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LA MORALE DU MARIAGE

Extrait du « COURS DE PHILOSOPHIE MORALE »
de E. BAUDIN
( Paris 1936, p. 469 )

Le mariage est une institution de droit naturel
estiment les philosophes, tel Cicéron.
Si ces dernières années les pouvoirs publics
l’ont distendu au point d’en faire un voile
destiné à couvrir des unions artificielles,
cette dénaturation n’est sans nul doute que provisoire.

L’expérience montre en effet que, tel le phœnix,
une institution naturelle comme le mariage retrouve
toujours sa place légitime au sein de la société.
On l’a noté après la fin du marxisme et du nazisme.
Aussi n’est-il pas sans intérêt d’en rappeler les caractères
et de souligner que le législateur a le devoir de le protéger.

Au regard du droit criminel, on observera que
le Code pénal de 1993 ne comporte aucune rubrique où
seraient édictées des incriminations soutenant le mariage.
Les seuls textes où figure le mot mariage se trouvent
dans la section « Des atteintes à l’état civil des personnes »,
sous le Titre III intitulé « Des atteintes à l’autorité de l’État »,
du Livre IV consacré aux « Crimes contre la Nation ».

LA MORALE DU MARIAGE

Complexe en son unité, la famille comprend la société conjugale des époux, la société familiale proprement dite des parents et des enfants, enfin, à l’occasion, la société domestique du maître et des serviteurs. De ces trois sociétés, la société conjugale est, sinon la principale, du moins la première en date, et le principe générateur des deux autres. C’est elle que nous avons maintenant à étudier. Nous allons le faire en traitant du mariage, qui en est en quelque sorte l’aspect social.

La sociologie du mariage. Monogamie et polygamie

Comme la famille, le mariage a son histoire et sa sociologie. Il s’est réalisé en des formes d’une variété surprenante : mariages monogamiques, polygamiques (un mari pour plusieurs femmes) et polyandriques (une femme pour plusieurs maris) ; mariages endogames (entre parents) et exogames (entre étrangers) ; mariages par rapt des femmes, par achat des femmes, avec dot apportée par les femmes  ; mariages conclus par accord des parents, mariages conclus par accord des époux ; mariages à structures économiques aussi diverses que celles de la famille ; mariages à rites religieux, à rites sociaux, à rites juridiques ; etc., etc. Toutes ces formes historiques regardent la sociologie, dont il faut dire encore que son rôle reste à l’égard du mariage ce qu’il est à l’égard de la famille  : elle aide à poser les problèmes spécifiques de sa nature morale et de ses devoirs, les seuls qui nous intéressent ici, mais reste incapable de les résoudre par ses propres moyens.

Elle fournit une indication particulièrement précieuse en soulignant la prépondérance et les divers avantages du mariage monogamique. Elle établit en effet qu’il est de beaucoup le plus pratiqué, qu’il est même le plus ancien, puisqu’on le trouve de règle chez les peuplades les plus primitives et les moins évoluées, tels les pygmées et les négrilles. On est donc fondé à le considérer comme naturel, et partant à envisager le mariage polygamique et le mariage polyandrique (très rare) comme des déviations imputables à des circonstances économiques et sociales toutes spéciales. Cette conclusion est confirmée par l’analyse de ses avantages, qui justifient en même temps qu’ils l’expliquent son universalité historique :

1°/ Le mariage monogamique est d’abord conforme aux conditions biologiques de l’espèce humaine, dans laquelle le nombre des individus des deux sexes est sensiblement égal.

2°/ De plus, il favorise nettement la procréation, la protection et l’éducation des enfants, toutes fonctions que compromettent gravement la polygamie, et plus encore la polyandrie.

3°/ Il favorise pareillement la dignité, les vertus et le bonheur de l’homme et de la femme.

4°/ Il développe l’instinct paternel, qui a plus a être cultivé que l’instinct maternel.

5°/ Il affermit les liens familiaux, et par là les liens sociaux.

6°/ Enfin, il va de pair avec les formes les plus hautes de la morale et de la religion, qui s’unissent pour le proclamer seul légitime.

C’est donc exclusivement du mariage monogamique que nous avons à nous occuper ici. Laissant de côté ses déviations et la variété de ses formes historiques, et leurs rapports avec les milieux sociaux, économiques et politiques, nous avons à déterminer sa forme pure, d’après la nature et la morale. Nous allons le faire en étudiant successivement : I - l’essence du mariage, II - ses devoirs, III - ses ennemis, IV - sa pathologie.

I - L’ESSENCE DU MARIAGE

La société conjugale. Nature, fondements et caractères

Le mariage est la société conjugale que créent librement un homme et une femme, quand ils engagent leur foi en vue de fonder une famille et de s’assurer l’un à l’autre les bienfaits matériels et spirituels de la vie commune.

Il est une société, et non pas une simple association. En effet, les fins et les conditions essentielles du mariage s’imposent aux époux, qui n’ont ni à en délibérer ni à en convenir, comme il est de règle dans les simples associations, mais qui ont au contraire à les accepter, comme il est de règle dans les vraies sociétés.

Il est une société naturelle et morale, et non pas une société contractuelle. En effet, ses fins et ses conditions sont prédéterminées par la nature et la morale, et non pas déterminées par le contrat matrimonial, qui l’inaugure. Elles sont telles que ce contrat n’y saurait rien changer. En fait, le contrat des époux a été heureusement introduit pour remplacer le contrat antérieur de leurs parents, qui les mariaient sans leur consentement, en des mariages où se retrouvait cependant la substance de la société conjugale, mais privée de sa dignité essentielle. Il convient en effet que l’union de personnes morales soit l’effet de leurs volontés libres. Or, c’est là précisément ce qu’assure le contrat. Il est la condition première du mariage libre ; mais il n’est point pour autant le principe de ses obligations, qui dérivent toutes de son essence de société naturelle et morale.

Cette société a pour fondements les fins qu’elle doit réaliser. D’abord, et avant tout, les fins primaires de la famille à fonder, c’est-à-dire la procréation et l’éducation des enfants. Ensuite, et subsidiairement, les fins secondaires de la vie conjugale commune, c’est-à-dire le bonheur et la perfection qu’elle est en mesure de procurer aux époux. Malgré leur importance, ces fins secondaires sont véritablement secondaires et doivent passer après les fins primaires de la famille. Sans quoi, selon la juste remarque de Hegel, il n’y aurait aucune différence entre le mariage et le concubinat, qui précisément ne considère que les avantages de la vie commune. Quand un homme et une femme projettent ou contractent un mariage, ils ne sont donc ni les seuls ni les premiers en jeu ; les enfants qui doivent naître d’eux importent plus qu’eux, au regard de la nature et de la morale. Et pareillement au regard de la société. Par là s’explique que la société prenne tant d’intérêt au mariage, qu’elle l’ait régulièrement consacré et en ait fait une institution positive. Ce qui revient, pour lui comme pour la famille, à incorporer ses droits naturels à des droits positifs qui les précisent et les garantissent.

Conçue et réalisée principalement en vue et en fonction de la société familiale, la société conjugale ne peut qu’être dotée par nature des mêmes caractères qu’elle. Elle aussi doit être une, d’une unité que peut seul lui assurer le mariage monogamique ; « Les deux époux ne feront qu’une seule chair », dit le Christ. Elle doit semblablement être stable, d’une stabilité que peut seul lui assurer le mariage indissoluble. Toute atteinte à son unité et à sa stabilité est, par la force des choses, une atteinte aux fins qui sont sa raison d’être. « Il suffit, dit Auguste Comte, d’avoir saisi la principale destination du lien conjugal pour comprendre aussitôt ses conditions nécessaires, où l’intervention sociale ne tend, en général, qu’à consolider et à perfectionner l’ordre naturel. Cette union fondamentale ne peut atteindre ce but essentiel qu’en étant à la fois exclusive et indissoluble ».

Notons enfin que l’unité et la stabilité de la société conjugale sont pratiquement celles d’une personnalité qui inaugure la personnalité de la famille. Si le défaut de communauté du sang, dans les mariages exogames qui sont la règle, empêchent les époux de constituer une personnalité biologique, au moins réalisent-ils une personnalité utilitaire par la fusion de leurs intérêts en un intérêt commun, et surtout une personnalité psychologique par la fusion la plus intime de leurs pensées, de leurs volontés et de leurs sentiments. Par ailleurs, la personnalité de la société conjugale est, elle aussi, une personnalité morale, puisque réalisée par des personnes morales. Enfin, l’État l’enrichit d’une personnalité juridique en faisant du mariage une institution positive, en reconnaissant et consacrant la propriété conjugale, dont il confère l’administration à l’époux, etc.

II - LES DEVOIRS DES ÉPOUX

Leurs principes

Ces devoirs ont pour principes les fonctions qui reviennent à l’homme et à la femme dans les sociétés conjugale et familiale, et qui sont prédéterminées par leurs propres constitutions spécifiques, à la fois différentes et complémentaires. Par nature, l’homme est plus fort de corps que la femme et a une raison mieux différenciée de la sensibilité, plus à l’abri des émotions et des impressions. Cela même le prédestine, d’une part aux travaux fatigants du dehors, et d’autre part à l’exercice de l’autorité au dedans : il lui revient de présider comme époux la société conjugale aussi bien que, comme père, la société familiale. Plus faible et plus sensible, la femme est prédestinée aux soins du foyer, à l’exercice de la douceur et de la tendresse. Enfin, l’homme et la femme sont appelés par nature à se compléter en tout : en même temps qu’ils sont faits l’un pour l’autre, ils sont faits tous deux pour la famille et les enfants. Il y a donc lieu de parler pour eux de devoirs propres, de devoirs réciproques et de devoirs communs.

1°/ Les devoirs propres de l’époux

Il doit d’abord pourvoir à l’entretien matériel de sa femme aussi bien que de ses enfants. À cet égard, on ne peut que condamner, à l’égal des sociétés primitives qui réservent aux femmes le travail des champs, la société capitaliste qui a réussi à imposer le travail des femmes à l’usine et à l’atelier.

L’époux doit, en outre, protéger sa femme aussi bien que ses enfants contre les dangers et les ennemis qui la menacent du dehors, la protéger aussi contre sa faiblesse et ses défaillances morales éventuelles : un mari lâche ou complaisant est un mari immoral.

L’époux doit enfin exercer l’autorité maritale de la même façon que l’autorité paternelle, c’est-à-dire selon ses fins naturelles. Donc en vue du bien de la société conjugale et de la femme elle-même, sans esprit de domination ou de despotisme. Ici encore l’autorité est à distinguer de l’autoritarisme. Ce n’est pas assez pour le mari de renoncer au sit pro ratione voluntas : il doit en outre pratiquer la déférence aux avis de sa femme, qui est par nature sa première conseillère et son meilleur ami. Dans les sociétés amicales, dont la société conjugale est la plus parfaite, l’autorité est naturellement tempérée par l’amitié, qui tend d’elle-même à l’égalité : amicitiapares aut accipit aut facit. Mais enfin vient toujours le moment où l’autorité maritale doit s’exercer, assumer la responsabilité des décisions dans les affaires particulièrement importantes qui concernent la vie commune, les besoins du foyer, l’éducation des enfants, etc. Se dérober devant ces décisions et leurs responsabilités serait, de la part du mari, faire acte de lâcheté et de renonciation à ses obligations les plus spécifiques.

2°/ Les devoirs propres de l’épouse

Elle doit d’abord veiller aux nécessités et aux besoins du foyer, le rendre aussi intime et agréable que possible à son mari et à ses enfants, leur ménager la « douceur incomparable de vivre avec ceux que l’on aime, d’aimer ceux avec qui l’on vit » (Durkheim).

Elle doit en outre prendre au sérieux son rôle de conseillère-née de son mari, dans la mesure de sa compétence, avoir la noble ambition d’être son aide, son soutien et sa collaboratrice.

Elle doit également lui obéir d’une obéissance aussi empressée qu’affectueuse : « Femmes, obéissez à vos maris », dit saint Paul. D’où le devoir spécial que le Code civil impose à la femme de « suivre partout son mari où il juge à propos de résider ».

Elle doit enfin accepter, comme son devoir le plus spécifique et son plus grand honneur, les douleurs et les dangers de la maternité, vrai « champ de bataille des femmes », non moins glorieux que l’autre.

3°/ Les devoirs réciproques des époux

Ils se doivent particulièrement :

1° Le respect, qui exclut tout avilissement de l’un par l’autre, tout manque aux égards qu’exige la dignité morale de l’un et de l’autre, toute tyrannie exercée par l’un ou par l’autre.

2° La fidélité, dont l’adultère et l’abandon du foyer sont les violations capitales : l’adultère est aussi coupable d’un côté que de l’autre et n’admet aucune excuse, pas même celle du talion car la faute de l’un ne saurait jamais justifier la faute de l’autre.

3° L’amour et tout ce qu’il implique de don total et irrévocable de soi-même, de dévouement, de confiance et d’ouverture, de communication des joies et des peines, etc. : les époux sont unis for the best and for the worst, selon la belle expression anglaise.

4° L’entraide dans les besoins, les maladies, les épreuves de toute sorte ; en particulier l’entraide morale : comme toutes les vraies sociétés d’amis, la société conjugale a pour idéal le perfectionnement mutuel de ses membres.

5° L’entente et ce qu’elle comporte de volonté d’union, d’adaptation réciproque des caractères, de support des défauts, de patience, d’attentions et de prévenances mutuelles, etc.

4°/ Les devoirs communs des époux

Ce sont leurs devoirs spécifiques envers la famille, leurs devoirs de père et de mère. Nous en avons précédemment dressé la liste. Il faut ajouter à cette liste tous les devoirs spécifiquement conjugaux dont nous venons de parler. Car, à titre d’éducateurs de leurs enfants, les parents leur doivent le bon exemple de leur moralité personnelle et de leurs vertus conjugales. Leur immoralité personnelle et leurs manquements à leurs devoirs conjugaux, leur désunion, leurs querelles, etc., les font inévitablement scandaliser ceux qu’ils doivent édifier.

Notons enfin que l’entente des époux s’élargit d’elle-même en entente des parents dans la conciliation nécessaire de leurs autorités respectives. Les heurts et les conflits éventuels de ces autorités sont la peste de l’éducation familiale ; ils ont pour résultat infaillible la multiplication des «  enfants mal élevés ».

III - LES ENNEMIS DU MARIAGE

Les déformations de la conception du mariage

Nous venons de définir le mariage et ses obligations d’après la nature et l’ordre de ses fins. On ne saurait donc altérer la conception de ces fins et de leur ordre sans altérer du même coup sa propre conception. C’est ce que font, chacun à sa façon, le biologisme, l’hédonisme, l’idéalisme romantique et l’utilitarisme.

1°/ La conception biologiste

Des fins du mariage, le biologismene retient que la procréation physique des enfants. Il ne songe qu’à obtenir les enfants les plus sains, les plus beaux et les plus forts possible, voire les mieux adaptés à leurs fonctions futures, d’« intellectuels » ou de « prolétaires ».

Par suite, il entend délibérément appliquer à l’amélioration de la race humaine les procédés de sélection qui servent à l’amélioration des races d’animaux domestiques. Toutes les autres fins du mariage : fins primaires de l’éducation spirituelle et morale des enfants, fins secondaires du bonheur et de la perfection des parents, disparaissent avec les devoirs spécifiques qu’elles créent, et avec ce que ces devoirs représentent d’intérêts de la société. Disparaissent également les considérations de la personnalité morale des époux et des enfants, et tout ce que cette personnalité implique de droits et de devoirs moraux. Finalement, le mariage se trouve réduit à une technique scientifique de procréation, les époux au rôle de procréateurs sélectionnés, les enfants à la valeur de produits sélectionnés. De ces produits, ceux qui sont mal venus doivent être supprimés : l’avortement et l’infanticide cessent d’être des crimes pour devenir à l’occasion des devoirs. Et ceux qui sont bien venus doivent être conservés et soumis à une éducation spécifiquement biologique, qui n’a pas d’autre but que de développer leurs qualités biologiques.

Plus ou moins mises en pratique à Sparte, ces conceptions ont été vulgarisées par Nietzsche, surtout par Vacher de Lapouge, et constituent aujourd’hui le fond de la doctrine connue sous le nom d’« Eugénisme ». Il est trop évident qu’elles tendent directement à détruire la famille aussi bien que le mariage, qu’elles ne tiennent aucun compte de leurs structures naturelle et morale, qu’elles font violence aux instincts naturels de l’homme aussi bien qu’à ses instincts moraux. Le démontrer serait superflu. Ce qu’elles ont de fondé se réduit à la nécessité, donc au devoir pour les époux, de songer, quand ils se marient, et quand ils sont mariés, à procréer des enfants aussi sains et parfaits de corps et d’esprit que possible. Ce devoir biologique est assurément un devoir moral. Connu de tous temps, il est toujours utile, et il est souvent nécessaire de le rappeler. L’eugénisme qui le rappelle est donc un eugénisme moral. En revanche on ne peut que tenir pour immoral l’eugénisme qui fait fi de la personne morale des époux et des enfants, qui ne voit en eux que des animaux, qui nie théoriquement et pratiquement la nature morale et les devoirs moraux du mariage, qui en fait un simple succédané du haras.

Les doctrines qu’il nous reste à examiner s’accordent avec le biologisme pour se désintéresser des considérations de personnalité morale et des exigences de la morale elle-même. Mais elles diffèrent de lui en ce qu’elles se désintéressent tout autant des fins biologiques du mariage, auquel elles n’attribuent qu’une seule fin, le bonheur des individus qu’il unit. Elles ont ainsi pour caractères communs l’eudémonisme et l’individualisme.

2°/ La conception hédoniste

L’hédonisme entend ne chercher dans l’union des sexes que le bonheur identifié aux plaisirs sexuels et autres de l’amour. Ces plaisirs étant par nature d’autant plus vifs que l’amour est plus passionné, l’amour-passion constitue l’idéal du mariage, dont la vraie raison d’être est de le consacrer. C’est l’amour qui fonde les devoirs de fidélité et d’entraide. Mais, s’il commande ces devoirs, lui-même ne se commande pas. Il est libre par nature; et ainsi doit-il en être du mariage. La prétendue société conjugale doit faire place à une simple association conjugale entre individus toujours libres de la dénoncer quand il leur plaît, à une « union libre » que l’amour cimente et qui se dissout avec lui.

Tout cela est logique, mais de la logique de l’hédonisme, lequel ne peut que détruire la morale, ici comme partout. Il est trop évident qu’il vide le mariage et la famille de toute leur substance morale, de toutes leurs fins morales, de tous leurs devoirs moraux. Même les devoirs de fidélité et d’entraide qu’il paraît maintenir ne sont selon lui que des devoirs conditionnels, c’est-à-dire que ne sont pas des devoirs ; ils disparaissent avec leur condition, avec l’amour qui est censé les fonder. Tel que l’hédonisme le conçoit, cet amour n’est en effet qu’une inclination instinctive ; plus exactement qu’un « amour de concupiscence », principe de désirs et de plaisirs, distinct de l’« amour de bienveillance » qui doit le transformer et l’ennoblir. La faute essentielle de l’hédonisme est, ici comme partout, de faire violence à la vraie nature, de subordonner les activités aux plaisirs qui les amorcent et les sanctionnent. L’amour hédoniste n’est amoureux que de ses propres jouissances, qu’elles soient d’ordre sensuel ou d’ordre plus élevé ; et il meurt avec elles. Il est égoïste et instable par nature. Il l’est aussi bien sous la forme d’amour-passion, que sous, les formes d’amour-inclination et d’amour-caprice. Sa liberté enfin n’est que la liberté des instincts égoïstes, si chère à l’individualisme immoral.

Établie sur ce méchant fondement, l’union libre ne peut donc offrir que le plus méchant type du mariage. Elle exclut les enfants, qu’elle ne désire pas, qu’elle craint, qu’elle évite, dont elle suggère, quand ils sont nés, de se débarrasser, fût-ce à la Jean-Jacques Rousseau. Le perfectionnement mutuel des conjoints est le moindre de ses soucis, elle ne songe et ne pourvoit qu’à leurs plaisirs. Elle n’est proprement qu’un égoïsme à deux, sinon la débauche installée au foyer. Elle dégrade l’homme et la femme, surtout la femme, qu’elle tend à réduire au rôle de maîtresse. Et elle tient mal les promesses de bonheur qui sont sa raison d’être. Car, éphémère comme la passion qui l’alimente, elle a tôt ou tard pour victimes ceux qu’elle déçoit après les avoir un temps satisfaits, et pour première victime le partenaire dont l’amour s’éteint le dernier et qui est le plus faible, donc normalement la femme, que la rupture laisse d’ordinaire humiliée et démoralisée, souvent ruinée d’âme et de corps. Enfin, autant qu’à la morale, à la dignité et au bonheur des conjoints, l’union libre nuit à la société. Car la société a besoin de familles fécondes, de foyers stables et honorables, de liens familiaux puissants et étendus, d’enfants nombreux et bien élevés, tous bienfaits sociaux que les unions libres lui refusent, et que peuvent seuls lui procurer les vrais mariages.

3°/ La conception « idéaliste »

C’est la conception hédoniste elle-même, telle que la littérature individualiste et libertiniste l’a idéalisée. Depuis deux cents ans et plus, le roman et le théâtre se sont efforcés à l’envi de masquer les tares indélébiles de cette conception, de jeter sur sa laideur le manteau d’une beauté morale imaginaire, de réhabiliter l’union libre en même temps que l’adultère, qui a en effet partie liée avec elle. Les romantiques surtout se sont distingués en ces apologies, qu’ils présentent généralement, comme des apologies de l’amour. À les entendre, l’amour serait justifié en toutes ses manifestations et ses exigences, du seul fait qu’il est conforme à la nature (J-J. Rousseau); il serait le tout, le souverain bien de la vie (Musset) ; il sanctifierait les relations sexuelles, qui sans lui seraient immorales (Fr. Schlegel, Fichte) ; il serait divin, comme la passion elle-même, et exigerait de ce chef une obéissance religieuse (George Sand, Fourier), etc. Ces apologies se doublent régulièrement d’une critique du mariage traditionnel, qualifié pour la circonstance de « mariage bourgeois » : confronté avec l’union libre, le mariage ne serait qu’une « union forcée », malheureuse par les contraintes qu’elle impose, dégradante par le mensonge et l’insincérité qu’elle entraîne, par l’obligation qu’elle impose d’affecter un amour que l’on n’éprouve pas, etc. (George Sand).

Que penser de ces arguments ? D’abord, qu’ils ne sont que des arguments. Aucun d’eux ne fournit en effet un principe nouveau qui modifie et justifie vraiment la conception hédoniste. Crue ou idéalisée, elle reste telle que nous l’avons définie et condamnée. Mais que vaut son idéalisation ? Exactement ce que valent les arguments eux-mêmes. Or, le moins qu’on en puisse dire est qu’ils sont plus que contestables…

4°/ La conception utilitariste

La conception utilitariste du mariage n’est au fond que sa conception hédoniste rationalisée, comme l’utilitarisme privé n’est lui-même que l’hédonisme rationalisé. L’idéal poursuivi reste le même : c’est toujours l’idéal individualiste et égoïste du bonheur à deux. Il n’y a de changés que les moyens de le réaliser : au lieu de l’appel à la nature et à ses instincts, l’on a maintenant l’appel à la raison pratique utilitaire et à ses calculs d’intérêts. Le mariage se ramène alors à une affaire où les deux conjoints s’entendent pour réaliser leurs intérêts respectifs (sentimentaux, économiques et autres) et scellent leur entente par un contrat. Ce contrat est tout ; c’est lui seul qui fixe les droits et les devoirs des époux. La société conjugale se réduit ainsi à une société contractuelle qui n’intéresse que les individus contractants, qui n’a d’autre fin que de les rendre heureux.

Plus répandue, du moins plus facilement avouée et défendue que la conception hédoniste, la conception utilitariste du mariage a sur elle l’avantage qu’a l’utilitarisme sur l’hédonisme, l’avantage d’introduire une discipline. L’union contractuelle est à cet égard supérieure à l’union libre. Elle n’en conserve pas moins, en les atténuant, les principaux inconvénients moraux et sociaux. Elle aussi vide le mariage de sa vraie substance morale, de ses fins et de ses devoirs supérieurs ; elle oublie en ses calculs de tenir compte des enfants et de la société, etc. Son vice propre est sa fausse interprétation du contrat matrimonial, qui n’est pas tout, comme elle le prétend ; il ne fait, comme nous l’avons dit, qu’inaugurer, sans y rien déterminer, une société conjugale dont l’essence et les devoirs sont prédéterminés par la nature et la morale.

Conclusion

Tout bien examiné, les conceptions biologiste, hédoniste, « idéaliste » et utilitariste du mariage sont donc véritablement déficientes, erronées et, dans cette mesure même, immorales. Sa conception plénière et vraie a sur elles le triple avantage d’assurer mieux qu’elles les deux seules fins qu’elles visent en les séparant (procréation des enfants et bonheur des époux), d’assurer en outre les fins qu’elles négligent ou sacrifient délibérément (éducation des enfants et perfectionnement des époux), et de restituer à toutes les fins du mariage leur caractère moral, qui les font principes de devoirs moraux de personnes morales, envers des personnes morales. Ainsi retrouvons-nous, entre les diverses conceptions du mariage, les mêmes rapports qu’entre les conceptions générales de la morale qu’elles impliquent : ici encore la morale du bien témoigne de son privilège de conserver et de compléter les vérités partielles, et d’éliminer les erreurs et les inconvénients, du biologisme, de l’hédonisme (cru ou idéalisé) et de l’utilitarisme.

Il reste donc que ces derniers sont à considérer et à traiter pratiquement comme autant d’ennemis avérés du mariage, et, par contrecoup, comme autant d’ennemis de la famille. Cette double conclusion trouve un confirmatur éclatant dans le fait que toutes ces doctrines s’accordent à favoriser le divorce, c’est-à-dire le dissolvant le plus efficace du mariage et de la famille...

Les mauvais mariages

Pratiqué selon ses fins et ses lois, le mariage ne peut donner et ne donne en effet que de bons fruits ; il satisfait également aux besoins des parents, des enfants et de la société. En revanche il donne de mauvais fruits dès que son esprit et ses devoirs ne sont pas observés, et dans la mesure où ils ne le sont pas. C’est un fait qu’il y a de « mauvais mariages » ; il n’y en a que trop. Ils ont pour causes principales les manquements de l’un ou de l’autre des époux, sinon de tous les deux, à leurs obligations spécifiques, en particulier à leurs obligations réciproques de respect (avilissements, tyrannies), de fidélité (abandons du foyer, adultères), d’amour (égoïsme, haines conjugales), d’entente (incompatibilité des caractères, querelles, sévices), etc.

Ces causes ont les effets lamentables que l’on sait. Le plus visible est le malheur des époux, surtout de celui qui n’est pas ou qui est le moins coupable, et qui peut subit un véritable martyre. Mais les mauvais mariages font d’autres victimes, aussi intéressantes, quoique souvent moins remarquées : les enfants qui souffrent, et dont l’éducation est plus que compromise, et la société, dont périclitent les intérêts supérieurs, si étroitement liés à la prospérité des familles. Des inconvénients aussi graves exigent des remèdes.

Mais quels remèdes ? Le divorce ? …

Les conditions d’une union bien assortie

Ces conditions sont si diverses, si complexe et si délicates, qu’une union bien assortie constitue une sorte d’œuvre d’art. Elle suppose réunis et heureusement combinés le plus grand nombre possible de « convenances » : convenances biologiques d’âge, de santé, de tempéraments, etc. ; convenances sentimentales d’inclinations communes et d’amour réciproque ; convenances intellectuelles de cultures semblables et de goûts communs ; convenances sociales de familles accordées ; convenances économiques de fortunes appariées ; enfin, et surtout, convenances morales de convictions et de croyances partagées, de volontés semblablement dévouées au devoir, en particulier aux devoirs du mariage et de la famille. Toutes ces convenances sont à rechercher, non seulement dans l’intérêt des futurs époux, mais encore, et même davantage, dans l’intérêt de la société. Leur appréciation, leur dosage et leur harmonisation ressortissent par nature à la raison pratique, plus spécialement à la raison pratique morale, puisque l’union à contracter est avant tout d’ordre moral. En ce sens, le mariage idéal ne peut qu’être un « mariage de raison », de raison morale.

Tel n’est point l’avis des hédonistes, des biologistes et des utilitaristes. Les hédonistes professent l’horreur de tout mariage de raison, n’admettent que le mariage d’amour, et ils en abandonnent le soin à la spontanéité des instincts ; ce qui explique qu’il tourne si facilement en aventure éphémère, fragile et malheureuse. Les biologistes prônent leur mariage animal sélectionné, œuvre de la raison biologique. Et les utilitaristes, leur mariage d’intérêt et d’argent, œuvre de la raison utilitaire. Ces trois conceptions des conditions du bon mariage méritent les reproches que nous avons faits aux conceptions de l’essence du mariage dont elles s’inspirent. Elles sont pareillement déficientes et erronées. Elles ont les torts communs de ne tenir compte que d’une seule des convenances nécessaires, alors qu’il faut tenir compte de toutes, et de sacrifier résolument les convenances morales, alors qu’elles doivent passer premières et moraliser les autres. C’est pourquoi une union bien assortie ne saurait être ni une œuvre d’art hédonique, ni une œuvre d’art biologique, ni une œuvre d’art utilitaire : elle doit être une œuvre d’art moral, fruit d’une sagesse et d’une prudence attentives à réunir et harmoniser toutes ses conditions naturelles, selon les exigences supérieures de la morale.

Œuvre d’art en sa constitution, le bon mariage ne l’est pas moins en sa durée et en son développement. Il ne saurait subsister et donner tous ses fruits sans le secours continué de la sagesse et de la prudence, qui sont à considérer ici comme les auxiliaires nécessaires des vertus conjugales. Car ces vertus ne suffisent point par elles-mêmes à supprimer les dangers qui menacent la société conjugale : dangers du dehors et dangers du dedans, principes de division et de mésentente que sont, souvent à leur insu, les beaux-parents, les amis, etc., que sont surtout les différences inévitables de caractères, de goûts, d’idées, etc. Les unions les mieux assorties courent ainsi toujours quelques risques de se désassortir. Mais ces risques diminuent et s’évanouissent quand la sagesse s’unit à l’esprit de devoir pour présider aux destinées de la société conjugale.

Signe de fin