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La morale du travail et des affaires

Extrait du « COURS DE PHILOSOPHIE MORALE »
de E. BAUDIN
( Paris 1936, p.329 et s. )

Le domaine de la morale est bien plus étendu
qu’ on ne se l’imagine habituellement.
Il recouvre en effet 
la morale personnelle
la morale envers autrui
la morale familiale
la morale religieuse
la morale politique
et même la morale des affaires.
De fait, pour être légitime, toute activité humaine
doit observer la loi morale la concernant.

§ I - La morale du travail

Le travail a par nature une fonction sociale au même titre, et au même degré, que la propriété. Comme elle, il est en effet générateur de biens sociaux, de biens économiques d’abord, et aussi de tous les autres biens que peut seule créer l'activité humaine. Cela même lui vaut d’être l'objet de droits et de devoirs, comme la propriété encore.

A - Les droits du travail

Le travailleur a droit d'abord au respect de sa dignité. Le travail, c'est l'homme même ; il a donc par nature une dignité humaine, une dignité morale. C'est ce qu'oubliaient les anciens et leurs philosophes quand ils ne voulaient lui reconnaître d'autre dignité que celle de son objet éventuel. Ils distinguaient ainsi entre le travail intellectuel, politique, etc., des hommes libres, le seul qui eût de la dignité, et le travail des esclaves qui n'en avait aucune, le « travail servile », auquel Platon et Aristote assimilaient tout travail économique, y compris celui des commerçants et des industriels. On sait à quel point ces préjugés furent tenaces, comment on les retrouve au moyen âge et sous l'ancien régime, où c'était une dignité de « vivre en gentilhomme, sans rien faire ». Ils n'étaient cependant que des préjugés. Le travail ne peut tenir sa dignité essentielle que de son essence humaine et morale. Ce qui ne l'empêche point de tenir de son application à des objets d'aventure plus relevés, comme la science, la politique, les arts, etc., une dignité sociale supplémentaire.

Le travailleur a droit en outre au respect de sa liberté. Elle s'inscrit en effet parmi toutes celles qu'enveloppe le droit naturel de la liberté.

Le travailleur a droit enfin au respect de sa propriété. Car nous avons vu qu'il en crée une (p. 318), et qui est de toutes la plus personnelle, donc la plus « inviolable et sacrée », pour lui appliquer les termes que la Constituante a réservés à la propriété du capital. Par suite tout travailleur a droit en stricte justice au produit intégral de son travail, réserve faite de la part qui en revient à la société sa collaboratrice (p. 319).

B - Les devoirs concernant le travail

Nous pouvons leur appliquer une distinction analogue à celle qui nous a servi pour les devoirs concernant la propriété. Nous avons ainsi à parler des devoirs du travailleur et des devoirs des autres hommes et de l’État envers son travail.

a) Les devoirs du travailleur

On peut les ramener à deux. Le premier est le devoir du travail lui-même. C'est un devoir universel, dont ne saurait dispenser que l'impossibilité de l'exercer, la maladie, la vieillesse, etc. Il s'impose à tout homme du fait que la création des biens humains implique, outre la productivité de la terre et du capital, celle de l'effort humain. Quiconque use de ces biens sans participer de façon ou d’autre à leur création est un parasite qui profite du travail des autres en leur refusant le sien. D’où le verdict de saint Paul : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ». C’est en vain que le capitaliste égoïste dit : « J'ai un capital qui travaille à ma place » ; son capital fait son devoir, mais lui ne fait pas le sien. Le riche est tenu de se considérer comme « un travailleur payé d’avance », et qui n'en est pas moins obligé de travailler, de façon ou d’autre. Car on ne satisfait pas à la loi du travail seulement par le travail économique qui produit des biens matériels : on y satisfait également par les travaux intellectuels, artistiques, etc., qui produisent des biens spirituels dont la société a autant besoin que des autres.

Le travail possédant le caractère d'un service social, l’on est tenu en justice de s’en acquitter comme de tous les services sociaux, avec conscience et probité (p. 279). C’est là le second devoir qu'il impose, et qui constitue proprement le « devoir d’état » du travailleur. Il l'oblige expressément vis-à-vis de ceux pour lesquels il exerce ses activités, de ceux en particulier auxquels il loue son travail ou en vend les produits. Tout « sabotage du travail » est, en même temps qu’un manque de dignité et de conscience, donc une faute envers soi, un manque de probité, donc une faute envers autrui. Il est la faute professionnelle spécifique dont se rendent coupables les mauvais serviteurs envers leurs maîtres, les mauvais employés et les mauvais ouvriers envers leurs patrons.

b) Les devoirs envers le travail

Comme nous l’avons dit, ils obligent tour à tour les hommes et l’État.

Les devoirs des hommes.

Tout homme est tenu strictement au respect des différents droits du travail, donc au respect de sa dignité, de sa liberté et de sa propriété. C’est là un devoir universel, qui s’impose même aux simples témoins du travail d’autrui. A fortiori s’impose-t-il à ceux qui en profitent directement. Il leur crée des obligations plus pressantes, qui sont celles des maîtres vis-à-vis de leurs serviteurs et des patrons ou chefs d'entreprise vis-à-vis de leurs employés et de leurs ouvriers. Le problème se complique ici du fait que, d’une part, serviteurs, employés et ouvriers n’ont normalement que le travail comme moyen de subsistance, pour eux et leur famille, et que, d’autre part, maîtres et patrons se trouvent investis vis-à-vis d’eux d'autorité, et par là de responsabilité. La dignité, la liberté et la propriété du travail prennent de ce chef des valeurs morales nouvelles, sont le principe d’obligations que déterminent pratiquement des « contrats de travail » appropriés.

Les devoirs des maîtres

Entre le maître et le serviteur, il y a des rapports personnels que règle un « contrat de louage ». Par ce contrat, le serviteur met, contre des « gages » convenus, toute son activité à la disposition du maître, lui en abandonne les produits et lui promet obéissance. De là, pour le maître, des devoirs d’état très précis. Ils ne sauraient se borner à l’obligation de la probité dans la convention et dans le paiement des gages. Car ce qu'il a loué est plus et autre chose qu'une simple marchandise, et même que de simples services personnels : c’est toute l’activité et le dévouement d'un homme. Par là il s’est engagé à réaliser son droit de vivre et tout ce qu'il comporte, s'est déclaré responsable de sa santé et de son sort tant que dure le contrat. Cela même l’oblige, aussi bien qu'à nourrir son serviteur, à le soigner dans ses maladies, à ne lui commander aucun travail dangereux ou meurtrier, etc., et pareillement à payer de retour sa fidélité et son dévouement, à s’intéresser à tous ses besoins, y compris ses besoins spirituels. Les fautes morales spécifiques des maîtres sont ainsi, outre l’improbité dans la rémunération des services reçus, les commandements injustes et inhumains, les manques de soins, d'affection et de reconnaissance.

Les devoirs des patrons

Pour les déterminer, quelques considérations préliminaires s'imposent sur la nature du contrat de travail et du salaire.

Le problème du contrat de travail. - Pendant longtemps les rapports entre le chef d’entreprise et ses subordonnés sont restés analogues aux rapports entre le maître et ses serviteurs; et ils le sont encore dans maintes petites entreprises, où patron et ouvriers travaillent ensemble. Le contrat de travail qui les lie n’est guère alors qu'une extension du contrat de louage. Mais, depuis deux cents ans, les conditions capitalistes de la vie économique, en étendant formidablement les entreprises représentées souvent par des sociétés anonymes, ont de plus en plus réduit les rapports personnels entre employeurs et employés, devenus étrangers les uns aux autres jusqu’à s’ignorer en bien des cas. De ce fait, le contrat de travail qui les lie tient de moins en moins du contrat de louage, sans toutefois en perdre tout à fait le caractère.

Si l’on en croyait nombre d'économistes libéraux, il ne serait plus qu’un simple contrat commercial de vente, l’employé et l'ouvrier cédant au patron la valeur propre de leur travail contre la valeur équivalente du salaire, valeur à estimer d’après la seule loi économique de l’offre et de la demande. Mais, si le travail est une marchandise, il est aussi autre chose, une activité humaine constituant l’unique moyen de subsistance d’hommes qui, normalement, ne possèdent même pas les outils dont ils se servent, qu’ils trouvent et laissent au bureau et à l’usine. Le salaire doit donc représenter autre chose que le simple prix commercial du travail fourni ; autre chose surtout que ce prix estimé d’après la loi de l’offre et de la demande. Car cette loi devient l’injuste et cruelle « loi d’airain » chaque fois que, l’offre dépassant la demande, les employés et les ouvriers sont réduits à accepter de recevoir moins qu’ils ne donnent, s’ils ne veulent pas rester sans travail et mourir de faim.

Frappés de cette injustice, d'autres économistes assimilent le contrat de travail à un contrat d'association entre le patron, les employés et les ouvriers, en vue de faire prospérer une entreprise commune et de s’en partager les bénéfices, celui-là se réservant la part qui revient au capital et ceux-ci recevant la part qui revient au travail. Mais si l’association existe en fait, elle est d'une nature spéciale ; car l’employé et l’ouvrier ont leur salaire assuré, et le reçoivent même quand l’entreprise ne fait pas de bénéfices, voire quand elle fonctionne à perte.

Tout compte fait, le contrat de travail apparaît ainsi comme un contrat original, qui tient sans doute du louage, de la vente et du l’association, mais qui déborde ces modalités juridiques.

Le problème du salaire - De là l’originalité du salaire lui-même. On ne saurait le déterminer avec justice sans tenir compte de facteurs multiples, dont les principaux sont : 1°/ La valeur économique du travail fourni ; valeur qui se doit estimer, non d’après la seule loi économique de l’offre et de la demande, mais encore d’après la loi morale du droit naturel du travailleur au produit de son travail. - 2°/ Les conditions normales de la vie ; le salaire doit normalement assurer la réalisation du droit de vivre du travailleur et de sa famille, l’assurer aujourd'hui et demain, dans la maladie et dans la vieillesse. - 3°/ La fidélité et le dévouement personnels des employés et des ouvriers à l’entreprise, ce qui introduit la considération nécessaire de la qualité et de l’ancienneté de leurs services. - 4°/ Les conditions économiques de l'entreprise. Quand elle est compromise, par la concurrence, par des crises, etc., des salaires trop élevés, en la ruinant, ruineraient les employés et les ouvriers eux-mêmes, qui peuvent ainsi être amenés à supporter des diminutions de salaires. Quand elle est prospère, ils doivent donc, en contrepartie, participer de quelque manière à ses bénéfices, qui ne sauraient sans injustice revenir tous au capital.

On voit par là combien sont délicates en toutes circonstances l'appréciation et la détermination exacte du « juste salaire », à quelles conditions multiples et variables il doit satisfaire. Le sentiment de ces conditions et de leurs exigences lui a valu de se réaliser en ces derniers temps sous des formes également multiples et variables : salaire proprement dit, salaire familial, sursalaires, maisons ouvrières, jardins ouvriers, hôpitaux, dispensaires, assurances, etc. Ces diverses modalités de la rémunération du travail sont de plus en plus pratiquées par les patrons soucieux de tous leurs devoirs moraux envers leurs employés et leurs ouvriers.

Les devoirs des patrons. - Ces devoirs ne se bornent évidemment pas à payer le « salaire commercial » des économistes libéraux, ni même à payer le « juste salaire » tel que nous venons de le définir. Ils vont beaucoup plus loin. Car ils concernent, autant que la propriété du travail, sa dignité et sa liberté. De là, pour les patrons, l’obligation de veiller à la moralité et à l’hygiène de leurs ateliers et de leurs usines, d’en proscrire toute forme de travail forcé, tout travail excessif, en particulier des femmes et des enfants. Par ailleurs, l’autorité dont ils se trouvent investis leur impose les obligations spécifiques de justice distributive et de justice rétributive privées dont nous avons parlé, qui se résument dans l'obligation générale de traiter en toute occasion leurs subordonnés selon leurs mérites. Enfin, tous leurs devoirs de justice remplis, il leur reste encore à remplir des devoirs de charité envers des collaborateurs auxquels les lient des liens personnels, qui imitent et doivent rappeler ceux de la famille.

Les manquements à ces divers devoirs constituent les fautes spécifiques des patrons. Ces fautes, ils les éviteront d'autant mieux, et d’autant plus facilement, qu’ils seront plus attentifs à considérer leurs employés et leurs ouvriers d’abord et avant tout comme des hommes et des personnes morales. Et non pas comme des « outils vivants », selon la conception antique, toujours prête à renaître, de l’esclave. C’est à ressusciter cette conception que tend plus ou moins consciemment l’individualisme immoral, dont l’individualisme économique a tant de mal à se préserver ou à se dégager.

Les devoirs de l'État

Née sous le signe et instaurée sous l'influence du libéralisme économique, la civilisation capitaliste moderne s’est naturellement développée dans un sens plus favorable au capital qu’au travail. Elle a eu trop souvent pour résultat la richesse imméritée et la misère imméritée. Elle a constamment donné lieu à des exploitations que symbolise le sweating-system, d’horrible mémoire, et qui ont provoqué et entretenu la « guerre des classes ». Tant d'injustices rendent nécessaire l'intervention d'un pouvoir supérieur, capable d'imposer la justice et de réaliser l’harmonie des classes, au mieux de l'intérêt général. Ce pouvoir n’est, et ne peut être, que celui de l’État.

C'est en vain que le libéralisme économique a constamment stigmatisé comme injustes et nuisibles les interventions de l’État dans la vie économique. Elles le sont sans doute quand elles sont contraires à la morale ou maladroites. Mais elles sont toujours justes et utiles, donc nécessaires, quand elles sont dictées à l’État par la conception exacte de ses devoirs moraux et par le souci de l’intérêt général bien entendu. Cet intérêt et ces devoirs lui interdisent d’abandonner, sous prétexte de liberté individuelle, l'organisation du travail à l’initiative, à la bonne volonté et à la bonne foi des intéressés ; ce serait pratiquement abandonner les faibles aux forts. Ils l’obligent à rappeler patrons et ouvriers à leurs devoirs d’état, voire à les y contraindre par la force de ses lois. Ils l’obligent enfin à établir et à faire observer une juste législation du travail.

Cette législation a pour but et pour programme la réalisation des droits, en apparence contradictoires, en réalité complémentaires, du capital et du travail, et de régler le détail infini de leurs rapports selon les exigences de la justice. Il revient ainsi à l’État, d'abord de surveiller la rédaction et l’exécution des contrats de travail, individuels et collectifs, d’y sauvegarder la liberté réelle des contractants, la moralité des conventions, la fidélité aux promesses échangées. Il lui revient en outre de protéger le travail contre toute atteinte à ses droits, de veiller à l’observation de son hygiène et de sa moralité dans les ateliers et les usines, de régler au besoin sa durée, d’interdire l'exploitation des ouvriers, surtout des femmes et des enfants, etc. Il lui revient également d’encourager et de contrôler les assurances patronales et les mutualités ouvrières, et de suppléer à leur insuffisance éventuelle en les intégrant à un système complet d’assurances qui les parachève : assurances contre le chômage, les accidents, les maladies, la vieillesse, etc. Il lui revient enfin d'assurer la solution légale et morale des conflits entre le capital et le travail, de réglementer l’exercice du droit de grève (où le libéralisme n’a longtemps voulu voir qu’un délit de coalition »), et d’arbitrer, au mieux des intérêts privés opposés et de l’intérêt général, les grèves où les circonstances rendent son arbitrage nécessaire ou désirable. toutes ces interventions de l'État lui sont imposées par ses fonctions morales de justice, qui font de lui le régulateur-né de la vie économique aussi bien que des autres formes de la vie sociale.

§ II. La morale de la profession

Cette morale concerne tour à tour la profession elle-même et les associations professionnelles.

A - La profession

La civilisation et le progrès ont pour effet naturel, et pour condition essentielle, la division du travail et la spécialisation de l’ouvrier à une tâche déterminée. Quand cette spécialisation est durable, elle constitue la profession ou le métier. La société apparaît à cet égard comme une organisation spontanée de professions qui se diversifient à l’infini. On les partage communément en professions économiques (dites autrefois serviles), spécialisées aux travaux de la vie matérielle, et en professions libérales, spécialisées aux travaux des diverses vies spirituelles. Économiques ou libérales, toutes les professions sont essentiellement, au regard de la société et de la morale, des fonctions sociales, des services sociaux.

a) Ses avantages et ses inconvénients

Les avantages économiques et sociaux des diverses professions sont évidents ; elles accroissent la capacité, la compétence et la productivité des travailleurs, et augmentent leur rendement social : toutes choses égales, le professionnel l’emportera toujours sur l’amateur et l’improvisateur. Leurs avantages moraux ne sont pas moindres. D’abord, toute profession possède une dignité morale, qui est celle du travail qu’elle exerce et du service social qu’elle assure : c’est à bon droit que l’on célèbre la dignité du paysan et de l'ouvrier, qu'on les met au-dessus de l’oisif orgueilleux qui d’aventure les méprise. Toute profession possède en outre une valeur incomparable d’éducation morale : en pliant les hommes au cadre de travaux précis, méthodiques et absorbants, elle leur donne l’habitude du devoir, le goût de la discipline, de l’ordre et de la paix, les sauve des dangers moraux où succombent les inoccupés et les vagabonds ; la paresse est la mère de tous les vices, dit justement la sagesse populaire. Il n’y a que les avantages culturels de la profession qui puissent prêter à discussion. Cependant, elle favorise incontestablement le développement de l'intelligence et de la personnalité; mais elle ne le favorise que dans sa sphère, forcément étroite. Elle fait ainsi payer la culture spéciale qu’elle procure par le sacrifice de la culture générale dont elle enlève plus ou moins le loisir et le goût. Cet inconvénient est la rançon inévitable de toute spécialisation, qui fait normalement perdre à l’homme ce qu'elle fait gagner au spécialiste. Il est particulièrement frappant dans les métiers mécaniques, et l’on a pu reprocher avec quelque raison à la machine d’asservir et de déshumaniser l’ouvrier : c’est un motif de plus de lui procurer des heures de loisir où il puisse se cultiver. Au surplus, l’idéal humaniste de la culture individuelle doit, sous peine de nous condamner au dilettantisme, céder le pas à l’idéal moral du service social. C'est de ce côté que la profession trouvera toujours sa meilleure apologie.

b) Ses devoirs et ses droits

À titre de service social nécessaire, la profession constitue par elle-même un devoir. Autrement dit, personne ne saurait échapper (sauf dispense d’âge, de maladie, etc.), à l’obligation d’exercer un métier quelconque, au sens le plus large du mot : se dérober ici serait se soustraire à la loi souveraine du travail. Il y a pareillement obligation de choisir la profession où l’on a le plus de chances d’être habile, efficace et utile, voire d’être heureux : « La chose la plus importante à la vie, dit Pascal, c’est le choix du métier : le hasard en dispose ». Il le faut enlever au hasard, le rendre à la raison pratique, guide prédestiné en fait d’ « orientation professionnelle ». Il y a enfin, et surtout, obligation de satisfaire aux devoirs spécifiques de la profession choisie, aux « devoirs professionnels ».

Ils exigent, nous l'avons vu, d’être accomplis avec probité et conscience. Chaque profession ayant les siens, il y a lieu de parler pour chacune d’une morale professionnelle spécifique, à vertus professionnelles spécifiques. Telles les morales du médecin, du soldat, du juge, du professeur, de l’administrateur, du commerçant, du banquier, etc., etc. Nous n’avons évidemment pas à les étudier ici par le menu. Qu’il nous suffise de signaler leur existence, de souligner leur impérativité et de rappeler leurs rapports avec l’honneur professionnel.

Notons enfin que la profession a les mêmes droits que le travail au respect, que par suite elle impose les mêmes devoirs que lui aux hommes et à l’État. Les devoirs de l’État sont en l’espèce particulièrement importants : il doit assurer la protection et l’organisation de la profession par une législation appropriée, qui se confond, en fait, avec la législation des associations professionnelles dont nous allons parler.

B - Les associations professionnelles

Toute profession rapproche naturellement ceux qui l’exercent. Ils lui doivent d’avoir des besoins, des goûts et des intérêts communs, une conception commune de la vie, de la morale et de l’honneur. Cela même les invite à s’unir pour cultiver ensemble tous ces biens, à constituer des associations professionnelles. Rien n’est donc plus naturel que de telles associations. Et rien non plus n’est davantage de droit naturel : elles représentent une des premières réalisations de la liberté d'association, qui est un authentique droit naturel (quoique la Constituante l’ait exclue de sa Déclaration des Droits de l'homme). Aussi les a-t-on régulièrement vues se constituer dans les sociétés civilisées. Les sociétés antiques les ont connues, en particulier l'empire romain. Elles se sont multipliées au moyen âge et dans l'ancien régime, sous la forme des « corporations ». Les corporations succombèrent au XVIIIe siècle, beaucoup moins à cause de leurs abus, qui pouvaient se réformer, qu’en raison de la haine que leur vouait le libéralisme économique, alors tout-puissant, grâce aux succès de l’individualisme en tous les ordres. Maintenant qu’elles ont reparu sous la forme des « syndicats », elles continuent à avoir pour ennemi, franc ou dissimulé, le même libéralisme économique. Non point parce qu’il est libéralisme : sinon il respecterait en elles l’exercice d'une liberté. Ni parce qu’il est libéralisme économique : sinon, il serait sensible à leur utilité économique. Mais parce qu’il est individualisme, comme nous l’avons dit : c’est cela même qui les lui fait envisager comme des ennemis de la liberté économique individuelle telle qu'il entend la réserver aux capitalistes.

a) Leurs avantages et leurs inconvénients

En fait, corporations et syndicats présentent des avantages et des inconvénients. Leurs avantages économiques et sociaux sont frappants. L’association professionnelle n’est pas seulement une union pour la défense des intérêts de ses membres, elle est en même temps, par la force des choses, une organisation naturelle de la profession elle-même, de son travail et de sa production. Elle prend spontanément à sa charge les question si importantes de l’orientation professionnelle, de l’apprentissage, de la distribution des tâches, des contrats de travail individuels et collectifs, etc. Elle prévient les gaspillages qui résultent du désordre des efforts dispersés, de la concurrence meurtrière entre membres de la même profession, etc. Ainsi se trouve-t-elle procurer, en même temps que les intérêts privés qu’elle poursuit directement, l’intérêt général de la société. Ses avantages moraux ne sont pas moins sensibles. Elle est par nature une école d’entraide et de mutualité ; elle tend à réaliser une véritable famille qui, comme la famille naturelle, crée ou développe la sensibilité de chacun aux besoins de tous, l’affection et l’amitié, l’esprit de sacrifice et de dévouement, etc.

Mais ces divers avantages ont pour contrepartie des inconvénients de même nature, et qui sont toujours plus ou moins à craindre, comme l’est l'égoïsme collectif qui en est le principe. Inconvénients économiques et sociaux : cet égoïsme porte à cultiver les intérêts de la profession aux dépens de ceux des autres professions, aux dépens même de l’intérêt général; il tend à provoquer les luttes entre professions voisines, comme le firent les corporations, et à faire oublier le bien public. Inconvénients moraux : le même égoïsme collectif porte à cultiver l’esprit de corps jusqu’au déni des devoirs de justice et de charité envers les étrangers à la profession, à asservir ses membres au but commun jusqu'à les priver tyranniquement de leurs droits naturels individuels. Ces divers inconvénients devraient, semble-t-il, trouver leur remède topique dans l’effort des corporations et des syndicats pour sortir de leur exclusivisme, pour constituer entre eux des associations supérieures. Mais ce mouvement même de concentration développe en fait les inconvénients des associations professionnelles autant que leurs avantages. Il les fortifie elles-mêmes jusqu’à les rendre redoutables à l’État. Et il risque, à la limite, d’aboutir à l'opposition d'une confédération générale du travail et d'une confédération générale du capital, deux confédérations dont les conflits finiraient par déclencher la plus redoutable des guerres sociales.

b) Leurs devoirs

Ici encore la vie économique a besoin d'être soumise à la morale. Celle-ci impose en l'occurence des devoirs stricts aux associations et à l’État.

Comme les individus, les associations doivent s'abstenir de toute injustice et de toute tyrannie, distinguer entre leurs intérêts légitimes et leurs intérêts illégitimes, entre l’exercice d'un égoïsme moral tout justifié et l’exercice d'un égoïsme immoral forcément défendu. De là, pour les corporations et les syndicats, des devoirs spécifiques d’abord envers leurs membres, dont ils doivent respecter les intérêts privés et les droits individuels, liberté comprise; puis envers les autres hommes, dont ils doivent également respecter les intérêts légitimes et les droits naturels ; puis envers les autres associations professionnelles, qui ont des intérêts et des droits égaux et parfois supérieurs aux leurs ; enfin envers la société et l’État, qui ont des intérêts et des droits supérieurs aux leurs.

c) Les devoirs de l’État

Quant aux devoirs spécifiques de l’État envers les corporations et les syndicats, nous les connaissons déjà : ce sont en effet substantiellement les mêmes que nous lui avons vu avoir envers la propriété et le travail. Et ils continuent à découler de sa fonction morale de régulateur suprême de la vie économique. Il doit donc à toutes les associations professionnelles de protéger leurs droits et de les réaliser selon la justice. Il leur doit aussi de les laisser s’organiser elles-mêmes, quitte à réglementer par ses lois leur organisation autonome, selon la justice encore. Il leur doit également de prévenir et de résoudre leurs conflits éventuels, toujours selon la justice. Il leur doit enfin, et doit à la société, de les harmoniser, et de les faire concourir toutes ensemble à l’intérêt général et à la paix sociale. Telles sont les fins morales de toute législation de la profession et des associations professionnelles, fins que l’État doit tendre à réaliser en tenant naturellement compte des possibilités économiques et sociales.

§ III. La morale des affaires

Y a-t-il lieu d'en parler ? surtout d’en parler comme d'une morale professionnelle à ajouter aux autres ? Il semble bien que non, « Faire des affaires », « être dans les affaires », n'est aucunement exercer une profession spécifique, comme celles du commerce, de l’industrie et de la banque. C’est proprement exercer l’une ou l'autre de ces professions, n’importe laquelle, en n’y poursuivant qu’une seule fin : s’enrichir et gagner de l’argent. Car toutes les « affaires » sont des affaires « d'argent ». Une entreprise comme le canal de Suez était, pour de Lesseps, une entreprise, et pour les capitalistes, une affaire où ils ne considéraient que l’argent à y gagner ou à y perdre. Toute entreprise prend ainsi nécessairement la figure d’une affaire, par les capitaux qu’elle recherche et par les profits qu’elle promet ou réalise. La morale des affaires est donc moins une morale professionnelle, que la morale de l’acquisition de la fortune et de la fructification des capitaux. Elle est, si l’on veut, la morale spécifique des capitalistes, qui ne laissent pas d’avoir besoin qu'on leur en souligne ou rafraîchisse les obligations.

a) Les dangers

Depuis l’essor du capitalisme individuel, les entreprises économiques ont en effet été trop souvent envisagées comme de simples affaires où les lois morales seraient remplacées par la licence d’une concurrence sans limites. C'est ici que le libéralisme économique et l’individualisme ont produit leurs pires excès moraux. Leurs doctrines ont été traduites dans les maximes : « Les affaires sont les affaires », « Les affaires sont l'argent des autres », « Les affaires n'ont rien à voir avec les sentiments », etc.; maximes qui veulent dire en bon français : tous les moyens sont bons pour faire fortune et gagner de l’argent, tromperies, faillites, banqueroutes frauduleuses, exploitation des faibles et des ignorants, etc. Alors, si l’affaire est un commerce, elle consiste à acheter le moins cher possible et à vendre le plus cher possible sans préoccupation de « juste prix ». Si elle est une industrie, elle consiste à exploiter les inventeurs, les ingénieurs, les ouvriers, de façon à augmenter les dividendes et les tantièmes, sans préoccupation de « justes rémunérations» et de « justes salaires ». Si elle est une banque, elle consiste à drainer l’épargne des simples, à l’investir sans scrupule dans des entreprises dont les lanceurs s’assurent les bénéfices, même en cas d’insuccès, sans préoccupation du sort des actions et des obligations ni de leurs « justes dividendes ».

L'immoralité des affaires ainsi entendues est évidente. Elle explique le discrédit où est tombé le « monde des affaires », et avec lui le capitalisme. Il s’en faut cependant que ce discrédit soit aussi mérité qu'on le dit. Il l’est assurément par le monde et le capitalisme qui font des affaires sans probité ni conscience. Mais il ne saurait atteindre qu’injustement le monde et le capitalisme qui en font avec probité et conscience. Si les premiers se reconnaissent à ce qu'ils traitent les entreprises exclusivement comme des affaires, les derniers, en revanche, se reconnaissent à ce qu'ils traitent les affaires avant tout comme des entreprises, et selon la morale de ces entreprises mêmes. C’est-à-dire selon les morales professionnelles du commerce, de l'industrie et de la banque. C'est à la pratique exacte des devoirs de ces morales spécifiques que se ramènera toujours la vraie « morale des affaires ».

b) Les remèdes

Le premier remède à l'immoralité des affaires est donc l’observation des morales du commerce, de l’industrie et de la banque. Le second est l’observation des règles morales de la juste concurrence économique, celle qui a pour principe le respect des droits des concurrents ; la concurrence sans frein représente, ici comme partout, l’immoralité même. Mais il est bien évident qu’on ne saurait attendre de la seule bonne volonté des hommes d’affaires la réalisation de leurs devoirs, ni leur abandonner sans garantie les intérêts des gens qui les leur confient. D'où la nécessité de faire appel une fois de plus à l’État. Il a en l'occurrence le devoir strict d’établir et de faire observer une juste législation du commerce, de l’industrie et de la banque, adaptée aux nécessités économiques et sociales, de contrôler le jeu des marchés et de la concurrence, de poursuivre et punir toute espèce de fraude, de vol, d’improbité et d’agiotage ; en particulier de régler conformément aux exigences de la justice la constitution et le fonctionnement des sociétés économiques, et d’assurer la protection de l’épargne. Tache difficile et complexe; et qui est loin d'être achevée, s’il est vrai, comme nous l'avons dit (p. 333), que depuis deux cents ans l’économie du commerce, de l'industrie, de la banque et des sociétés s’est constituée, et continue plus ou moins à fonctionner, sous l’influence du libéralisme économique et des doctrines individualistes de concurrence illimitée.

§ IV. - La morale des richesses et de leur usage

A - Conceptions anciennes et conceptions modernes

La vie économique n’intéresse pas seulement la morale interpersonnelle et la morale politique : elle intéresse tout autant, et même auparavant, la morale personnelle. Elle ne pose pas seulement les problèmes des vertus de justice et de charité à pratiquer dans l’acquisition et la répartition des richesses : elle pose également, et auparavant, le problème de la vertu de tempérance à observer dans leur usage. C’est même ce dernier problème qui a le plus préoccupé les moralistes de l'antiquité et du moyen-âge. En revanche, l’on voit les moralistes modernes le négliger à peu près complètement, acquiescer par leur silence à l’emprise de l'utilitarisme et de l’économisme qui le suppriment purement et simplement. L’opposition de ces attitudes est frappante et vaut qu'on la souligne.

Pour les moralistes anciens et médiévaux, la question primordiale est celle des dangers que la richesse fait courir à la moralité personnelle et des moyens à employer pour parer à ces dangers. Il est bien remarquable que tous les philosophes anciens, sans exception, aient regardé comme un vice, comme le vice spécifique de 1’« avarice », l’amour de l'argent, l’auri sacra fames, et comme une erreur l'opinion populaire que la richesse fait le bonheur. Non seulement Socrate, Platon, Aristote et les Stoïciens, mais encore les Cyniques, les Épicuriens, voire les Cyrénaïques eux-mêmes, en dépit de leur hédonisme, s'efforcent à l’envi d’établir que le bonheur dépend avant tout, sinon exclusivement, de nous-mêmes, et non pas des « biens du dehors », en particulier des richesses. Tous s’accordent à stigmatiser le culte des richesses comme un esclavage, à demander qu'elles nous servent et que nous ne les servions point, selon la formule (qui est d'Aristippe de Cyrène) eχω, οùκ eχομαι. Ils eussent été unanimes à voir dans le milliardaire moderne qui passe sa vie à augmenter indéfiniment sa fortune, l’esclave de cette fortune même, un homme incapable de vivre en homme libre, de se réserver et d’utiliser les loisirs nécessaires au bonheur et à la perfection personnels. Tous, sans exception encore, exigent la pratique de l’ascétisme économique. C’est même Épicure qui l’a formulé le plus nettement, qui a prescrit la suppression la plus radicale des besoins, qui a condamné le plus énergiquement la civilisation, parce qu’elle a pour essence de les cultiver. Aristote est presque le seul à faire ici quelques réserves, à voir dans les richesses une condition accessoire, mais réelle, du bonheur et de la vie morale. Il n’en est pas moins, lui aussi, l’ennemi déclaré de l’esprit de lucre ; aussi condamne-t-il sans nuances le commerce et l’industrie, qui l’incarnent à ses yeux. À la suite des philosophes païens, les philosophes chrétiens ont continué à dénoncer les dangers des richesses. Ils ont même analysé de plus près qu’eux les vices dont elles sont l’occasion : avarice, orgueil, volupté, dureté et bassesse de cœur, oubli des valeurs spirituelles, etc. Mais ils ont aussi mieux reconnu leur utilité morale, en particulier pour le soulagement des pauvres, et déterminé avec plus de précision et de nuances les devoirs de tempérance et de charité qui doivent régler et légitimer leur usage.

Selon l’utilitarisme et l’économisme modernes, cet usage n'a pas le moins du monde à être légitimé ni réglé. Les richesses sont bonnes dès lors qu'elles satisfont à des désirs, quels qu’ils soient ; il n’est donc que de s’en procurer le plus possible, et d’en user en toute liberté et tranquillité de conscience. L'ascétisme économique est aussi ridicule et mal fondé que les autres ascétismes. Au lieu d’exciter les hommes à restreindre leurs besoins, il faut au contraire les engager à les cultiver et à les développer; car ces besoins sont le grand ressort de la vie et de la production économiques. C'est là un point où les utilitarismes privé et social, c’est-à-dire le libéralisme économique et le socialisme, sont encore pleinement d'accord. L’un et l'autre prêchent de concert le fameux « Enrichissez-vous » le goût du confortable, le culte du dollar, l’élévation indéfinie du standard of life et le développement de l’esprit de lucre. Et ce qu'ils prêchent aux individus, capitalistes ou ouvriers, ils le prêchent également aux nations. C’est sur leurs conseils que, depuis trois cents ans, les nations civilisées se sont engagées dans les voies de l'enrichissement indéfini et de l'impérialisme économique, forme nouvelle de l’impérialisme national, et cause première des guerres modernes. Cependant ce ne sont assurément pas là les voies de la civilisation morale, qui fera toujours passer les valeurs spirituelles et morales avant les valeurs matérielles et économiques, qui exigera toujours, des nations aussi bien que des individus, la pratique de la tempérance dans l’acquisition et dans l’usage des richesses.

B - Le problème du luxe

L'opposition que nous venons de relever entre la conception ancienne et morale et la conception moderne et économiste de la richesse, prend tout son relief en face du problème du luxe.

a) Solutions anciennes

Pour les moralistes de l’antiquité et du moyen âge c'est essentiellement un problème moral. Il y a luxe dès que l'on consacre les richesses et l'argent à satisfaire des besoins que la morale demande que l'on ne satisfasse point. Tels les besoins immodérés de la vanité (luxe des habillements, des bijoux), de la gourmandise (luxe de la table et des boissons), de l’ostentation (luxe de la richesse insolente), etc. Toutes les différentes espèces de luxe ont le caractère commun d'être des vices d'intempérance, d'impliquer le mauvais usage des richesses et les diverses conséquences qu’il entraîne. Sur ce point fondamental, il y a accord entre les moralistes anciens et les moralistes médiévaux.

La principale différence qu'on peut relever entre eux se trouve dans la manière dont ils définissent l'objet du luxe, c’est-à-dire dans la manière dont ils déterminent la limite entre le nécessaire et le superflu, lequel constitue cet objet même. Pour ce faire, les philosophes de l'antiquité ne consultent généralement que les besoins naturels de l'individu : ce qui leur permet de fixer pour tous les hommes une même mesure du nécessaire, et de porter contre le luxe une condamnation uniforme et sans nuances. Au contraire, les théologiens du moyen age sont amenés à user de nuances, c’est par là qu'ils font intervenir dans la définition du nécessaire, en plus de la considération des besoins de l’individu, celle des exigences de sa condition sociale. Ils disent alors qu’en raison de ces exigences ce qui est superflu chez l’un est nécessaire chez l'autre, que ce qui est luxe chez le pauvre et l’homme du commun cesse de l’être chez le riche ou le prince, autorisés ou obligés « à vivre selon leur état et leur rang social ». Ils introduisent ainsi la notion de la relativité du luxe, et ne le condamnent lui-même qu’a proportion qu’il satisfait à des besoins individuellement ou socialement exagérés et illégitimes.

b) Solutions modernes

L'utilitarisme et l'économisme modernes ignorent ou repoussent pareillement le verdict absolu des philosophes anciens et le verdict nuancé des théologiens. Selon ces doctrines, le luxe n'est en effet aucunement un problème moral, mais exclusivement un problème utilitaire et économique. Ce n'est point un problème immoral : ils ont pour commun postulat que chacun peut satisfaire comme il veut tous ses besoins, sans avoir jamais à craindre de commettre par là une faute morale. C’est exclusivement un problème utilitaire et économique : ils ont cet autre commun postulat que le luxe doit se définir, non d’après la distinction morale surannée du nécessaire et du superflu, mais d’après la notion utilitaire et économique du gaspillage des richesses. Il ne saurait dès lors y avoir luxe que là où la satisfaction des besoins individuels entraîne, soit pour l'individu, soit pour la société, des pertes et des inconvénients. Alors, et alors seulement, le luxe constitue une faute, qui est proprement une faute utilitaire. De cette faute, les seuls juges autorisés sont donc l'utilitarisme privé et l'utilitarisme social.

En fait, l’on voit ces deux utilitarismes osciller pareillement entre la glorification et la condamnation du luxe tel qu’ils l'entendent.

L'utilitarisme privé, d'abord, le glorifie régulièrement chaque fois qu’il s’inspire lui-même de l'économisme, chaque fois donc qu’il ne veut voir dans les besoins de luxe que des sources d’activité économique. Les apologies qu'il en fait alors ressemblent fort à de simples commentaires du private vices, public benefits. Telle l’apologie que La Fontaine met dans la bouche du riche ignorant :

La république a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien !
Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! Notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe
Et celle qui la porte, et vous qui dédiez
À Messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés.

Telle également l'apologie que Voltaire écrit contre les moralistes chrétiens :

Le superflu, chose très nécessaire...
Le riche est né pour beaucoup dépenser ;
Le pauvre est fait pour beaucoup amasser...
Le pauvre vit des vanités des Grands,
Et le travail, gagé par la mollesse,
S'ouvre à pas lents la route à la richesse.

Mais, avec Franklin et d'autres, l’utilitarisme privé, s’inspirant cette fois de ses propres principes, condamne comme une faute de calcul tout luxe qui ruine celui qui s'y adonne, toute satisfaction qui est un plaisir payé trop cher, toute prodigalité qui rend impossible l’épargne nécessaire pour « faire fortune ».

Mêmes oscillations du côté de l'utilitarisme social. Quand il s’inspire, lui aussi, de l’économisme, on le voit célébrer à son tour le luxe comme une des sources de la richesse nationale, comme le principe des « industries de luxe », et prendre lui aussi sa défense contre les moralistes. Mais on le voit aussi, s'inspirant cette fois de ses propres principes, le condamner durement comme un gaspillage de richesses antiéconomique et antisocial. L’exemple classique auquel il se réfère alors est celui des grandes propriétés des lords anglais : gardées incultes pour le luxe de la chasse, ces propriétés nourrissent à peine un petit nombre de gardes-chasse et restent sans profit pour la communauté, alors que, dûment cultivées (comme elles l’ont été pendant la dernière guerre), elles nourriront un bien plus grand nombre de paysans et profiteront par surcroît à la communauté.

Conclusion morale

Ce dernier point de vue est à retenir et à élargir. Il montre que notre problème intéresse, en même temps que la morale personnelle, la morale sociale, et que le luxe individuel est à condamner, aussi bien qu’en raison de son immoralité personnelle, qu’en raison de ses méfaits sociaux. Il ne peut en effet que nuire à la communauté chaque fois qu’il rend stériles des capitaux destinés à la production, chaque fois qu’il sacrifie au plaisir de quelques-uns des biens destinés à l’entretien de tous. L’intérêt général fera toujours préférer les capitaux productifs aux capitaux improductifs, le riche qui consacre ses revenus à construire des maisons ouvrières à celui qui les dépense pour se construire un palais, l’homme économe qui épargne et s’enrichit en enrichissant d’autant la société au prodigue qui gaspille et se ruine en ruinant d’autant la société. En dépit de toutes les apologies du luxe, ce doit être pour celui qui s’y adonne une pensée insupportable que celle-ci : « À moi seul, pour mes plaisirs et mon superflu, je dévore de quoi entretenir des familles et leur fournir le nécessaire ». Par ailleurs, le luxe est une des principales causes de la dépopulation ; il voue à la stérilité les trop nombreux ménages épris de vanité et de plaisirs, qui craignent les enfants comme des sources de dépenses et de restrictions. Il est enfin une cause puissante d’oubli ou de négligence des devoirs envers les parents, les amis, les pauvres, la société, etc., etc. C’est le sentiment très juste de ses méfaits sociaux qui a introduit dans les cités antiques des lois pour l'interdire et le combattre, les fameuses « lois somptuaires », dont les plus connues, celles de l’empereur Auguste, échouèrent contre l’écueil de l’égoïsme individualiste qu’avaient développé les richesses volées par Rome au monde entier. Ces lois prouvaient à tout le moins dans les États antiques le juste souci de leurs devoirs moraux.

Tout compte fait, il faut donc maintenir et la définition et la condamnation morales du luxe : il est immoral chaque fois qu’il entraîne la violation des devoirs envers soi et des devoirs envers autrui et la société, chaque fois qu’il fait manquer aux préceptes de la tempérance, de la justice ou de la charité. Il faut pareillement maintenir la nécessité morale de l’ascétisme dans l'usage des richesses et dans la satisfaction des besoins. Il faut maintenir enfin la distinction classique du nécessaire et du superflu, si délicate et difficile qu’elle soit souvent à appliquer.

On doit l’appliquer d'abord aux besoins : que de choses ne sont réputées nécessaires qu'en raison de la tyrannie de besoins artificiels, sinon de pures habitudes ! La santé et le bonheur personnels gagnent autant que la morale et la société à la suppression de telles tyrannies. Mais on doit également appliquer la distinction aux revenus, ne tenir pour nécessaires que ceux qui le sont vraiment et voir dans les autres le superflu dont une partie revient de droit aux indigents et à la société, conformément à la vocation première des biens matériels. Nier l’existence du superflu en matière de besoins et de revenus sera toujours un signe à peu près infaillible d’individualisme et d’égoïsme immoral.

Signe de fin