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LE DROIT À LA VIE ET LE DROIT À L’HONNEUR

Extraits du « COURS DE DROIT NATUREL »
de Henri AHRENS
( Tome II, 7e éd., Leipzig 1875 )

Le texte rapporté est si riche et si dense
qu’il apparaît inutile de le faire précéder
d’une introduction ou d’un avant-propos.

Il importe toutefois de souligner que,
reposant sur le droit naturel, cette étude
a remarquablement résisté à l’habituelle usure du temps.

On ne saurait en être surpris puisque le droit naturel
s’efforce d’opérer une synthèse entre,
d’une part la règle morale communément admise,
d’autre part les différentes techniques juridiques :
il se situe dès lors pour l’essentiel
dans le cadre d’une étude rationnelle
des actes humains devant être admis ou prohibé
au sein d’une société veillant au Bien commun.

§ 46
DU DROIT CONCERNANT LA VIE, L’INTÉGRITÉ
ET LA SANTÉ SPIRITUELLE ET PHYSIQUE

La vie, unissant dans l’homme l’esprit et le corps, constituée par un principe indépendant de la volonté humaine, est la base de tous les droits, et il ne peut y avoir aucun droit pour l’anéantir ; pour la vie physique, le suicide est possible, mais, dans le monde idéal, le droit ne peut pas se suicider lui-même, en anéantissant la base sur laquelle il repose. Le droit de la vie comprend l’ensemble des conditions (en actes positifs et négatifs) dont dépendent la conservation et le respect de la vie dans son intégrité, sa santé, et dans toutes ses fonctions et organes. Nous avons particulièrement à examiner les divers modes selon lesquels ce droit peut être violé.

1° La protection de la vie

Le droit pour la vie elle-même exige, d’un côté, que personne ne porte atteinte à sa vie propre, et, d’un autre côté, que l’État respecte la vie et la protège, et contre les mauvais desseins et l’imprévoyance de la part des autres, et contre l’action destructive de forces et d’éléments physiques, en établissant un ensemble de mesures préventives par la police juridique et sanitaire, et de mesures de répression par des peines. L’État doit à cet égard exercer sa surveillance par rapport à la vente des poisons, aux inhumations, aux inondations, aux maladies contagieuses, aux dangers dont la vie peut être menacée sur les voies de communication, routes, chemins de fer, etc.

Le droit de la vie commence avec le premier germe de vie déposé au sein de la mère. Le droit romain n’avait reconnu le droit de l’embryon que pour des intérêts de patrimoine dans le cas de succession (qui in utero est, perinde ac si in rebus humanis esset, custoditur quoties de commodis ipsius partus quaeritur), mais il permettait l’avortement volontaire en dehors du mariage, et dans le mariage, quand le mari y consentait. Les droits criminels modernes [du temps de l’auteur], au contraire, protègent aussi l’enfant contre tout avortement prémédité.

Les atteintes d’une personne à sa vie propre sont la violation d’un véritable droit. L’opinion vulgaire, qui n’admet de droits que pour les rapports extérieurs d’homme à homme, en établissant comme principe que l’homme ne peut pas être injuste envers lui-même, place ces atteintes seulement sous la loi morale ; mais un examen plus profond de la question des rapports du droit et de la morale nous a fait reconnaître qu’un droit existe partout où il s’agit de conditions de l’existence humaine. L’homme qui attente à sa vie, à sa santé, etc., commet une injustice qui, quand elle se manifeste par des actes extérieurs tendant évidemment à ce but, peut et doit être empêchée et réprimée par la loi.

Le suicide directement voulu est à la fois une immoralité et la violation du droit propre dans sa base. Aristote y vit un tort envers la société. Les stoïciens l’admettaient comme un droit absolu de liberté ; le christianisme et la vraie doctrine éthique le condamnent absolument, qu’il soit commis par suite d’un malheur immérité ou par suite d’un malheur plus ou moins mérité.

Dans le premier cas, l’homme doit supporter le malheur, ainsi que bien des maux qui lui arrivent dans la vie, comme des faits qui servent à son éducation morale, non seulement en l’éprouvant, mais aussi en le fortifiant dans sa moralité. La vie humaine, dans le développement des individus et des peuples, présente bien des faces tragiques. Mais, de même qu’une tragédie élève la pensée morale du spectateur, en ce qu’elle présente à la fois la lutte héroïque d’un grand et fort caractère avec l’adversité, et le triomphe de l’idée morale dans la mort même du héros, de même la vie de chaque homme exige un héroïsme proportionné dans sa lutte avec les circonstances et événements malheureux de la vie ; il doit chercher à remplir ses devoirs autant qu’il est en son pouvoir, ne fût-ce que pour se fortifier dans son pouvoir moral.

Dans le second cas, quand on veut se soustraire par le suicide aux conséquences malheureuses de ses propres fautes ou crimes, le tort moral et juridique est encore plus grand, parce que chacun doit expier par le repentir et l’amendement le mal qu’il a fait, et que les maux qui lui arrivent, par exemple la pauvreté ou des maladies, même celles qui ne laissent plus d’espoir de guérison, doivent être supportés dans ce sentiment d’expiation. Dans tous les cas, le suicide est l’anéantissement d’un bien que Dieu a soustrait au pouvoir de la volonté de l’homme.

Quand le suicide est accompli, aucune mesure ne se justifie plus envers un cadavre (par exemple par l’enterrement dans un endroit séparé) ; mais quand il y a eu tentative de suicide, manifestée par des faits publics, les législations devraient prendre des mesures de surveillance ou les imposer aux familles contre le renouvellement de ces faits. D’un autre côté, il résulte des principes établis que toute aide apportée par un autre au suicide doit être punie (comme il est établi par les Codes en Allemagne), et, à plus forte raison, personne ne doit tuer un autre à sa demande expresse, comme le défendent aussi toutes les lois positives.

2° La protection de la santé

Le droit par rapport au bien de l’intégrité et de la santé spirituelle et physique, comprend toutes les conditions que l’État et les particuliers doivent accomplir pour le maintien de ces biens. Par conséquent, sont injustes et punissables tous les actes qui sont de nature à ôter à l’esprit l’exercice rationnel de ses facultés, à le rendre stupide, aliéné. De même par rapport au corps, personne n’a le droit de se mutiler dans un de ses membres. Le droit romain posait ici le juste principe : Nemo membrorum suorum dominus esse videtur et punissait celui qui castrandumse proebuit, comme celui qui se coupe le doigt pour se libérer du service militaire.

De son côté, l’État doit s’interdire toute mesure, tout acte blessant à la fois la santé et en même temps la dignité de la personnalité. Il faut donc réprouver toutes les peines de fouets, les chaînes mises aux criminels, dont des lois récentes (en Autriche) commencent enfin à les libérer. Par la même raison, il faut réprouver certaines aggravations de la peine, par exemple la diminution de la nourriture, généralement très faible, et par laquelle les peines dites de liberté deviennent des peines de vie et de santé. Autrefois, après les tortures subies, les médecins étaient appelés à remettre les membres disloqués, mais il est souvent plus difficile de remettre la santé délabrée par de pareilles peines.

L’État doit veiller en général à la santé par des mesures hygiéniques préventives, positives et négatives, telles qu’elles sont à établir par la police ; l’État doit défendre la location d’habitations insalubres, le travail dans de pareils lieux, etc. Ce devoir de l’État prime tous les droits qu’on voudrait déduire de la liberté de chacun de disposer de sa propriété et de son travail. Les biens humains généraux, la vie, la santé, etc., ne sont pas des objets dont on puisse disposer librement et par contrat. Ces biens sont à protéger contre l’ignorance, l’imprévoyance et les situations ou circonstances pénibles dans lesquelles une personne peut se trouver, et qui sont exploitées par la spéculation économique, cupide ou indifférente.

C’est d’après ces justes principes qu’on a commencé à fixer, par la législation, pour le travail dans les fabriques, un certain nombre d’heures. Ce règlement législatif, commencé en Angleterre, provoqué par les abus criants du travail des enfants et continué sur les instances de la classe ouvrière, a été ensuite adopté par d’autres pays, par la France et plusieurs pays allemands. La différence essentielle entre la législation anglaise et la législation française consiste en ce qu’en Angleterre la loi (fixant, depuis l’Acte de fabrique du 5 juin 1847, dix heures de travail maximum pour les jeunes personnes de 13 à 18 ans et pour toutes les ouvrières) s’arrête pour la classe masculine à 18 ans, en laissant aux plus âgés l’entière liberté de disposer par contrat de leur travail, tandis qu’en France, la loi promulguée à la suite de la révolution de 1848 (mais très mal exécutée, quoiqu’elle fixe seulement douze heures comme maximum) ne fait pas de distinction d’âge ni de sexe. On ne peut qu’approuver que la législation ne se limite pas à un âge (quoiqu’elle puisse bien faire, quant à la durée du travail, une différence entre les sexes et les âges), parce que la liberté de travail de tout homme, jeune ou adulte, doit trouver sa règle et sa limite dans les biens généraux d’humanité. Aussi cette extension de la loi est-elle réclamée par la classe ouvrière elle-même, et il n’y a aucun doute qu’elle ne soit établie dans un temps assez proche. Le principal bienfait positif de pareilles lois consiste en ce qu’elles garantissent à cette classe ce que Fichte appelait « le droit du loisir » (Recht der Musse), pour que l’homme puisse trouver, après le labeur matériel, un temps convenable à consacrer à son éducation intellectuelle et morale ; et la classe ouvrière en Angleterre a dignement profité de ce loisir, en fondant, généralement de ses propres épargnes, les importantes institutions d’instruction pour les métiers (mecanic institutions), dignes émules d’établissements créés ailleurs, comme c’est aussi son devoir, par l’État.

Le mouvement, quant à la fixation de la durée du travail, va encore s’étendant, et il est seulement à souhaiter qu’il ne dépasse pas lui-même les justes limites.

3° La protection du droit de subsistance

II y a enfin pour tout homme un droit de subsistance. Chacun est d’abord obligé de remplir de son côté les conditions nécessaires pour acquérir, par son propre travail, les moyens nécessaires à sa vie physique ; mais, quand un homme ne peut pas encore ou ne peut plus travailler, ou quand son travail est, par des circonstances indépendantes de sa volonté, insuffisant, la loi doit déterminer quelles sont les personnes, la famille, la commune, la province ou le pouvoir central qui doivent lui venir en aide, soit seuls, soit concurremment avec d’autres. Ce droit à l’assistance dans les cas d’insuffisance propre sera un jour, comme on peut l’espérer, plus amplement satisfait, quand le service militaire n’absorbera plus comme aujourd’hui tant de forces économiques de la nation. Le droit de subsistance implique également l’obligation de laisser aux individus faillis sans fraude les moyens indispensables pour vivre pendant quelque temps et pour se relever par le travail...

Quand un homme, dans un cas de vraie nécessité, où il y a danger immédiat pour la vie, attente à la propriété d’un autre pour se procurer à soi-même ou aux siens les moyens de vie dont il a immédiatement besoin, il commet un acte qui, tout en restant injuste, ne doit pas être puni (et les législations pénales en Allemagne ne le punissent pas), parce que la loi doit, dans ce cas, tenir compte du conflit entre le droit formel (la loi) et le droit matériel de vie insuffisamment garanti dans l’ordre social actuel, et qu’elle ne peut pas punir l’absence d’une force morale dont l’héroïsme moral est seul capable. Mais ce droit dit de nécessité ne doit pas être étendu (comme le font aussi quelques codes allemands) jusqu’à donner le droit de conserver sa vie propre aux dépens de la vie d’un autre, parce que, dans ce cas, les biens en présence (la vie) sont égaux, tandis que, dans le premier cas, c’est un bien subordonné et réparable (la propriété) qui est violé pour un bien supérieur.

§ 47
DU DROIT CONCERNANT LA DIGNITÉ ET L’HONNEUR

La dignité est l’essence idéale, la valeur absolue de la personnalité humaine, résultant du principe divin de la raison qui lui confère son caractère absolu. Tout ce qui est en accord avec cette nature rationnelle est digne de l’homme, et comme cette nature ne peut jamais se perdre, l’homme, dans toutes les situations où il peut se trouver, conserve la dignité humaine, et le droit ne doit permettre aucun traitement par lequel elle soit violée.

L’honneur se distingue de la dignité en ce qu’au lieu de résulter comme celle-ci immédiatement de la nature de l’homme, il se présente plutôt comme la conséquence de sa conduite subjective, de ses actions, et demande à être reconnu dans une conscience. L’honneur est donc la dignité manifestée par la conduite, reflétée et reconnue par une conscience. Sous ce dernier rapport, l’homme peut avoir l’honneur devant Dieu, devant les hommes et devant sa propre conscience. Il se peut que l’opinion publique se trompe sur la conduite d’un homme ; l’essentiel est que chacun conserve l’honneur devant Dieu et sa propre conscience. Il y a ainsi un droit interne et un droit externe ; l’un est la base de l’autre, et le droit, tout en se rapportant à l’honneur extérieur, doit tenir compte de la source d’où il découle. C’est ainsi que tout homme doit être présumé honorable et honnête aussi longtemps que des actes n’ont pas prouvé le contraire, d’après le principe si juste du droit romain : quilibet praesumitur bonus ac justus donec probetur contrarium.

L’honneur se diversifie selon les situations principales de la vie humaine.

Il y a d’abord un honneur général appartenant à tout être humain, capable de détermination propre, parce que, quelque dégradé qu’un homme paraisse, il ne reste pas seulement capable de se relever, mais il ne peut jamais perdre, par un certain nombre d’actes particuliers, absolument tout honneur.

Il y a ensuite un honneur pour tous les genres et degrés de personnalité ; il y a un honneur de l’individu, de l’homme et de la femme, honneur que même une femme corrompue ne perd jamais complètement ; il y a un honneur de la famille, de la commune, de la nation ; il y a enfin un honneur pour toutes les fonctions politiques comme pour toutes les fonctions exercées par des individus ou par des associations pour un but social. Enfin, l’honneur peut être blessé, même par rapport à un défunt. Au fond, les législations qui protègent cet honneur rendent par là hommage à la croyance commune que la personnalité spirituelle ne s’éteint pas par la mort, et que des rapports idéals peuvent subsister entre elle et des survivants qui ont été unis avec elle dans la vie. Déjà le droit romain avait établi : semper enim heredis interest, defuncti existimationem purgare, et les lois des nations civilisées donnent généralement à de proches parents le droit de poursuivre les atteintes portées à l’honneur du défunt.

Il se présente d’abord la question de savoir si un homme a le droit d’exiger, de la part d’un autre, des actes positifs par lesquels son honneur soit reconnu, ou s’il peut seulement exiger négativement qu’un autre s’abstienne de tout acte par lequel son honneur soit atteint. Pour résoudre cette question, il faut distinguer deux espèces de rapports dans lesquels les hommes peuvent se trouver.

Il y a des rapports généraux d’homme à homme qui exigent seulement l’abstention d’actes susceptibles de blesser l’honneur d’un autre, mais il y a aussi des rapports naturels ou sociaux de subordination, comme des enfants envers les parents, des inférieurs envers les supérieurs dans l’exercice des fonctions publiques, rapports dans lesquels des actes positifs (par exemple, en France, les actes dits respectueux, en réalité peu respectueux dans la forme, des enfants qui veulent se marier contre le gré des parents [ formalité abrogée depuis des années ]) et certaines formes sanctionnées par l’usage (par exemple le salut), peuvent aussi être exigés comme signes de reconnaissance de ces rapports.

L’honneur peut être blessé par tous les moyens ou signes extérieurs dans lesquels l’intention (animus injuriandi) peut s’exprimer par le langage, par des écrits, par des signes (injures symboliques) et par des actes matériels ; il peut être violé directement ou indirectement (par exemple l’honneur du mari par l’insulte faite à la femme).

Pour la question importante de savoir dans quels cas il faut admettre la preuve de la vérité (exceptio veritatis), il convient, jusqu’à un certain point, de distinguer, avec le Code pénal français, entre des injures qui ne renferment l’imputation d’aucun fait précis, mais d’un vice déterminé (par exemple, la qualification de coquin, de débauché), et des calomnies on l’imputation de faits précis, qui, s’ils étaient vrais, exposeraient l’auteur à des poursuites criminelles ou au mépris moral. Les injures dans le sens indiqué n’admettent point de preuve, parce qu’il ne peut pas être permis de baser sur quelques faits particuliers une dénomination générale ; quant aux calomnies, au contraire, il conviendrait de distinguer encore entre celles qui se rapportent à des faits qui, s’ils étaient vrais, devraient être poursuivis d’office, et celles concernant des faits rentrant dans la sphère d’appréciation personnelle, et qui ne pourraient être poursuivis qu’à la demande de la partie lésée (par exemple le fait d’adultère) ; pour ce dernier genre de calomnies, la preuve de la vérité devrait être exclue, parce que personne ne doit être contraint de livrer à la publicité ce qui est du domaine intérieur ou privé et qu’il veut peut-être pardonner ; pour le premier genre de calomnies, l’exception de vérité devrait être admise.

La législation concernant l’honneur doit être inspirée par deux principes régulateurs, à savoir que les outrages à l’honneur faits dans le but même d’outrager soient bien réprimés, selon la gravité des cas, mais qu’il ne soit pas mis d’obstacle à faire connaître la vérité dans un intérêt politique, scientifique, littéraire, public, ou en faveur de ceux qui ont intérêt à l’apprendre, pour se préserver d’un dommage matériel ou moral. Sous ce dernier rapport, il importe que, pour les faits allégués, la preuve de vérité soit admise, et que les jugements généraux qui ont été portés sur des personnes physiques ou morales soient appréciés par un jury représentant l’opinion éclairée.

Le droit concernant l’honneur est encore très imparfaitement formulé par les lois, qui sont ou trop sévères ou trop indulgentes. Le défaut principal réside pourtant en ce que les genres les plus divers de violations de l’honneur sont jugés par un seul et même tribunal civil, qui n’est pas à même d’apprécier convenablement toutes les faces délicates, toutes les justes susceptibilités morales, qui se présentent dans les questions d’honneur. Il faudrait à cet égard distinguer entre des calomnies communes et celles qui concernent des états, des situations, des fonctions déterminées. Les questions de ce dernier genre devraient être jugées, au moins en première instance, par des conseils spéciaux, qui, sans être des tribunaux spéciaux, seraient réunis comme des fonctions particulières aux conseils de discipline, tels qu’ils existent déjà dans beaucoup de pays pour la profession des avocats, et qu’ils devraient être institués pour tous les états et professions sociales, pour les médecins, pour la presse politique et littéraire, comme pour les militaires, etc. Ces conseils n’auraient pas seulement la mission de prononcer sur les plaintes portées devant eux, mais aussi de veiller à ce que tous les membres qui font partie d’un état ne commettent aucun acte défendu par la loi ou par les prescriptions particulières de l’honneur de l’ordre.

L’État de son côté ne doit ni ajouter aux peines des mesures qui déshonorent le délinquant, ni rien exiger de ses fonctionnaires ou des citoyens qui soit contre l’honneur et la conscience morale.

APPENDICE : DU DUEL

Le duel, qui ne découle pas du droit de légitime défense, est repoussé par toutes les considérations morales et juridiques.

Nous avons d’abord à noter un fait historique de profonde signification, c’est que, dans l’antiquité classique, le duel était inconnu. La raison de ce fait réside en ce que l’idée de l’État était profondément entrée dans la conscience des citoyens, qui se sentaient tellement liés entre eux et dominés par la puissance de l’État, que la pensée ne pouvait venir à personne de se placer en dehors de l’ordre légal et de se rendre justice à soi-même. Aussi le duel n’a-t-il pu apparaître et se maintenir que chez les peuples et dans les époques où l’ordre de l’État était encore faiblement constitué et insuffisant pour protéger les droits d’une personne.

Sans nous arrêter au duel, établi anciennement comme un jugement de Dieu (défendu par le Pape Innocent III en 1210), on peut chercher l’une des origines du duel dans la conception germanique de la personnalité, comme source première du droit et de l’État ; toutefois le duel n’est qu’une défiguration de cette conception, et se fait jour seulement au Moyen-âge lorsque le pouvoir impérial et royal s’affaiblit de plus en plus, que le droit du plus fort brise presque tous les liens, et que la chevalerie vivant de rapines fait naître un bellium omnium contra omnes, de manière que la loi publique ne peut plus protéger suffisamment les personnes ; mais, à mesure que le pouvoir se fortifie et que, surtout dans les villes, l’idée d’un ordre politique régulier se réalise plus complètement, les duels, contre lesquels la juridiction des villes réagissait fortement, allaient en diminuant. Le duel n’est aujourd’hui [du temps de l’auteur] qu’un reste du Moyen-âge, il est une preuve que l’idée morale du droit et de l’ordre légal de l’État n’est qu’imparfaitement réalisée, et que l’individu ne veut pas s’y soumettre dans des questions touchant à l’essence intime de la personnalité.

Mais le duel est reprouvé par la morale comme par le droit. Bien qu’on puisse y reconnaître encore le sentiment moral qui place l’honneur au-dessus de la vie, il en est une des plus grandes aberrations, parce que le moyen employé pour le rétablissement de l’honneur est le plus impropre qu’on puisse imaginer. Il n’y a qu’un rapport incommensurable entre l’idéalité morale et la force brute provoquant une autre force à se mesurer avec elle ; l’honneur, élément moral, ne peut être rétabli que par le jugement prononcé par la conscience morale d’un jury d’honneur convenablement composé. Le duel reste une atteinte immédiate à l’ordre légal et trouble nécessairement la conscience publique ; il est en contradiction avec toute notion de droit, parce que toute réparation implique une soumission au principe supérieur du droit, surtout de la part de celui qui, par la lésion, l’a méconnu ; mais, dans le duel, le lésé permet au lésant de se placer avec lui sur le pied d’égalité et de porter encore, par surcroit, atteinte aux biens juridiques de la vie et de la santé.

Le duel apparaît, dans tout son caractère dangereux pour l’ordre public, quand il est transporté dans le domaine politique, et qu’on veut vaincre à la pointe de l’épée un adversaire qui, dans la presse ou dans la Chambre, a fait entendre un jugement par lequel on se trouve blessé. C’est à la moralité publique de se prononcer énergiquement contre ces tentatives de transformer des luttes politiques en des luttes brutales.

Le duel doit être traité d’après les principes que les lois établissent sur l’homicide.

Signe de fin