois l’auteur et l’objet ont leurs règles, comme toutes les autres. De là cette première classe de devoirs qu’on a appelés devoirs de l’homme envers lui-même.
Des devoirs de l’homme envers lui-même
Au premier abord, il est étrange que l’homme ait des devoirs envers lui-même. L’homme, étant libre, s’appartient. Ce qui est le plus à moi, c’est moi-même ; voilà la première propriété et le fondement de toutes les autres. Or, l’essence de la propriété n’est-elle pas d’être à la libre disposition du propriétaire, et par conséquent, ne puis-je faire de moi ce qu’il me plaît ?
Non ; de ce que l’homme est libre, de ce qu’il n’appartient qu’à lui-même, il ne faut pas conclure qu’il a sur lui-même tout pouvoir. Bien au contraire, de cela seul qu’il est doué de liberté, comme aussi d’intelligence, je conclus qu’il ne peut, sans faillir, dégrader sa liberté pas plus que son intelligence. C’est un coupable usage de la liberté que de l’abdiquer. Nous l’avons dit : la liberté n’est pas seulement sacrée aux autres, elle l’est à elle-même. La soumettre au joug de la passion au lieu de l’accroître sous la libérale discipline du devoir, c’est avilir en nous ce qui mérite notre respect autant que celui des autres. L’homme n’est pas une chose ; il ne lui est donc pas permis de se traiter comme une chose.
Si j’ai des devoirs envers moi-même, ce n’est pas envers moi comme individu, c’est envers la liberté et l’intelligence qui font de moi une personne morale. Il faut bien distinguer en nous, ce qui nous est propre, de ce qui appartient à l’humanité. Chacun de nous contient en soi la nature humaine avec tous ses éléments essentiels ; et de plus tous ces éléments y sont d’une certaine manière qui n’est pas la même dans deux hommes différents. Ces particularités font l’individu, mais non pas la personne ; et la personne seule en nous est respectable et sacrée, parce qu’elle seule représente l’humanité. Tout ce qui n’intéresse pas la personne morale est indifférent.
Dans ces limites, je puis consulter mes goûts, même un peu mes fantaisies, parce qu’il n’y a rien là que d’arbitraire, et que le bien et le mal n’y sont nullement engagés. Mais dès qu’un acte touche à la personne morale, ma liberté est soumise à sa loi, à la raison qui ne permet pas à la liberté de se tourner contre elle-même. Par exemple, si par caprice, ou par mélancolie, ou par tout autre motif, je me condamne à une abstinence trop prolongée, si je m’impose des insomnies continues et au-dessus de mes forces, si je renonce absolument à tout plaisir, et que, par ces privations excessives, je compromette ma santé, ma vie, ma raison, ce ne sont plus là des actions indifférentes. La maladie, la mort, la folie peuvent devenir des crimes, si c’est nous qui volontairement les produisons.
Cette obligation imposée à la personne morale de se respecter elle-même, ce n’est pas moi qui l’ai établie, je ne puis donc pas la détruire. Le respect de moi-même est-il fondé sur une de ces conventions arbitraires, qui cessent d’être quand les deux parties contractantes y renoncent librement ? Les deux contractants sont-ils ici moi et moi-même ? Nullement; il y a un des contractants qui n’est pas moi, à savoir l’humanité, la personne morale. Et il n’y a ici ni convention ni contrat. Par cela seul que la personne morale est en nous, nous sommes obligés envers elle, sans convention d’aucune sorte, sans contrat qui se puisse résilier, et par la nature même des choses. De là vient que l’obligation est absolue.
Le respect de la personne morale en nous, tel est le principe général d’où dérivent tous les devoirs individuels. Nous en citerons quelques-uns.
Le plus important, celui qui domine tous les autres, est le devoir de rester maître de soi. On peut perdre la possession de soi-même de deux façons, soit en se laissant emporter, soit en se laissant abattre, en cédant aux passions enivrantes ou aux passions accablantes, à la colère ou à la mélancolie. De part et d’autre, égale faiblesse. Et je ne parle pas des conséquences de ces deux vices pour la société et pour nous : assurément ils sont très nuisibles ; mais ils sont bien pis que cela, ils sont déjà mauvais en eux-mêmes parce qu’en eux-mêmes ils portent atteinte à la dignité morale, parce qu’ils diminuent la liberté et troublent l’intelligence.
La prudence est une vertu éminente. Je parle de cette noble prudence qui est la mesure en toutes choses, la prévoyance, l’à-propos, qui préserve à la fois de la négligence et de cette témérité qui se décore elle-même du nom d’héroïsme, comme quelquefois la lâcheté et l’égoïsme usurpent le nom de prudence. L’héroïsme, sans être raisonné, doit toujours être raisonnable. On peut être un héros par intervalle ; mais, dans la vie de tous les jours, il suffit d’être un homme sage. Il faut tenir soi-même les rênes de sa vie, ne pas se préparer des difficultés par insouciance ou par bravade, ni se créer des périls inutiles. Sans doute il faut savoir oser, mais c’est encore la prudence qui est, sinon le principe, au moins la règle du courage ; car le vrai courage n’est pas un emportement aveugle, c’est avant tout le sang-froid et la possession de soi-même dans le danger. La prudence enseigne aussi la tempérance ; elle maintient l’âme dans cette assiette modérée sans laquelle l’homme est incapable de reconnaître et de pratiquer la justice. Voilà pourquoi les anciens disaient que la prudence est la mère et la gardienne de toutes les vertus. La prudence est le gouvernement de la liberté par la raison, comme l’imprudence est la liberté échappée à la raison : d’un côté, l’ordre, la subordination légitime de nos facultés entre elles ; de l’autre, l’anarchie et la révolte.
La véracité est encore une grande vertu. Le mensonge, en rompant l’alliance naturelle de l’homme avec la vérité, lui ôte ce qui fait sa dignité. Voilà pourquoi il n’est pas d’insulte plus grave qu’un démenti, et pourquoi les vertus les plus honorées sont la sincérité et la franchise.
On peut attenter à la personne morale en la blessant dans ses instruments. À ce titre le corps est pour l’homme l’objet de devoirs impérieux. Le corps peut devenir un obstacle ou un moyen. Si vous lui refusez ce qui le soutient et le fortifie, ou si vous lui demandez trop en l’excitant outre mesure, vous l’épuisez, et, en abusant de lui, vous vous en privez. C’est encore pis si vous le flattez, si vous accordez tout à ses désirs effrénés, si vous vous faites son esclave. C’est manquer à l’âme que d’affaiblir son serviteur ; c’est lui manquer bien plus encore que de l’y asservir elle- même.
Mais ce n’est pas assez de respecter la personne morale, il faut encore la perfectionner ; il faut travailler à rendre un jour à Dieu notre âme meilleure que nous ne l’avons reçue ; et elle ne le peut devenir que par un constant et courageux exercice. Partout, dans la nature, les êtres se développent spontanément, sans le vouloir et sans le savoir. Chez l’homme, si la volonté s’endort, les autres facultés se corrompent dans la langueur et l’inertie, ou, entraînées par le mouvement aveugle de la passion, elles se précipitent et s’égarent. C’est par le gouvernement et par l’éducation de lui- même que l’homme est grand.
L’homme doit s’occuper avant tout de son intelligence. C’est en effet l’intelligence qui seule nous peut donner la vue claire du vrai et du bien, et qui guide la liberté en lui montrant l’objet légitime de ses efforts. Nul ne peut se faire un autre esprit que celui qu’il a reçu, mais on dresse son esprit et on le fortifie comme le corps, en le mettant à la tâche en quelque sorte, en le réveillant quand il s’assoupit, en le retenant quand il s’emporte, en lui proposant sans cesse de nouveaux objets : car ce n’est qu’en s’enrichissant toujours qu’il ne s’appauvrit pas. La paresse engourdit et énerve l’esprit ; le travail réglé l’excite et le corrobore, et le travail est toujours en notre pouvoir.
Il y a une éducation de la liberté comme de nos autres facultés. C’est tantôt en domptant son corps, tantôt en gouvernant son intelligence, surtout en résistant à ses passions, qu’on apprend à être libre. Nous rencontrons le combat à chaque pas : il ne s’agit que de ne pas le fuir. A cette lutte de tous les instants, la liberté se forme et grandit, jusqu’à ce qu’elle devienne une habitude.
Enfin, il y a une culture de la sensibilité même. Heureux ceux qui ont reçu de la nature l’enthousiasme, le feu sacré ! Ils doivent religieusement l’entretenir. Mais il n’est pas d’âme qui ne recèle quelque veine heureuse. Il faut la surprendre et la suivre, écarter ce qui la gène, rechercher ce qui la favorise, et, par une culture assidue, en tirer peu à peu quelques trésors. Si on ne peut se donner de la sensibilité, on peut au moins développer celle qu’on a. On le peut en s’y livrant, en saisissant toutes les occasions de s’y livrer, en appelant à son aide l’intelligence elle-même ; car, plus on connaît le beau et le bien, et plus on l’aime. Le sentiment ne fait en cela qu’emprunter à l’intelligence ce qu’il lui rend avec usure. L’intelligence trouve à son tour, dans le cœur, un rempart contre le sophisme. Les nobles sentiments, nourris et développés, préservent de ces tristes systèmes qui ne plaisent tant à certains esprits qu’en raison de la petitesse de leur âme.
L’homme aurait encore des devoirs, alors même qu’il cesserait d’être en rapport avec les autres hommes. Tant qu’il conserve quelque intelligence et quelque liberté, l’idée du bien demeure en lui, et avec elle le devoir. Quand nous serions jetés dans une île déserte, le devoir nous y suivrait. Il serait trop étrange qu’il fût au pouvoir de certaines circonstances extérieures d’affranchir l’être intelligent et libre de toute obligation envers sa liberté, et son intelligence. Dans la solitude la plus profonde, il est toujours et il se sait sous l’empire d’une loi attachée à la personne même, qui, en l’obligeant à veiller sans cesse sur lui-même, fait à la fois son tourment et sa grandeur.
Si la personne morale m’est sacrée, ce n’est pas parce qu’elle est en moi, c’est parce qu’elle est la personne morale ; elle est respectable en soi ; elle le sera donc partout où nous la rencontrerons.
Des devoirs de l’homme envers autrui
Elle l’est en vous comme en moi et au même titre. Relativement à moi elle m’imposait un devoir ; en vous elle devient le fondement d’un droit, et m’impose par là un devoir nouveau relativement à vous.
Je vous dois la vérité comme je me la dois à moi- même ; car la vérité est la loi de votre raison comme de la mienne. Sans doute il doit y avoir une mesure dans la communication de la vérité : tous n’en sont pas capables au même moment et au même degré ; il faut la leur proportionner pour qu’ils la puissent recevoir ; mais enfin la vérité est le bien propre de l’intelligence ; et c’est pour moi un devoir étroit de respecter le développement de votre esprit, de ne point arrêter et même de favoriser sa marche vers la vérité.
Je dois aussi respecter votre liberté. Je n’ai pas même toujours le droit de vous empêcher de faire une faute. La liberté est si sainte que, même alors qu’elle s’égare, elle mérite encore jusqu’à un certain point d’être ménagée. On a souvent tort de vouloir trop prévenir le mal que Dieu lui-même permet. On peut abêtir les âmes à force de les vouloir épurer.
Je vous dois respecter dans vos affections qui font partie de vous-même ; et de toutes les affections il n’y en a pas de plus saintes que celles de la famille. Il y a en nous un besoin de nous répandre hors de nous, sans cependant nous disperser, de nous établir pour ainsi dire dans quelques âmes par une affection régulière et consacrée : c’est à ce besoin que répond la famille. L’amour des hommes est quelque chose de bien général. La famille, c’est presque encore l’individu et ce n’est pas seulement l’individu : elle ne nous demande que d’aimer autant que nous-même ce qui est presque nous-même. Elle attache les uns aux autres par des liens doux et puissants, le père, la mère, l’enfant ; elle donne à celui-ci un secours assuré dans l’amour de ses parents, à ceux-là un espoir, une joie, une vie nouvelle dans leur enfant. Attenter au droit conjugal ou paternel, c’est attenter à la personne dans ce qu’elle a peut-être de plus sacré.
Je dois respect à votre corps, en tant que vous appartenant, en tant qu’instrument nécessaire de votre personne. Je n’ai le droit ni de vous tuer, ni de vous blesser, à moins d’être attaqué et menacé : alors ma liberté violée s’arme d’un droit nouveau, le droit de défense et même de contrainte.
Je dois respect à vos biens, car ils sont le produit de votre travail ; je dois respect à votre travail, qui est votre liberté même en exercice ; et, si vos biens viennent d’un héritage, je dois respect encore à la libre volonté qui vous les a transmis.
Le respect des droits d’autrui s’appelle la justice : toute violation d’un droit quelconque est une injustice.
Toute injustice est une entreprise sur notre personne : retrancher le moindre de nos droits, c’est diminuer notre personne morale, c’est, par cet endroit du moins, nous rabaisser à l’état d’une chose.
La plus grande de toutes les injustices, parce qu’elle les comprend toutes, est l’esclavage. L’esclavage est l’asservissement de toutes les facultés d’un homme au profit d’un autre homme. L’esclave ne développe un peu son intelligence que dans un intérêt étranger : ce n’est pas pour l’éclairer, c’est pour le rendre plus utile qu’on lui permet quelque exercice de la pensée. L’esclave n’a pas la liberté de ses mouvements ; on l’attache à la terre, on le vend avec elle, ou on l’enchaîne à la personne du maître. L’esclave ne doit pas avoir d’affection, il n’a pas de famille, il n’a point de femme, il, n’a point d’enfants : il a une femelle et des petits. Son activité ne lui appartient pas, car le produit de son travail est à un autre, Mais, pour que rien ne manque à l’esclavage, il faut aller plus loin : il faut abolir dans l’esclave jusqu’au sentiment inné de la liberté, il faut éteindre en lui toute idée de droit ; car, tant que cette idée subsiste, l’esclavage est mal assuré, et à un pouvoir odieux peut répondre le droit terrible de l’insurrection, cette raison dernière des opprimés contre les abus de la force.
La justice, le respect de la personne dans tout ce qui la constitue, voilà le premier devoir de l’homme envers son semblable. Ce devoir est-il le seul?
Quand nous avons respecté la personne des autres, que nous n’avons ni contraint leur liberté, ni étouffé leur intelligence, ni maltraité leur corps, ni attenté à leur famille ou à leurs biens, pouvons-nous dire que nous ayons accompli toute la loi à leur égard ! Un malheureux est là souffrant devant nous. Notre conscience est-elle satisfaite, si nous pouvons nous rendre le témoignage de n’avoir pas contribué à ses souffrances ? Non; quelque chose nous dit qu’il est bien encore de lui donner du pain, des secours, des consolations.
Il y a ici une importante distinction à faire. Si vous êtes resté dur et insensible à l’aspect de la misère d’autrui, votre conscience crie contre vous; et cependant cet homme qui souffre, qui va mourir peut-être, n’a pas le moindre droit sur la moindre partie de votre fortune, fût-elle immense ; et, s’il usait de violence pour vous arracher une obole, il commettrait une faute. Nous rencontrons ici un nouvel ordre de devoirs qui ne correspondent pas à des droits. L’homme peut recourir à la force pour faire respecter ses droits : il ne peut pas imposer à un autre un sacrifice, quel qu’il soit. La justice respecte ou elle restitue : la charité donne, et elle donne librement.
La charité nous ôte quelque chose pour le donner à nos semblables. Va-t-elle jusqu’à nous inspirer le renoncement à nos intérêts les plus chers ? elle s’appelle le dévouement.
Certes on ne peut pas dire qu’il ne soit pas obligatoire d’être charitable. Mais il s’en faut que cette obligation soit aussi précise, aussi inflexible que l’obligation d’être juste. La charité, c’est le sacrifice ; et qui trouvera la règle du sacrifice, la formule du renoncement à soi- même ? Pour la justice, la formule est claire : respecter les droits d’autrui. Mais la charité ne connaît ni règle ni limite. Elle surpasse toute obligation. Sa beauté est précisément dans sa liberté.
Mais, il faut le reconnaître : la charité aussi a ses dangers. Elle tend à substituer son action propre à l’action de celui qu’elle veut servir ; elle efface un peu sa personnalité et se fait en quelque sorte sa providence : rôle redoutable pour un mortel ! Pour être utile aux autres, on s’impose à eux et on risque d’attenter à leurs droits naturels. L’amour, en se donnant, asservit. Sans doute il ne nous est pas interdit d’agir sur autrui. Nous le pouvons toujours par la prière et l’exhortation. Nous le pouvons aussi par la menace, quand nous voyons un de nos semblables s’engager dans une action criminelle ou insensée. Nous avons même le droit d’employer la force quand la passion emporte la liberté et fait disparaître la personne. C’est ainsi que nous pouvons, que nous devons même empêcher par la force le suicide d’un de nos semblables. La puissance légitime de la charité se mesure sur le plus ou moins de liberté et de raison de celui auquel elle s’applique. Quelle délicatesse ne faut-il donc pas dans l’exercice de cette vertu périlleuse ! Comment apprécier assez certainement le degré de liberté que possède encore un de nos semblables pour savoir jusqu’où on se peut substituer à lui dans le gouvernement de sa destinée ? Et quand, pour servir une âme faible, on s’est emparé d’elle, qui est assez sûr de soi pour n’aller pas plus loin, pour ne passer pas de l’amour de la personne dominée à l’amour de la domination elle-même ? La charité est souvent le commencement et l’excuse, et toujours le prétexte des usurpations. Pour avoir le droit de s’abandonner aux mouvements de la charité, il faut s’être affermi contre soi-même dans un long exercice de la justice.
Respecter les droits d’autrui et faire du bien aux hommes, être à la fois juste et charitable, voilà la morale sociale dans les deux éléments qui la constituent.