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JURISTES ET GENS DU MONDE

R. VON JHERING
Extraits de « L’esprit du droit romain », ( Paris 1886 )

Livre II, 1ère partie, Titre III Chapitre I

Section I – Juristes et gens du monde (§ 42)

C’est un phénomène connu et qui se représente partout, que le droit, à mesure qu’il atteint un certain degré de développement, se soustrait de plus en plus à la connaissance des masses, pour devenir l’objet d’une étude spéciale. Je ne parle point des travaux des savants ni de l’enseignement de l’école. Ce qu’il est essentiel de remarquer, c’est que la connaissance du droit, d’abord aisément accessible à tous, exige à mesure que le progrès avance, un ensemble de vues et une contention d’esprit particuliers que chacun n’est pas à même d’apporter à cette étude. Il s’établit finalement au point de vue de la connaissance du droit, une distinction qui se résume en une appréciation différente de la part du juriste et de la part de l’homme du monde. Quand le juriste apparaît dans l’histoire, le droit a dépassé la période de l’enfance et de l’existence naïve. Le juriste est le produit et le héraut de cette évolution inévitable dans la vie du droit. Ce n’est point le juriste qui crée cette évolution, c’est celle-ci au contraire qui produit le juriste. L’homme du monde ne recule point chassé par le juriste; le juriste entre en scène parce que l’homme du monde a besoin de lui.

On a vu un fait regrettable dans cette évolution, on a déploré ce qui en était la suite, la perte de la conscience du droit chez les gens du monde : l’histoire de la science, comme celle de la législation, témoigne de maintes tentatives faites pour supprimer la distance qui les sépare du juriste, ou tout au moins pour les rendre moins étrangers à la jurisprudence. Efforts stériles, vaine insurrection contre l’histoire ! Le fait que l’on voulait faire disparaître n’est, en somme, que la réalisation, sur le terrain du droit, d’une loi générale de la civilisation : la division du travail. Toute résistance à cette loi est impuissante, insensée, ici comme ailleurs.

Le motif qui rend impossible à un homme du monde la connaissance et la pratique d’un droit perfectionné n’est point celui qu’il serait lui-même tenté d’indiquer : le grand nombre des matériaux. L’impossibilité gît plutôt dans la nature même de ces matériaux et dans la difficulté particulière qui en résulte, de se les assimiler et de s’en servir. Le droit est tout autre chose qu’une simple masse de lois. Aussi bien que le juriste, l’homme du monde est apte à apprendre des lois par cœur ; mais le simple bon sens ne suffit pas pour comprendre le droit et pour l’appliquer. Il faut à cette effet une double qualité : un pouvoir particulier de conception d’abord, lequel ne s’acquiert qu’au bout d’un grand nombre d’années d’efforts et d’exercice, une habitude particulière de la pensée abstraite : l’intuition juridique ; - ensuite, le talent d’opérer à l’aide des notions du droit, la faculté de transformer tour à tour l’abstrait et le concret, le coup d’œil et la perception nette des principes du droit dans les espèces proposées (diagnostic juridique), en un mot l’art juridique. Ces deux qualités réunies forment l’éducation juridique.

C’est elle, et non la masse des connaissances qui distingue le juriste de l’homme du monde; c’est elle, et. non le degré du savoir, qui fait la valeur du premier. On peut, avec un savoir modéré être un juriste distingué, comme on peut aussi, malgré des connaissances fort étendues, n’être qu’un juriste médiocre. L’exemple de certains savants théoriciens en est une preuve malheureusement trop fréquente. Nulle autre culture du droit, si précieuse qu’elle soit, comme le sont en réalité la philosophie ou l’histoire du droit, ne peut remplacer cette éducation. Quelle que soit l’estime que l’on accorde à pareille science, on ne peut lui donner le nom de juridique (1).

(1) Hegel, « Philosophie du droit » § 215 : La caste des juristes qui possède une connaissance spéciale des lois, croit souvent en avoir te monopole, et dénie toute compétence à ceux qui ne sont pas du métier. Mais il ne faut pas être cordonnier pour savoir si l’on a des souliers bien faits. Il ne faut pas davantage être du métier pour se rendre compte de choses qui sont d’un intérêt général.

Certes on ne refusera pas à celui qui doit porter les souliers le droit de juger s’ils le chaussent convenablement ; mais il en est tout autrement du droit de dire au cordonnier comment il doit les faire. J’ai plus appris en un certain sens, dans Hegel, Stahl et Trendelenburg, que dans une foule de livres purement juridiques ; mais quant à la technique du droit, le philosophe de profession doit l’apprendre du juriste de profession, s’il ne veut s’exposer à de grossières méprises sur des objets d’importance; ou plutôt il doit subordonner son jugement à celui du juriste, car le jugement ne peut réellement être acquis en cette matière que par la pratique et par l’expérience.

L’éducation juridique s’acquiert, il est vrai, au moyen de l’étude d’une législation positive unique, mais elle n’y est pas fatalement attachée ; sinon le juriste aurait toujours à redouter de voir, avec le droit existant, sombrer sa propre valeur comme juriste. Dans cette étude, il n’apprend pas seulement ce droit, mais le Droit, de même que celui qui étudie scientifiquement une langue, acquiert en même temps une idée de l’essence, des lois, etc., du langage en général. En dehors de son savoir purement positif, de sa connaissance de tel droit déterminé, le juriste possède une science plus élevée, plus générale et qui n’est pas attachée au sol ; c’est un trésor scientifique que nul changement de lois, nul déplacement ne peuvent enlever ou déprécier. La possession de cette science est la véritable fleur, le fruit le plus noble d’une existence vouée au droit.

L’éducation juridique plane au-dessus du droit national ; elle rallie comme sur un terrain neutre, international, les juristes de toutes les contrées et de toutes les langues. Les objets de leurs connaissances, les institutions et les droits des pays diffèrent, mais la manière de les considérer et de les concevoir est identique - les vrais juristes de tous les pays et de toutes les époques parlent la même langue. Ils se comprennent entre eux; tandis que le juriste et l’homme du monde, même lorsqu’ils se parlent de leur propre droit, ne parviennent point, le plus souvent, à s’entendre. La distance qui sépare l’homme du monde le plus instruit d’un juriste de notre époque, est infiniment plus grande que celle qui existe entre un juriste de l’ancienne Rome et un juriste anglais, qui n’a jamais ouï parler du droit romain. La jurisprudence anglaise, dans son ignorance du droit romain, est presque imprégnée du même esprit que la jurisprudence antique de Rome. Même respect de la forme, même pédanterie, mêmes détours et actes simulés : jusqu’aux fictions qui n’y manquent point. Cette espèce d’architectonique juridique un peu lourde et baroque, il faut bien en convenir (on pourrait la nommer le style rococo du droit), échappe complètement à l’intelligence de l’homme du monde, au point qu’il s’en étonne et qu’il en rit ; mais le juriste la saisit sans peine.

Que l’on fasse même complètement abstraction de ces formes de la technique juridique appartenant à une phase peu avancée du développement du droit, la pensée juridique, comme telle, restera toujours pour l’homme du monde, chose étrangère, incompréhensible. L’homme du monde trouvera bizarre que le juriste admette deux opérations là où il n’en perçoit, lui, qu’une seule, ou qu’il n’admette aucun acte, là où il soutient, lui, qu’il y en a un ou même plusieurs ; il s’étonnera que là où il y a, en réalité, un acte extérieur, le juriste ne l’admette point ou qu’il le conçoive tout autrement que cet acte se manifeste extérieurement, il ne comprendra point que l’on traite d’une manière tout à fait différente des actes qui, extérieurement, se présentent absolument sous le même aspect. Dans tous ces cas, cependant, il ne s’agit pas de conceptions particulières aux juristes romains, mais de considérations et de décisions d’une nécessité logique si impérieuse en droit, que toute autre jurisprudence aurait dû y aboutir de même.

La conception du juriste et celle de l’homme du monde sont donc essentiellement différentes. On a fait un reproche à la jurisprudence de cette différence qui est un fait historique général. On a considéré comme forcée son antipathie pour la conception naturelle. On lui a imputé à crime sa finesse, sa subtilité, etc., et l’on a souhaité le retour à une appréciation plus saine de la réalité des choses. Pareils jugements sont excusables dans la bouche du vulgaire et si on ne les rencontrait que là, il n’y aurait pas lieu de les réfuter. Mais comme ils sont fréquents même chez les gens du monde instruits, qu’il ne manque point, et ne manquera jamais de juristes qui, pour des motifs quelconques, se joignent, sous ce rapport, à la foule ignorante, on ne trouvera pas inutile que dans un chapitre plus spécialement destiné à rendre témoignage des services et des mérites de la jurisprudence, je commence par une courte apologie de celle-ci. J’éveillerai ainsi, chez ceux de mes lecteurs qui en auraient encore besoin, un sentiment sans lequel on ne peut aborder aucune science, la jurisprudence pas plus qu’une autre : l’estime pour la force intellectuelle qui y est renfermée, estime à laquelle correspond nécessairement la modestie et la défiance de son propre jugement.

Deux mots stéréotypés jouent d’habitude un grand rôle dans l’acte d’accusation élevé contre la jurisprudence l’appréciation naturelle, et la saine raison humaine. On est persuadé que l’on ne saurait porter un coup plus sensible à la jurisprudence qu’en lui faisant un crime de sa conception peu naturelle et de sa contradiction avec la saine raison humaine. Malheur à la jurisprudence et au droit s’il en était autrement ! Il faudrait que des milliers d’années d’étude continuelle du droit n’eussent pas dépassé l’ignorance et l’inexpérience innées du premier âge. La conception naturelle ! Qu’est-elle donc si ce n’est la première impression d’un œil qui s’ouvre à la lumière, la dépendance absolue de cet organe faible et non exercé encore, vis-à-vis de l’apparence extérieure ? Elle est le commencement de toute connaissance, mais elle amène bientôt la conviction que l’apparence extérieure est trompeuse, et qu’il n’y a de progrès qu’à mesure que l’on s’affranchit de celle-ci.

Pourquoi n’en serait-il pas du droit comme de toutes les autres sphères du savoir humain, où il est vrai de dire que la contemplation continuelle d’un objet, son observation et son étude constamment poursuivies conduisent nécessairement à des conclusions nouvelles qui restent incompréhensibles, absurdes même, lorsqu’on s’en tient à une observation superficielle. Devant de pareilles variations, un homme du monde instruit n’oserait, dans presque aucune des autres sciences, prétendre être seul dans le vrai et accuser la science de mensonge. Et cependant, cela arrive tous les jours quand il s’agit du droit ! L’expérience et le savoir sont qualifiés d’erreur et de prévention, l’ignorance absolue est décorée du nom d’exemption de préjugés ! Celui qui invoque la vérité de l’appréciation naturelle en matière de droit, pourrait en agir de même pour les phénomènes de la nature : il pourrait soutenir que la terre est immobile, que le soleil tourne, et que c’est une sottise de croire que l’air a du poids puisque dans ce cas on devrait le sentir. Le soleil, la terre et l’air sont plus rapprochés de l’appréciation naturelle que le droit ; mais tandis que, pour eux, l’ignorant seul s’en rapporte à ses yeux plutôt qu’au jugement de la science, en droit au contraire, l’homme instruit lui-même se rend tous les jours coupable de cette outrecuidance.

Que l’on ne m’objecte pas que le droit a son origine et son siège dans le sentiment juridique. Certes ! Le sentiment juridique est la semence du droit; mais la semence ne contient que le germe de l’arbre, et non l’arbre lui-même. - Semina nobis scientiae natura dedit, scientiam non dedit, comme dit Sénèque dans notre épigraphe. - Le droit ne grandit et ne prospère que parce que la gaine qui le contenait s’est entrouverte et qu’il a pu s’échapper de la sphère du pur sentiment juridique pour s’élancer dans le domaine de la science juridique. De même que l’arbre ne peut redevenir une graine, de même il n’y a pas de puissance sur terre qui puisse ramener un droit une fois développé à sa forme primitive de sentiment juridique et le rendre ainsi accessible aux gens de monde.

Quant à l’autorité de la saine raison humaine, elle a, je le reconnais, tout à dire en fait de jurisprudence. Je vais même plus loin, et je n’hésite pas à reconnaître que celle-ci est un précipité de la saine raison humaine en matière de droit. Un précipité, le terme est exact, c’est-à-dire un dépôt de la saine raison de milliers d’individus, un trésor d’expériences dont chacune a dû subir des milliers de fois la critique de la pensée et de la vie pratique. Celui qui est maître de ce trésor n’opère plus avec sa faible raison propre, il ne s’appuie plus seulement sur sa vaine expérience personnelle ; mais il travaille avec la force intellectuelle de toutes les générations passées, avec l’expérience de centaines, de milliers d’années écoulées. Au moyen de ce complément artificiel de forces et de moyens, il peut lui-même devenir utile à la société ; car ce que le génie a découvert et créé, devient, par le travail, la propriété de l’homme ordinaire. Il n’est pas de sphère du savoir et de la puissance humaines dans laquelle le plus faible qui sait faire son profit de l’intelligence et de l’expérience des siècles, ne soit supérieur au génie qui néglige ce secours. Il est certes plus facile de cultiver la terre ou d’exercer un métier, que de résoudre les problèmes les plus ardus du droit. Cependant celui qui, pour faire l’un ou l’autre, ne réclamerait que l’aide de la saine raison humaine, resterait inférieur au plus médiocre des artisans ; s’il s’avisait de vouloir renverser les règles de l’expérience avec sa raison humaine individuelle, de vouloir critiquer les connaisseurs et leur donner des leçons, le paysan le plus ignare et l’artisan le plus borné se moqueraient de lui, et avec infiniment de raison. Et le juriste n’aurait pas le même droit, lorsqu’un homme du monde manifeste vis-à-vis de lui des prétentions semblables ?

Quant aux juristes qui partagent et aident à propager l’illusion d’un droit populaire, accessible à tout individu, citadin ou campagnard, et n’exigeant point les lumières des juristes, je ne puis que leur conseiller, pour se guérir, de s’essayer au métier de cordonnier ou de tailleur. Bottes et habits leur apprendront ce que la jurisprudence n’a su leur enseigner ; ils se convaincront que l’art le plus humble a sa technique, laquelle n’est que le dépôt accumulé et devenu objectif de la saine raison humaine, mais ne peut être appliquée et jugée que par celui qui se donne la peine de l’étudier.

Cette simple proposition contient toute la différence entre la jurisprudence et l’opinion que s’en font les gens du monde ; elle est la justification même de la jurisprudence. Il serait plus intéressant et plus instructif, mais aussi beaucoup plus difficile, de défendre la jurisprudence en prouvant, dans tous ses détails, sa conformité avec la saine raison humaine. Pareille étude critique et apologétique de la jurisprudence nous fait absolument défaut jusqu’ici. Satisfaite de la possession assurée de ce que l’expérience a démontré utile, confiante dans l’épreuve que ses doctrines subissent tous les jours, la jurisprudence s’est trop volontiers soustraite à cette tâche délicate. On peut sous ce rapport, lui reprocher une certaine indolence, un quiétisme qui s’en repose sur la tradition. C’est ainsi qu’il a pu se faire que quelques-uns de ses disciples n’ont plus eux-mêmes su à quoi s’en tenir sur son compte et ont contribué à lui jeter la pierre. Les paragraphes suivants nous fourniront l’occasion de vérifier sur un des points les plus importants la conception que nous venons de donner de la jurisprudence; ils la défendront elle-même contre toutes les attaques.

Il est toutefois deux observations que je prie le lecteur de ne pas perdre de vue. D’abord, ce que je viens de dire ne se rapporte qu’à la jurisprudence, à ce qu’elle a créé ou produit, et non aux matériaux qu’une autorité extérieure lui a imposés et dont elle ne peut être rendue responsable. Cela se rapporte moins encore aux opinions individuelles des juristes isolés, dont la conformité avec la saine raison est parfois plus que douteuse, et n’a peut-être pas même été dans l’intention de leurs auteurs ! La saine critique de la vie pratique fait justice des opinions malsaines par cela seul qu’elle les ignore.

D’autre part, en matière de droit comme en toute autre, chaque règle isolée comporte non seulement en elle-même son opportunité ou sa nécessité, mais les tire encore de sa corrélation avec l’ensemble de toutes les autres règles : c’est dans cet ensemble seul qu’elle trouve son explication et sa démonstration. Une règle isolée peut paraître irrationnelle, inopportune parce que, précisément, celui qui la juge ignore cette corrélation, et croit bénévolement que les points isolés sont susceptibles d’un jugement à part. Si cette idée était fondée, la décision prise par la jurisprudence ne s’écarterait pas si souvent de celle que l’homme du monde estime convenir. Mais une telle manière de voir est fausse : la jurisprudence et l’opinion du monde se placent à des points de vue différents, et par suite ces divergences ne peuvent pas seulement, elles doivent inévitablement se reproduire. Cela explique pourquoi il est souvent si difficile de faire accepter à un homme du monde la sagesse d’une règle déterminée. Il lui manque tout juste la connaissance du point auquel on doit la rattacher, il lui manque la connaissance des termes intermédiaires entre la règle dont il s’agit et ses motifs derniers ; la vue générale et la perception de la logique de l’ensemble lui font défaut.

Signe de fin