LA NATION, SES CARACTÈRES
Extrait du « Cours de philosophie morale »
de E. BAUDIN ( Paris 1936, p. 400 et s. )
Le Livre IV du Code pénal est consacré à la protection
« de la Nation, de l’État et de la paix publique ».
En conséquence, il importe de préciser la nature profonde
de cet intérêt protégé de premier rang qu’est la Nation.
Pour ce faire, il convient de se tourner vers ces généralistes
des sciences humaines que sont les philosophes.
Nous avons retenu l’ouvrage du professeur Baudin,
car il présente l’avantage d’avoir été écrit
à la veille de la seconde guerre mondiale,
à un moment où la question était d’actualité.
C’est par la morale de la nation qu’il convient de commencer. Car, selon la nature, et en dépit d’exceptions que nous aurons à signaler et à expliquer, c’est la nation qui est le principe générateur, l’étoffe et le fondement de la patrie et de l’État ; si bien que, selon la nature encore, sa morale doit précéder les leurs, les dominer et les prédéterminer.
Par ailleurs, comme toutes les autres, la morale de la nation est prédéterminée elle-même par la nature de son objet, dont s’impose dès lors l’analyse préalable, qu’il revient à la sociologie d’établir…
LA SOCIOLOGIE DE LA NATION
Les principaux enseignements que nous avons à demander à la sociologie concernent : I - la nature, II - les facteurs constitutifs, III - l’évolution historique et IV - la conception sociologique de la nation.
I - LA NATURE DE LA NATION
1 - La nation société naturelle. — Réduits à leur contenu propre, le mot et le concept de nation ont un sens spécifiquement social. Ils désignent tout groupe naturel, petit ou grand, d’êtres humains (hommes et femmes, enfants, adultes et vieillards) qui ont la volonté effective de vivre ensemble leurs vies matérielle et spirituelle et d’avoir un sort collectif commun.
Qu’on l’envisage sous ses formes inférieures de tribus et de clans, ou sous ses formes supérieures de cités et de nations historiques, la nation présente les mêmes caractéristiques essentielles. Elle constitue partout et toujours une société fermée, qui crée à ses membres les liens d’une solidarité originale, la solidarité nationale, et qui leur apprend à donner un sens spécial, le sens national, au mot « Nous ».
« Nous », c’est tous les membres de la nation à laquelle nous appartenons, tous les hommes, fussent-ils nos ennemis personnels, qui participent à sa vie collective, qui ressentent ses bonheurs, ses malheurs et ses dangers Comme des bonheurs, des malheurs et des dangers personnels, et qui ont conscience d’être unis les uns aux autres par une parenté originale, la parenté nationale. Cette parenté est analogue à la parenté familiale, dont elle est le prolongement et le complément. D’une part, ainsi qu’Auguste Comte et Le Play l’ont souligné après Aristote, la nation se compose de familles autant et plus que d’individus. D’autre part, elle réalise pour tous ses membres une véritable famille supérieure où tous comptent sur l’appui les uns des autres, une famille plus grande et plus puissante que l’autre, et qui possède le privilège, que celle-ci n’a pas, de s’étendre sans s’affaiblir ni se dissoudre, voire de se renforcer en s’élargissant.
Enfin, la parenté nationale se détermine pratiquement comme la parenté familiale à l’aide du critérium de « l’étranger ». Pour appartenir de fait et de cœur à une nation, aussi bien qu’à une famille au sens strict du mot, la première condition est de s’y sentir « chez soi » et « de la maison », de n’y considérer personne comme un étranger et de n’y être considéré comme un étranger par personne. C’est ainsi que la nation française inclut tous les Français et exclut (sans les haïr pour autant) tous les non-Français.
La nation constitue une société naturelle au même titre et au même degré que la famille. Elle aussi est l’œuvre de la nature ; ce qui lui vaut de réaliser un mode d’association humaine universel dans le temps et dans l’espace. D’elle aussi on fait partie par nature, sans l’avoir ni créée ni choisie (sauf le cas exceptionnel de la « naturalisation », grâce à laquelle -le mot est bien choisi- la société naturelle qu’est la nation s’agrège un étranger, comme la famille le fait dans le cas analogue de l’adoption).
Qu’on le veuille ou non, l’on naît dans une nation comme l’on naît dans une famille. L’on commence à recevoir son empreinte et ses bienfaits longtemps avant d’avoir soupçonné son existence et pris conscience des obligations que l’on a envers elle. Et il ne suffit pas de la renier pour cesser de lui appartenir.
Réalité spécifiquement sociale, la nation a l’intégrité de sa nature avant de se doubler d’une réalité politique, de revêtir la forme d’un État. Sans doute, elle gagnera toujours à revêtir cette forme, ne fût-ce que pour mieux assurer son existence et mieux satisfaire à ses besoins. Mais elle peut à la rigueur subsister sans elle, comme le prouvent les exemples des nations authentiques soumises à des État étrangers (voir ci-après). Et alors même qu’elle possède un État propre, elle s’en distingue encore comme d’un organe qu’elle peut changer sans changer elle-même, comme d’un serviteur (sinon d’un maître) vis-à-vis duquel elle reste plus ou moins indépendante : témoin la France qui a pu conserver sa vie et son évolution propres sous les divers États monarchiques et démocratiques qui l’ont successivement régie.
2 - Nation et État. — II faut donc éviter avec soin de confondre nation et État. Leur confusion, trop fréquente, est aussi dommageable à la morale politique qu’à la science politique. De part et d’autre elle nuit, en même temps qu’à la clarté des idées, à la différenciation des problèmes, à leur bonne position et à leur bonne solution, Il ne sera donc pas inutile d’éclairer nos analyses ultérieures en rassemblant ici les principales raisons qui fondent et imposent la distinction entre la nation et l’État.
Ces raisons relèvent de la sociologie et de l’histoire.
a) La sociologie ne saurait évidemment s’accommoder de la confusion entre la donnée primitive qu’est la société naturelle constituée par la nation, et la donnée ultérieure qu’est la structure politique qui définit l’État.
Par nature, la nation est antérieure à l’État, en droit aussi bien qu’en fait, puisqu’il ne saurait se réaliser qu’en elle, qu’elle est la matière dont il constitue la forme : pas d’État qui ne présuppose la ou les nations qu’il organise. D’autre part, antérieure à l’État, la nation peut lui survivre et lui servit souvent ; on peut en ce sens opposer la longévité des nations à la caducité des États. Enfin, et surtout, la nation déborde de tous côtés l’État, quel qu’il soit, qui la gouverne. Elle ne cesse point d’avoir ses activités propres, les activités sociales que sont l’agriculture, l’industrie, le commerce, l’instruction, etc., lesquelles, pour être administrées par l’État, ne sont pas pour autant des activités étatiques, mais restent des activités nationales.
Elle a pareillement son droit propre, le « droit social » que représentent ses coutumes, ses traditions, ses mœurs, l’organisation spontanée des entreprises de ses membres, les statuts de leurs associations, etc. : ce sont là de vrais droits, qui existent avant d’avoir été authentiqués et confirmés par l’État, des droits pré-étatiques dont beaucoup ne sont pas « inscrits à la cote officielle » (Hauriou, Duguit, Gurvitch).
Elle a enfin sa civilisation et sa culture propres qui sont essentiellement nationales, quelque part qui puisse revenir à l’État en leur élaboration. En tous les ordres, la nation présente une substructure sociale qui précède, prépare et prime la structure politique qu’y superpose l’État. Si bien que les rapports naturels entre la nation et l’État seront ceux de cette substructure et de cette structure, rapports naturels que nous verrons fonder leurs rapports moraux.
b) La distinction de la nation et de l’État s’impose donc déjà du simple point de vue de la sociologie dans les cas privilégiés où les deux données se recouvrent à la perfection. Elle s’impose bien davantage encore dans les cas où, loin de se recouvrir, ces données sont en discordance.
Or, au témoignage de l’histoire, de telles discordances. suites naturelles du phénomène des guerres et des conquêtes, ont été fréquentes jusqu’à devenir la règle pendant des millénaires et sont loin d’avoir disparu aujourd’hui. D’une part, il y a en, en tous les temps et en tous les lieux. des nations parfaitement définies qui n’ont réussi que tardivement à se constituer en États autonomes, ou qui ont eu le malheur de perdre, pour un temps plus ou moins long, cet avantage. Telles, pour nous en tenir à un passé récent, les nations italienne, irlandaise et polonaise ; et telle aujourd’hui encore la nation juive. D’autre part, la scène du monde politique a été occupée la plupart du temps par des États assez puissants pour s’annexer et englober des nations distinctes et hétérogènes, pour les intégrer, de gré ou de force, à leur propre unité politique, militaire et administrative. Tels, par excellence, les grands empires d’autrefois et d’aujourd’hui : empires égyptien, assyrien, chaldéen, perse, macédonien et romain, dans l’antiquité ; empires de Charlemagne, de Charles-Quint et de Napoléon, dans les temps médiévaux et modernes ; empires coloniaux de l’Angleterre, de la France, de la Hollande, etc., dans les temps contemporains.
Cependant, une loi historique semble avoir voulu que les empires se désagrégeassent tôt ou tard en des États représentant, soit des nations homogènes, soit, et plus souvent encore, des nations prépondérantes portées à imiter les empires et à s’assujettir comme eux d’autres nations. Et une loi parallèle semble avoir pareillement voulu qu’en ces dernières s’éveillât, à la longue, la conscience d’avoir une vie sociale propre sans vie politique propre, l’aspiration à être des États autonomes en même temps que des nations originales. C’est cette aspiration qu’entend consacrer le « principe des nationalités.
Mais ce principe, qui n’a pas encore réalisé toutes ses conséquences, n’est proclamé, pour ainsi dire, que d’hier. Le moins qu’on puisse dire est qu’il a sommeillé en Europe de la dissolution de l’Empire de Charlemagne jusqu’au XIXe siècle. Durant ce millénaire, l’État a nettement primé la nation, jusqu’à la faire plus ou moins oublier. Bien plus, l’État lui-même a souvent paru avoir moins d’importance que les « Souverains » qui l’ont régi et administré, le considérant comme une propriété héréditaire en leurs familles, comme une propriété dynastique.
C’est l’époque où les plus anciens royaumes européens se constituèrent et s’arrondirent par des conquêtes, des héritages et des mariages, sans témoigner le moindre souci de la nationalité de leurs sujets, et sans blesser autrement la conscience publique, qui se désintéressait de cette question. C’est aussi l’époque où, pendant les époques critiques des royaumes, surtout pendant les régences, les féodaux, les princes royaux, puis de simples condottieri (Visconti, Sforza, Borgia, etc.), s’efforcèrent à l’envi de démembrer les États existants et de les morceler à leur profit en États nouveaux, quitte à arrondir semblablement ces derniers par des héritages, des mariages et des conquêtes. Ainsi s’est formé en particulier le royaume. de Prusse, l’exemple le plus récent et le plus représentatif de ces méthodes politiques au XVIIIe et au XIXe siècle, on y trouve la plus grande distance entre l’État et la nation, la nation prussienne originelle s’évanouissant devant l’État prussien qui ne songe qu’à augmenter et relier le chapelet de ses conquêtes, jusqu’à ce qu’il s’avise sur le tard de confisquer à son profit l’idée de la nationalité allemande.
Ainsi l’histoire confirme et au delà, la nécessite sociologique de distinguer, et donc d’étudier séparément, comme nous le faisons ici, la nation et l’État.
Revenons maintenant à notre problème principal, et voyons quels sont :
II - LES FACTEURS CONSTITUTIFS DE LA NATION
Ils sont substantiellement les mêmes pour les petites et pour les grandes nations, pour les nations anciennes et disparues et pour les nations modernes et actuellement vivantes, enfin pour les nations dotées et pour les nations privées d’autonomie politique. Pour toutes, le problème de leur constitution revient à déterminer les causes et les éléments de leur homogénéité et de leur unité spécifiques. Ces causes et ces éléments sont de nature diverse, et surtout d’importance inégale, si bien que l’un ou l’autre des facteurs à déterminer peut d’aventure manquer et être suppléé par d’autres ; à l’exception d’un, toutefois, qui est de nécessité absolue, et que, pour cette raison, nous examinerons le dernier. L’on a ainsi, par ordre approximatif d’importance sociologique croissante (et sauf variations historiques de cette importance), les facteurs suivants :
1 - La race. Si difficile qu’elle soit à déterminer scientifiquement en ses ultimes composantes, la race n’en constitue pas moins une réalité biologique incontestable, dont la prise en considération s’impose à l’ethnographie et à l’anthropologie ayant de s’imposer à la sociologie La race se reconnaît pratiquement aux ressemblances morphologiques, physiologiques et psychologiques que crée la communauté du sang. Ces ressemblances éclatent dans les grandes races, blanches, noire, jaune, rouge et brune, dont se compose l’humanité. Elles subsistent encore, quoique de moins en moins perceptibles, dans les races secondaires qui se sont différenciées à l’intérieur des grandes races ; par exemple, s’il s’agit de la race blanche, dans les races aryenne et sémite en qui elle s’est diversifiée, et dans leurs multiples variétés (telles, dans la race aryenne, les variétés que représentent les races hindoue, perse, hellène, latine, slave, germanique, etc.). C’est surtout dans l’ordre psychologique et moral que les différences entre races sont sensibles et importantes : il s’en faut que tous les blancs, même que tous les aryens, présentent les mêmes caractéristiques d’intelligence, de sensibilité, de volonté, les mêmes aptitudes et les mêmes dons naturels. Il y a donc lieu de tenir compte de la diversité des races, tant préhistoriques qu’historiques.
Mais il devient de plus en plus difficile de parler de nos jours de races pures : on ne saurait guère espérer en rencontrer que dans quelques populations ayant réussi d’aventure à vivre dans un parfait isolement. La règle aujourd’hui en Europe, c’est les races mêlées. Sociologiquement au moins, ce sont des races encore, et qui comptent comme facteurs de nationalité. La communauté de sang qu’elles réalisent avec ses diverses conséquences est assurée par l’action isolante des frontières, par l’identité des conditions géographiques et économiques d’existence, surtout par la prédominance séculaire de mariages entre familles appartenant à la même nation. La parenté biologique de la race procède en effet de celle des familles, qui tendent à se fondre les unes dans les autres, et entre lesquelles se créent, en plus des ressemblances biologiques, des liens sociaux de solidarité et d’amitié dont ne peut que bénéficier l’unité de la nation…
2 - La langue. Elle constitue un facteur voisin de celui de la race, mais qui cependant ne se confond pas avec lui, quoi que puissent dire à l’encontre Fichte et certains ethnologues. Il peut même en différer jusqu’à le contrebalancer et l’annuler. C’est ainsi que le français a singulièrement servi à rapprocher et à fondre les races différentes dont est composée la France, en leur faisant parler à toutes la langue de l’Ile de France. Tout pareil fut en Allemagne le rôle de l’allemand, que les Celtes, les Latins et les Slaves assimilés aux Germains considèrent bonnement aujourd’hui comme leur langue originelle. La langue est donc à tenir pour un principe puissant d’unité nationale.
Cependant d’authentiques nations modernes restent distinctes tout en parlant la même langue témoin l’Angleterre et les États-Unis ; et de mène la France, la Belgique Wallonne et la Suisse romande. En revanche, d’autres nations conservent, sans péril inéluctable pour leur nationalité, la distinction des langues conjointement avec la distinction des races : témoin la Belgique bilingue et la Suisse trilingue...
3 - Le sol. Il a une double action sur la constitution des nations. D’abord une action physique et géographique : Aristote et Montesquieu ont montré qu’il exerce, par son climat, ses produits alimentaires, etc., une influence lente et profonde sur les races, sur leur physiologie et leur psychologie, sur leurs prédispositions politiques, etc. ; « Tel le nid, tel l’oiseau » dit en ce sens Michelet, non sans beaucoup d’exagération (l’identité du nid n’empêche pas qu’il y ait de grandes différences entre les Romains anciens et les Italiens modernes, entre les Peaux-rouges et les citoyens du Canada et des États-Unis). Puis, et surtout, une action psychologique et sociale, qui est proprement celle du sol longtemps possédé et cultivé par une seule et même nation, du « sol national », premier élément du patrimoine national. C’est sous cette forme privilégiée que le sol est un puissant facteur d’unité nationale, celui qu’exaltent les politiques et les historiens auxquels il a inspiré la théorie des « frontières naturelles », cause de tant de guerres nationales.
Naturellement, on ne saurait parler de sol national que pour les nations fixées depuis un assez long temps. Cette expression perd toute signification pour les tribus nomades et pour les hordes migratrices (du moins pendant le temps de leurs migrations). En fait, le même sol a partout été successivement occupé, sinon cultivé, par des populations de race et de langue différentes…
4 - La culture. Nous avons affaire ici à un facteur, ou plutôt à un ensemble de facteurs d’unité nationale autrement importants que les précédents. Bien plus encore que par sa race, sa langue et son habitat, une nation se caractérise per ses institutions et sa manière de vivre, par ses traditions et ses croyances, par ses goûts et ses mœurs. Ces divers éléments constituent ce que les sociologues appellent sa « culture ». Et cette culture elle-même n’est que le nom commun des cultures spéciales, de nature et d’effets distincts, que sont respectivement la culture morale et religieuse, la culture humaniste (artistique, scientifique, littéraire, juridique, etc.), enfin la culture économique (agricole, industrielle, commerciale, etc.)
Dès lors qu’elles sont communes, toutes ces cultures concourent à assurer à la nation l’unité de sa vie sociale, de sa pensée et de son action collectives en tous les ordres. Elles peuvent, par suite, servir à définir l’état et le degré de civilisation qu’elle atteint en ces ordres mêmes (d’où la synonymie courante entre culture et civilisation). De chacune d’elles l’on peut dire qu’elle est un facteur d’unité nationale selon l’efficacité et l’importance qui lui reviennent, et qui varient selon les temps et les lieux.
a) Les cultures ou civilisations morales et religieuses sont par nature les plus efficaces et les plus importantes, parce que leur influence est la plus profonde et la plus durable. Elles tendent à se confondre au point qu’il est toujours difficile de les séparer l’une de l’autre. Il est tout à fait impossible de le faire dans les nations primitives ; et il l’a été presque autant dans la plupart des nations historiques, sinon dans les nations contemporaines, que l’on voit tendre souvent à séparer la morale de la religion. Toujours est-il que les nations les plus vivaces ont régulièrement trouvé le principe spirituel le plus fort de leur unité dans les institutions, les traditions et les croyances morales et religieuses qui ont inspiré et régenté chez elles la vie familiale et la vie sociale, les mœurs privées et les mœurs publiques, les coutumes et le droit. Philosophiquement, tout cela se fond dans autant de conceptions du monde et de la vie dont le fond est souvent plus religieux que moral.
De l’importance exceptionnelle de la religion comme facteur d’unité nationale. Ce facteur a eu son maximum d’efficacité dans les nations primitives et anciennes : clans et tribus, plus unis d’aventure par leurs totems communs que par leur sang commun ; cités et nations antiques à religions particularistes et nationales (analogues en cela à la nation juive, qui leur a survécu comme témoin). Avec l’avènement des religions universalistes, dont le christianisme est le type par excellence, le rôle du facteur religieux est devenu plus complexe. D’une part, le christianisme fut pour chacune des nations chrétiennes du moyen-âge une religion nationale ; mais, d’autre part, il fut pour toutes une religion commune qui les apparenta et les unit jusqu’à les intégrer dans la supernation que réalisa L’Europe à titre de « Chrétienté ». Ainsi fut-il en même temps principe d’unité nationale et principe d’unité internationale. En revanche, son affaiblissement et ses divisions entraînèrent la désagrégation de l’Europe d’abord, puis de maintes nations européennes. On a constamment vu depuis lors ces nations préoccupées de maintenir ou de refaire leur unité religieuse, pour sauver leur unité morale et leur unité nationale compromises avec elle. En revanche, on les voit aujourd’hui tendre de plus en plus à suppléer le facteur de la culture religieuse par celui des cultures humaniste et économique.
b) Les cultures ou civilisations humanistes représentent les arts, les lettres, le droit, les sciences, la philosophie. etc., c’est-à-dire les créations de l’esprit humain en quête de sa propre perfection et de son propre progrès. À leur tour, on peut voir ces cultures spécifiques fonctionner elles aussi comme facteurs d’unité nationale et comme facteurs d’unité internationale. Elles sont des principes d’unité nationale dans la mesure où elles sont particulières à une nation donnée, quand par exemple elles s’expriment dans un folklore national, dans des arts nationaux (peinture, musique, architecture, etc.), dans une littérature nationale, dans un droit national, etc. D’où la tendance des nations modernes qui veulent se surnationaliser à exalter et à cultiver exclusivement ces produits de leur spiritualité propre.
En revanche, les cultures humanistes sont des principes d’unité internationale dans la mesure où elles sont communes à toutes les nations, dans la mesure donc où elles sont universelles de leur nature. Et tel est particulièrement le cas des cultures scientifiques et philosophiques ; car l’universalité appartient de droit à la science et à la philosophie, que les nations dont nous venons de parler s’obstinent à nationaliser invita Minerva.
c) Les cultures ou civilisations économiques. Pareil sort échoit aux cultures et civilisations qui ont pour objet la création et l’usage des biens et de l’outillage économiques. Elles sont facteur d’unité nationale quand elles aboutissent à constituer des économies fermées, quand elles tendent à ne satisfaire que des besoins nationaux, à ne créer que des richesses nationales, à n’employer qu’un outillage agricole, industriel et financier national, etc.
En revanche, elles sont facteurs d’unité internationale à proportion qu’elles amènent les nations a prendre conscience de leurs solidarité économiques, de l’interdépendance de leurs besoins, de leurs richesses, de leurs travaux et de leurs outillages, et à pratiquer en conséquence une économie ouverte et vraiment internationale. Économie que les nations éprises de nationalisme égoïste tendent naturellement à restreindre au prorata des avantages qu’elles espèrent en tirer pour leur économie nationale.
5 - Le bien commun. — L’intérêt contribue autant à rapprocher les hommes qu’à les diviser. Il les divise et les fait compétiteurs et ennemis quand il a pour objet des biens que chacun d’eux voudrait avoir pour soi seul. Il les rapproche, au contraire, et les fait amis et collaborateurs quand il a pour objet des biens qu’ils savent ne pouvoir produire, posséder ou défendre qu’en unissant leurs efforts, quand il a pour objet des biens communs. Tout bien commun a la vertu de créer entre ceux qui y participent une solidarité affective et effective, qui est un des premiers fondements de l’instinct social et de la société en général, de l’instinct familial et de la famille, enfin de l’instinct national et de la nation.
La nation apparaît naturellement aux individus et aux familles qui la composent comme dotée du pouvoir de combler leurs insuffisances et leurs déficiences, de suppléer à leur indigence par sa richesse et à leur faiblesse par sa force, de leur procurer et de leur garantir le vivre et le bien-vivre, dont parlent Platon et Aristote. Autrement dit, elle représente à leurs yeux la société la plus riche et la plus forte, celle qui leur assure le plus d’avantages et qui est fondée par là à réclamer d’eux le plus de dévouement et de sacrifices. Pour toutes ces raisons, le bien commun national compte parmi les facteurs les plus efficaces de l’unité de la nation et de la solidarité de ses membres…
Tel que nous venons de le définir et de l’analyser, le bien national est un facteur de solidarité et d’unité nationales d’autant plus puissant qu’il est plus vivement ressenti et mieux servi. À cet égard, son efficacité, pourrait-on dire, est proportionnelle à l’amour et au dévouement qu’il obtient des membres de la nation. Elle est également proportionnelle à l’aptitude de la nation elle-même à le réaliser sous la forme politique d’un État fort et indépendant. L’État est l’organe spécifique de l’autarcie, de l’autosuffisance de la nation, du service de ses intérêts généraux et collectifs, de la réalisation de tous les biens a la vocation d’assurer. Par suite :
6 - L’État est à considérer, lui aussi, connue un facteur d’unité nationale. En organisant la nation, en la dotant d’institutions politiques, administratives, militaires, judiciaires etc., communes, il cimente sa cohésion et renforce sa vitalité. En fait, il ne saurait faire preuve d’impuissance à l’intérieur et à l’extérieur, en face du désordre, de l’anarchie et des crimes, des guerres civiles et des guerres étrangères, sans compromettre, en même temps que sa propre existence, l’existence de la nation et la fidélité de ses membres. Car ceux-ci ne sauraient désespérer de l’Étal sans désespérer plus ou moins en même temps de la nation et de son bien commun, sans retomber dans le souci exclusif de leurs biens particuliers. En ce sens, il est vrai de dire que l’unité et, l’existence sociale de la nation sont fonction de son unité et de son existence politiques.
Combien de nations ont péri pour avoir perdu leur autonomie politique ! Ce fut le sort de celles que les anciens empires ont désagrégées pour les mieux absorber, et qui, lors de la dissolution de ces mêmes empires, ne furent pour leurs successeurs que du matériel humain à se partager. Que sont devenus les Phéniciens, les Cariens, les Lydiens, etc. ? Au contraire, combien d’autres nations n’ont dû leur survie qu’a la permanence ou à l’excellence de leurs gouvernements ! Si la France frappe les sociologues par la solidité de son unité nationale, elle le doit sans doute en premier lieu à la continuité d’une organisation politique que ne réussirent à entamer ni les changements de dynastie, ni les guerres civiles et étrangères, ni les révolutions.
7 - La conscience nationale — C’est ici le facteur capital d’unité et de solidarité nationales, celui qui vivifie tous les autres, qui supplée à leurs déficiences éventuelles, et qui ne peut être suppléé par aucun d’eux. Il ne saurait en effet y avoir de nation réelle et vivante que celle où se trouve réalisée une conscience collective puissante, plus forte que les consciences individuelles de ses membres. Cette conscience nationale vaut à ceux qui y participent de posséder véritablement, par delà leur intelligence, leur mémoire, leur sensibilité et leur volonté individuelles, une intelligence, une mémoire, une sensibilité et une volonté collectives.
Elle leur élabore et leur dispense des idées et des idéals communs, des conceptions communes de la justice et de l’honneur, un souci commun des dangers à craindre et des objectifs à réaliser, des souvenirs communs d’un même passé douloureux ou glorieux resté présent et sensible au cœur de tous, des amours et des haines, des sympathies et des antipathies communes, enfin des ambitions où s’exprime un vouloir-vivre commun, qui est le vouloir-vivre fondamental de la nation elle-même, le premier et le dernier principe de son existence et de sa durée.
Renan a donc eu raison de dire : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses, qui à vrai dire n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre est dans le présent. L’une est la possession d’un riche legs de souvenirs, l’autre est la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager ; dans l’avenir un même programme à réaliser. Avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà qui vaut mieux que des douanes communes, voilà ce que l’on comprend malgré la diversité des races et des langues. Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire ». Finalement elle est « un plébiscite de tous les jours ».
III - FORMATION ET ÉVOLUTION DES NATIONS
Le facteur historique. — Comme toutes les réalités vivantes, les nations sont soumises à l’action du temps ; elles naissent, se développent et meurent ; elles ont leurs périodes de progrès et de décadence, etc. ; bref, elles ont leur histoire, qui explique, en même temps que leur naissance, leur formation et leur évolution, leur constitution. Par suite, l’histoire est à considérer, elle aussi, comme un facteur constitutif des nations, facteur supplémentaire qu’il convient d’ajouter à ceux que nous venons de déterminer, dont il aide singulièrement à comprendre et à mesurer l’efficacité.
Selon Aristote, toute nation dérive de groupes sociaux primitifs qui subsistent en elle à titre de parties intégrantes. Il dit en ce sens que la cité est composée de villages, eux-mêmes composés de familles. Cette formule est vraie, mais incomplète. Elle peut suffire à expliquer la formation des nations primitives, des cités petites et simples. Elle a même la valeur universelle d’un schème du mouvement social qui a toujours conduit les groupes restreints et faibles à s’intégrer à des groupes larges et puissants. Mais elle ne saurait suffire à expliquer les nations grandes et complexes que sont la plupart des nations modernes. En même temps que de familles et de villages, celles-ci sont composées de villes et de provinces, de sociétés économiques et autres, de toutes sortes d’éléments inconnus d’Aristote, et qui s’intègrent, eux aussi, à la société supérieure qu’est la nation moderne. C’est l’histoire qui a opéré ces intégrations, l’histoire que représentent, non seulement les guerres où des nations plus puissantes ont asservi ou absorbé des nations plus faibles, mais encore la formation et la dissolution des empires, les révolutions et les guerres civiles, les transformations économiques, religieuses et morales, etc., tous les agents concevables de l’évolution politique et sociale des nations.
L’histoire est ainsi à envisager comme le creuset où ont été fondues toutes les nations dites « historiques », tant celles qui sont mortes que celles qui vivent encore. Elle a constamment été un instrument incomparable de formation des races, des langues, des territoires, des cultures, des intérêts, des États, des consciences collectives, de tous les facteurs que nous avons analysés précédemment. Sa fonction principale semble avoir été de constituer les grandes nations homogènes en les aidant à assimiler les populations hétérogènes qu’elles associèrent, de force ou de gré, à leur fortune. En ce sens, il est vrai de dire que la France a été créée par ses rois, à mesure qu’ils lui ont annexé des provinces que la féodalité tendait à faire subsister comme des nations diverses et opposées, se suffisant, ou plutôt ne se suffisant pas à elles-mêmes. Car le danger constant des petites nations est de ne se suffire, ni pour leurs besoins, ni pour leur défense, ni surtout pour leurs divers progrès culturels. C’est le sentiment plus ou moins conscient de ce danger qui a le plus facilité l’intégration d’un grand nombre d’entre elles à de grandes nations, en qui elles trouvèrent ce qui leur manquait, la sécurité et la puissance, les richesses et les bienfaits d’une civilisation supérieure. Elles arrivèrent à ces résultats en suivant diverses méthodes.
Tantôt ce fut en consentant à se soumettre, et finalement à s’assimiler, aux nations plus fortes qui les avaient conquises ou acquises par les jeux politiques des guerres, des mariages, des héritages et des colonisations : l’on a ici l’histoire de la formation de la France, de l’Angleterre et de leurs empires coloniaux. Tantôt ce fut en s’unissant les unes aux autres, d’après le principe que « l’union fait la force », par des contrats de fédération, dont les uns subsistèrent, et les autres servirent à préparer la domination de la nation fédérée la plus énergique : ainsi s’explique la formation de la Suisse, des États-Unis d’Amérique, et de l’Allemagne contemporaine, devenue successivement, de morcelée fédérale, puis de fédérale unitaire par son acquiescement a l’hégémonie de la Prusse.
Ces divers processus historiques de conquêtes et d’assimilations, de fédération et d’unification, ont été les facteurs décisifs de la formation des principales nations modernes, là où ils ont réussi. En revanche, là où ils ont échoué, ils ont provoqué la résistance, puis la constitution en États autonomes d’autres nations modernes, comme la Pologne, l’Irlande et l’Italie, pour ne rien dire des nations qui en sont encore à attendre leur émancipation, qu’elles espèrent obtenir de nouvelles applications du principe des nationalités. L’histoire est donc, aussi bien que facteur de la constitution de grandes nations issues de la fusion de plus petites, facteur de leur dissolution et de leur morcellement en nations nouvelles. À tout le moins est-ce principalement à elle que les nations actuelles sont redevables des formes sous lesquelles nous les connaissons aujourd’hui.
IV - CONCEPTION SOCIOLOGIQUE DE LA NATION
1 - Les caractères de son unité. — Des diverses analyses que nous venons de faire se dégage une conclusion capitale ; œuvre de la nature et de l’histoire, la nation constitue, du point de vue positif des faits, une réalité sociale parfaitement déterminée. Reste à déterminer cette réalité, à formuler ses prérogatives essentielles. Les sociologues le font à l’aide de concepts qui expriment les divers aspects de son unité originale. C’est ainsi qu’ils l’ont caractérisée successivement comme un tout, comme un organisme, comme un individu et comme une personne.
a) La nation a l’unité d’un tout, d’un tout irréductible à ses parties. Elle n’est aucunement la somme, mais la synthèse de ses membres, auxquels elle impose sa forme spécifique et qu’elle transforme d’autant. Elle agit, plus sur eux qu’ils n’agissent sur elle. Son action fondamentale est de se les intégrer, de leur créer ainsi, par delà leur existence individuelle, une existence sociale qui les fait dépendants d’elle et dépendants les uns des antres. Car le tout qu’est la nation est essentiellement un tout vivant. Sa structure n’est pas mécanique, mais organique ; elle s’analyse en une complexité indéfinie de rapports de solidarité et d’adaptation analogues aux rapports qui lient les parties d’un être vivant. De ce chef,
b) La nation a l’unité d’un organisme, et c’est à juste titre que l’on parle de ses « membres ». Encore convient-il de préciser ce terme d’organisme. Ce serait une erreur de concevoir, à la suite de Spencer, la nation comme un organisme biologique, de lui chercher une morphologie, une anatomie et une physiologie veri nominis. On ne saurait le faire sans méconnaître sa nature originale, sans réaliser des métaphores biologiques. De telles métaphores peuvent avoir avoir leur utilité pour figurer les analogies de la vie nationale avec les autres formes de la vie universelle ; elles ont alors la vérité propre aux métaphores que l’on ne réalise pas. Elles sont au contraire le principe d’erreurs dès qu’on les réalise, dès qu’on leur fait signifier, au lieu d’analogies de formes et de fonctions, des identités de structure.
On ne saurait oublier que la nation, comme toute société, est un organisme sans morphologie, ni anatomie ni physiologie, qu’elle est, selon le mot de Renan, « une âme ». Elle est avant tout un organisme psychique et spirituel, à fonctions psychiques et spirituelles, exercées par des hommes qui sont des êtres psychiques et spirituels. À ce titre, elle rentre dans la catégorie des réalités insensibles et invisibles, si sensibles et visibles que soient par ailleurs et les hommes en qui elle se réalise et les faits en qui elle se concrétise dans l’univers matériel. Sa réalité fondamentale est en effet dans des idées, des sentiments et des actions, dont les résultats extérieurs ne doivent pas faire méconnaître l’intériorité essentielle. C’est finalement en faits de conscience que cette réalité s’analyse, plus précisément en faits de conscience collectifs, ainsi que l’a fortement établi Durkheim. À titre d’organisme spirituel,
c) La nation a l’unité d’un individu. Sa vie sociale est une vie individuelle, distincte de celles de ses membres. Et autant en faut-il dire de sa conscience collective, de son intelligence, de sa volonté et de sa sensibilité collectives, qui sont elles aussi des réalités sociales individuelles. Il est donc impossible de lui refuser à elle-même une existence individuelle. Non pas qu’elle puisse exister ni vivre en dehors de ses membres ; elle ne le peut pas plus que sa conscience collective ne peut s’exercer en dehors de leurs consciences personnelles. Mais, existant en eux et par eux, elle n’en existe pas moins comme une réalité indépendante d’eux. Son existence individuelle, de nature spéciale, est proprement, celle du tout inséparable et distinct de ses parties, de l’organisme inséparable et distinct de ses membres. Il ne s’agit donc pas de revendiquer pour la nation l’existence séparée d’une Idée platonicienne transcendante, mais bien l’existence concrète d’une forme aristotélicienne immanente à sa matière. Pour n’exister que dans les Français, la France n’en a pas moins une existence distincte de celles des Français, qu’elle précède et auxquels elle survit. Nier ces conclusions, comme le font certains positivistes, par crainte de donner dans le réalisme des universaux, c’est, qu’on le veuille ou non, donner dans le nominalisme, réduire la nation à n’être qu’un mot ; n’est nier les faits positifs de son unité propre, de sa vie et de sa conscience propres, de tout ce qui fait et étoffe son individualité objective.
D’un individu, la nation n’a pas seulement l’unité, elle a encore l’unicité. Pas plus que les hommes, les nations ne se font en série. Il n’en est pas une seule qui n’ait son quid proprium, qui ne trouve dans la diversité de ses facteurs naturels et historiques, et dans la diversité de ses composantes psychologiques le principe d’individualisation qui la fait différente des autres et unique. Et par ce côté encore elle apparaît dotée d’une véritable individualité humaine. De là une dernière conclusion :
d) La nation a l’unité d’une personne. En effet, qui dit individualité humaine dit inévitablement personnalité humaine. Par là que la nation possède une existence, une vie et une conscience propres, elle ne peut que posséder une personnalité propre. Cette détermination convient pour exprimer, autant que l’unité ontologique de son être, l’unité dynamique de son action. En fait, la nation est sujet et objet d’action à la façon d’une personne. C’est son nom propre qu’elle agit, au dedans sur ses membres et au dehors sur les autres nations, et en son nom propre qu’elle est aimée et défendue par ceux-là, haïe et attaquée par celles-ci.
Naturellement, comme elle possède une existence individuelle spéciale, différente aussi bien que distincte de celles de ses membres, il ne saurait être question pour elle que d’une personnalité spéciale, différente aussi bien que distincte de celles de ses membres. La nation actualise sa personnalité supérieure et originale à proportion qu’elle réalise son unité ontologique et dynamique. En fait, elle a successivement pour organes de sa volonté, d’abord ses membres, qu’elle pénètre de sa conscience collective, ensuite l’État, qu’elle charge d’élaborer et d’exécuter ses vouloirs. L’on peut dire ainsi que sa personnalité reste plus ou moins indéterminée aussi longtemps qu’elle ne s’actualise pas dans l’État, en qui elle cherche et trouve toute sa réalité et son relief.
2 - Les divers aspects de la personnalité de la nation. - Connue la personnalité de la famille, et plus évidemment qu’elle puisqu’elle est de structure plus riche et plus différenciée, la personnalité naturelle de la nation s’analyse en diverses composantes, qui lui valent autant d’aspects caractéristiques. C’est ainsi qu’on découvre successivement en elle :
a) Une personnalité biologique, dont le principe est la communauté du sang qui sert de fondement biologique à l’unité de la nation ; communauté du sang qui se retrouve, ainsi que nous l’avons dit jusque dans les nations à races mêlées.
b) Une personnalité utilitaire, dont le principe est le bien commun qui polarise et unifie toutes les activités de la nation. Naturellement, il s’agit ici du bien commun national entendu dans toute sen ampleur, enveloppant à la fois l’intérêt général spécifique de la nation et les intérêts collectifs de ses membre, comprenant tous les biens matériels et spirituels qui étoffent le « patrimoine de la nation ».
c) Une personnalité psychologique, dont le principe est la conscience collective qui constitue à la nation son âme spécifique. Cette personnalité psychologique est en effet la plus frappante et la plus remarquée. C’est elle qui détermine à la nation le visage sous lequel elle est connue, aimée ou détestée, qui la distingue le mieux des autres nations par le degré et les nuances de son intelligence, de sa sensibilité, par ses qualités constitutionnelles de générosité ou d’égoïsme, de douceur on de cruauté, de politesse ou de rudesse, de probité ou de félonie. etc.
La personnalité psychologique de la nation constitue l’objet d’une branche spéciale de la psychologie, la psychologie sociale, connue sous le nom de psychologie différentielle des nations, celle qu’étudient de concert depuis cent ans anthropologistes, ethnologues et sociologues (Lazarus, Letourneau, Fouillée, Dilthey etc.).
d) Une personnalité politique que la nation acquiert en se constituant en État autonome, et qu’elle exerce en faisant acte d’autorité et de puissance vis-à-vis de ses membres et des autres nations ou États. Cette personnalité politique devient une personnalité juridique dès lors qu’elle est consacrée par le droit à l’intérieur et à l’extérieur. Naturellement, les personnalités politique et juridique manquent aux nations privées d’autonomie politique ; bon gré mal gré, elles participent à celles des empires et des États qui les absorbent et les administrent, et qui les représentent au dehors sur l’échiquier politique.
e) Enfin, et surtout une personnalité morale, qui pénètre et domine toutes les autres personnalités de la nation, comme autant de personnalités empiriques qu’elle fait participer à sa valeur spécifique. La personnalité morale de la nation dérive de sa nature de société morale et constitue avec elle le fondement de la morale de la nation.