DISCOURS SUR L’ADMINISTRATION
DE LA JUSTICE CRIMINELLE
prononcé par M. SERVANT,
avocat général
Ce discours a été imprimé en 1767 à Genève (Brissot de Warville)
Homo sum, nihil humani a me alienum puto (Térence).
On a dit avec raison que ce petit discours était
un chef d’œuvre de raisonnement, d'éloquence et de sensibilité.
Je ne l’ai point accompagné de notes, quoiqu'il en fût susceptible, à la vérité,
peut-être moins que tous les ouvrages publiés sur cette matière,
parce qu'elles auraient interrompu l’intérêt qu'on prend à le lire.
En parcourant tous les devoirs du magistrat, aucun ne m’a paru plus essentiel que l’administration de la justice criminelle ; et j’ai été surpris qu’un sujet si grand fût traité si rarement dans ces discours où l’on s’occupe du bien de l’État et des fonctions de la magistrature : un simple coup d’œil découvre dans cet objet mille rapports utiles ; et l’émotion continuelle que j’éprouvais en le considérant, m’a fait sentir qu’il n’est pas moins intéressant qu’utile.
Il n’appartient qu’aux hommes éloquents de communiquer leurs sentiments ; je suis bien éloigné de me flatter de ce succès, mais je n’accuserai que moi-même, et j’aurai trompé mon sujet.
Cependant ce sujet et mon zèle m’inspirent quelque confiance ; il faut même que je l’avoue, je désirerais que tous nos citoyens m’écoutassent en ce moment. Je voudrais leur dire : c’est pour vous, pour vous seuls, pour vous tous, que je vais parler ; je vais parler pour vos biens, vos libertés, vos vies : qui de vous pourra m’entendre avec indifférence ? Vous êtes libres aujourd’hui ; votre fortune, vos jours vous paraissent en sûreté : mais demain, peut être demain, vous serez accusateurs ou accusés ; et peut-être en cet instant un citoyen ennemi épie le moment de vous surprendre ; peut être un noir complot exposera votre vie aux soupçons de la justice ; qui le sait ? peut être un jour vos mains porteront des fers. Ô mes concitoyens !écoutez et rassurez-vous ; en exposant nos devoirs, je vais vous instruire de vos ressources ; apprenez le peu que vous avez à craindre, par les obligations que nous avons à remplir.
Mais en réclamant pour vous la justice la plus sacrée, j’ose à mon tour vous la demander pour moi-même ; et l’unique retour que j’espère et qui puisse me flatter, c’est de vous entendre avouer que je chéris des devoirs qui m’obligent à vous chérir vous-mêmes.
Toutes les vertus, toutes les qualités du magistrat, entrent dans l’administration de la justice criminelle ; mais je me borne à décrire les effets plus sensibles de la vigilance à prévenir et poursuivre le crime, de la diligence à instruire son jugement, et de l’équité qui doit le former.
Cependant, je demande avant tout, d’où vient la fatale nécessité qui oblige à punir des hommes ? d’où vient qu’ils ne sauraient se passer de lois criminelles ? Il semble qu’avec de bonnes lois civiles, les lois criminelles seraient à jamais inutiles ; car enfin qu’est-ce qu’une bonne loi civile ? C’est celle qui, paraissant agir de concert avec la nature, ne propose à chaque citoyen que ce qui convient à son bien-être, et ne lui défend que ce qui peut y nuire ; celle qui du bonheur de chacun compose le bonheur public, et consultant tous les intérêts particuliers, en forme un intérêt commun. Comment donc se peut-il qu’un citoyen viole de telles lois, qu’il veuille agir contre lui-même, et qu’il renonce à son bonheur pour trahir ses engagements ?
Le cœur humain explique aisément cette difficulté. De bonnes lois nous procurent le bonheur dans l’état social, mais elles retranchent du bonheur qu’on pourrait goûter dans l’état de nature : elles n’ordonnent rien qui ne convienne à notre bien-être, mais elles prohibent ce qui convient à nos plaisirs ; et ce qu’elles donnent au repos, elles l’ôtent aux passions ; enfin de bonnes lois révoltent d’abord par leurs prohibitions, et il faut une raison assez rare pour découvrir ce qu’elles rendent au travers de ce qu’elles ravissent.
L’homme, d’ailleurs, qui ne voit et ne connaît que lui-même, dominé par l’intérêt, forme toujours en secret le dessein de laisser les lois aux autres pour sa sûreté, et de s’en dégager lui-même pour son avantage : le lien qu’il voudrait resserrer pour eux, il le dénoue sourdement pour lui seul.
Et voilà les maux qu’il fallait prévenir ; voilà le but et l’ouvrage des lois criminelles : la punition qu’elles infligent à l’infraction des lois, est un nouveau motif pour les faire observer ; et tout l’art des lois criminelles consiste à si bien régler le poids des peines, qu’excédant toujours celui des passions, il fasse pencher infailliblement le citoyen du côté du devoir. Il n’est pas de mon sujet, encore moins de mes talents, d’entrer plus avant dans la nature des lois criminelles : je n’envisage que l’importance de leur administration ; et la nécessité de la vigilance dans le magistrat, est ce qui me frappe d’abord.
1°. La vigilance du magistrat est une attention continuelle sur les actions des citoyens
Je vois une mère autour de ses enfants ; elle les suit et les couvre de ses regards, les veille durant leur repos, et les observe sans cesse durant leur veille : plus attentive encore à prévenir les maux, qu’ardente à les soulager, elle dispose autour d’eux les objets, selon qu’ils conviennent à leurs faibles organes ; elle écarte, elle soustrait tout ce qui peut nuire et rapproche tout ce qui est utile ; elle compose, en un mot, de ses propres mains le bonheur de leur premier âge. Voilà l’idée que je me forme du magistrat au milieu de ses concitoyens ; ce que la nature inspire à l’une, le devoir le commande à l’autre : fonctions sublimes, où sont les cœurs assez grands pour vous remplir !
Avant l’ordre civil, l’homme était sans doute seul maître de lui-même : libre au milieu de la nature, toutes ses forces étaient à lui, et toutes n’étaient que pour lui : il était son premier moteur et son unique objet. Ses facultés, son repos, son bonheur, lui-même n’était point un effet social dont ses semblables eussent le droit de disposer ; seul il faisait un tout : si les hommes se choquaient entre eux, ce n’était pas des parties d’un même corps qui se désunissaient, c’était des corps séparés qui se faisaient obstacle.
Mais depuis qu’il s’est dépouillé de sa liberté naturelle pour se soumettre aux lois, depuis qu’il a cédé une partie de ses droits pour assurer la jouissance du reste, et resserré sa volonté pour étendre son pouvoir ; maintenant que son bonheur est en commun, un nouvel ordre s’est établi ; l’homme n’appartient plus à lui-même ; il est un bien de la société ; il n’est plus entraîné par les mouvements de sa volonté particulière ; il est guidé sur le plan d’une raison générale ; il reconnaît quelques supérieurs, mais tous les autres sont ses égaux ; il obéit, mais il n’est plus exposé à la violence : en un mot, le gouvernement est substitué à l’instinct, et le bonheur de l’homme est un ouvrage de la sagesse humaine.
Tel est du moins l’objet de la société civile ; et si les effets n’y ont pas toujours répondu, prenons-nous en à nous-mêmes, qui avons converti souvent en poison le remède le plus salutaire aux maux inévitables de l’état de nature.
Mais, certes, ce furent des hommes véritablement grands qui osèrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s’imposer le fardeau de la félicité publique ; qui, pour le bien qu’ils voulaient faire aux hommes, s’exposèrent à leur ingratitude ; et pour le repos d’un peuple, renoncèrent au leur ; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu’elle semblait leur avoir refusé.
Du moment que la société fut formée, et qu’ils osèrent promettre à leurs concitoyens de les rendre heureux ; dès que ceux-ci se furent reposés sur eux de leur destinée, de leur fortune, de leurs biens et de toute leur existence ; uniquement occupé de cet important objet, il ne fut plus permis au magistrat de se regarder lui-même ; amis, enfants, fortune, tout ce que les autres hommes aiment, tout ce qu’ils doivent aimer, tant de doux objets devaient disparaître devant lui ; il n’y avait plus rien entre lui et la patrie ; et s’il voulait remplir ses inconcevables devoirs, il ne lui restait pas un seul moment pour le reste.
Les exemples d’un si généreux dévouement sont rares, même dans l’antiquité ; mais ils n’en sont pas moins dans la loi du devoir. Il me semble entendre ce vertueux citoyen dire à ceux qui l’élevaient à la magistrature : Ô mes concitoyens, ayez soin de mes enfants ! Le père de famille termina ses fonctions sitôt que le magistrat eut commencé les siennes.
Mais nous n’avons pas besoin de rappeler ici ces traits héroïques, où l’on voit avec étonnement ce que peuvent l’amour de l’humanité, le respect du devoir et la passion de la gloire dans un cœur sublime ; nous ne parlons que de cette vigilance si nécessaire dans le magistrat pour la conservation des mœurs, celle des fortunes, du repos et du bonheur et tous les citoyens.
On parle souvent de l’équité du magistrat, et c’est peut-être la moindre de ses vertus ; c’est du moins celle qui doit paraître après toutes les autres ; c’est une ressource quand il n’en reste plus d’autre. Juger selon les lois n’est pas un grand art ; mais les faire observer, voilà l’art utile et difficile ; occupons-nous d’abord de prévenir les maux, il sera temps ensuite de les punir.
Mais quelle est donc cette vigilance d’où dépend l’ordre public ? Un magistrat n’a que les facultés que la nature accorde aux autres hommes ; et sans doute, si l’institution politique était un effet nécessaire de la nature, elle aurait donné aux hommes destinés à diriger les autres, une intelligence aux supérieure que leur dignité : mais l’art a tout fait ; il faut que l’art supplée à tout : un magistrat ne peut pas lui-même veiller avec cent yeux, agir avec mille bras, être présent partout, tout voir et tout connaître. Non, mais il peut disposer des forces qui lui sont confiées ; il a des yeux, des bras qu’il peut diriger ; c’est à lui de s’approprier toutes ces facultés étrangères, de les concentrer en lui-même, et de se multiplier par ses agents subalternes : c’est ainsi qu’un mécanicien ingénieux, aidé de quelques leviers, soulève des poids énormes avec une main faible.
Je ne sais, mais l’idée que je me forme d’un magistrat vigilant ne me semble pas exagérée ; je l’expose avec plus de confiance, parce que cette image appartient surtout au ministère auquel ma profession m’unit ; et je trouve sous ma main les traits que je paraîtrai choisir.
Un magistrat chargé de l’ordre public, souvent immobile en apparence, n’en sera que plus actif en secret ; il ne se fera point un vain appareil, une ridicule pompe des ressorts qu’il emploie ; il n’appellera point à grands cris ses concitoyens autour de lui, pour leur dire, voyez ce que je fais pour vous. Tranquille au-dehors, il paraîtra jouir le premier du repos qu’il fait procurer aux autres. Sans sortir un instant de sa place, il observera tous les mouvements de cette portion de la société dont il est surveillant ; il en appréciera la force, suivra leur direction ; et souvent, au lieu de les arrêter avec violence, il saura les détourner avec douceur. Ses opérations mesurées et secrètes, comme celles de la nature, produiront comme elle un effet infaillible et heureux : d’autant mieux informé qu il paraîtra moins s’enquérir, à peine aurait-il besoin de rien demander, parce que tout est disposé, pour lui parvenir.
C’est la vanité qui fait les choses d’éclat ; c’est l’amour du bien qui fait les choses utiles : le caractère de la vigilance, c’est le silence et l’attention ; et rarement on agit à propos, quand on est trop pressé d’agir : voir et attendre sont deux grandes règles dans toute administration publique ; mais enfin, quand il faut agir, ne rien faire que pour le bien, ne rien donner à sa gloire, à soi-même, diminuer le bruit pour augmenter l’effet : c’est ce qu’un homme vertueux seul peut faire, et souvent ce qu’un grand homme ne fait pas, parce qu’un grand nombre n’est ordinairement tel que par l’amour de la gloire.
Ne jugeons donc pas de la vigilance du magistrat par la multiplicité de ses actions ; l’ordre et l’exactitude en sont un meilleur signe. Un magistrat vigilant n’appesantit point la main sur le frein des lois, il le tient léger et presque insensible sur la tête du citoyen ; il observe plus qu’il n’agit, et plus il observe, moins il a besoin d’agir.
Défiez-vous de ces hommes publics, toujours agissants, toujours inquiets : ce que d’autres prennent pour vigilance, n’annonce qu’une âme timide et des vues incertaines. Leurs yeux toujours troublés ne reçoivent aucune image nette de tant d’objets divers qui s’y confondent ; ils s’agitent comme un enfant qui a perdu la lumière, et ils communiquent à la chose publique les ébranlements qu’ils reçoivent de tous côtés : encore une fois, ce n’est pas là être vigilant, c’est être inquiet ; rien ne donne plus de sécurité que de bien voir ce qui est ; et rien ne donne plus de loisir que de ne faire que ce qui est utile.
Un seul exemple, fait à propos et pris dans le principe, en prévient mille autres ; et voilà le grand effet de la vigilance : elle n’épargne au magistrat la peine d’arrêter les torrents, que parce qu’elle fait tarir les sources, et qu’étouffant le crime avant de naître, elle n’a presque jamais à le punir. Nous l’avons déjà dit, la vigilance rend presque l’équité superflue.
Vous voyez un citoyen qui refuse à la société le tribut de ses forces ou de son industrie ; un homme oisif est un méchant commencé ; semblable à ces liqueurs qui se corrompent dans le repos et rongent bientôt le vase qui les contient, il faut ou les jeter sans délai, ou les faire fermenter de nouveau.
L’homme public, s’il est vigilant, ne laissera pas le temps à l’oisiveté de se changer en vice ; en lui demandant compte de ton inaction, il lui coupera tout d’un coup le chemin du crime ; il fera sentir au citoyen oisif que, devenu suspect, il est à moitié criminel, et que désormais victime dévouée à la justice, il ne cessera d’être investi de ses regards. Que peut devenir l’oisiveté à qui l’on ôte l’espérance de mal faire ? Il faut qu’elle se corrige, ou qu’elle abandonne une terre qui ne nourrit que ceux qui la rendent féconde.
Si l’inimitié se glisse entre deux citoyens, aussitôt le magistrat vigilant se hâtera d’extirper les racines pénétrantes de la haine ; une légère satisfaction, une menace, un mot étoufferont souvent dans leur naissance les montres de la vengeance.
Les mœurs, surtout les mœurs occuperont son attention : elles sont le garant de toute vertu. Partout où les mœurs règnent, non seulement on observe les lois, mais on les aime ; et c’est le plus doux fruit des soins du magistrat que d’exciter dans le cœur des citoyens un amour pour les lois qui rejaillit sur lui-même.
Aussi tout ce qui tient aux mœurs, la tendresse des pères, la subordination des enfants, l’union des époux, la décence, la bonne foi, tous ces liens primitifs, qui entrent si bien dans la composition du lien social, seront conservés par lui. C’est là que le magistrat chargé de l’intérêt public doit allier la douceur à la force, l’insinuation à l’autorité.
Tout homme peut bien faire obéir les personnes ; mais qui saura persuader les cœurs ? Les mœurs ne se commandent pas, elles se montrent, elles s’inspirent ; et leur conservation sera le chef d’œuvre du magistrat. Mais n’oublions jamais que l’autorité de l’exemple est toujours la plus forte, et que la vigilance ferait en vain découvrir dans les autres, des vices qu’on pourrait nous reprocher à nous-mêmes.
Je me plais à considérer les heureux effets que de tels soins doivent produire dans la société politique. Une douce sécurité se répand dans tous ses membres, comme la chaleur de la vie dans un corps sain et bien constitué ; elle anime tous leurs mouvements ; chacun, libre et tranquille dans sa profession, se dit à lui-même : ma fortune, ma famille, ma vie est protégée par des lois sages et des magistrats vigilants ; sans cesse leurs yeux sont ouverts sur moi, pour en écarter les dangers de la société, et ceux même de la nature. A peine ils me laissent le soin de mon bonheur, et je le reçois tout formé de leurs mains.
Le laboureur, avant l'aube du jour, quitte le chaume de sa cabane pour aller fertiliser nos campagnes. Le négociant va chercher au loin nos besoins, sans craindre qu’un voisin ennemi fasse une invasion dans sa fortune, ou qu’un vil séducteur lui ravisse ou sa femme ou sa fille ; la justice veille à leur porte ; et dans leur absence chaque maison ; interdite à l’iniquité, est l’asile sacré de l’honneur et de la propriété.
Pense-t-on que le méchant, avec des exemples toujours présents de la vigilance du magistrat, ose se livrer à ses pernicieux desseins ? Il regarde autour de lui, et il ne voit que des témoins prêts à le dénoncer, et l’homme du peuple tout prêt à le poursuivre : il tremble, il pâlit, il se cache à sa vue ; il cherche l’ombre et ne trouve partout qu’une odieuse lumière : à peine l’idée du crime se présente, qu’il la comprime dans le fond de son âme, et il craint encore que l’œil perçant du magistrat ne la surprenne. Il fuit enfin une terre qui ne supporte pas le vice, ou devient bon en perdant l’espérance d’être méchant avec impunité.
Mais que la justice ferme les yeux un moment, et tout va changer de face : à mesure que la vigilance s’endort, le crime se réveille, le glaive des lois dans des mains engourdies ne peut plus l’effrayer ; il marche avec audace dès qu’il se croit sans témoins ; il attaque insolemment des citoyens dont les cris et le tumulte raniment trop tard un magistrat assoupi ; c’est alors qu’ils peuvent se plaindre à la fois de celui qui a fait le mal, et de celui qui n’a pas su le prévenir, et qu’en dénonçant le criminel, ils accusent le juge.
Que sert aux hommes d’avoir des lois, sils n’ont point de magistrats ? Que leur sert d’avoir réuni leurs forces, si le commun dépositaire n’en sait pas faire usage ? Que leur sert d’être bons, s’ils sont livrés aux méchants ? C’est dans ces tristes occasions qu’on se rappelle cette réponse noble et juste d’une femme qui demandait le troupeau qu’on lui avait enlevé pendant son sommeil. Vous dormiez donc bien profondément ? lui dit le magistrat. Oui, répond cette femme intrépide, parce que je croyais que vous veilliez pour moi. Ces deux mots sont la plus énergique leçon de l’indispensable devoir de la vigilance.
Cependant la vertu même a ses bornes, et dans ses excès elle est vice. Gardons-nous bien de confondre avec la vigilance ces dangereuses inquisitions sur les pensées des hommes, ou sur des actions indifférentes par leur nature ; séparons d’elle ces honteuses délations d’une lâche inimitié qui révèle avec malignité des maux qu’elle n’a pas eu le courage de faire. Le magistrat qui veille à l’ordre public, doit consentir d’ignorer ce qu’il est inutile ou dangereux de savoir : il ne doit point pénétrer trop avant dans ces mystères des familles, dont le secret fait la douceur et le prix ; qu’il ne vienne point troubler par sa présente sévère ces plaisirs innocents, quoique secrets, et qui prouvent l’ordre même et l’union des citoyens : resserrons bien plutôt ces tendres liens de la société, au lieu de les altérer par la défiance ; que l’ami soit toujours sûr de son ami, l’époux de son épouse, le frère de son frère, le père de ses enfants. Ce serait un crime d’armer la nature contre elle-même ; bientôt de vils espions remplaceraient de vertueux citoyens, et vous aviliriez les mœurs pour vouloir trop éclairer les actions. Peut-être, en un mot, il vaudrait mieux qu’on fût toujours assuré de trouver le magistrat au besoin, que de le voir réellement partout. Mais surtout sa présence ne doit pas être toujours suivie du châtiment et de la terreur ; il est plus doux d’annoncer la protection et la paix ; et l’œil de la justice n’est point celui du cyclope, qui ne s’ouvrait que pour choisir des victimes.
2°. Une règle non moins essentielle pour l’administration de la justice criminelle, c’est la diligence dans l’instruction
Il est étonnant qu’un devoir, si important, si sacré, soit si souvent négligé.
Un crime quelconque nuit toujours à quelque citoyen en particulier, et en général à toute la société dont il est membre. Le magistrat est chargé de ce double intérêt, et la diligence fait une partie de son devoir, parce qu’elle fait tout le succès de ses soins.
L’homme dans l’état de nature avait le droit de repousser la violence par la violence, et l’injure par l’injure ; chacun exigeait la réparation des maux qu’il avait soufferts, au gré des circonstances et de ses forces : ce n’était pas un des moindres inconvénients de l’état de nature ; les crimes du plus fort étaient toujours impunis, et ses vengeances étaient toujours atroces : l’amour propre, terrible dans sa délicatesse, écrase sans pitié tout ce qui le blesse ; et tel homme dans l’impétuosité de la passion sacrifierait l’univers pour une sensation.
L’ordre civil ramena tout à l’équité ; chacun, cessa d’être juge dans sa propre cause : des lois égales pour tous mesurèrent la réparation sur le mal, et le châtiment sur le crime, et des magistrats les firent exécuter sans passion comme sans pitié. Ils sont devenus les dépositaires de la force, et du droit que la nature a donné à tous les hommes de veiller à leur conservation, d’éloigner les maux et même de s’en venger. Chaque homme en devenant citoyen n’a cédé ses droits que pour en mieux assurer l’usage ; il n’a substitué la règle à la violence, que pour atteindre plus tôt à son but, et n’a renoncé à remploi de ses forces particulières, que pour acquérir celles du public : tel est donc le devoir du magistrat dans sa rigueur. Il doit punir l’offense avec plus de modération, mais peut-être avec plus de célérité que l’offensé lui-même ; et il semble que ce qu’il lui fait perdre sur la mesure du châtiment, il doit le lui faire recouvrer sur le temps.
Aussi tout citoyen qui dénonce un crime au magistrat, lui dit secrètement - « Je suis offensé, et peut-être je serais déjà vengé, si vous ne m’aviez lié les mains avec vos lois : je ne m’en plains pas ; moi-même j’y ai consenti, mais sous la condition que vous prendriez ma place en déployant pour ma défense toute la force publique ; j’ai rempli mon engagement et je n’ai point agi, c’est à vous d’exécuter le vôtre en agissant pour moi. Chaque moment perdu est une violation de vos serments, et il serait affreux de m’avoir ôté les forces de l’état de nature, pour me livrer sans défense aux maux de la société ».
Voilà ce que tout citoyen dit ou du moins sent en lui-même ; et tandis qu’il sollicite une réparation longtemps attendue, victime en même temps de l’audace du crime et de l’indolence du juge, il contemple sa situation avec amertume.
Mais le public, le public peut aussi demander compte d’un délai qui lui est fatal ; la société toute entière est blessée dans la personne de chacun de ses membres, et tout crime est un attentat public : l’état politique, on l’a dit mille fois, n’est que la réunion des forces particulières ; en altérer, en soustraire une seule, c’est porter atteinte à l’État, et le mal de chaque membre est ressenti par le corps entier.
Joignez à cet intérêt réel le serment social qui oblige les citoyens à prendre la défense de chacun d’eux, et vous jugerez quel devoir sacré doit faire voler le magistrat à la punition des crimes.
Un plus grand intérêt me frappe, c’est la nécessité de l’exemple dans l’administration de la justice criminelle ; dès que l’exemple du crime est donné, il n’y a plus un moment à perdre, il faut que celui du châtiment le suive : tout est perdu si l’on diffère ; et peut-être une foule de mauvais citoyens n’attendait que la première étincelle de l’exemple pour enflammer des vices déjà tout préparés. C’est ainsi que les mœurs se corrompent, que les lois tombent dans le mépris, que le lien social se relâche ; c’est ainsi que tout criminel est un ennemi public, par la violence qu’il emploie et par la corruption qu’il introduit, et qu’on doit punir à la fois le mal qu’il a fait et celui qu’il suggère.
Et voilà véritablement le grand but de la justice criminelle, un exemple pour l’avenir, plutôt que la vengeance du passé : la vengeance est une passion, et les lois en sont exemptes ; elles punissent sans haine et sans colère ; elles punissent même avec regret, et ce n’est pas sans regret qu’elles consentent à perdre un citoyen par le châtiment, après en avoir perdu quelque autre par le crime.
On les verrait plus avares du sang, s’il ne fallait quelquefois en prodiguer une partie pour sauver le reste, si le sacrifice d’un seul coupable n’en retenait mille autres dans le devoir : tout châtiment n’est donc qu’un acte politique dont le premier objet est la conservation des mœurs ; mais le magistrat ne remplira jamais cet important objet, si le châtiment n’est presque aussi prompt que le crime. Il faut que ces deux idées soient si intimement liées, qu’elles se succèdent sans intervalle, et que le dessein du crime ne se présente pas plutôt que la terreur de la peine.
Quand vous aurez ainsi formé la chaîne des idées dans la tête de vos citoyens, vous pourrez alors vous vanter de les conduire et d’être leurs maîtres. Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées : c’est au plan fixe de la raison qu’il en attache le premier bout ; lien d’autant plus fort que nous en ignorons la texture, et que nous le croyons notre ouvrage : le désespoir et le temps rongent les liens de fer et d’acier, mais il ne peut rien contre l’union habituelle des idées, il ne fait que la resserrer davantage, et sur les fibres molles du cerveau est fondée la base inaltérable des plus fermes empires.
Mais, pour former l’union de ces idées, il faut qu’elles soient réellement inséparables dans les objets, il faut en un mot que les citoyens voient toujours le crime aussitôt puni que commis.
Considérez ces premiers moments, où la nouvelle de quelque action atroce se répand dans nos villes et dans nos campagnes ; les citoyens ressemblent à des hommes qui voient tomber la foudre auprès d’eux ; chacun est pénétré d’indignation et d’horreur, les imaginations alarmées peignent vivement le danger, et les cœurs émus par la pitié plaignent dans les autres les maux qu’ils craignent encore pour eux-mêmes : voilà le moment de châtier le crime, ne le laissez pas échapper, hâtez-vous de le convaincre et de le juger ; dressez des échafauds, allumez des bûchers, traînez les coupables dans les places publiques, appelez le peuple à grands cris ; vous l’entendrez alors applaudir à la proclamation de vos jugements, comme à celle de la paix et de la liberté ; vous le verrez accourir à ces terribles spectacles comme au triomphe des lois : au lieu de ces vains regrets, de cette imbécile pitié, vous verrez éclater cette joie et cette mâle insensibilité qu’inspirent le goût de la paix et l’horreur du crime ; chacun voyant encore son ennemi dans le coupable, au lieu d’accuser le supplice d’une vengeance trop dure, n’y verra que la justice des lois. Tout rempli de ces terribles images et de ces idées salutaires, chaque citoyen viendra les répandre dans sa famille ; et là, par de longs récits, faits avec autant de chaleur qu’avidement écoutés, ses enfants rangés autour de lui, ouvriront leur jeune mémoire pour recevoir, en traits inaltérables l’idée du crime et celle du châtiment, l’amour des lois et de la patrie, le respect et la confiance pour la magistrature. Les habitants des campagnes, témoins aussi de ces exemples, les sèmeront autour de leurs cabanes, et le goût de la vertu s’enracinera dans ces âmes grossières, tandis que le méchant, consterné de la plus publique joie, effrayé de se voir tant d’ennemis, renoncera peut-être à des projets, dont l’issue n’est pas moins prompte que funeste.
Mais, si vous laissez évaporer cette chaleur qu’inspire le premier bruit du crime, si vous punissez tard, vous punissez inutilement ; en vain vous voudrez rappeler l’idée d’un attentat éloigné, une courte proclamation ne saurait en réveiller l’impression effacée par le temps. Le peuple, insensible au péril dont il a perdu le souvenir, ne s’attendrira que pour le coupable ; en le voyant sortir d’une longue prison, qui lui sera comptée comme un châtiment prématuré, la pitié parlera pour lui ; il n’aura plus cet aspect odieux que donne un crime encore récent ; et la justice restera seule au milieu des spectateurs muets, qui accusent en secret la sévérité et souhaiteraient de lui soustraire sa victime.
Mais que deviennent ces accusés qui, ravis tout à coup et durant des années entières à la société, paraissent sortir de dessous terre pour être livrés au supplice ?
Jetez les yeux sur ces tristes murailles, où la liberté humaine est renfermée et chargée de fers, où quelquefois l’innocence est confondue avec le crime, et où l’on fait l’essai de tous les supplices avant le dernier : approchez ; et si le bruit horrible des fers, si des ténèbres effrayantes, des gémissements sourds et lointains, en vous glaçant le cœur, ne vous font reculer d’effroi, entrez dans ce séjour de la douleur ; osez descendre un moment dans ces noirs cachots, où la lumière du jour ne pénétra jamais, et sous des traits défigurés contemplez vos semblables, meurtris de leurs fers, à demi couverts de quelque lambeaux, infectés d’un air qui ne se renouvelle jamais et semble s’imbiber du venin du crime, rongés vivants des mêmes insectes qui dévorent les cadavres dans leurs tombeaux, nourris à peine de quelques substances grossières distribuées avec épargne, sans cesse consternés des plaintes de leurs malheureux compagnons et des menaces d’un impitoyable gardien, moins effrayés du supplice que tourmentés de son attente ; dans ce long martyre de tous leurs sens, ils appellent à leur secours une mort plus douce que leur vie infortunée.
Si ces hommes sont coupables, ils sont encore dignes de pitié ; et le magistrat qui diffère leur jugement, est manifestement injuste à leur égard. La loi a prononcé un châtiment public qui doit suffire à la réparation de leur crime et à la satisfaction de la société ; ce long tourment d’une prison cruelle est une peine nouvelle dont il surcharge le coupable ; et c’est violer la loi que d’en excéder la mesure : excès d’autant plus funeste, qu’il nuit à la fois au coupable et au public, et que tous les moments consumés dans une prison sont perdus pour l’exemple des mœurs.
Mais si ces hommes sont innocents, ô douleur ! ô pitié ! A cette idée l’humanité pousse du fond du cœur un cri terrible et tendre. Quoi ! cet homme né libre gémit sous le poids des fers ; cet homme à qui la lumière et l’air du ciel étaient destinés, respire à peine dans un affreux cachot ; ce père de famille est arraché avec violence des bras de son épouse et de ses enfants ; le deuil, le désespoir et la faim se sont emparés de sa tranquille habitation ; ces bras qui tenaient embrassés une épouse tendre, une progéniture naissante, ces bras qui leur donnaient la subsistance, qui semaient, qui recueillaient, ces bras si nécessaires à l’État, sont indignement liés ; un cœur pur et sans reproche est dans des lieux souillés de remords ; l’innocence, en un mot est dans le séjour du crime ! C’est là qu’on ne peut s’empêcher de gémir profondément sur les malheurs de l’humaine condition ; c’est là, qu’en jetant les yeux vers la Providence, on dit avec autant d’amertume que d’étonnement, ô homme, quelle est ta destinée ! Souffrir et mourir, voilà donc les deux grands termes de ta carrière.
Quel magistrat un peu sensible à ses devoirs, à la seule humanité, pourrait soutenir ces idées ? Dans la solitude d’un cabinet pourra-t-il, sans frémir d’horreur et de pitié, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortunés du crime ou de l’innocence ? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gémissantes sortir de ces fatales écritures et le presser de décider du sort d’un citoyen, d’un époux, d’un père, d’une famille ? Quel juge impitoyable, s’il est chargé d’un seul procès criminel, pourra passer de sang-froid devant une prison ? C’est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce détestable séjour mon semblable, peut-être mon égal, mon concitoyen, un homme enfin ! C’est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes ! Peut-être le désespoir s’est emparé de son âme ; il pousse vers le ciel mon nom avec des malédictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux ! Les lois me crient de juger, le public me crie de juger, le malheureux criminel me le crie aussi ; et moi je diffère, je me livre au repos ! Peut-être en ce moment l’espoir de l’impunité se glisse dans le cœur du méchant ; il attendait dans la consternation le châtiment de son complice : mais le délai le rassure et ranime ses projets ; déjà peut-être il lève le couteau sur la tête de quelque citoyen ! Scélérat, arrêtez ! les prisons vont s’ouvrir ; du moins avant le crime, venez assister à son châtiment.
Le comble de la perfection des lois et de l’honneur pour la magistrature serait de rendre les prisons inutiles ; au lieu de quelques vains monuments des arts, quel triomphe si, montrant nos prisons et nos hôpitaux déserts, nous pouvions dire aux jaloux étrangers, tous nos citoyens vivent dans l’aisance et la vertu ! Mais tant de bonheur ne peut être espéré ; et des hommes qui ne violeraient point les lois, n’en auraient pas besoin. N’aspirons point à faire un peuple de sages, c’est assez qu’il soit bien gouverné, et sans doute on ne niera pas que la diligence à punir le crime ne soit une des plus importantes règles d’un bon gouvernement. En un mot, veut-on maintenir l’ordre public ? Que les méchants soient observés avec vigilance, poursuivis sans relâche et jugés sans délai ?
Je m’adresse ici surtout aux juges inférieurs, chargés de guider les premiers pas de la justice ; c’est à eux qu’il importe le plus d’être diligents. Osons le dire, la justice, qui devrait être égale dans sa marche et inaltérable dans sa force, ne ressemble que trop aux hommes qui la rendent : faible dans sa naissance, elle languit souvent au premier degré, et quelquefois expire avant de le franchir. Quels abus ne pourrait-on pas révéler dans ces justices seigneuriales, où la punition des délits n’est qu’un calcul économique, dans lequel la sûreté des vassaux est toujours comptée comme la plus petite valeur, en comparaison de la fortune du seigneur ! C’est là qu’on voit souvent le crime s’ériger un domicile sous les yeux même de la justice ; ou, si le magistrat a quelque pudeur et redoute encore la censure, le comble de son équité est de forcer un scélérat d’aller nuire au-delà de son ressort : il transplante dans les terres voisines une plante venimeuse qu’il aurait dû détruire. Magistrats, qui veillez à l’entrée de la carrière que doit parcourir la justice, c’est à vous du moins de l’aplanir ; vos supérieurs et vos concitoyens vous observent ; le devoir parle, et l’estime ou le reproche vous attendent.
Je sais que votre ouvrage est long et difficile ; je sais que c’est à vous d’appeler les témoins, de rechercher et de recueillir les preuves, d’entendre le coupable, et de tracer toute l’histoire du crime avant son jugement : mais plus vous avez à faire, plus vous devez vous hâter ; le temps qui manque à la paresse, est créé par la diligence. Je vous annonce déjà le fruit de vos travaux ; et la plus digne louange que vous pourrez recevoir, sera d’être imités par vos supérieurs. Eh ! d’ailleurs, quelle douce satisfaction pour un vrai magistrat, pour un cœur citoyen, pour une âme sensible, de penser, de se dire à soi-même : le repos public est mon ouvrage ; c’est par moi que le crime est puni, et que l’innocence jouit de ses droits ; les prisons ne sont plus qu’un dépôt passager, purgé sans relâche du limon de la société ; grâce à ma diligence, je ne vois plus que d’honnêtes gens autour de moi ; je n’ai pu souffrir le crime sur la même terre que j’habite, je l’ai exterminé ou banni ; ou s’il reste encore quelque homme pervers, il tremble à mon seul nom, comme à celui de son plus terrible ennemi ; il m’en a coûté mon repos, mais j’en suis bien payé ; j’ai fait du bien, et tous les jugements que j’ai rendus pour les hommes, sont des monuments de vertu !
On vante la diligence du magistrat dans l’administration de la justice civile ; c’est une vertu sans doute, mais sachons la placer à son rang : la diligence dans l’administration de la justice criminelle doit passer bien loin devant elle. Eh ! qu’est-ce que cette justice civile qui s’occupe à distribuer quelques lambeaux de terrain, qui n’a pour objet que des biens si étrangers à l’homme ; qui souvent est forcée de les donner au moins digne, d’enlever malgré elle la terre au citoyen laborieux, pour la donner au citoyen oisif, de dépouiller l’économe pour enrichir l’avare, et qui n’est en effet que l’agente de quelques hommes riches, qui seuls possédant tout, peuvent encore se disputer quelque chose ? Qu’est-ce que cette justice auprès de la justice criminelle, qui traite de la vie ou de la mort des citoyens, de leur honneur ou de leur infamie, de leur état ou de leur néant ? Hommes avides et contentieux, qu’on ne peut approcher sans querelle et sans haine ! vous, qui semez les procès sur les campagnes, et dont les limites dévorent les terres qu’elles touchent, vous sollicitez vos juges sans relâche, vous murmurez du moindre délai, le temps même de l’examen vous pèse ; rien n’est épargné pour communiquer aux magistrats la vivacité de vos mouvements ; amis, parents, intérêts, vous les poussez, vous les tirez par toutes les forces du cœur humain : cependant vous vivez, vous êtes libres ; vous jouissez de tous les avantages de la société ; peut-être vous seriez heureux si vous saviez être modérés, et vous ne songez pas que des infortunés languissent dans des cachots entre la mort et la vie ; malheureux s’ils sont coupables, plus malheureux s’ils sont innocents ; vous ne songez pas que l’ordre public est violé, et que l’État attend le châtiment d’un criminel ennemi, ou la liberté d’un citoyen innocent.
Soyez justes une fois, laissez un moment vos vains débats, et faites place à de plus grands intérêts ; ou si vous voulez acquérir le droit de vous plaindre, devenez citoyens, oubliez votre cause, et prenez celle du public ; sollicitez pour cet accusé qu’on attaque, et vous vous plaindrez alors, si la justice vous renvoie.
Messieurs, unissons ces deux objets, et donnons à la fortune comme à la personne des citoyens une protection aussi prompte que sûre : nous leur devons toutes nos journées ; et si le jour ne suffit pas, nous leur devons encore nos veilles. La lampe du magistrat qui travaille pour le public, doit s’allumer longtemps avant celle de l’artisan qui ne travaille que pour lui-même ; il n’est plus temps de regretter le repos, de réfléchir sur nous-mêmes ; nous nous sommes donnés ; notre serment est fait ; gardons-nous d’offrir les premiers l’exemple de l’infidélité : et surtout n’oublions jamais que la célérité du jugement fait une partie de la justice ; que c’est être injuste que de juger trop tard. Après cela, quel est notre devoir ? D’être équitables.
3°. Je vois deux choses dans tout jugement criminel, la déclaration de culpabilité, et celle de la peine.
Dans tout jugement criminel, on prononce quel est l’auteur du crime et quel châtiment lui convient ; l’un est l’ouvrage du juge, l’autre ne devrait appartenir qu’a la loi.
C’est à la vigilance du magistrat à découvrir le crime, et c’est à son discernement de reconnaître le coupable. Je suppose donc que le crime est constaté, et qu’il ne reste plus qu’à découvrir celui qui l’a commis : alors le magistrat est parvenu à l’instant le plus critique de ses fonctions, et sa raison doit gémir sous le fardeau du devoir.
Tous les jours dans la société l’on demande quel est l’auteur de telle action ; à chaque moment on résout sans hésiter des questions semblables ; et nos fréquentes erreurs ne nous dégoûtent point de notre confiance précipitée.
Peu importe, il est vrai, que l’esprit humain impatient et vain distribue au hasard ses jugements insensés sur des faits indifférents ; mais sur la vie et l’honneur des citoyens, sur l’existence des hommes et tout ce qui la rend précieuse, que notre faible raison s’arrête avant de prononcer ; qu’elle consulte ses forces et mesure l’abîme qu’elle va franchir.
Qu’est-ce qu’un fait ? Une chose qui se passe hors de nous, et nous ne pouvons rien connaître qu’en nous-mêmes : c’est un être éloigné qu’il faut voir là où il n’est pas, et saisir avec un instrument qui ne peut le toucher. Comment osons-nous l’assurer ? Voilà de ces difficultés que le peuple ne sait pas se faire et que le philosophe ne sait pas résoudre. Sitôt qu’il se retire en lui-même et ramasse toutes ses idées dans son âme, il est effrayé des étroites limites de son existence. L’univers disparaît devant lui, et bientôt de tant d’objets il ne lui reste plus que Dieu et l’espace ; et quand enfin, après avoir tourné longtemps autour de son être, il aperçoit l’issue de son âme par le sens unique du toucher, quand il connaît que ses deux bras sont les faibles appuis sur lesquels elle traverse en chancelant l’espace immense qui la sépare du monde corporel, s’il est modeste, il s’écrie : - ô étonnante nature, je ne prétends point t’expliquer ; tu es, et cela me suffit !
Voilà pourtant avec quels instruments l’homme entreprend d’envahir les faits présents et passés. Être faible et passager ! Apprends à te connaître, mesure tes bras, et vois s’ils touchent aux cieux et s’ils pénètrent dans les abîmes ; espère moins, observe davantage ; ne t’éloigne pas de toi-même, et contente-toi de ce que tu peux atteindre.
C’est bien assez qu’en appliquant avec soin tous nos sens, en les guidant l’un par l’autre, en rectifiant leurs erreurs par l’expérience, et fortifiant l’expérience par la raison, nous puissions dire quelquefois, cela est, et ce fait est réel. Laissons les hommes vulgaires recevoir aveuglément le résultat tumultueux de leurs sens, affirmer tout autant qu’ils sentent, et peupler l’univers de faits imaginaires.
Il faut l’avouer, la science des faits, quiest la base de toutes les autres, et aussi la moins avancée. Quand le philosophe, recueilli en lui-même, poursuit la vérité au travers de ses propres idées, maître de l’espace où il la cherche, il est rare qu’avec un peu d’attention et de courage il ne parvienne à la découvrir. Mais sitôt qu’il s’agit de la trouver hors de lui-même, sitôt qu’elle erre librement dans l’espace immense de la nature, à peine la sagacité des gens et l’industrie des arts peuvent-elles bien la saisir quelquefois. Aussi les connaissances humaines sont une mer de raisonnement, où le philosophe navigue sur quelques faits, pour n’aborder souvent qu’en des terres désertes.
Ces réflexions ont plus de rapport qu’on ne pense avec les fonctions du magistrat ; et souvent il est plus difficile de découvrir l’auteur d’un crime, que l’existence d’un phénomène naturel, ou la vérité d’un fait historique. Le scélérat prend soin de se cacher et de rompre toute communication entre son crime et lui. Le juge est égaré par sa propre faiblesse et par l’industrie d’un autre ; s’il manque une fois le fil du vrai, il ne le trouvera point ailleurs ; le fait qu’il étudie est unique et ne peut être observé dans un autre fait semblable.
Le physicien au contraire, qui cherche un fait dans la nature, la trouve aussi féconde dans les effets qu’uniforme dans la manière de les produire ; ce qui lui échappe dans le grand, il le retrouvera dans le petit ; un fait en indique toujours un semblable, et la route de l’analogie le conduit à la vérité la plus éloignée. Qu’il sache seulement se transplanter où elle est, elle ne fuira point à son approche, il est sûr de la saisir.
Les faits de l’histoire sont aussi la plupart des actions publiques qui ont eu des nations entières pour témoins, des générations, des monument et des écrivains pour les transmettre. Cependant prenez l’histoire et laissez-en évaporer l’erreur et le mensonge : vous trouverez, après une longue distillation, un peu de flegme insipide et quelques éléments grossiers d’un corps dissous ; c’est à dire, quelques faits principaux et sans liaison.
L’histoire de la nature n’en est qu’une image défigurée, et il était réservé à un philosophe de nos jours de la voir comme elle est, et de la peindre comme elle plait. Enfin nous avons vu des théories entières s’élever tout-à-coup par la magie de l’esprit humain, et à peine peut il planter dans ses connaissances quelques faits importants : aussi tout homme sage, qui réfléchit sur lui-même, est-il tenté de se jeter dans un doute qui le ferait paraître presque insensé aux yeux des hommes présomptueux, qui n’ont jamais voulu se connaître et vérifier ce qu’ils sont.
Tous les jours, dans les circonstances les plus communes de la vie, nous avons l’occasion de nous convaincre de nos erreurs : ce qui s’est passé presque sous nos yeux, les faits qui sont sous notre main nous échappent ; et tel qui pâlit sur l’histoire des siècles passés, interroge inutilement les hommes qui l’environnent sur les événements de sa propre maison. Eh ! comment ne serions-nous pas trompés par les témoignages ? Nous le sommes par nos sens ; ou si nos sensations font fidèles, notre mémoire les altère, et souvent ce que nous croyons ne ressemble en rien à ce que nous avons vu.
Mais laissons ces exemples éloignés, lorsque nous en avons tant d’autres qui nous sont propres. Ayons le courage de nous rappeler le souvenir de ces lamentables histoires consignées dans toutes les archives de la magistrature, de ces fatales erreurs qui ont fait périr l’innocence sous les apparences du crime. Juges malheureux, mais excusables, vains jouets d’un hasard cruel qui se plaisait à marquer une tête innocente de tous les caractères du crime ! Déplorable fatalité, qui égarait la raison par ses propres règles, et forçait la main du magistrat, malgré les résistances du cœur ! Arrêtons-nous un moment ; et si nous sommes humains, pleurons sur les cendres de ces infortunés ; écoutons surtout la voix salutaire qui s’élève du fond de leur tombeau ; elle crie à tout magistrat : « Toi qui dispose quelquefois de la vie des hommes, et qui peut abréger encore l’existence de cet être admirable qui ne parait qu’un instant dans le temps ; toi qui juge tes semblables, fais-toi réciter mon histoire, et tremble sur ce que tu vas faire ; ne t’assure ni sur ton expérience, ni sur les preuves ; cette confiance a égaré tes prédécesseurs ; songe que ton intelligence n’a qu’une forme, et que les combinaisons des circonstances font variées à l’infini ; mesure ta raison avant que de mesurer tout par elle ; sens ta faiblesse, et juge après, si tu l’oses. Après ces terribles exemples de l’innocence condamnée, ose dire à ce malheureux accusé : cela est, c’est toi qui l’as fait, et tu mourras ».
Cependant il le faut, et puisqu’il y a des hommes assez vils pour mériter d’être châtiés, il faut des magistrats assez courageux pour les condamner : je dois, même l’avouer, la spéculation découvre dans cet objet des obstacles que la pratique surmonte avec une facilité qu’on n’imaginerait jamais.
L’homme est admirable dans sa nature ; son intelligence et son industrie semblent se proportionner à ses besoins ; l’ardeur de la gloire, ou l’amour du devoir, en développant les forces et les talents, donnent à chacun la forme et la mesure de sa place. J’ai vu de jeunes magistrats deviner les hommes avant de les connaître ; j’en ai vu d’anciens, qui dans la solitude ne les avaient point oubliés, remplaçant tantôt l’expérience par l’attention, tantôt l’attention par la sagacité. En un mot, il parait aussi difficile de former un bon jugement sur une accusation criminelle, qu’il serait rare d’en citer un mauvais. A Dieu ne plaise que les principes rigoureux que j’établis puissent dégoûter de nos fonctions ! C’est assez qu’ils nous inspirent cette défiance de nous-mêmes, dont la sagesse est le fruit.
Convaincu de la difficulté comme de l’importance de son devoir, le magistrat ramassera toutes les lumières de son esprit et toutes les vertus de son cœur, et marchera, si je puis ainsi dire, armé de toutes ses forces, à la découverte du crime.
Mais quelle route doit-il tenir ? Je ne puis et je n’oserais la tracer : dans ces matières de pure vraisemblance, la raison humaine cesse de se conduire elle-même. Elle n’a presque plus d’autre guide que l’expérience ; ce guide est bien différent pour des lieux, des temps, des hommes différents ; souvent on les voit tous arriver au même but par des routes entièrement séparées ; semblables aux voyageurs obligés de se tracer eux-mêmes un chemin dans ces déserts couverts de sable que les vents transportent de tous côtés ; les motifs infinis de probabilité sont en effet des grains de sable sur lesquels la raison humaine doit imprimer une trace. Cet art n’a point de règles, ou du moins il n’en a que très peu ; et encore sont-elles si générales, qu’à peine elles trouvent quelque prise sur les cas qui se présentent surchargés de circonstances particulières.
Nous observerons seulement que le premier soin du juge doit être de bien connaître le crime dont il va juger l’accusation.Nulle circonstance n’est à négliger : le lieu, le temps, les personnes, tous les signes qui accompagnent le délit ; il faut observer le crime par tous les côtés : on a vu souvent sortir d’une ouverture imperceptible, une lumière soudaine qui éclairait le magistrat. Que de détails ce soin exige ! Le choix des hommes qui vérifient le délit ; l’attention à ne croire que ce qu’ils peuvent savoir ; la connaissance exacte des lieux, celle du temps où le crime a été commis ; le caractère, l’intérêt de ceux qui accusent. Que de jugements préalables il faut porter avant le dernier ! Que de fils il faut séparer pour démêler le nœud d’une seule action ! Malheur au juge qui ne sentirait pas l’importance de ces détails ! Rien n’est petit dans un si grand intérêt ; et puisqu’il faut confronter, pour ainsi dire, le crime avec l’accusé, l’on ne saurait trop les étudier l’un et l’autre, pour discerner leurs mutuels rapports ; car, s’il est important de bien connaître le crime, il l’est peut-être encore davantage de bien connaître l’accusé.
Je sais que nos lois défendent les perquisitions sur toute autre action que celle qui fait l’objet de l’accusation ; mais en cela elles ont plutôt voulu limiter les procédures que régler l’opinion du juge ; et il serait bien téméraire de prononcer sur l’injustice ou la vérité d’une accusation, sans avoir au moins quelqu’idée du caractère, des mœurs et des intérêts de l’accusé.
Mais, quoi ! Faudra-t-il apprendre toute l’histoire de sa vie secrète, pour juger d’une seule action qui intéresse le public ? Faudra-t-il fouiller dans les années, pour éclaircir un seul moment ? Sans doute il serait à souhaiter qu’on le pût ; il serait à souhaiter qu’on pût allier la célérité de la justice à la lenteur de la sagesse : mais tout ce qui est humain a ses inconvénients ; et dans l’état politique surtout, la règle la plus commune du magistrat est de passer sur les petits maux pour saisir les grands avantages. Plus on réfléchit sur cette matière, plus on voit qu’il faudrait être au-dessus de l’homme, pour bien gouverner les hommes. Il faut savoir renoncer à ces perfections chimériques dans un monde où tous les effets ne paraissent qu’une combinaison variée du bien avec le mal ; et sans doute la morale n’aura jamais dans la pratique cette infaillibilité que nous n’avons pas encore pu lui donner dans la théorie.
Il est donc vrai qu’à prendre les choses dans leur rigueur, ce ne serait pas trop de la vie d’un homme pour décider de celle d’un autre ; mais notre sagesse est l’art de nous borner. Quelques traits bien choisis, quelques moments bien vus dans la vie d’un accusé, suffiront pour représenter au juge les intérêts et ses mœurs.
Dans la société, peu d’actions sont isolées ; le mouvement qu’elles excitent se communique de proche en proche à tout ce qui les touche ; les hommes les plus grossiers sont des moralistes très pénétrants, à qui l’intérêt personnel révèle, par un sentiment exquis, tous les défauts de ceux qu’il leur importe de connaître. Que le juge sache choisir ses témoignages et régler ses informations : qu’il veuille savoir seulement, et bientôt il sera instruit ; il saura si cet homme qu’on accuse d’un meurtre est violent ou modéré, s’il aime à se venger, s’il avait intérêt de le vouloir ; le passé lui éclaircira le présent, et c’est en comparant le crime et l’accusé, qu’il posera les plus grands termes de la probabilité, dont le dernier jugement n’est qu’un calcul général. Est-ce un homme connu par des mœurs douces, qu’on accuse d’une action atroce ? Est-ce une fille timide et faible à qui l’on impute un crime audacieux et difficile ? Un citoyen chéri par son désintéressement et sa probité, est-il déféré pour un trait infâme et bas ? La raison se révolte contre une accusation qui choque déjà la vraisemblance, et fuit d’elle-même à la seule présence de l’accusé.
Vous, qui jugez les hommes, tenez-vous en garde contre ce faux principe, que les hommes sont tous également capables de tout ; que le cœur humain, né pervers, enfante des monstres sans effort, et qu’il ne faut qu’un moment pour mêler l’innocence et le crime. Ne déshonorez point votre nature par un noir penchant à la soupçonner ; ayez toujours égard à une vie jusqu’alors innocente et pure. Montrez que vous êtes vertueux vous-mêmes par une noble confiance en la vertu. En un mot, je le répète, pour bien juger du présent, consultez attentivement le passé.
Mais que cet ouvrage est difficile ! Qu’il est à craindre que la prévention ne vienne défigurer, l’image des objets que le magistrat doit si bien connaître ! Les passions, que dis-je, les vertus même nuisent à ses lumières. Une âme sensible et remplie de maximes austères s’indigne à la seule vue du crime, et les noires idées qu’il lui suggère se répandent sur l’accusé ; le magistrat s’obstine d’autant plus dans ce sentiment dangereux, qu’il flatte en secret sa vertu. Il n’y a point d’égarement plus funeste : on peut encore espérer quelque chose des remords d’un juge corrompu ; mais on ne doit rien attendre d’un juge séduit par lui-même, qui ne trouve plus de lumière pour revenir après les avoir toutes employées à s’égarer. Toutes les circonstances, toutes les preuves s’altèrent et se corrompent dans son esprit, en fermentant sur un levain aigri par la prévention par la haine. Les objets perdent à ses yeux leur véritable forme, et l’air même de l’innocence ne lui offre que l’aspect odieux du crime. Si nous voulons prévenir des erreurs si fatales, ne perdons jamais de vue que la distance est toujours infinie entre le criminel et l’accusé ; ne cessons jamais de le regarder avec des yeux d’indulgence et de paix ; et si malgré nous des sentiments trop vifs s’insinuent dans notre âme, si nous sentons contre l’accusé les premiers mouvements de l’indignation et de la haine, ne tardons pas un moment, retirons-nous, cessons d’être juges ; nous sommes parties, et notre conscience nous récuse. La conscience ! Quel mot ai-je prononcé ! La conscience éclairée est un oracle divin pour le magistrat ; mais c’est un imposteur funeste au genre humain dès qu’elle est aveuglée.
Religion pure et sainte, toi qui aimes tous les hommes, et que tous les hommes devraient aimer, par quelle fatalité a-t-on versé des flots de sang en ton nom ? Tu condamnes ces horribles sacrifices, et tu puniras plus sévèrement les furieux qui abusent de tes lois, que les infortunés qui les ignorent. Voilà la source de la prévention la plus fatale. Toute justice est perdue, sitôt que le magistrat s’enquiert de la religion d’un accusé, s’il juge de sa morale sur ses dogmes, et s’il lui demande, que crois-tu, avant de lui demander, qu’as-tu fait ! Nous avons averti le magistrat vertueux de se défier même de la haine du crime ; mais que dire au magistrat superstitieux contre les fureurs du fanatisme ? Nous pouvons gémir sur ses ravages ; mais nuls conseils ne peuvent les arrêter ; le voyez-vous un fer sacré dans une main et le code religieux dans l’autre, morne dans son délire, les regards tournés vers le ciel, et s’écriant avec fureur : vils mortels, croyez on périssez. Il s’avance au travers des siècles, laissant après lui de longues traces de sang ; cependant, à mesure qu’il s’approche de nous, la raison naissante, sans oser l’attaquer de front, lui jette des obstacles qui retardent sa marche ; mais, patient dans sa fureur et caché dans sa violence, il mine sourdement ces barrières ; et nous l’avons vu tout-à-coup lever sa tête hideuse au milieu d’un siècle qui écoutait les leçons de la paisible philosophie.
Détournons nos regards de ces tristes scènes, et suivons encore quelques pas le magistrat dans l’administration de la justice criminelle.
Le moment critique est arrivé, où l’accusé va paraître aux yeux de ses juges : je me hâte de le demander, quel est l’accueil que vous lui destinez ? Le recevrez-vous en magistrat, ou bien en ennemi ? Prétendez-vous l’épouvanter ou vous instruire ? Que deviendra cet homme enlevé subitement à son cachot, ébloui du jour qu’il revoit, et transporté tout-à-coup au milieu des hommes qui vont traiter de sa mort ? Déjà tremblant, il lève à peine un œil incertain sur les arbitres de son sort, et leurs sombres regards épouvantent et repoussent les siens. Il croit lire d’avance son arrêt sur les replis sinistres de leurs fronts ; ses sens déjà troublés sont frappés par des voix rudes et menaçantes ; le peu de raison qui lui reste, achève de se confondre, ses idées s’effacent, sa faible voix pousse à peine une parole hésitante, et pour comble de maux ses juges imputent peut-être au trouble du crime un désordre que produit la terreur seule de leur aspect. Quoi, vous vous méprenez sur la consternation de cet accusé, vous qui n’oseriez peut-être parler avec assurance devant quelques hommes assemblés ! Éclaircissez ce front sévère, laissez lire dans vos regards cette tendre inquiétude pour un homme qu’on désire trouver innocent ; que votre voix, douce dans sa gravité, semble ouvrir avec votre bouche un passage à votre cœur ; contraignez cette horreur secrète que vous inspirent la vue de ces fers et les dehors affreux de la misère ; gardez-vous de confondre ces signes équivoques du crime avec le crime même ; et songez que ces tristes apparences cachent peut-être un homme vertueux, Quel objet ! Levez les yeux, et voyez sur vos têtes l’image de votre Dieu qui fut un innocent accusé : vous êtes homme, soyez humain ; vous êtes juge, soyez modéré ; vous êtes chrétien, soyez charitable. Homme, juge, chrétien, qui que vous soyez, respectez le malheur ; soyez doux et compatissant pour un homme qui se repent, et qui peut-être n’a point à se repentir.
Mais laissons la contenance du juge, pour parler d’un art dangereux, dont j’ai souvent entendu vanter l’utilité ; c’est celui d’égarer l’accusé par des interrogations captieuses, même par des suppositions fausses, et d’employer enfin l’artifice et le mensonge à découvrir la vérité. Cet art n’est pas bien difficile ; on trouble la tête d’un malheureux accusé par cent questions disparates : on affecte de ne pas suivre l’ordre des faits ; on lui éblouit la vue en le faisant tourner avec rapidité autour d’une foule de différents objets ; et l’arrêtant tout-à-coup, on lui suppose un aveu qu’il n’a point fait ; on lui dit : voilà ce que tu viens de confesser ; tu te contredis, tu mens, et tu es perdu.
Quel méprisable artifice ! Et quel est son effet ? L’accusé reste interdit ; les paroles de son juge tombent sur sa tête comme une foudre imprévu ; il est étonné de se voir trahi par lui-même ; il perd la mémoire et la raison ; les fait se brouillent et se confondent ; et souvent une contradiction supposée le fait tomber dans une contradiction réelle.
Est-ce ainsi que doit procéder la naïve équité ? Et depuis quand les actes de la justice sont-ils un combat de sophiste ? Encore si l’accusé, comme on l’a fait chez quelques nations sages, avait un défenseur qui pût parler à sa place et secourir sa faiblesse ; si un homme de sang-froid répondait à un juge tranquille, et que la sagacité fût interrogée par l’adresse ; s’il y avait en un mot quelque égalité entre l’attaque et la défense : mais un homme grossier devant un magistrat exercé, un accusé saisi d’effroi devant un juge calme et maître de lui-même, un homme dont l’unique ressource est la vérité, tandis qu’on emploie contre lui celle de l’artifice et du mensonge ; non, cet art est odieux autant qu’injuste ; n’en souillons point nos honorables fonctions ; n’ayons d’autre art que la simplicité ; allons au vrai par le vrai ; suivons un accusé dans tous les faits, mais pas à pas et sans le presser ; observons sa marche, mais sans l’égarer ; et s’il tombe, que ce soit sous l’effort de la vérité, et non pas sous nos pièges.
Ici un spectacle effrayant se présente tout-à-coup à mes yeux ; le juge se lasse d’interroger par la parole, il veut interroger par les supplices ; impatient dans ses recherches, et peut-être irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaînes, des leviers et tous ces instruments inventés pour la douleur. Un bourreau vient se mêler aux foncions de la magistrature, et termine par la violence un interrogatoire commencé par la liberté.
Douce philosophie, toi qui ne cherches la vérité qu’avec l’attention et la patience, t’attendais-tu que dans ton siècle on employât de tels instruments pour la découvrir !
Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette méthode inconcevable, et que l’usage la consacre ? Et nous reprochons aux anciens leurs cirques et leurs gladiateurs, à nos pères leur épreuve de l’eau et du feu. Ah ! plutôt que de le livrer au bourreau, faisons combattre un accusé sur l’arène, du moins il aura la liberté de se défendre : qu’on le jette au milieu des flammes, il aura du moins l’espérance du hasard ou de la fuite. Cruels insensés que nous sommes ! Sont-ce des gémissements que nous voulons entendre ? Ah ! sans doute, on peut ordonner la question ; mais si c’est la vérité que nous cherchons, est-ce dans le trouble de la douleur que nous espérons la trouver ? Hélas ! quel est celui d’entre vous qui n’a pas éprouvé la douleur ? Quel homme ignore sa terrible impression sur un être que la sensibilité rend si faible ? L’homme qui souffre ne ressemble plus à lui-même ; il gémit comme un enfant, et s’agite comme un furieux ; il appelle à son secours la nature entière ; sa faible intelligence partage bientôt l’émotion de ses sens, et l’augmente encore par l’imagination : ses idées ne sont pas moins altérées que ses traits ; toutes ses facultés agissantes et abattues tour à tour, s’agitent et retombent, et dans cette convulsion générale de son être, rien n’est constant que le violent désir de la faire cesser. Ramassez, si vous le voulez, tous les crimes, et poursuivez un homme par la douleur ; il va s’en couvrir, s’il croit y trouver un asile. Le plus grand crime pour notre nature, c’est de souffrir, et la mort même ne serait rien si la douleur ne précédait.
Je sais ce qu’on doit aux coutumes anciennes, et j’étoufferais ici le cri du sentiment ; je me défierais surtout de mon jugement incertain, si je ne voyais les meilleurs gouvernements et les peuples les plus sages proscrire avec horreur la question, et l’insulter chez nous comme dans son dernier refuge. Nos plus grands hommes, nos premiers génies l’ont dénoncée à la raison humaine, en la flétrissant par avance dans leurs écrits. Je me sens honoré, je l’avoue, de mêler ma voix avec la leur, et de rendre en public un témoignage favorable au genre humain ; et si la superstition de l’usage me suscitait quelque censeur, l’humanité qui m’applaudit au fond du cœur me consolerait des murmures du préjugé.
C’est beaucoup, de bien connaître les circonstances du crime et le caractère de l’accusé, d’avoir exactement comparé ces deux choses, et découvert tous leurs rapports ; mais ce n’est pas tout, et le plus important reste à faire, je veux dire l’appréciation et le jugement des témoignages : triple fatalité ! Que la vie d’un homme libre, et qui ne doit dépendre que des lois, soit à la merci des passions et des erreurs de ses concitoyens, et que le glaive de la justice soit dirigé par des témoins souvent imposteurs ou aveugles.
Mais enfin on ne peut justifier ou condamner un accusé sur la nature seule du crime qu’on lui impute, encore moins sur son caractère et sur ses mœurs : nous n’avons plus des citoyens assez grands pour faire taire une accusation comme Scipion, en disant : allons au Capitole rendre grâces aux dieux de mes victoires. Ce fut assez pour se justifier, de rappeler à ses juges ce qu’il était ; ce temps n’est plus, et ces âmes sublimes, supérieures au soupçon même, ont passé. Le sort des hommes vulgaires dépend des autres hommes, et la force des témoignages en décide.
Mais avons-nous quelque règle certaine, quelque mesure commune pour déterminer la valeur des témoignages ? C’est ici que les embarras redoublent, et qu’en avouant la nécessité de nos procédés, on est étonné de leur hardiesse. Non sans doute, ses témoignages n’ont point de mesure fixe, et il est vrai que nous jugeons sans avoir de règle assurée pour régler notre jugement.
Quand notre esprit opère sur ses propres idées, ou que nous formons nos jugements d’après nos sensations même, la vérité qui presse notre âme, pour ainsi dire, par un contact immédiat, produit une conviction presque égale chez tous les hommes. Mais lorsque l’évidence de l’entendement, ou la certitude des sens nous manquent, lorsque nous sommes contraints d’aller mendier nos connaissances chez d’autres que nous-mêmes, et de composer nos jugements parmi les témoignages étrangers des hommes, il n’y a plus rien de certain et de commun. Quels sont en effet ces hommes que je consulte ? Quels droits ont-ils, d’être crus ? Quel empire leurs sensations ont-elles sur mes sens, leur entendement sur ma raison ? Quel moyen ai-je de m’assurer qu’ils savent tout ce qu’ils me disent, ou que du moins ils ne me disent que ce qu’ils savent, qu’ils ne sont ni fourbes, ni ignorants ? Quel rapport y a-t-il, en un mot, entre ce qui est, et les vaines paroles dont ils frappent mes oreilles ? L’expérience seule peut en ce point servir de passage à nos connaissances ; il faut, pour croire les hommes, avoir expérimenté ce qu’ils disent, avoir vérifié leurs sensations par les nôtres, et leurs connaissances par nos lumières. L’expérience est l’unique mesure de la probabilité ; mais combien cette mesure est variable ! Tous les hommes ont-ils de l’expérience ? En ont-ils tous assez ? Tous ont-ils une expérience égale ?
Un courtisan familier avec les vices et les passions, trompé mille fois, ou trompeur à son tour, accoutumé à la défiance par l’exercice ou l’épreuve de la fausseté, ne reconnaîtra pas aisément les caractères sacrés de la vérité dans la bouche des hommes ; tandis qu’un naïf habitant de nos campagnes, qui n’aura vécu qu’avec des hommes aussi simples que lui, croira sans soupçon le plus léger témoignage.
D’où vient qu’un enfant reçoit si avidement l’erreur des mains d’une nourrice, ou de ses premiers maîtres ? C’est qu’indépendamment de ce que l’erreur a de séduisant pour l’esprit humain, accoutumé de recevoir de ceux qui gouvernent son enfance, sa subsistance et ses premiers besoins, les ayant trouvé fidèles sur tout ce qui lui importe le plus, l’expérience de leurs lumières dans plusieurs cas lui fait recevoir leurs erreurs dans tous les autres. Prenez, en un mot, autant d’hommes que vous voudrez ; faites-leur mesurer la latitude des mêmes témoignages, et vous ne trouverez que des rapports différents. Quelles seront donc les conditions nécessaires pour déterminer avec précision la valeur des témoignages et l’étendue de la probabilité ? Des conditions impossibles à remplir. Il faudrait avoir existé dans tous les temps et dans tous les lieux ; connaître à fond les passions et les intérêts des hommes, les signes qui les caractérisent, et la force des mobiles différents qui poussent du vice à la vertu, de l’erreur à la vérité. Il faudrait avoir comparé dans chaque cas tous ces différents termes pour en composer un terme moyen, une unité commune qui servirait de mesure à tous les jugements.
Mais pourquoi parler de ce qui n’est point à la portée de notre nature ? Revenons à l’homme, et réglons ce qu’il doit sur ce qu’il peut. Que dire à ces magistrats occupés à fixer le sort d’un accusé sur la valeur des témoignages ? Quels conseils leur proposer ? L’un, trop jeune encore pour se défier des hommes qui n’ont pas eu le temps de le tromper, ne les croira-t-il point trop légèrement ? L’autre vieilli et toujours renfermé dans des fonctions qui ne lui ont presque jamais montré que l’ignorance ou la méchanceté, ne sera-t-il pas trop endurci contre les témoignages ? Un magistrat plus consommé, qui aurait su mêler l’étude des lois à celle des hommes, leur dirait : défiez-vous de vos jugements fondés sur une expérience incomplète ; apprenez à connaître les hommes ; ils ne sont ni tout bons ni tout méchants ; mais discernez les cas où les passions les forcent à devenir l’un ou l’autre. Voulez-vous y réussir ? Décomposez avec soin chaque témoignage ; appréciez sa valeur par la bonne foi du témoin et par ses lumières ; décomposez encore ces principaux éléments, observez sa bonne foi dans ses intérêts, ses habitudes, ses passions, ses mœurs ; mesurez ses lumières par sa profession, son éducation, ses talents, et tant d’autres circonstances non moins essentielles ; comparez ensuite ces témoignages, observez leur conformité ou leur opposition ; et de toutes les quantités qui se détruisent, fixez celles qui vous restent. Que vous dirai–je ! Au lieu de vous arrêter à cette première impression que produit l’effort d’une aveugle expérience, choisissez et disposez vos motifs ; séparez tous ces traits, et gravez dans vous-même une image nette, qui vous offrant les preuves dans leur ordre véritable, et leur juste étendue, puisse satisfaire votre raison et consoler votre cœur, si vous avez le malheur de condamner un homme.
Si quelque juge, rejetant ces conseils, osait penser en lui-même que tant d’attention rendrait ses fonctions trop pénibles ; si quelqu’un formait dans son âme cet odieux sentiment ; ce n’est pas à lui que je parle : c’est à des magistrats qui daignent m’écouter ; ils ne savent point compter quelques jours de leur vie quand il s’agit de décider de toute celle d’un autre. Quel juge barbare voudrait risquer, par un jugement précipité, de racheter, au prix d’un assassinat, quelques moments d’une vie qu’il doit toute entière au public ?
Un magistrat, qui s’est rendu célèbre, a prétendu que l’étude de la probabilité était trop négligée par ceux qui se destinent à la magistrature ; il a désiré que nous eussions un bon ouvrage, où les règles de la vraisemblance fussent développées. Un tel ouvrage serait sans doute utile, surtout si l’on rendait ces règles sensibles, en les appliquant à un grand nombre d’exemples bien choisis. Mais un magistrat n’aurait presque rien fait, s’il se bornait à cette étude ; il faut étudier les hommes chez les hommes même ; et j’ose penser qu’un jour d’observation dans la société l’éclairerait plus que des mois entiers d’une spéculation solitaire. Quelques hommes austères regardent le monde comme une terre étrangère, où le magistrat ne peut voyager sans s’éloigner trop des affaires publiques. Cependant il est vrai que le commerce des hommes peut devenir pour le magistrat la source des instructions les plus utiles. C’est là que, dans le voisinage des passions, on peut distinguer leurs vrais caractères, le degré de force, et l’espèce de direction qu’elles donnent à l’homme, soit dans leurs chocs, soit dans leur concours ; l’habitude de voir les hommes instruit à lire le cœur sur les traits simulés du visage.
L’habitude de les entendre et de comparer leurs discours avec leurs actions, apprend enfin le vrai sens de ce langage de l’intérêt, qui ne dit jamais ce qu’il veut dire.
Ainsi l’expérience et l’attention forment en nous ce tact du faux et du vrai, que l’étude ne donne pas, et sans lequel on ne peut manier les témoignages humains, qu’on n’erre sur leur poids. On parviendra même tant l’habitude est puissante, à les juger avec autant de promptitude que de justesse ; et le magistrat qui jouit de ce double avantage, pourra faire le plus important usage de ces connaissances puisées en apparence dans la frivolité.
Qu’un magistrat accumule dans sa mémoire toutes ces lois positives (ouvrage arbitraire des hommes), le voilà peut-être capable de décider quelques affaires civiles ; encore, si sa mémoire n’est réglée par un grand sens, ses connaissances même serviront à l’égarer ; sa tête est une caverne dont il tire les lois pour les immoler ; semblable au géant de la fable, qui ne faisait sortir les compagnons d’Ulysse renfermés dans son antre, qu’afin de les dévorer.
Cependant je consens qu’il fasse des lois civiles le plus heureux usage : la justice criminelle exige ses premiers soins ; un accusé est traduit à son tribunal ; il ne s’agit plus d’appliquer matériellement une loi claire à un fait avoué ; il s’agit de constater un fait incertain, un fait caché, un fait qui doit régler la destinée d’un homme. De quoi servira au magistrat, pour remplir ce devoir, la connaissance des lois civiles ? Saura-t-il connaître les hommes, discerner toutes les circonstances qui caractérisent leurs actions, se faire une idée juste du caractère et des intérêts d’un accusé, le comparer par tous les côtés avec le délit qu’on lui impute, évaluer les témoignages, les diviser, les opposer, les réunir, les suivre dans toutes les approximations du doute à la certitude ? Il ne sait que des lois ; elles n’apprennent seulement pas à reconnaître les honnêtes gens, encore moins à démêler ceux qui ne le sont pas. Tous ces motifs de probabilités, toutes ces quantités morales se réuniront au hasard dans son esprit, pour composer une masse informe qui agira, non selon son poids réel, mais selon la situation de l’âme qui les reçoit. Tantôt faible et inclinée, le plus léger témoignage suffira pour l’entraîner ; et d’autres fois, inflexible dans sa roideur, elle ne cédera pas à l’évidence ; et la vie des hommes, moins respectée que celle des plus vils animaux, qu’on ne fait périr que pour le besoin, sera le jouet de l’ignorance ou de l’humeur.
Au défaut de l’expérience, si le magistrat veut recourir aux règles de la vraisemblance, jamais il ne saura les appliquer ; jamais il ne reconnaîtra dans un amas de circonstances particulières et dissemblables les traits principaux des règles générales. Je veux cependant qu’il ose en faire usage ; c’est le pire inconvénient, et leur abus est plus dangereux que leur oubli ; je n’en citerai pour exemple que cette maxime si connue, que deux témoins directs suffisent pour convaincre un accusé. Combien les téméraires applications d’une règle déjà si rigoureuse dans son vrai sens, la rendraient funeste et meurtrière ! Quel dangereux glaive pour qui ne saura pas limiter l’espace dans lequel il doit se mouvoir !
Les temps changeront peut-être ; un moment viendra, où l’expérience dessillera les yeux du juge ; où les cris de l’innocence méconnue et condamnée viendront déchirer son âme et troubler sa vie ; où l’on ne pourra plus l’estimer qu’à proportion de ses remords et de son malheur. Mais qu’il les étouffe s’il le peut ; qu’il se console de son ignorance sur sa bonne foi : jamais il ne pourra sauver son honneur ; le public qui est le premier censeur de ses juges, qui n’est pas plus tôt cité à leur tribunal qu’il les appelle au sien, le public a déjà porté sur eux son irrévocable arrêt. Il est inscrit dans toutes les mémoires, et chaque magistrat peut se dire à lui-même : je suis honoré ou flétri dans l’esprit de tous mes concitoyens ; idée terrible et consolante pour une âme sensible à l’honneur ! Heureux encore le peuple qui fait désirer son estime à ceux qui le gouvernent, et qui regagne par l’opinion l’autorité qu’il a cédée par les lois !
Un magistrat peut bien cacher quelque temps son ignorance sur les lois ; des objets si sérieux ne sont guère le sujet des frivoles entretiens des hommes : mais ce qu’il ne cachera jamais, c’est son inaptitude à juger les affaires criminelles ; ce qu’il ne cachera jamais, ce sont les passions qui l’enflamment, sa crédulité ou son obstination, ses préventions, ses préjugés, les caprices de son humeur, son ignorance des mœurs et du caractère des hommes : voilà ce que sa famille, les domestiques, ses amis, sa société savent longtemps avant lui, et bien mieux que lui.
Chaque cercle est un tribunal d’autant plus impitoyable, qu’il est sans règles ; là tous les faits sont discutés, les hommes cités et jugés ; on rapporte les témoignages, on les apprécie, on prononce sur les caractères, sur les mœurs ; on absout, on condamne, et l’on emploie pour les plus petits intérêts la même sagacité et, à peu de chose près, les mêmes formalités que pour les plus grands. Là, le magistrat opine comme citoyen ; mais les jugements laissent une trace profonde ; des hommes intéressés à le connaître les recueillent avec soin ; on se plait à former sur ce qu’on voit, on augure de ce qu’on ignore ; et par l’homme on juge du magistrat. Oui, messieurs, tel est l’intérêt de nos concitoyens ; aucun n’approche un magistrat qu’il ne dise en secret : quel est cet homme qui juge de ma fortune et de ma vie ? Tâchons de le connaître, et sachons à qui mon sort est confié. Quel humiliant spectacle aux yeux d’un homme sage, de voir l’ignorance et la faiblesse d’un enfant dans celui qui décide avec toute l’autorité des hommes ! Quelle affreuse et décourageante idée pour un vertueux citoyen ! Voilà donc l’arbitre de ma destinée ; si quelque homme pervers ose m’accuser, voilà le juge qui m’est réservé. Juste ciel ! Prends pitié de mon sort, et charge-toi de me protéger ; éloigne de moi les méchants qui voudraient m’attaquer, puisque je suis privé des magistrats qui devraient me défendre. Cette opinion passe de bouche en bouche, et bientôt le magistrat qui en est l’objet est regardé comme un fléau public ; on ne l’entend nommer qu’en frémissant au nombre de ses juges ; on voudrait éloigner de lui sa fortune, sa vie et tout ce qui nous intéresse, comme on écarte les meubles précieux des mains d’un enfant qui brise tout, parce qu’il ne connaît rien.
Que ce découragement des citoyens est funeste ! Que de maux lorsqu’un peuple se défie de ceux qui le gouvernent ! Les châtiments sont sans fruit, parce qu’on doute de leur justice : au milieu du vain spectacle des supplices, la défiance et la pitié demandent en secret si celui qu’on immole est innocent ou coupable ; et loin de goûter cette joie qu’inspire la protection des lois, chacun éprouve la terreur que produit le soupçon d’en être abandonné.
Quelle injure pour la magistrature, que le premier et le plus salutaire conseil qu’on offre à un accusé, soit de se soustraire à la justice ! C’est ainsi qu’un philosophe, accusé après la mort de Socrate, disait en fuyant la cruelle Athènes : sauvons la philosophie d’un second outrage. Homme innocent, restez à votre place ; vous êtes accusé, c’est un malheur de la société ; mais soyez ferme et sans crainte ; les lois sont pour vous, et leurs ministres ne les trahiront pas. Osez même subir un moment l’humiliation de la captivité ; vous n’en sortirez que pour assister au supplice de vos ennemis ; tout ce que la nature a voulu nous départir de lumières, tout ce que l’étude et la réflexion y peuvent ajouter, nos journées et nos nuits, nous sommes prêts à tout sacrifier pour votre repos. La confiance d’un innocent honore son juge ; il se l’attache par l’estime qu’il lui témoigne et par le bien qu’il lui fait faire ; et le magistrat qui goûte à la fois le plaisir de l’honneur et de la vertu, doit ajouter à ses années toutes celles qu’il aura conservées. Les Romains décernaient une couronne au soldat qui sauvait la vie d’un citoyen : laissons la couronne et recueillons la même gloire.
Pure et sainte équité ! Nous ne t’abandonnerons jamais ; tu passeras de nos cœurs dans nos décrets ; nous y tracerons ta vive image de notre sang, s’il le faut, pour offrir à jamais à nos concitoyens l’exemple de l’amour des hommes et de la patrie.
Mais combien tes ordres coûtent à exécuter, lorsque tu nous prescris de condamner l’accusé que tu viens de convaincre, lorsqu’il faut choisir au crime des peines et des supplices, lorsque tu commandes à des hommes d’envoyer un homme à la mort ! C’est le dernier effort du magistrat ; mais plutôt c’est l’ouvrage de la loi, et dans nos tristes fonctions nous sommes moins les auteurs que les premiers témoins de la condamnation d’un accusé ; c’est nous qui produisons contre lui la loi qui le condamne ; c’est nous qui la proclamons ; il est douteux que nous puissions même l’interpréter. Et en effet gardons-nous de penser qu’un magistrat ait le malheureux pouvoir de disposer à son gré du châtiment d’un coupable ; la loi seule est dépositaire et distributrice des peines ; elle seule est la maîtresse des citoyens, et c’est comme législateurs que nos rois sont nos vrais maîtres.
Nul homme par sa nature, n’a le droit de régler le sort d’un autre homme, d’infliger des peines à ses fautes, et de lui ordonner de mourir. Les pères même n’ont pas ce pouvoir sur leurs enfants, et leur autorité semble expirer vers le temps où la raison rend l’homme susceptible de châtiment, en le rendant capable du crime. Les romains, dont les mœurs laissèrent d’abord si peu de chose à faire aux lois, et qui avaient tant d’intérêt de les maintenir par l’autorité paternelle, se crurent obligés de la limiter : ils pensèrent que des pères tendres pouvaient devenir des juges iniques, et ils craignirent plus de l’égarement des passions, qu’ils n’espérèrent de la rectitude de la nature.
Mais si nul homme n’a reçu de la nature un pouvoir légitime pour disposer du sort et de la vie de ses semblables, certainement il ne l’obtiendra jamais par la convention : quel insensé pourrait renoncer à sa liberté, à sa vie, à lui-même, pour se livrer tout entier à des hommes faibles comme lui, passionnés comme lui, indifférents pour sa conservation, et quelquefois intéressés à le détruire ? Jamais un citoyen ne consentira d’être jugé arbitrairement par quelques hommes de sa société, ni même par sa société toute entière. Prenez en effet autant d’hommes que vous voudrez, ce seront toujours des hommes contre un autre : qui l’assurera qu’ils seront équitables envers lui, qu’ils le condamneront selon sa faute, et non selon leurs passions, selon la chose, et non selon le moment ? Quel sera le garant de leur jugement, le nombre des juges ? Mais la multitude s’égare, et c’est le petit nombre qui aime et connaît le vrai : Aristide fut condamné par le peuple d’Athènes.
Seront-ce leurs vertus et leurs lumières ? Mais qui me garantira les lumières là où je vois les passions, et la vertu où je trouve des intérêts particuliers ? Les juges de Socrate furent séduits ou corrompus. L’homme qui n’a reçu de la nature qu’un moment d’existence, ne l’a point ainsi jeté au milieu des écueils et des orages ; et cet amour si vif de sa conservation est un ordre secret de la Divinité, de ne se confier aux autres, qu’en ne s’abandonnant jamais lui-même.
Étrange paradoxe, qu’un citoyen ne puisse être condamné sans son aveu, et que nul supplice ne soit légitime, s’il n’est choisi par le coupable ! La nature de la loi éclaircit ces contradictions apparentes : la loi n’est que la volonté publique ; et quoiqu’un seul législateur la forme et la prononce, elle n’en doit pas moins être considérée comme le résultat et l’expression de toutes les volontés particulières. Le législateur, traçant un cercle autour des hommes rassemblés, circonscrit les intérêts, et les dirigeant tous par les lignes les plus abrégées, vers un centre commun, il élève des lois, comme l’infaillible signal du point où chacun doit tendre.
Qu’est-ce donc que la loi pour chaque citoyen ? C’est un acte de sa volonté même, formé dans un moment de sagesse, c’est sa raison épurée par un autre ; c’est ce qu’il eût dit s’il eût bien pensé, ce qu’il eût fait en s’appliquant à bien faire ; c’est un ouvrage du législateur, qu’il s’approprie par une juste obéissance. En un mot, le citoyen qui observe les lois, transforme sa raison en la raison publique ; il honore son intelligence par celle qu’il lui substitue, et lie au joug du devoir la prérogative de la liberté.
A considérer les choses dans leur nature, une loi criminelle n’est donc qu’un engagement contracté par chaque citoyen envers tous les autres, de se soumettre à telles peines dans tous les cas ou il commettra tels délits. Il est donc vrai qu’un citoyen coupable a réglé par avance la peine de son crime ; et le magistrat qui vient de le convaincre, peut dire, en lui montrant la loi, je ne suis plus ton juge ; c est la loi qui te condamne, ou plutôt c’est toi-même qui te condamnes par la loi que tu as reconnue.
Les lois criminelles ne sauraient donc être trop étendues et trop précises ; précises pour séparer les objets, étendues pour développer chacun d’eux ; car les détails superflus dans les autres lois sont indispensables dans les lois criminelles, parce que les actions sont bien plus difficiles à déterminer que les droits, et qu’il faut décrire les unes, lorsqu’il suffit de définir les autres.
Ce n’est pas tout, et même ce n’est rien d’avoir déterminé les délits, si l’on n’en fixe les peines. Les lois criminelles doivent offrir au magistrat un tableau si exact des délits et de leurs châtiments, qu’il n’ait plus qu’à choisir sans peine et sans incertitude, à mesure que les maux de la société se présentent, le remède indiqué par la loi.
Il ne faut pas craindre de l’avouer : nos lois criminelles sont bien éloignées de cette perfection ; au lieu de former par une gradation bien suivie des peines et des délits, une double chaîne dont toutes les parties se correspondent, pour envelopper toute la société politique, elles sont éparses, sans liaison, et laissent entre elles de grands espaces vides, où le magistrat peut s’égarer.
En effet nos lois n’ont distingué ni les délits ni les peines ; elles n’ont fait aucune division des crimes par leur genre, par leur espèce, par leur objet, ,par leurs degrés. Quelle différence cependant entre les crimes, par leur objet ! Les uns attaquent plus directement les particuliers, d’autres le public, les uns le souverain, d’autres Dieu lui-même. Quelles différences des crimes par leurs degrés ! Que de nuances à marquer, que de délits à distinguer depuis l’irrévérence jusqu’au sacrilège, depuis le murmure jusqu’à la sédition, depuis la menace jusqu’au meurtre, depuis la médisance jusqu’à la diffamation, depuis la filouterie jusqu’à l’invasion.
Si nous considérons les délits par rapport aux particuliers qu’ils attaquent, faudra-t-il confondre le délit d’un citoyen envers un autre citoyen, avec celui d’un époux envers son épouse, d’un père envers ses enfants, des enfants envers leur père ? Le citoyen ne viole que le contrat social ; un époux en viole un de plus ; un père, des enfants offensent de plus les lois de la nature. Tous ces délits ne sont-ils pas infiniment différents ? Et cependant nous ne les avons pas tous distingués. Chose étrange ! Nous avons des nomenclatures complètes pour les plantes et pour les animaux, et nous en manquons pour nos actions morales. Notre attention a déjà plusieurs siècles d’existence, et ce n’est que d’hier que nous pensons à la morale. Des extrémités de la carrière des sciences, nous revenons enfin vers nous-mêmes, comme un voyageur qui a tout vu hors sa patrie ; citoyen du monde, étranger dans sa propre maison.
Si nous avons établi quelque distinction pour les crimes, elle est pire qu’une entière confusion ; car on démêle mieux les objets qui n’ont aucun ordre, que ceux qui en ont un mauvais. Connaissons-nous bien en effet les vraies limites des délits communs et des délits privilégiés, des cas royaux et des cas ordinaires ? Que de questions indécises sur ce point !
N’a-t-on pas confondu trop souvent les crimes civils et les crimes religieux ? Combien de fautes châtiées dans cette vie, et qui ne devaient être jugées que dans une autre ! Avons-nous toujours assez respecté les droits de la conscience, cet asile sacré, où chacun doit être en sûreté pour se juger lui-même sur l’accusation de ses remords ? Si on n’eut jamais perdu de vue la proportion des délits, aurait-on puni la contrebande avec autant de sévérité que la conjuration, la violence et l’oppression publique ? Si les fautes des époux, des pères et des enfants, avaient été distinguées selon l’ordre de la nature et des mœurs, les sentiments de la nature et l’intégrité des mœurs auraient-ils été sitôt dépravés ?
Mais avons-nous mieux déterminé les peines que les délits ? Non sans doute : et le premier vice entraîne le second. C’est une espèce de maxime, que les peines sont arbitraires dans ce royaume : cette maxime est accablante et honteuse ; nous ne connaissons pas seulement la juste étendue de la note d’infamie, cette peine si importante et si délicate, qui pourrait devenir le supplément de tant d’autres, qui convient si bien à un peuple qui aime l’honneur ; en un mot, le vrai châtiment du Français.
Nos lois ont-elles fixé la durée et l’étendue du bannissement selon chaque faute, chaque crime ? Il faut donc compter pour rien la patrie, puisqu’on traite l’exil avec tant d’indifférence.
La peine des galères ne varie-t-elle pas au gré du juge ? Tous les jours les magistrats délibèrent s’ils doivent condamner un criminel aux galères à temps ou à perpétuité ; les lois sont muettes, il faut les suppléer. Cependant une année de douleur de plus ou de moins est-elle dont si peu de chose pour un être si sensible et qui vit si peu, que les lois aient pu négliger d’en disposer elles-mêmes ? Quelle différence avons-nous mise dans nos supplices ? La mort, toujours la mort, et presque sous la même forme : cependant quelle distance dans les crimes ! Le plus affreux assassin n’est pas autrement puni que le malheureux que la misère et la faim ont entraîné sur un grand chemin pour arracher, par la violence, le pain que les hommes refusent de lui donner par charité.
Un serviteur qui aurait soustrait sans aveu ce que son maître aurait rougi de lui offrir en don, sera attaché au même gibet que celui qui aurait enlevé toute sa fortune.
On ne saurait dissimuler ces erreurs de nos lois : et ce que nous osons dire tout haut, chacun l’a dit mille fois en secret à lui-même.
On me dira peut-être que cette exacte distribution des délits et des peines multiplierait trop les lois criminelles. Ce n’est pas le magistrat laborieux qui propose cette objection, le nombre des bonnes lois ne l’effraie point ; ce n’est pas le magistrat équitable et circonspect, le choix des peines le gêne trop ; encore moins le magistrat humain et sensible, ses fonctions le font gémir, et son cœur est pressé par tout ce qui manque aux lois. Est-ce donc un inconvénient d’avoir des lois plus nombreuses, pourvu que nous n’ayons que les lois suffisantes ? Craint-on que le magistrat ne puisse les retenir ? Voudrait-on refuser à sa mémoire la confiance qu’on donne à son jugement, et trouve-t-on plus facile et plus sûr d’interpréter des lois, que de les apprendre ?
Des magistrats instruits des vraies maximes de la justice criminelle, ne réclameront et ne regretteront jamais la triste et dangereuse liberté de choisir des supplices ; ils marcheront avec joie à la suite des lois, et trembleront si jamais ils sont forcés de les guider.
Cependant c’est la fatale nécessité où le magistrat français est réduit ; et le souverain lui impose le devoir de régler les peines au défaut des lois, ou plutôt selon l’esprit de nos lois.
Moins les lois s’expliquent, et plus le magistrat doit savoir ; plus elles ont de défauts, et plus il doit en être exempt lui même ; et celui qui les interprète devrait presque avoir le génie de les faire. Quelles obligations on vous impose ! Quel fardeau que l’administration de la justice criminelle ! Et ce qu’il y a de triste, c’est qu’il s’agit moins de suivre le véritable esprit des bonnes lois criminelles, que de saisir l’esprit particulier des nôtres.
En général, l’esprit de toute bonne loi criminelle est de concilier, autant qu’il est possible, le moindre châtiment du coupable avec la plus grande utilité publique. Le point indivisible où ces deux choses se touchent est le seul qu’il faut marquer. Une raison droite, aidée d’un cœur sensible, parviendrait infailliblement à le découvrir ; mais, par une fatalité déplorable, nos lois criminelles n’ont point cet esprit. Qui croirait que des constitutions canoniques, des dispositions religieuses, des idées, ont dérivé d’une source où la police humaine ne devait jamais puiser : qui croirait que ces choses ont formé une partie des dispositions de nos lois criminelles, et qu’elles nous écartent sans cesse de leur véritable but ?
Rien n’est cependant plus réel. D’ailleurs nos usages, nos mœurs, les circonstances ayant changé pendant que nos lois criminelles ont toujours subsisté, leur esprit est devenu presque inconciliable avec notre situation présente. Et quand on voudrait supposer qu’elles ont convenu à ce que nous étions, il n’en serait pas moins vrai que plusieurs ne conviennent plus à ce que nous sommes. Osons tout dire : en tout temps, dans tous les lieux, il faut pour des hommes des lois humaines, et plusieurs des nôtres ne le sont pas.
Partout, et sans distinction, elles prodiguent la peine de mort ; les crimes les plus différents par leur nature, les plus atroces, et quelquefois les plus légers sont confondus sous le même supplice : on dirait que dans leur précipitation, elles ont voulu faire un seul faisceau de tous les crimes, pour les briser à la fois. La raison s’étonne, et le cœur saigne en parcourant leurs terribles condamnations.
On y voit souvent le vol puni comme l’assassinat ; et sur une route publique, la vie d’un homme n’est pas plus estimée que son or. Disposition imprudente, qui expose la tête des citoyens pour garantir leur fortune, et qui oblige un scélérat à commettre deux crimes, lorsqu’il n’en méditait qu’un.
Les vols avec effraction sont punis de mort, et c’est comprendre presque tous les vols. Depuis que la défiance a fermé les cœurs, quels objets restent à découvert ? Nulle distinction entre le premier vol et ceux qui le suivent, entre la séduction et l’habitude.
Que dirons-nous de la peine infligée au vol domestique ? Des maîtres durs et avares tremblent déjà pour leur propriété, et se révoltent contre la douce voix de la pitié : que deviendront nos fortunes, s’écrient-ils, si nos maisons ne sont pas un sûr asile ? D’autres pourraient répondre que ces fortunes ne sont pas perdues pour l’État ; qu’elles ne font que changer de maîtres : mais je sais que l’état est garant de la propriété ; mais je sais aussi que l’État est le gardien des personnes, que les richesses des maîtres ne sont rien auprès de la vie du dernier de leurs serviteurs et qu’on frémit à cet échange inhumain de la tête d’un citoyen contre la plus vile pièce de monnaie. Chose étrange, cette loi si dure s’est corrigée par elle-même : l’horreur de voir un gibet à sa porte, et la crainte de la haine et des malédictions publiques arrêtent la plainte des maîtres ; et l’excès même du châtiment a produit l`impunité d’un vol qu’une loi plus modérée eût infailliblement réprimé ; cependant, malgré cette indulgence, trouvons-nous nos maisons moins sûres ? Les vols sont-ils plus fréquents ? Le choix des serviteurs et la vigilance des maîtres suppléent tous les jours à la loi. Hommes qui possédez tous les biens de la société, voilà votre méthode ! Pour vous épargner la peine de les garder, vous condamnez à la mort ceux qui oseront les toucher ; et ce qu’eût fait un peu de vigilance, vous l’achetez avec la vie d’un homme.
N’aurait-on pas lieu de se plaindre de la loi qui condamne à la même peine celui qui recèle le vol et celui qui l’a fait ? N’y a t il pas quelque distance entre ces deux actions ?
Conçoit-on bien que le fabricateur d’une simple obligation pécuniaire soit puni du même supplice que le témoin dont l’affreux mensonge a mis en péril la vie et l’honneur d’un innocent ? Ne cesserons-nous jamais de confondre les personnes et les choses, et d’évaluer un homme avec des métaux ?
Est-il bien juste aussi que le dessein d’un meurtre soit puni comme l’exécution ? Et pourquoi nos lois nous ont-elles ôté, contre le scélérat, la ressource du repentir ? Avec quelle excessive rigueur nous punissons le rapt de séduction, ce crime si difficile à déterminer, si différent par ses causes, par ses effets, par ses circonstances !
Voyez cette jeune fille, gardienne malheureuse d’un dépôt qui la déshonore, expier à un infâme gibet le crime de l’honneur et de l’amour.
Un malheureux, sous le vain appareil des armes que la violence l’a forcé peut-être de prendre, introduit quelques denrées prohibées, et on l’envoie payer sur une roue, le modique gain qu’il a soustrait aux hommes les plus opulents de l’État. Dans le bonheur et le repos, ils ignorent sans doute l’horrible sacrifice qu’on fait à leur fortune.
Si nous infligeons de tels châtiments aux crimes que semblent exiger l’honneur et la nature, quels supplices avons-nous donc réservés pour ceux qui les offensent tous deux ? Comment punirons-nous un assassinat atroce, un parricide ? Le sang est épuisé pour les moindres délits, il n’en reste plus assez pour les grands crimes. On ordonnera une mort plus cruelle : mais quoi, je vois périr sur la même roue, le voleur public, et le monstre qui aura assassiné son père ! Que lui fait-on de plus ? On mutile le bras qui a commis cet inconcevable forfait : voilà donc la différence des supplices, qui doit marquer celle des crimes.
Nos lois ont eu d’abord recours à la peine de mort ; que pouvaient-elles faire après ? Elles en ont un peu varié la forme ; mais cet artifice est sans effet : telle est la nature du cœur humain, que dans les supplices aperçus de loin, le scélérat ne voit que la mort, sans compter ses douleurs ; et le gibet et la roue se présentent dans l’avenir sous une même image.
A quoi donc ont servi tant de rigueurs ? A nous faire répandre inutilement du sang qu’on pouvait rendre utile à la patrie ; à précipiter la corruption des mœurs, en altérant les vraies notions sur la justice des actions morales ; à rendre les mauvais citoyens, plus industrieux contre les lois, qu’elles ne sont puissantes contre eux. Les supplices infligés aux moindres crimes, favorisent l’impunité de plus grands ; et pour vouloir fermer trop tôt une légère plaie, nos lois ont allumé la fièvre au-dedans.
Quelle étonnante contradiction dans nos mœurs ! Nous qui mettons tant de joie dans la vie, qui chérissons tout ce qui est aimable, et goûtant si bien tout ce qui est doux ; nous qui n’avons que des fleurs dans les mains et des chants dans la bouche ; nous dont l’âme est compressible par tous les sentiments, dont l’esprit facile s’ouvre à toutes les idées ; nous avons adopté des lois propres à briser des fronts et des cœurs d’airain !
Nous célébrons nos fêtes publiques dans des lieux de carnage et tout arrosés de sang ; ces hommes doux et légers veulent du sang partout ; ils ne peuvent vivre un instant avec eux-mêmes, ni se passer du commerce de leurs semblables ; et sans cesse un préjugé barbare leur met contre eux un glaive à la main. Leurs lois imitent leurs préjugés ; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particulières, et les actes de leur raison ne sont guère moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition ? C’est que nos préjugés sont anciens, et que notre morale est nouvelle ; c’est que nous sommes aussi pénétrés de nos sentiments qu’inattentifs à nos idées ; c’est que l’avidité des plaisirs nous empêche de réfléchir sur nos besoins, et que nous sommes plus empressés de vivre que de nous diriger. C’est, en un mot, que nos mœurs sont douces et qu’elles ne sont pas bonnes ; c’est que nous sommes polis, et que nous ne sommes seulement pas humains.
Mais je ne sais quel scrupule arrête tout-à-coup mes idées, qu’un objet trop intéressant entraînait.
Ne m’accusera-t-on point de manquer au respect que nous devons aux lois ? Hommes sages, dites-moi si j’outrage les lois, parce que j’en souhaite de plus parfaites. Je le déclare aux hommes timides, adorateurs superstitieux de tout usage antique ; je le déclare aux hommes violents, qui mettent la tête de la justice dans un nuage, et ne laissent voir que ses bras ; je le déclare à tous : tant que nos lois criminelles subsisteront, je ne cesserai jamais de les respecter, comme citoyen ; je ne cesserai jamais de travailler à les faire respecter aux autres, comme magistrat ; mais comme ami de l’humanité, j’en désirerai souvent la réformation.
Je publie ce vœu de mon cœur, parce que je le crois utile et juste ; et si je pouvais être convaincu qu’il est dangereux d’annoncer une vérité pareille, je la renfermerais dans mon âme ; mais elle y vivrait autant que moi-même ; tant qu’une goutte de sang coulerait dans mes veines et ferait palpiter mon cœur, je gémirais sur celui que je verrais perdre à mes concitoyens.
Et quand toutes nos lois criminelles seraient bonnes, ne nous serait-il pas permis de penser qu’il y a d’autres lois plus parfaites ? Faudrait-il nous interdire l’espérance, le désir même de les imiter ?
Ne distinguera-t-on jamais la licence qui veut tout détruire, de l’amour du bien qui ne veut changer que le mal ? La licence ne veut tout détruire que pour ne rien substituer ; l’amour du bien remplace le mal par le bien, ou le bien par le mieux : la licence ne respire que l’anarchie ; l’amour du bien ne demande que la liberté : la licence ne veut point de lois ; l’amour du bien n’en veut que de meilleures.
Mais la faiblesse, ou la malignité, se plait à les confondre : toute vérité hardie est un sujet de crainte pour l’homme pusillanime, et un prétexte d’accusation pour le méchant.
C’est ce faux respect qui a fait vieillir le monde sur les erreurs de son enfance ; et souvent une seule vérité que le préjugé a tenu captive dans la tête d’un grand homme, aurait adouci le sort de l’humanité et changé la destinée des nations.
Craignons surtout de fermer les bouches sur nos plus chers intérêts ; et tandis que nous avons tant à travailler pour nous-mêmes, n’usons pas notre âme sur des objets indifférents.
Mais quoi ! est-ce d’aujourd’hui qu’on parle de la réformation de nos lois criminelles ? Notre dernier roi n’a-t-il pas commencé cette glorieuse entreprise ?
L’ordonnance civile, l’ordonnance criminelle, voilà les vraies conquêtes de Louis XIV ; car c’est conquérir des terres que d’en assurer la propriété ; c’est conquérir des hommes que d’assurer leur vie.
Si l’on veut mesurer l’espace que la justice criminelle a parcouru depuis nos premiers rois jusque au dernier règne, depuis les épreuves du feu et de l’eau, jusqu’à l’ordonnance criminelle, on verra que la vérité a fait un pas cent fois plus grand que celui qui lui reste à faire. Quel objet d’émulation pour notre siècle ! Verrons-nous inutilement cet ouvrage, et ne travaillerons-nous jamais à le surpasser ? Voilà bientôt un siècle que la justice criminelle se repose dans ce glorieux monument ; n’est-il pas temps qu’elle en sorte pour s’élever à des lois plus parfaites ? Tout nous annonce cet heureux changement : jamais on n’a tant parlé de mœurs et de vertu. Déjà la saison commence d’amollir ces duretés que l’ignorance avait formées dans des âmes d’ailleurs sensibles ; déjà la philosophie a jeté quelques regards sur les lois criminelles. Ses progrès sont lents, mais infaillibles : semblables à ces aiguilles qui marquent le temps, on ne l’aperçoit point marcher, mais on la voit arriver.
Grâce à quelques hommes sages, nous avons déjà un bon ouvrage sur cet important objet, et de meilleurs sont peut-être prêts à paraître ; car un bon ouvrage est un flambeau qui en allume mille autres, multiplie la lumière sans perdre son éclat. Peut-être ne sommes-nous pas éloignés du temps où des lois criminelles plus douces et plus humaines fermeront les blessures qu’ont faites quelques lois trop rigoureuses.
Eh ! qui sait jusqu’où notre courage peut aller ? Qui sait si nous n’imiterons pas cette auguste souveraine qui marqua l’avènement de son règne par l’abolition de la peine de mort ? Qui sait si l’humanité ne volera pas des extrémités du nord vers nos contrées ? Embrassons cette idée ; elle honore, elle console le cœur humain ; du moins ne la rejetons pas, avec cette précipitation dont on nous accuse pour tant d’autres vérités salutaires. Examinons avant de nous révolter, et n’imitons pas toujours ces enfants qui maltraitent leur nourrice sitôt qu’elle veut les sevrer. L’homme ne juge des objets que par leur comparaison ; et tel est notre esprit, qu’un supplice nous paraîtra rigoureux, dès qu’il sera moins doux que tous les autres. Il est très vrai qu’on peut diminuer la grandeur des peines en graduant mieux leur distance ; il est très vrai qu’un législateur, en commençant par la punition la plus légère, et suivant une progression toujours correspondante à celle des délits, ne punirait les derniers crimes que par des châtiments modérés.
Nous avilirions-nous jusqu’à nous croire incapables d’une règle si douce ! Nous qui sommes si sensibles à l’honneur, qu’avons-nous besoin de mourir pour un crime ! Commençons par en rougir.
Si cependant on craignait de tomber dans les excès de l’impunité en réprimant ceux du châtiment, si l’on voulait ramener les esprits pas à pas, qu’on laisse encore subsister cette irrévocable peine de mort. Mais du moins gardons la pour notre dernière ressource : il faudrait la reléguer vers l’extrémité de nos lois criminelles, pour lui abandonner d’inexpiables forfaits, et nous délivrer des scélérats peu communs, qu’on ne pourrait conserver sans danger.
Que cette réformation de nos lois serait digne du prince le plus humain qui fût jamais ! Des lois plus équitables et plus douces sous le règne de Louis le Bien-aimé, quel auguste rapport ! À cette idée, des larmes d’attendrissement et de respect doivent couler de tous les yeux : un monarque qui n’a pas dédaigné les vertus même qui font aimer les hommes obscurs ; que tout enfant choisirait pour père et tout citoyen pour ami, chéri comme un égal, respecté comme un maître ; donnant à l’obéissance le prix de la liberté même, et faisant presque oublier la loi de le servir, par le plaisir naturel de l’exécuter. Homme d’abord, et toujours ; et souverain quand il le faut : voilà sans doute celui dont nous devons attendre le remède à nos maux.
L’imagination me séduit ; et je me figure cette heureuse révolution sous l’emblème d’un monument qui s’élèverait au milieu de nos citoyens et des cris de leur reconnaissance et de leur joie. La justice, la religion, la pitié et les plus douces vertus l’orneraient par leur aspect vénérable, et des attitudes touchantes : le crime enchaîné y paraîtrait consterné d’une vie condamnée à la douleur et aux remords pires que la douleur ; il détournerait la tête en gémissant, pour appeler à lui la mort que l’humanité force de s’écarter. Cette aimable vertu laisserait voir dans ses traits séduisants un mélange de joie, d’horreur et de pitié ; et foulant aux pieds les instruments meurtriers qui font couler le sang des hommes, elle présenterait au crime les outils de nos travaux utiles. Au-dessus de ces images, s’élèverait celle d’un prince bienfaisant, dictant à l’immortalité des lois criminelles, d’un air sévère et tendre, tel que celui d’un père qui punit ses enfants sans faiblesse et sans excès.
Je m’arrête à ce tableau, et je me plais à terminer ce discours par les douces idées qu’il inspire. Ce n’est pas que j’abandonne sans regret une carrière où je laisse tant d’espace devant moi, où je n’ai fait que traverser, sans le remplir, celui que j’ai laissé derrière ; mais les bornes du temps sont passées ; et ce qui me décide bien davantage, celles de mes talents sont trop éloignées de tout ce qu’il y a de grand et d’utile dans cette matière. Le peu de vérité qui convient à ma voix, je l’ai dit du fond du cœur, mais sans fiel et sans malignité : on me pardonnera cette réflexion dans un temps où l’on doit toujours exposer ses intentions à côté de ses pensées, où l’on est moins accusé des choses qu’on a dites que de celles qu’on a fait entendre.
Je me suis témoin à moi-même que, voulant peindre quelques abus, j’ai toujours été forcé d’en chercher loin de moi les exemples ; et mes regards ne sont jamais tombés sur les magistrats qui m’ont permis de faire du bien avec eux, que pour y découvrir ce que je devais imiter.
Cent fois, en travaillant ce faible ouvrage, je me suis félicité d’être né, d’habiter et de vivre dans une province où je ne voyais point ces crimes atroces, cette incurable malignité, cette corruption profonde, cette audace et cette industrie à mal faire, dont on peut trouver ailleurs des exemples.
Je jetais les yeux sur nos villes, et j’y trouvais l’ordre et la paix ; je voyais dans nos campagnes la probité habiter souvent avec l’indigence : autant que je pouvais pénétrer dans l’intérieur des familles, je n’y rencontrais pas une affreuse discorde. Sur nos routes publiques le commerce était libre et le voyageur marchait avec sécurité. J’observais dans les mœurs de ces contrées plus de finesse que de méchanceté, plus de débats que de violence, plus de fautes que de crimes ; en un mot, plus d’indifférence pour le bien que d’habitude pour le mal. Et il me semblait que nous suivions plus lentement la fatale inclinaison des mœurs.
Voilà, me disais-je, les signes d’une administration sage et douce ; et si les causes de corruption subsistent, du moins la justice règne, et force encore au respect des lois ceux qui ont cessé de les aimer.
La mémoire me rappelait surtout cette scène touchante que vous renouvelez plus d’une fois dans une année, lorsque, faisant appeler à vos yeux tous ces malheureux qui gémissent dans les prisons, vous ne craignez pas de vous donner à vous-mêmes, en face du public, une leçon de vos devoirs.
Je m’attendrissais en vous voyant descendre dans les détails de la misère et de la douleur ; et lorsque vous observiez le pain dont on nourrit ces infortunés, lorsque vous écoutiez leurs plaintes, que vous les interrogiez sur l’époque de leur captivité, et les obstacles qui la prolongent ; lorsque vous ranimiez leur espérance, et que vous essuyiez leurs larmes ; alors je m’écriais : voilà des hommes, voilà des magistrats ! Je désirais que tous les habitants de nos villes et de nos campagnes vinssent apprendre à de tels spectacles ce qu’ils doivent espérer des lois et de leurs ministres ; je m’enorgueillissais je l’avoue, de me compter dans leur nombre, et je me disais : - Imite ces modèles, et tâche de t’élever jusqu’à ta place.
Avocats ! Vous n’avez pas besoin du secours de l’exemple ; et les nobles principes de votre profession suffiront pour vous diriger.
Ces temps, il est vrai, ne sont plus, où votre éloquence réglait les empires, où tout un peuple assemblé vous écoutait sur ses intérêts. L’étroite enceinte du barreau semble ne laisser plus d’espace à de si grands succès ; mais ne voyez-vous pas l’issue qui vous reste pour aller à la renommée ? Vous êtes encore les maîtres de votre gloire ; prenez seulement la défense d’un innocent accusé, et bientôt vous aurez le genre humain pour client : la pitié court avertir les hommes de toutes parts, et les rend attentifs à la cause qui les intéresse tous. Déjà votre nation vous écoute ; que dis-je ! Les nations étrangères, nos ennemis même, se mêlent avec nous pour entendre le défenseur de l’humanité. Parlez, votre langage leur est commun ; c’est celui du sentiment ; l’intérêt que vous défendez est le leur ; c’est celui d’exister. Vos lois leur sont connues ; ce sont celles de la nature ; c’est la loi de ne faire aucun mal à ses semblables.
Quel majestueux spectacle qu’un homme éloquent entre ses juges et le genre humain, parlant pour l’innocence au milieu du vaste silence qu’impose un si grand intérêt ! L’attention publique fait pâlir sur son tribunal le magistrat distrait ou passionné ; les cœurs se déchirent, les larmes coulent, les acclamations s’élèvent, et l’heureux protecteur de l’innocence obtient à la fois le triomphe des talents et de la vertu.
Ainsi la renommée a plusieurs couronnes ; les unes, sanglantes et mêlées de funestes cyprès, sont réservées à quelques conquérant ; l’ambition qui les saisit avec violence, va les poser sur la tête altière d’un homme assis sur des ruines, d’où il contemple avec mépris les hommes écrasés à ses pieds.
Quel cœur sensible voudrait acheter la gloire au prix du sang humain ! N’envions pas ces fatales récompenses à ce petit nombre de célèbres malheureux, qui n’ont pu connaître les plaisirs du cœur.
Les couronnes les plus honorables, quoique moins relevées, sont celles des bienfaiteurs des hommes, celles des Socrates, des Catons, des Montesquieux et de quelques hommes que je nommerais, si la vie dont ils jouissent encore ne les tenais sans cesse présents à nos mémoires.
Que de tels noms ne vous intimident pas, avocats ! Du rang où vous êtes, vous pouvez atteindre à la même gloire ; et pour justifier mes conseils, j’atteste des exemples récents : rendez grâces au ciel, s’il vous chérit assez pour vous offrir un innocent à défendre ; et saisissez avec enthousiasme l’heureuse occasion d’obtenir les deux plus grands biens qu’un homme sage puisse désirer, l’hommage de ses contemporains, et l’approbation de sa conscience.
Et vous aussi, procureurs ! Rendez-vous utiles aux malheureux ; vous le pouvez ; gardez-vous de sacrifier à un vil intérêt le plaisir d’être bienfaisants ; jamais la fortune ne peut consoler un honnête homme de cette perte. Combien serait respectable celui d’entre vous dont on dirait : voilà l’agent de tous les malheureux ! Mais s’il en était quelqu’un qui laissât le pauvre à sa porte et ne voulût servir que le riche, je vous le dénonce ; vengez la justice et l’humanité : laissez-lui son or ; mais accablez-le d’opprobre.
Ici j’adresse à tous ceux qui daignent m’écouter, cette parole touchante d’un ancien : Homo sum, nil humani a me alienum puto. Je suis homme, et rien de ce qui appartient à l’humanité n’est étranger pour moi. Celui qui n’aime pas ses semblables est un aveugle qui méconnaît la nature ; celui qui pourrait les haïr est un monstre qui l’outrage.
Messieurs, nous sommes tous hommes, et par conséquent amis ; nous voici tous rassemblés dans le temple de la concorde et de l’équité ; profitons de cette solennité pour renouveler le traité sacré que la nature nous inspire avec tous nos semblables ; et tandis que des hommes d’une profession généreuse vont faire serment de servir le public, jurons tous, au fond de nos cœurs, d’être justes et vertueux, d’aimer les hommes et de leur être utiles.