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LE MEURTRE POLITIQUE
EN DROIT INTERNATIONAL ET EXTRADITIONNEL
Par André VITU

Professeur émérite à la Faculté de Droit,
Sciences économiques et Gestion de Nancy
Étude figurant dans les « Mélanges offerts à Georges Levasseur »
(éd. Gazette du Palais – Litec, Paris 1992)
Reproduction sur ce site autorisée par l’auteur

La violence dans les relations humaines constitue un phénomène dont on décèle les manifestations dans tous les pays et à toutes les époques, même les plus anciennes. Les moments de paix sociale, politique ou militaire ne sont que de brefs intermèdes entre des périodes de troubles, d’affrontements ou de guerre.

Dans les rapports individuels, la violence s’exprime sous la forme d’agres­sions physiques ou de meurtres, de menaces, de destructions de biens. Elle est devenue fréquente aussi à l’occasion des mouvements sociaux, où l’on voit des « casseurs » se mêler aux manifestants ; les forces de police elles-mêmes sont tentées de répondre par une répression brutale à l’agressivité des auteurs de troubles. Chez les membres des bandes criminelles, l’audace dans l’action se colore d’actes de brutalité poussés parfois à l’extrême (prises d’otages, meurtres de convoyeurs de fonds ou de policiers...). Lorsqu’il s’agit de groupes puissants de trafiquants, de gangs fortement hiérarchisés, la violence de type maffieux est une activité quasi permanente, en vue d’éliminer les concurrents, neutraliser l’action des forces de répression et imposer le silence et la passivité à la population civile.

Autre forme, en plein développement, de la violence : celle qui a explosé depuis la fin du XIX° siècle dans le domaine politique, sur le plan national comme sur le plan international ; alors sont apparues des formes variées de violence, rassemblées sous la dénomination commune de terrorisme. Terrorisme national de minorités ethniques, luttant pour faire reconnaître leur existence, affirmer leur autonomie ou réclamer leur indépendance ; on en trouve des exemples dans les pays d’Afrique ou d’Asie aussi bien qu’en Europe orientale ou occidentale, et jusqu’en France. Terrorisme interna­tional, d’autre part, lorsque des groupements plus ou moins clandestins mènent une guerre sans merci contre les ressortissants ou les intérêts d’un État qualifié d’ennemi, et portent leur action, non seulement sur son territoire, mais aussi partout où, dans le monde, se trouvent ces ressortissants ou ces intérêts. Terrorisme international encore, mais à un niveau plus élevé, lorsque les États encadrent, arment et appuient ces groupes terroristes, menant ainsi, de seconde main, une lutte politique contre des puissances étrangères auxquelles les oppose leur propre idéologie totalitaire.

Les divers aspects de la violence qui viennent d’être sommairement rappelés ont été remarquablement présentés dans de nombreux travaux, parmi lesquels ceux du professeur Georges Levasseur, à qui est dédiée la présente étude, occupent une place de choix.

Au centre de cette violence multiforme, se détache un fait pénal qui en constitue en quelque sorte le noyau, ou encore l’aboutissement extrême il s’agit du meurtre. Le meurtre intéresse non seulement le droit pénal interne de chaque pays, mais aussi et plus spécialement le droit international et le droit extraditionnel, dans le cadre desquels se situent les observations exposées ci-dessous.

Le meurtre y sera envisagé dans sa globalité. Peu importent donc les qua­lifications juridiques sous lesquelles il peut être désigné (meurtre proprement dit, assassinat, empoisonnement, massacre, crime de guerre, génocide, crime contre l’humanité). Peu importent aussi les circonstances de sa commission, immédiate ou prochaine : qu’il s’agisse du geste actuel par lequel la mort est infligée intentionnellement à une ou plusieurs personnes nommément choisies ou prises au hasard, ou qu’il s’agisse de la menace latente de meurtres qui seraient éventuellement commis au cours d’une prise d’otages, d’un détournement d’aéronef, ou à la suite de la pose d’explosifs sur la voie publique ou dans des édifices publics ou privés. Peu importe encore que le meurtre soit l’œuvre d’un individu isolé, d’un groupement plus ou moins important, ou d’un organisme étatique ou para-étatique agissant par l’un ou quelques-uns de ses membres au nom d’une certaine idéologie. Peu importent enfin les mobiles apparents ou profonds qui guident les auteurs du meurtre : il faut envisager l’infraction dans la totalité de ses aspects psychologiques en englobant, à côté des mobiles proprement politiques, les mobiles militaires allégués pour expliquer des crimes de guerre, les mobiles religieux inspirant certains meurtres terroristes où le fanatisme s’exprime avec force, et même les mobiles crapuleux ou maffieux qui marquent les violences mortelles dont se rendent coupables les bandes de criminels professionnels.

A qui s’étonnerait que ne soit pas mieux soulignée la différence entre meurtre politique et meurtre de droit commun, différence à laquelle les criminalistes du XIX° siècle étaient profondément attachés, on répondra que, précisément, la distinction a perdu de sa netteté et qu’un mouvement très fort tend à résorber le meurtre politique dans la catégorie des meurtres de droit commun. Dans une étude consacrée, il y a dix ans, à la violence poli­tique en général, envisagée à la fois en droit international et en droit interne, Mme le professeur Koering-Joulin démontrait d’une façon convaincante l’existence de cette tendance puissante, dont elle hésitait toutefois à admettre qu’elle dût être poussée jusqu’à son terme (Infraction politique et violence, JCP 82.1.3066).

Mais la question se pose maintenant avec acuité de savoir si le moment n’est pas venu d’abandonner purement et simplement la distinction, au profit d’une conception unitaire du meurtre. Des facteurs nombreux jouent le rôle d’accélérateurs dans ce mouvement vers une assimilation totale. De leur côté, et depuis longtemps déjà, des techniques juridiques variées, propres au droit pénal international ou extraditionnel, reflètent la même tendance, encore que certains îlots de résistance perdurent ici ou là. Enfin, s’il paraît souhai­table de conduire l’évolution à son achèvement, il faut alors tirer les conséquences qui découlent de l’assimilation du meurtre politique au meurtre de droit commun.

I. - Il serait difficile de dresser un éventail complet des facteurs qui ont contribué et contribuent encore à réduire dans sa portée la notion de meurtre politique et à l’assimiler à celle de meurtre de droit commun. Il suffira d’insister sur ceux dont le rôle semble déterminant, en droit international et extraditionnel, en faveur de cette assimilation : ils concernent les cibles visées, les méthodes mises en oeuvre et le but poursuivi par les criminels.

A. - Selon une opinion fréquemment répandue, le délinquant politique serait essentiellement celui qui s’attaque aux personnes ou aux biens qui symbolisent le pouvoir politique contre lequel il lutte. Par le meurtre, la cible qu’il s’efforce d’atteindre, la plus haut placée, c’est le chef de l’Etat

les assassinats du tsar Alexandre II, des présidents Carnot et Doumer en France, d’Alexandre I°l de Yougoslavie à Marseille, ceux, plus récemment, du président italien Aldo Moro et du président égyptien El Sadate, sont des exemples connus.

Or, les symboles du pouvoir se sont diversifiés. A côté du pouvoir politi­que, les meurtriers visent maintenant le pouvoir économique (Cf. en Allemagne l’assassinat du « patron des patrons » Hans Schleyer ; tout récemment, celui de Rohwedder, président de la « Treuhand »), judiciaire (assassinat du procureur général Buback en RFA), policier (assassinat du général de carabiniers Dalla Chiesa en Italie), militaire (assassinat du général Audran en France) et même la hiérarchie religieuse (tentative d’assassinat du pape Jean-Paul II en 1981). Leur activité criminelle s’étend à des groupes de vic­times toujours plus larges (responsables politiques de tout niveau, patrons, magistrats, policiers, militaires), représentatives, à un degré ou à un autre, de l’Etat que l’on veut abattre. La violence n’a plus de bornes : elle dévie et s’attaque aveuglément à des victimes civiles innocentes (ainsi pour les attentats d’août-septembre 1986 en France).

Or, en élargissant sans fin l’éventail de ses victimes, le meurtrier politi­que se rapproche inéluctablement du délinquant de droit commun : plus rien ne distingue le geste du terroriste agissant au nom d’un « idéal » plus ou moins confus, et celui du criminel professionnel qui tue au cours d’un hold-up, ou du membre d’un groupe maffieux qui assassine le ressortissant d’une bande concurrente. Dans tous les cas, le meurtrier fait bon marché de la vie d’autrui ; dans tous les cas, on découvre une même psychologie fruste, l’ivresse de vivre une vie dangereuse et hors du commun, l’adhésion à des thèmes semblables et vagues (lutte contre « l’injustice », pour un « monde libre », sans contrainte...).

Dans ces conditions, il devient très difficile, voire impossible, d’appliquer au meurtrier politique et au meurtrier de droit commun des règles de droit international ou de droit extraditionnel différentes.

B. - D’ailleurs l’un et l’autre type de meurtriers utilisent souvent les mêmes méthodes dans l’action. Les groupes maffieux qui exploitent la drogue, le rapt, le racket, la prostitution et la corruption sont puissamment constitués. Ils quadrillent des régions entières (ainsi tout le Mezzogiorno italien), tiennent en échec la justice et les forces de police, disposent de ressources financières énormes, et font régner dans leurs rangs une stricte discipline ; l’élimination physique de leurs adversaires leur permet d’établir solidement leur empire. Parfois même ces groupements de droit commun reçoivent l’appui à peine déguisé de dirigeants politiques de haut niveau, qu’en retour ils aident de toute leur influence indirecte.

De leur côté, les meurtriers appartenant à des mouvements politiques tirent leur force de leur organisation quasi militaire, de leur structure hiérarchisée et cloisonnée ; ils bénéficient d’un armement important, venu de filières alimentées par des pays tiers intéressés à leur action ; ils disposent de bases d’entraînement et de repli à l’étranger et, là aussi, de moyens finan­ciers considérables, que leur fournissent certains gouvernements ou qu’ils obtiennent en pratiquant eux-mêmes le trafic de la drogue ou des enlèvements suivis de demandes de rançon. Il n’est pas jusqu’aux liens, noués entre terroristes et groupements maffieux, qui prouvent la parenté, sinon l’iden­tité des uns et des autres dans l’action criminelle. Une banque internationale, la BCCI, vient d’attirer l’attention du monde entier, par le rôle d’écran qu’elle jouait dans un vaste réseau de racket, de blanchiment de capitaux venus de trafic de la drogue, et de financement du terrorisme international.

Ainsi, méthodes et moyens d’action tendent à confondre en une masse indifférenciée meurtriers politiques et meurtriers de droit commun : là encore, le droit international et le droit extraditionnel peuvent de plus et plus difficilement se séparer les uns des autres.

C. - Au surplus, le but immédiat que poursuivent ces diverses sortes de criminels est identique : il est d’imposer la crainte, mieux encore l’inti­midation ou la terreur. Car le terrorisme n’est pas seulement propre aux délinquants politiques, il est aussi le fait des délinquants de droit commun, les uns et les autres puisant aux mêmes sources pour établir leur pouvoir par la violence et le meurtre. Les forfaits dont ils se rendent coupables sont identiques par leur gravité : il est banal de relever que la vie humaine ne pèse pas lourd à leurs yeux : le truand français Emile Buisson, ennemi public n° 1 des années 1950 et le terroriste Carlos collectionnent les meurtres avec la même rage froide et calculée. Parfois même les atteintes que les meurtriers commettent à la vie de leurs victimes relèvent de la même barbarie odieuse.

Cette terreur est d’ailleurs organisée par certains États totalitaires, dont les dirigeants ne s’embarrassent pas de scrupules pour faire assassiner, sur leur propre sol ou sur le territoire de pays tiers, au nom d’une prétendue légalité révolutionnaire ou d’un fanatisme religieux poussé à l’absurde, leurs adversaires avérés ou potentiels : l’actualité est présente à l’esprit de tous et il serait aisé de stigmatiser tel ou tel État.

Les victimes des meurtriers politiques ou de droit commun sont tantôt des personnes spécialement désignées à leurs coups (ainsi les convoyeurs de fonds, ou des opposants politiques qu’on pourchasse en tous lieux), tantôt des personnes quelconques, anonymes, qui se trouvent par hasard sur les lieux où les meurtriers agissent. Là encore, l’efficacité de l’action crimi­nelle et l’impuissance fréquente des forces de l’ordre à l’empêcher sèment la terreur dans le public. Et l’intimidation, la terreur, sont d’autant agissantes qu’elles sont amplifiées par l’écho que leur donnent les médias. D’ailleurs, le meurtrier de droit commun et le meurtrier politique recherchent tous deux cette publicité donnée à leurs actes, car elle flatte leur orgueil et leur donne la mesure du pouvoir qu’ils exercent sur les foules.

II. - Les facteurs qui viennent d’être décrits ne sont pas restés sans écho sur le développement du droit international et extraditionnel. Depuis longtemps déjà, leur influence est apparue sur certaines techniques juridiques propres à cette branche du droit criminel, techniques dont les aspects méritent une évocation rapide et qui tendent à l’assimilation totale des deux catégories de meurtriers. Il est cependant, actuellement encore, des îlots de résistance dont l’exacte importance est moindre qu’on ne pourrait le croire.

A. a) - Parmi les techniques favorables à l’unification dont il s’agit, les apports du droit de l’extradition sont les plus connus. Dans le cheminement vers l’assimilation complète des deux types d’infractions contre la vie humaine, l’élément le plus efficace tient à l’élargissement du contenu de la fameuse clause d’attentat ou « clause belge », qui a grignoté progressi­vement le domaine de l’immunité des infractions politiques en matière d’extradition.

Initialement limitée au meurtre d’un souverain étranger (traité franco­belge de 1856 et traités conclus par la France notamment avant 1939), la clause a été étendue à la famille du chef de l’Etat (Conventions avec la Tunisie, 1971, avec le Cameroun, 1974, avec l’Egypte, 1982 et avec divers autres pays ; Convention européenne d’extradition, 1957, art.3, ch.3), ailleurs aux membres du Gouvernement (convention avec la RFA, 1951). Un pas de plus a été franchi en 1977 par la Convention européenne pour la répression du terrorisme : son article le, affirme le caractère non politique des attentats à la vie « des personnes ayant droit à une protection internationale, y com­pris les agents diplomatiques », ou des infractions comportant l’utilisation de moyens particulièrement dangereux pour les personnes (bombes, armes à feu, etc.) ; son article 2 laisse les États signataires libres de ne pas tenir pour politiques les actes graves de violence, non visés par l’article 1er et dirigés contre la vie des personnes.

L’évolution est achevée avec les traités conclus entre la France et certains États africains francophones après 1958, dans lesquels est refusé le caractère politique de l’homicide volontaire et de l’empoisonnement, sans distinguer selon la qualité des victimes. L’évolution est achevée aussi dans le cas des crimes contre l’humanité (Convention du 9 déc. 1948, art.7), dans celui des crimes de guerre (Convention du 12 août 1949), ainsi que, d’après la loi française d’extradition du 10 mars 1927 (art.5-2°), dans l’hypothèse des actes de « barbarie odieuse... défendus par les lois de la guerre », commis au cours d’une guerre civile, mais seulement lorsque celle-ci a pris fin.

Dans le cadre de cette évolution, lorsqu’elles sont appelées à statuer sur les demandes d’extradition émanées d’autorités étrangères, les chambres d’accusation françaises retiennent assez volontiers le caractère de droit commun des violences meurtrières, si du moins elles revêtent une « particulière gravité » ou une « extrême gravité ». Mais l’hésitation apparaît lorsqu’il faut fixer le niveau de la gravité qui fait basculer l’assassinat politique dans les catégories des vulgaires crimes de droit commun. Même si les magistrats, dans leur assez grande majorité, placent assez bas le seuil exigé, en raison de la lésion causée aux valeurs morales et sociales admises par les pays civilisés, la notion de gravité n’exclut pas l’incertitude, ni parfois les solutions aberrantes données par certaines chambres d’accusation.

b) -L’assimilation des meurtres politiques aux homicides volontaires de droit commun apparaît complète à travers les règles concernant la compétence juridictionnelle des tribunaux français : dans les textes qui vont être cités aucune différence n’est faite selon le type de meurtre et la répres­sion des crimes politiques s’en trouve facilitée.

Ainsi, à la règle classique de la territorialité, le législateur a ajouté la compétence fondée sur la personnalité active pour atteindre, aux seules conditions établies par l’article 689 du Code de procédure pénale, tous les crimes, quel que soit leur qualificatif (de droit commun ou politique), commis à l’étranger par des Français. Il a d’autre part consacré, sans faire non plus aucune différence, la personnalité passive pour les crimes commis à l’étranger lorsque la victime est de nationalité française (art. 689-1 CPP, ajouté par la L.11 juill. 1975).

Semblablement, l’universalité de la répression a été retenue, sans oppo­ser non plus le politique et le droit commun, par les articles L.121-7 et L.121-8 du Code de l’aviation civile, textes pris en harmonie avec les conventions de Tokyo (1963), La Haye (1970) et Montréal (1971), que la France a ratifiées. Le même principe d’universalité a reçu consécration dans l’article 689-3 CPP (ajouté par la L.16 juill. 1987), pour le jugement, par les juridictions françaises, des auteurs d’infractions terroristes au sens de la Convention européenne de 1977, -et dans l’article 689-4 CPP (ajouté par la L. 30 juin 1989) pour le jugement, en France, des individus coupables d’infractions commises au moyen de matières nucléaires entrant dans le champ de la Convention concernant la protection physique des matières nucléaires (Vienne et New York, 1980). Le tout en attendant qu’un jour le principe d’universalité soit retenu pour les meurtres et autres crimes accomplis à l’aide d’armes chimiques, biologiques ou bactériologiques, sans qu’apparaissent non plus la distinction du politique et du droit commun.

Bien avancée déjà, l’assimilation du meurtre politique aux meurtres de droit commun n’est pas totale en droit positif : des îlots de résistance persistent, dont il faut examiner l’importance et la portée.

B. a) - Parmi ces points de résistance, on pourrait évoquer celui qui tient à l’existence de juridictions spéciales (notamment à l’organisation de cours d’assises à structure originale), mises en place par la loi n. 86-1020 du 9 septembre 1986 (art. 706-16 à 706-25 CPP), à l’effet de juger toute une série d’infractions, dont le meurtre, « lorsqu’elles sont commises en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler grave­ment l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (art.706-16). Votée au lendemain des attentats terroristes perpétrés en août-septembre 1986, cette législation ne couvre-t-elle pas uniquement des infractions de nature politi­que ? Ne serait-ce pas là un cas typique de la résistance du droit positif à l’assimilation des meurtres politiques aux meurtres de droit commun ?

L’objection est plus apparente que réelle. En mentionnant l’intimidation, l’article 706-16 englobe, en réalité, à côté de la terreur, cette pression psycho­logique que les bandes de racketteurs exercent avec force sur ceux qu’elles veulent contraindre à l’obéissance ; le sentiment d’insécurité grave créé par cette intimidation n’est guère différent de l’effet psychologique né de la terreur provoquée par des attentats dits politiques. Au surplus, si les auteurs de meurtres politiques font régner la terreur sur les populations, c’est aussi pour exercer, par ce biais, une intimidation sur les gouvernants et les obliger à accepter leurs exigences.

Ainsi les deux mots « intimidation » et « terreur » se confondent suffi­samment pour que les deux sortes de meurtres, politiques et de droit commun, soient englobés de façon équivalente par les articles 706-16 et sui­vants du Code de procédure pénale.

b) - Voici, en revanche, une hypothèse où le droit positif paraît bien véritablement faire obstacle à l’intégration des homicides volontaires politiques au sein des crimes de droit commun. Il s’agit, en matière d’extradi­tion, de la clause qui interdit la livraison de l’individu recherché « lorsque le crime ou le délit a un caractère politique » (L.10 mars 1927, art.5 2°) ou, selon une formulation différente et plus précise, « si l’infraction pour laquelle elle est demandée est considérée par la partie requise comme une infraction politique ou un fait connexe à une telle infraction » (Convention européenne d’extradition, art. 3, ch. l, et diverses Conventions bilatérales d’extradition).

Cette disposition, créatrice d’une immunité extraditionnelle, est cepen­dant beaucoup moins protectrice qu’il n’y paraît pour les meurtriers se récla­mant d’idéologies ou de mobiles politiques. Car, faute d’avoir voulu ou, plutôt, d’avoir pu définir la notion d’infraction politique, les rédacteurs des textes cités laissent une marge de manœuvre importante aux juridictions des pays requis pour apprécier le caractère politique ou non politique des crimes, objets des extraditions sollicitées. Les divers critères d’appréciation (objectif, subjectif ou, comme en France, mixte) utilisés à cette fin réduisent ordinairement à bien peu de chose l’immunité extraditionnelle lorsque l’infraction reprochée est un meurtre : la gravité des faits commis (appré­ciée comme pour le jeu de la clause d’attentat), leur défaut de proportion­nalité ou d’adéquation au but poursuivi par le coupable, le contexte socio-politique dans lequel ces faits se situent, constituent autant d’éléments qui permettent de refuser au meurtre la qualification de politique : ces aspects sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’y insister plus longuement.

Pourtant, en renvoyant les juges du pays requis à leur droit national pour apprécier le caractère du meurtre objet de la demande d’extradition, ne risque-t-on pas de les enfermer parfois dans le carcan de critères législatifs qui réduisent à néant leur liberté d’appréciation ? Un exemple typique est offert par les articles 93 à 96 du Code pénal qui frappent de la peine politi­que de la détention criminelle (ce qui confère automatiquement aux infrac­tions visées un caractère politique) les attentats ayant pour objet de « porter le massacre ou la dévastation dans une ou plusieurs communes », c’est-à-dire ces sortes de jacqueries, de pogroms, de violences inter-ethniques comme l’histoire en signale à toute époque. Si les auteurs de tels massacres commis à l’étranger se réfugient sur notre sol, les juges français seront con­traints de tenir pour politiques les faits commis et de refuser l’extradition qui leur serait demandée. Or cette solution est inacceptable. Malgré le caractère politique que le Code pénal français, depuis 1810, imprime à ces mas­sacres, il est impossible de n’y pas découvrir, en réalité, des crimes de droit commun. N’est-on pas là en présence d’une variété de terrorisme, où se déchaîne la même violence aveugle, la même haine destructrice, que dans les cas « ordinaires » de terrorisme ? Là encore l’assimilation à des crimes de droit commun devrait s’imposer avec, pour effet, une modification des dispositions du Code pénal.

III. - Ainsi, tout se conjugue pour résorber le meurtre politique dans la catégorie plus générale des meurtres de droit commun. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas franchir le pas et affirmer purement et simplement qu’en droit international et extraditionnel, la notion de meurtre politique n’existe pas, et qu’il n’y a qu’une catégorie unique de meurtre ? Les conséquences de cette prise de position se situeraient sur divers plans, où les objec­tions qui pourraient naître doivent être examinées et écartées.

A. - Sur le plan judiciaire, l’examen des dossiers par les chambres d’accusation, en matière d’extradition, serait sensiblement simplifié. Les juges n’auraient pas à scruter les mobiles (tâche toujours délicate), la gravité des faits, le contexte socio-politique dans lequel ils se sont développés

ces circonstances ne sauraient, en effet, avoir d’influence sur la nature juri­dique d’une infraction. Il suffirait donc aux juges de l’extradition de vérifier si les éléments constitutifs du meurtre (vie humaine détruite, acte matériel, intention) sont réunis, étant rappelé que l’intention ne se confond nul­lement avec les mobiles.

On objectera sans doute qu’en droit commun les juges du fond prennent en considération les mobiles qui ont animé l’accusé ou le prévenu, ainsi que les circonstances qui soulignent la gravité des faits, et qu’ils se servent de cette appréciation pour mesurer la peine qui leur paraît être la juste sanc­tion de l’infraction commise : pourquoi retirer aux juges de l’extradition le pouvoir de pousser leur examen dans ces directions ?

Il est aisé de répondre qu’à la différence du juge pénal interne, la chambre d’accusation n’apprécie ni la vraisemblance et la gravité des charges, ni la culpabilité de l’individu recherché, pas plus qu’elle n’est habilitée à scruter le bien-fondé des poursuites exercées par l’État requérant ou l’oppor­tunité de l’extradition. Ainsi, un examen objectif, limité à la seule vérifica­tion des éléments constitutifs du meurtre, suffirait à fournir un avis, négatif ou positif, au Gouvernement.

B. - La seconde phase de la procédure d’extradition, constituée par la décision étatique d’accorder ou de refuser l’extradition, aurait alors sur le plan gouvernemental de tout autres conséquences.

Il faut partir de cette constatation que cette décision concerne directe­ment les relations diplomatiques entre deux États ; c’est un acte par lequel l’État requis manifeste sa souveraineté internationale. Pour se déterminer, le Gouvernement prend en compte des éléments différents de ceux sur les­quels le juge de l’extradition a porté son examen : interviennent alors l’opportunité d’une livraison ou d’un refus, la gravité des faits, le contexte dans lequel le coupable a agi, les mobiles auxquels il a obéi, les suites possibles de la livraison au plan répressif, le caractère démocratique ou totalitaire de l’État requérant. Ces éléments, dont le rôle actuel dans l’appréciation gouvernementale est indéniable, prendraient alors une toute autre ampleur. Les considérations de haute politique internationale, étrangères au rôle des chambres d’accusation, deviendraient prédominantes. Ainsi se dessinerait plus exactement la partition entre les attributions des juges de l’extradition et celles du Gouvernement.

Objectera-t-on qu’en fait, le caractère politique du meurtre, chassé du cadre judiciaire, réapparaîtra en pleine lumière gouvernementale ? Il est vrai. Mais que l’on considère bien les choses. En matière juridique, et surtout dans l’ordre pénal, les notions doivent être claires, aisées à mettre en œuvre ; la suppression de toute distinction, pour le juge et, indirectement, pour le législateur, entre le meurtre politique et le meurtre de droit commun, répond à cet impératif. Dans l’ordre des relations entre États, il en va autrement rien n’interdit au Gouvernement de prendre en compte des éléments d’appréciation multiples, qui sont directement fonction de situations internationales incessamment mouvantes : là, le politique peut intervenir, mais plus comme une notion juridique.

C. - Reste à scruter les conséquences qu’aurait, sur le plan législatif et conventionnel, la résorption du meurtre politique dans la notion de meurtre de droit commun. A cet égard les conséquences seraient de deux ordres.

Pour le droit pénal interne, il s’imposerait d’expurger le Code pénal de 1810 (ou celui qui lui succédera) de toute référence à une prétendue nature politique pour des crimes tels que les massacres de population visés par les actuels articles 93 à 96. En outre, lors d’une refonte, devenue urgente, de la loi du 10 mars 1927 sur l’extradition, il serait nécessaire de remodeler l’article 5-2° de façon à faire apparaître que l’extradition pourrait être accor­dée, même s’il s’agit d’un meurtre politique (alors que le texte actuel exclut, sans nuance, toute extradition demandée pour un crime ou un délit politique) ; dans cet article 5-2° disparaîtrait, parce que devenue inutile, la seconde phrase concernant les actes de barbarie odieuse ou de vandalisme commis au cours d’une insurrection ou d’une guerre civile.

Dans l’ordre conventionnel, la solution satisfaisante serait la généralisa­tion, dans les traités, d’une formule laissant l’État requis libre d’accorder ou de refuser l’extradition en cas de meurtre, comme l’ont déjà fait les conventions passées avec certains pays de l’Afrique francophone (Bénin, Burkina-Faso, République Centrafricaine, Congo, Gabon, Madagascar, Mauritanie, Niger, Sénégal).

Les conclusions qui viennent d’être exposées paraîtront peut-être, aux yeux de certains, utopiques. Mais, au moins, la situation serait claire. Et cette clarté pourrait s’étendre, du meurtre, à toutes sortes de violences corporel­les et, d’autre part, passer du cadre du droit international et extraditionnel au champ du droit interne et, qui sait, par contagion, aboutir à une dépolitisation progressive de tous les crimes et délits dits politiques. Ainsi disparaîtrait un apport du romantisme juridique du XIX° siècle, qui n’a plus guère sa place à l’aube du XXI° siècle, alors que triomphent des conceptions juridiques moins généreuses, mais plus logiques.

Signe de fin