Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Introduction générale > Séparation des pouvoirs ou séparation des fonctions ? [Aristote « La politique » III - X (-384 à -322), Montesquieu « De l’esprit des lois » (1748), De Réal de Curban « La science du gouvernement » (1765), R. Dareste « La justice administrative en France » (1862), Joseph Barthélémy « Précis de droit constitutionnel » (1932)]

SÉPARATION DES POUVOIRS
OU SÉPARATION DES FONCTIONS ?

Le principe de la séparation des pouvoirs
fait partie de ces maximes unanimement acceptées,
mais dont la portée varie d’un auteur à un autre
d’un pays à un autre, d’une Constitution à une autre.

Peut-être conviendrait-il plus concrètement
de parler de séparation des diverses fonctions sociales.
En effet, l’exercice de chacune de ces fonctions
exige des qualités personnelles, des compétences spéciales
et des connaissances approfondies qui lui sont propres.

Dès lors, la sagesse invite à confier chaque fonction rationnelle
à des agents possédant les capacités et les lumières requises,
tout en veillant à ce qu’aucune de ces fonctions
n’empiète sur les autres, mais soit conduite
à coopérer avec les autres en vue du Bien commun.

Il nous a semblé instructif de rapprocher les exposés
de quelques auteurs ayant écrit à des époques différentes :

Aristote, Des trois pouvoirs dans tout gouvernement  (-384 à -322)
Montesquieu, « De l’esprit des lois »  (1748)
De Réal de Curban « La science du gouvernement »  (1765)
R. Dareste « La justice administrative en France »  (1862)
J. Barthélémy « Précis de droit constitutionnel »  (1932)

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ARISTOTE
« La politique » (III - X , trad. Prélot)

DES TROIS POUVOIRS DANS TOUT GOUVERNEMENT

Dans tout gouvernement, il y a trois pouvoirs essentiels à chacun desquels le sage législateur doit faire place de la manière la plus convenable. Quand ces trois parties sont bien ordonnées, le gouvernement va nécessairement bien, et c’est de leurs différences qu’il prend les siennes.

Le premier de ces trois pouvoirs est celui qui délibère sur les affaires de l’État.

Le deuxième comprend toutes les magistratures et tous les pouvoirs constitués, c’est-à-dire, ceux dont l’État a besoin pour agir, leurs attributions et la manière d’y pourvoir.

Le troisième embrasse les offices de juridiction.

LE POUVOIR DÉLIBÉRANT

Il appartient à l’Assemblée de décider de la paix et, de la guerre, de contracter des alliances ou de les rompre, de faire des lois et de les abroger, de décerner la peine de mort, de bannissement et de confiscation, ainsi que de faire rendre compte aux magistrats.

Ces délibérations sont nécessairement, soit du ressort de tous les citoyens, soit commises toutes à quelques préposés, soit à un seul, soit à plusieurs, soit, encore, les unes à quelques-uns, ou quelques-unes à tous, ou quelques-unes à quelques-uns.

Quand tous sont admis à la délibération et en toute matière, il y a démocratie ; le peuple affecte en tout l’égalité. Mais, tous peuvent avoir part aux délibérations, en plusieurs manières…

LE POUVOIR EXÉCUTIF

Après l’Assemblée, viennent les magistratures gouvernementales, susceptibles de plusieurs différences…

On ne doit appeler proprement magistratures que celles qui ont part à la puissance publique pour certains objets, à l’effet d’en délibérer, d’en décider, et surtout d’en ordonner; car c’est le commandement qui en fait l’attribut caractéristique. Il importe peu pour l’usage comment on les appelle puisque leur dénomination, sur laquelle on dispute, n’est pas encore bien décidée. Mais ce n’est pas une petite affaire que d’en bien distinguer les attributs.

D’abord on se demande quelles magistratures il faut créer et en quel nombre, pour former un État ; quelles sont celles qui, sans être absolument nécessaires, sont pourtant utiles à la bonne constitution, soit de l’État entier, soit de chacune de ses parties, même des moindres villes. Il y en a d’essentielles, sans lesquelles un État ne peut exister ; il y en a d’autres crées pour le bon ordre et la bienséance, sans lesquelles la vie Civile ne saurait être bien agréable.

Le premier soin du gouvernement est de faire trouver dans les marchés les vivres nécessaires. Il doit y avoir pour cet effet un magistrat qui veille à ce que tout s’y traite de bonne foi et que la décence y soit observée.

Dans toutes les villes, il est indispensable d’acheter et de vendre pour les besoins respectifs. C’est le moyen le plus court de se procurer l’aisance pour laquelle paraît avoir été instituée la vie civile.

Un autre soin, qui tient au précédent ou qui le suit de bien près est la charge des édifices publics et privés, pour les assujettir à des formes convenables ; des maisons en ruine, des chemins en mauvais état, pour les faire réparer et reconstruire ; des bornes qui séparent les propriétés afin que chacun jouisse paisiblement de ce qui est à lui, ainsi des autres objets de même genre. On nomme cet office « police urbaine » ; il embrasse un grand nombre de parties qu’on est obligé dans les grandes villes de confier à des officiers différents, tels que l’inspecteur des bâtiments, les fontainiers, l’intendant des ports.

Une fonction non moins nécessaire et fort analogue à celle-là s’exerce hors de la ville et dans les campagnes. Ceux qu’on y prépose s’appellent les uns agronomes, antres forestiers.

Il y a une autre sorte de charge pour les revenus publics. Le préposé se nomme trésorier ou receveur. C’est chez lui qu’on apporte les fonds ; c’est lui qui les garde et qui les applique à leurs diverses destinations.

Il y a aussi un officier pour recevoir les contrats privés, écrire les jugements des tribunaux, rédiger également les demandes et citations en justice. Cet office est dans quelques endroits divisé en plusieurs branches ; mais il y a un titulaire dont dépendent tous les autres. On les appelle hiéromnérons, archivistes, secrétaires ou de tout autre nom de même nature.

L’office qui suit immédiatement est de la dernière nécessité mais de la plus grande difficulté, c’est celui, d’exécuteur des sentences de condamnation, d’afficheur des biens saisis et de gardien de prison: On se prête, avec peine à ces fonctions, à cause des haines où elles exposent et l’on ne se charge pas de pareils ministères, à moins qu’ils n’offrent de gros émoluments. Quand on les accepte, on n’ose se conformer à la rigueur des lois qui est pourtant chose indispensable. Il ne servirait de rien de plaider et d’obtenir des sentences, s’il n’y avait personne pour les faire exécuter. Ôtez l’exécution, il est impossible que la société subsiste. Il vaut donc mieux que tant de fonctions ne soient pas confiées à un seul officier, mais que l’on puisse en emprunter d’un tribunal à un autre…

En récapitulant tout cet exposé, on constatera que tous les offices ou ministères nécessaires ont pour objet, soit les honneurs dus à l’Être suprême, soit le service militaire, soit l’administration des finances, c’est-à-dire la recette, ou la dépense des revenus publics, soit l’approvisionnement des marchés ou la police des villes, des ports et des campagne, puis l’administration de la justice, le tabellionage des contrats, l’exécution des sentences, la garde des prisons, l’audition et l’examen des comptes, la réforme des abus et des prévarications ; enfin, les délibérations sur les affaires d’État…

LE POUVOIR JUDICIAIRE

L’ordre judiciaire est le troisième organe de la Constitution et du gouvernement. Pour l’étudier, nous suivrons à peu près le même plan. Il se ramène à ces trois points : d’où, pourquoi et comment prend-on les juges ? D’où ? Est-ce d’entre tous ou dans une certaine classe ? Pourquoi ? Combien faut-il d’espèces de tribunaux ? Comment pourvoit-on à leur recrutement ? Est-ce par l’élection ou par la voie du sort ?

Commençons par les espèces de tribunaux et de juges. Il y en a huit.

La première, pour la reddition des comptes et l’examen de la conduite des magistrats.

La deuxième, pour les malversations en finances.

La troisième, pour les crimes d’État ou attentats contre la Constitution.

La quatrième, pour les amendes contre les personnes soit publiques, soit privées.

La cinquième, pour les contrats de quelque importance entre personnes privées.

La sixième, pour les meurtres, ou tribunal criminel. On distingue si l’homicide a été commis dans la personne d’un juge ou d’un particulier ; s’il a été accompli de dessein prémédité ou involontairement ; si, le fait étant certain, il n’est plus question que du droit ; s’il y a rupture de ban de la part des exilés pour meurtre, cas qui se porte à Athènes au tribunal du Puits ou Phréar, ce qui n’arrive que fort rarement et seulement dans les grandes Cités.

La septième pour les affaires des étrangers, soit entre eux, soit contre des citoyens.

Outre ces tribunaux, il y a des juges pour les affaires minimes, comme depuis une drachme jusqu’à cinq ou un peu plus, car s’il faut aussi faire droit aux requêtes, cela ne mérite pourtant pas d’être porté devant les tribunaux.

Parlons maintenant de la nomination des juges, objet plus intéressant encore pour l’État, et qui, mal conçu, entraine des séditions et quelquefois des révolutions.

Il faut nécessairement que ceux qui doivent juger toutes ces espèces d’affaires soient nommés par l’une l’autre de ces deux voies, l’élection ou le sort...

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MONTESQUIEU
« De l’esprit des lois » ( 1748 - Livre XI - Chap. 6 )

Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la première, le Prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’État.

La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.

Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.

Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme.

Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi violents que le gouvernement des Turcs ; témoins les inquisiteurs d’État, et le tronc où tout délateur peut, à tous les moments, jeter avec un billet son accusation [l’auteur fait allusion à Venise].

Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces Républiques. Le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’État par ses volontés générales, et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières.

Toute la puissance y est une ; et, quoiqu’il n’y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince despotique, on le sent à chaque instant.

Aussi les princes qui ont voulu se rendre despotiques ont-ils toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures ; et plusieurs rois d’Europe, toutes les grandes charges de leur État.

Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques d’Italie ne répond pas précisément au despotisme de l’Asie. La multitude des magistrats adoucit quelquefois la magistrature ; tous les nobles ne concourent pas toujours aux mêmes desseins ; on y forme divers tribunaux qui se tempèrent. Ainsi, à Venise, le Grand conseil a la législation ; le Prégady, l’exécution; les Quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est que ces tribunaux différents sont formés par des magistrats du même corps ; ce qui ne fait guère qu’une même puissance.

La puissance de juger ne doit pas être donnée à un Sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple [comme à Athènes], dans certains temps de l’année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert.

De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un certain état, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n’a point continuellement des juges devant les yeux; et l’on craint la magistrature, et non pas les magistrats.

Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges ; ou du moins qu’il en puisse récuser un si grand nombre, que ceux qui restent soient censés être de son choix.

Les deux autres pouvoirs pourraient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps permanents, parce qu’ils ne s’exercent sur aucun particulier ; n’étant, l’un, que la volonté générale de l’État, et l’autre, que l’exécution de cette volonté générale.

Mais, si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugements doivent l’être à un tel point, qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi. S’ils étaient une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société, sans savoir précisément les engagements que l’on y contracte.

Il faut même que les juges soient de la condition de l’accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence.

Si la puissance législative laisse à l’exécutrice le droit d’emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n’y a plus de liberté ; à moins qu’ils ne soient arrêtés pour répondre, sans délai, à une accusation que la loi a rendue capitale ; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu’ils ne sont soumis qu’à la puissance de la loi.

Mais, si la puissance législative se croyait en danger par quelque conjuration secrète contre l’État, ou quelque intelligence avec les ennemis du dehors, elle pourrait, pour un temps court et limité, permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects, qui ne perdraient leur liberté pour un temps que pour la conserver pour toujours.

Et c’est le seul moyen conforme à la raison de suppléer à la tyrannique magistrature des éphores et aux inquisiteurs d’État de Venise, qui sont aussi despotiques.

Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par lui-même.

L’on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes; et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant.

Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie.

Il n’est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les Diètes d’Allemagne. Il est vrai que, de cette manière, la parole des députés serait plus l’expression de la voix de la nation ; mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres, et, dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice.

Quand les députés, dit très bien M. Sidney, représentent un corps de peuple, comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis ; c’est autre chose lorsqu’ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.

Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant ; excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse, qu’ils sont réputés n’avoir point de volonté propre.

Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes Républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. Car, s’il y a peu de gens qui connaissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir, en général, si celui qu’il choisit est plus éclairé que la plupart des autres.

Le corps représentant ne doit pas être choisi non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu’il ne ferait pas bien ; mais pour faire des lois, ou pour voir si l’on a bien exécuté celles qu’il a faites, chose qu’il peut très bien faire, et qu’il n’y a même que lui qui puisse bien faire…

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DE RÉAL DE CURBAN ET DE RÉAL
« La science du gouvernement » ( T.IV, 1765 )

Le Chapitre II de ce volume concerne « La Souveraineté considérée en général, par rapport à son origine, à ses objets, à ses modifications et à ses effets ». L’auteur observe que la Souveraineté se trouve dans les Républiques comme dans les Monarchies, et que, dans les deux cas, elle s’exprime par les trois pouvoirs législatif, judiciaire et coactif.

CHAPITRE III — DU POUVOIR LÉGISLATIF

Les passions bien réglées sont nécessaires à la conservation de l’homme, mais les passions déréglées tendent à sa destruction totale. La colère en veut à sa vie, l’ambition à sa liberté, l’avarice à ses biens, l’envie à son mérite ou à ses succès, la concupiscence à son honneur et à sa vertu. Il a donc fallu armer la justice et la raison contre les passions déréglées, et c’est ce qu’on a exécuté en leur opposant l’ordre politique, comme une barrière contre la fureur de leurs attaques. Les hommes avoient besoin d’un frein, et les lois font venues au recours de leur faible raison.

L’État est un Corps moral qui n’a qu’une seule volonté ; il est par conséquent nécessaire qu’il y ait des marques certaines à quoi les êtres physiques qui composent ce Corps moral, qui sont partagés en divers sentiments, et qui ont diverses inclinations, puissent reconnaître la volonté suprême du Corps à laquelle ils doivent réunir la leur. L’intérêt public a voulu que le Souverain réglât ce que chaque particulier doit regarder comme sien ou comme appartenant à autrui, ce que chaque Citoyen doit tenir pour juste ou pour injuste ; jusqu’à quel point il conserve sa liberté naturelle ; et comment il doit user de ses droits, pour ne pas troubler l’ordre public.

La Majesté souveraine doit être non feulement ornée de la puissance des armes, mais armée de la justice des lois afin que, dans l’un et dans l’autre temps de la guerre et de la paix, l’État soit maintenu dans la splendeur. Il n’eût pas suffi que le Prince ou les Magistrats qu’il établit, décidassent les affaires selon l’usage. Il a fallu que l’État eût des règles générales de conduite, afin que le Gouvernement fût constant et uniforme.

Telle est l’origine du pouvoir de porter des lois, d’en faire de nouvelles, et d’abroger les anciennes, c’est une propriété essentielle à la Souveraineté. Il est également juste et nécessaire que le Prince en soit le maître, comme le pilote l’est du gouvernail qui deviendrait entièrement inutile s’il ne lui était permis de le tourner suivant la disposition des vents. S’il fallait chaque fois demander les avis de ceux qui sont dans le vaisseau il serait plutôt submergé que l’ou n’aurait pu les consulter.

Ce pouvoir législatif n’existe que dans la puissance Souveraine. Si les Coutumes que les besoins établissent insensiblement dans les différentes parties d’un État, peuvent être regardées comme des Lois, ce n’est que parce que la perpétuité de leur observation fait présumer qu’elles font connues du Souverain, et que n’en ayant pas arrêté le cours, il est censé leur avoir imprimé l’autorité de la Loi par un contentement tacite.

On appelle donc Lois les Ordonnances, par lesquelles le Souverain prescrit à tous les citoyens en général et à chacun d’eux en particulier, la manière dont ils doivent se conduire pour l’intérêt du Corps entier, et par conséquent pour celui de chacun de ses membres.

Cicéron dit que de très savants hommes définissaient la Loi une première raison imprimée dans la nature, qui prescrit les choses à faire et qui défend celles à éviter ; et il ajoute de son chef, que cette même raison quand elle a reçu son accroissement et sa perfection dans l’esprit de l’homme est la Loi.

Elle est la règle, cette Loi, de toutes les actions des hommes, elle est inflexible et inexorable, au lieu que les volontés des hommes sont variables et incertaines ; elle est fans intérêt comme sans passion, sans tache et sans corruption ; elle parle sans déguisement et fans flatterie ; elle rassemble les lumières les plus pures de la raison elle suit les principes de l’équité naturelle, elle fait la gloire du Souverain et le bonheur du peuple.

La Loi commande, défend, permet, punit, récompense. Elle commande le bien, elle défend le mal, elle permet ce qui est indifférent, elle punit la transgression, elle récompense l’obéissance. Puisqu’elle contient les règles des sociétés civiles, il faut que son autorité soit appliquée aux divers usages qui doivent y former ou y maintenir l’ordre. Elle ordonne ce qu’on doit faire, elle défend les choses dont on doit s’abstenir. Elle restreint la liberté, soit qu’elle invite à l’obéissance par l’attrait des promesses, soit qu’elle y oblige par la crainte des menaces.

L’espérance et la crainte sont les deux pôles sur lesquels tourne le genre humain; les récompenses et les peines, les deux fondements du bonheur des sociétés civiles. C’est d’elles que les Lois civiles tirent toute leur force. L’autorité publique ne saurait être respectée, si les crimes demeuraient impunis, et il est indispensable que le Législateur soumette à des peines ceux qui contreviennent à ses lois et qui troublent l’ordre de la société. Mais si les punitions sont nécessaires, les récompenses ne le font pas moins. Un Souverain ne doit laisser aucune bonne action sans récompense, ni aucun crime sans punition…

CHAPITRE IV — DU POUVOIR JUDICIAIRE

Les Lois auraient beau être conçues en termes clairs, elles seraient inutiles, si l’on ne les appliquait aux faits particuliers. Cette application qui exige le ministère des hommes, a ses difficultés. Des circonstances particulières forment de justes doutes dans les affaires, et l’injustice, toujours ingénieure multiplie ces doutes à l’infini. Ainsi, au Pouvoir Législatif, il a fallu nécessairement joindre le Pouvoir Judiciaire.

Ce pouvoir consiste à examiner les différends qui s’élèvent entre les Citoyens, à fixer leurs droits avec autorité, à juger les demandes et les plaintes que les Sujets forment les uns contre les autres, et à appliquer les peines que les lois ont établies contre ceux qui en seraient les infracteurs. C’est l’usage ordinaire de ces jugements qu’on appelle Pouvoir Judiciaire.

Aristote dit que le jugement est une loi particulière et la Loi un jugement universel ; que si le Juge était sans passion, le jugement se pourrait passer de la Loi, et que si la Loi pouvait comprendre tous les cas particuliers, elle pourrait aussi se passer de jugement.

Ce pouvoir réside essentiellement dans le Souverain. Juger n’est autre chose qu’appliquer la Loi aux faits particuliers ; et appliquer la Loi, c’est souvent l’interpréter : or il n’y a que celui qui a fait la Loi qui ait droit de l’interpréter ; et comme le Prince seul peut faire des Lois, le Prince seul a droit de juger. L’histoire nous apprend qu’Auguste et des Rois qui ont régné avec gloire ont fait, du soin de rendre la justice, l’une de leurs principales occupations ; et parmi nous, le Seigneur de Joinville rapporte que St. Louis, au milieu même de ses divertissements, se faisait apporter le siège sur lequel il rendait la justice pour la dispenser aux personnes qui la demandaient ; mais parce que le Prince ne peut prendre connaissance de tous les différends de ses Sujets, il en nomme quelques-uns à qui il donne le pouvoir de juger les autres selon les Lois.

La propriété du Pouvoir Judiciaire appartient au Souverain. La Juridiction suprême et l’autorité de juger les appellations font nécessairement attachées à la Souveraineté. Il n’est point permis d’appeler de la Sentence rendue par le Prince. Ce serait douter de son pouvoir, et lui donner un Supérieur.

Ce Pouvoir Judiciaire, qui est la source de toutes les Juridictions, le Souverain l’exerce par lui-même, ou il en confie l’administration sous son autorité à des Magistrats. Les Politiques désignent ce pouvoir par droit de dernier ressort, c’est-à-dire le droit de juger les peuples sans appel. Les Jurisconsultes appellent ce droit merumimperium ; l’exercice de ce droit, mixtum imperium. Ils dirent que celui-là est attaché à la Souveraineté, et que celui-ci est confié à la Magistrature.

CHAPITRE V — DU POUVOIR COACTIF

S’il est nécessaire qu’un État soit armé d’un pouvoir législatif et d’un pouvoir judiciaire, comme nous l’avons vu dans les deux précédents chapitres, il n’est pas moins indispensable que ce même État ait un pouvoir coactif. Il faut que celui qui a le droit de porter les Lois ait aussi le droit de les faire exécuter, sans quoi elles ne seraient que des discours de morale, des exhortations à la vertu, à la paix, à la règle, à l’ordre.

Quel a été le premier objet de la formation des sociétés civiles ? Ç’a été de mettre en sûreté les biens des citoyens, tous les avantages dont ils jouirent, et surtout leur vie sans laquelle on ne peut en supposer aucun. Ç’a été de garantir les hommes des violences, des délits, des crimes, des injures qu’ils avaient à craindre les uns des autres ; car la promesse que chaque citoyen eût fait à tous les autres de ne leur causer aucun dommage, n’eût pas été un garant assuré.

On a considéré, en second lieu, qu’il est juste que les biens des particuliers soient employés à l’usage du public, dans les cas qui intéressent le repos commun de la société, parce que le bien commun est plus grand que le particulier ; et que celui-ci doit toujours céder à l’autre.

Pour remplir ce double objet, il a fallu punir les crimes qui troubleraient le repos des sociétés et pourvoir aux besoins publics. C’est pour cela qu’on a donné au Souverain un pouvoir sur la vie et sur les biens des Sujets, et on l’a fait indirectement pour la défense de l’État, ou directement pour la punition des crimes. On appelle ce premier pouvoir, droit éminent ou supérieur de l’État. On appelle le second, droit de vie et de mort. C’est pour exercer ce double pouvoir, que le Souverain a été armé de toutes les forces de la société réunies, qu’il tient le glaive dans ses mains et que tous ses sujets se sont obligés de lui prêter main forte. Un Athénien remerciait Solon de ce qu’il avoir donné des lois justes et avantageuses à ses compatriotes. Si je dois être remercié ( lui dit Solon ) ce n’est pas de leur avoir donné des Lois justes, c’est d’avoir uni intimement la force avec la justice. C’est ce qui a fait le pouvoir coactif.

On appelle de ce nom la contrainte qui peut s’exercer sur les corps et sur les biens, par une force extérieure, la force coactive qui en peut venir à la voie de fait pour contraindre d’obéir aux Lois, le droit qu’a le Souverain de contraindre par la force les citoyens à exécuter ses Lois, ses Édits, ses Ordonnances, ses ordres, et d’infliger des peines à ceux qui désobéissent.

Inutilement le Souverain serait-il chargé de pourvoir aux besoins publics, s’il ne pouvait y employer les biens et les forces des particuliers. En vain ferait-on des Lois, si l’on ne punissait ceux qui les violent. Puisque la sévérité des peines ne suffit pas pour réprimer entièrement l’injustice quel en serait le progrès, si le Souverain n’était pas en état de punir les contrevenants ? Les Lois seraient inutiles, dit le Droit romain, si l’on ne les faisait exécuter, si elles ne consistaient que dans l’Écriture, et si le Législateur ne leur donnait la force nécessaire.

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Rodolphe DARESTE
Extrait de « La justice administrative en France » ( Paris 1862 )

DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE I — SÉPARATION DES POUVOIRS

La plupart des constitutions modernes reconnaissent trois pouvoirs distincts : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. La distinction n’est pas nouvelle ; elle remonte au moins à Aristote, et elle a son fondement dans la nature des choses. Délibérer, agir, juger sont trois opérations essentiellement différentes. Mais, tout en distinguant ces trois fonctions, les anciens, comme nous l’avons vu, ne les séparaient guère. C’est dans les temps modernes que la complication toujours croissante de l’organisation sociale et politique a produit la division du travail, et par suite la séparation des pouvoirs.

La séparation des pouvoirs est regardée aujourd’hui dans la science politique comme la première condition d’un gouvernement libre. « Tout serait perdu, dit Montesquieu, si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers ». La séparation est donc nécessaire, mais elle ne saurait être absolue. Il serait chimérique d’incarner, si l’on peut s’exprimer ainsi, chacun des trois pouvoirs dans une personne différente, et de pousser l’abstraction à ses dernières limites, sans tenir compte ni des besoins de la pratique, ni même des simples convenances.

Aussi, dans les gouvernements constitutionnels, le partage du pouvoir entre le souverain, les Chambres et les tribunaux est loin de coïncider exactement avec la distinction abstraite des trois fonctions du pouvoir. Le souverain participe au pouvoir législatif par le droit de sanction, et, partout ailleurs qu’en Angleterre, par le droit de faire des règlements et des ordonnances. Les Chambres ne sont pas des corps purement législatifs ; ce sont avant tout des corps politiques. Elles votent l’impôt, elles consentent à l’aliénation du domaine de l’État, mais surtout elles exercent sur le pouvoir exécutif représenté par des ministres responsables un contrôle permanent. Sans parler des attributions judiciaires qui ont appartenu en France à la Chambre des pairs, qui appartiennent encore en Angleterre à la Chambre des lords, il est évident que les Chambres font acte de juge quand elles vérifient les pouvoirs de leurs membres. Les juges eux-mêmes, si spéciales que soient leurs fonctions, ont souvent autre chose à faire que de juger. Nous ne parlons ici ni du bailli allemand qui administre et juge, ni du juge prussien, chargé de tenir les registres hypothécaires, ni des juges de paix anglais, qui, après avoir rendu la justice dans les sessions ordinaires, se réunissent en sessions spéciales pour voter la taxe du comté, accorder les licences aux débitants de boissons, et pourvoir à l’entretien des pauvres ou à la réparation des chemins. En France même, où la spécialité des fonctions a été poussée plus loin que partout ailleurs, les corps judiciaires sont encore des corps politiques, et on ne peut s’empêcher de reconnaitre que la Cour de cassation participe dans une certaine mesure au pouvoir législatif. Si les tribunaux français ne jugent pas, comme les tribunaux américains, de la constitutionnalité des lois, ils jugent, du moins, de la légalité des règlements faits par l’autorité administrative. D’un autre côté, les tribunaux français n’ont pas tout le pouvoir judiciaire, puisqu’il a paru nécessaire de laisser à l’administration le jugement des recours dirigés contre des actes administratifs.

II faut donc reconnaitre que si le principe de la séparation des pouvoirs est écrit dans la plupart des constitutions modernes, il n’a pas partout le même sens.

Cela est surtout vrai de la limite qui sépara le pouvoir administratif du pouvoir judiciaire. En Angleterre, il n’y a pas un seul acte du pouvoir administratif dont la légalité ne puisse être appréciée par les cours de justice. Tout citoyen qui se croit atteint dans son droit peut recourir au juge ordinaire, de quelque part que vienne l’offense, sauf le droit qui appartient au juge d’examiner la recevabilité de faction. Ailleurs, comme en Belgique et en Hollande, la compétence de l’autorité judiciaire comprend toutes les contestations relatives aux droits civils sans exception ; quant aux contestations relatives aux droits politiques, elles no sont attribuées à l’autorité judiciaire que sauf les exceptions déterminées par la loi. Ailleurs encore, comme en Prusse, la constitution proclame que toutes contestations, même entre un particulier et l’État, appartiennent aux tribunaux; mais on distingue alors entre l’État qui possède nu qui contracte et l’État qui commande, entre le fisc et le gouvernement. S’il y a des juges à Berlin pour les procès du fisc, il n’y en a pas pour ceux qui tendraient à critiquer les actes du gouvernement.

En France, la part de l’administration est plus large que partout ailleurs. Nous avons déjà vu ce qui elle était sous l’ancienne monarchie, et comment l’Assemblée constituante entendait le principe de la séparation des pouvoirs. On verra dans la suite de ce livre la portée et l’application de ce principe. Concluons seulement qu’en cette matière toute formule abstraite à priori est aussi dangereuse qu’inutile. Tout ce qu’on peut dire sur ce point, c’est que le législateur français a voulu assurer l’indépendance réciproque des deux pouvoirs. Du reste, en faisant la part de l’un et de l’autre, il s’est guidé par des raisons d’analogie et de convenance bien plus que par des subtilités théoriques. Encore a-t-il laissé fort à faire à la jurisprudence, car c’est peu de n’avoir pas défini le principe, il n’a même pas pris la peine de tracer lui-même la ligne de démarcation. Reconnaissons au surplus que l’entreprise offrait des difficultés insurmontables. Ce n’est que dans les petits États, dans les cantons suisses, par exemple, ou dans quelques pays d’Allemagne qu’on a essayé de délimiter par une loi les deux compétences. L’action administrative en France est trop multiple, trop compliquée pour permettre un pareil travail. Le législateur s’est donc borné à établir quelques règles formelles que nous allons exposer en peu de mots.

Elles se trouvent dans la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, dans celle du 16 fructidor an III, et dans l’article 127 du Code pénal.

La première de ces lois porte que les fonctions judiciaires sont distinctes et demeurent toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions.

La seconde de ces lois fait défenses itératives aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit.

Enfin l’article 127 du Code pénal [ancien] déclare coupable de forfaiture et punit de la dégradation civique les juges, officiers du ministère public ou de la police judiciaire qui auraient excédé leur pouvoir en s’immisçant dans les matières attribuées aux autorités administratives, soit en faisant des règlements sur ces matières, soit en défendant d’exécuter les ordres émanés de l’administration, ou qui, ayant permis ou ordonné de citer des administrateurs, pour raison de l’exercice de leurs fonctions, auraient persisté dans l’exécution de leurs jugements ou ordonnances, nonobstant l’annulation qui en aurait été prononcée, ou le conflit qui leur aurait été notifié.

On voit par ces textes mêmes quels sont les actes interdits à l’autorité judiciaire. Elle ne peut faire ni règlements de police ni actes d’administration. Elle ne peut ni annuler, ni blâmer, ni improuver les actes de l’autorité administrative. Elle ne peut faire aucune injonction à un fonctionnaire relativement à ses fonctions, ni citer les fonctionnaires pour lui rendre compte de l’exercice de leurs fonctions.

Mais ces dispositions ne nous apprennent nullement en quoi consiste la compétence respective des deux pouvoirs, et ne nous font pas connaître leur limite séparative. Au surplus, il est facile de voir que le but du législateur, en édictant ces dispositions, n’était pas de définir le principe, mais d’enlever aux tribunaux certaines attributions dont les Parlements avaient joui avant 1789, et qui ne paraissaient plus compatibles avec le nouvel ordre de choses créé par la Révolution.

Ce que le législateur n’a pas même entrepris, la jurisprudence a essayé de le faire. Elle a constamment déclaré que toutes questions d’état civil ou de propriété appartiennent à l’autorité judiciaire. Au contraire, toutes actions résultant d’un acte ou même d’un contrat administratif ne peuvent être portées que devant l’autorité administrative, seule compétente pour apprécier et réformer au besoin ses propres actes.

Mais, pour être générales, ces règles ne sont pas absolues. Nous verrons dans la suite de cet ouvrage qu’elles souffrent de nombreuses exceptions. Nous verrons aussi comment elles se concilient dans la pratique ; comment, par exemple, lorsqu’un acte administratif porte indûment atteinte au droit de .propriété, les tribunaux peuvent sauvegarder le droit menacé, sans cependant entraver ni diriger l’action administrative. Rien de plus ingénieux que les combinaisons et les distinctions imaginées à cet effet par la jurisprudence, mais elles varient suivant les cas, et ne peuvent être ramenées à une formule générale.

Ajoutons que chacune des deux autorités, administrative et judiciaire, est exclusivement compétente pour interpréter les actes émanés d’elle-même. Lorsque ces actes sont clairs et n’ont pas besoin d’être interprétés, ils peuvent être indistinctement appliqués par l’une ou l’autre…

Enfin la règle de la séparation des pouvoirs ne s’applique pas seulement aux actions principales, mais encore à tous les incidents. Lorsqu’il s’élève un incident qui n’est pas de la compétence de l’autorité saisie, celle-ci doit surseoir et renvoyer les parties à se pourvoir devant la juridiction compétente, pour y faire juger la question préjudicielle, sous toutes réserves du fond.

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Joseph BARTHÉLÉMY
« Précis de droit constitutionnel » ( Paris 1932 )

SECTION I. — La Règle

78 - Définition. - Le principe de la séparation des pouvoirs est une règle d’art politique, d’opportunité, de bon aménagement des pouvoirs publics.

Cependant certains publicistes, qui ont trouvé des continuateurs jusqu’à nos jours, ont considéré le problème sous un aspect, pour ainsi dire métaphysique. Ils ont cru que les « pouvoirs » existent avec, une sorte de réalité, et l’abstraction juridique en a poussé même certains à se demander si les pouvoirs ne seraient pas des personnes morales.

À cette méthode se rattache la controverse classique sur le, point de savoir s’il y a seulement deux pouvoirs (législatif, exécutif), ou s’il faut en reconnaître un troisième (judiciaire).

Avec notre méthode, nous disons qu’il y a autant de pouvoirs qu’on juge utile d’en créer ; depuis la Révolution, on estime généralement qu’il y en a trois. La constitution chinoise en compte cinq : exécutif, législatif, judiciaire, examen, contrôle.

Lorsqu’on a posé, d’après l’opportunité, le principe de l’existence de ces pouvoirs, les conséquences qui en découlent ne sont pas déterminées par une logique mathématique, mais par l’opportunité pratique.

Cette règle d’opportunité politique peut se formuler ainsi : il est convenable, il est opportun, tant au point de vue du bon fonctionnement des services publics qu’au point de vue du respect par l’État des libertés individuelles, que les diverses fonctions étatiques (législative, exécutive, judiciaire) soient exercées par des organes différents et jouissent, les uns à l’égard des autres, d’une certaine indépendance. Voilà tout.

79 - Sa formation historique. - Historiquement, le principe de la séparation des pouvoirs est apparu comme une arme de guerre contre le pouvoir absolu des rois. Le roi, réunissant en lui l’exécutif, le législatif et le judiciaire, les publicistes ont soutenu que c’était là un état de choses mauvais, qu’il fallait laisser au roi l’exécutif et détacher de lui le législatif et le judiciaire.

Actuellement, le principe de la séparation des pouvoirs présente encore une certaine utilité contre les empiètements possibles des Assemblées parlementaires, sur le pouvoir exécutif et sur le pouvoir judiciaire.

80 - Son origine doctrinale. - En France, l’idée de séparation des pouvoirs ne peut pas être séparée du nom de Montesquieu. C’est lui qui l’a jeté dans la circulation, dans son livre le plus connu : l’Esprit des lois, qui a paru en 1748, au livre IX, chapitre VI.

Là se lisent quelques formules célèbres : « Lorsque dans la même personne ou dans le même corps, la puissance législative est réunie à la puissance exécutive, il n’y a point de liberté ». Par conséquent, première affirmation de Montesquieu ; pas de liberté politique, si l’exécutif se confond avec le législatif. « Tout serait perdu, continue le célèbre philosophe, si le même corps, ou des principaux, ou des nobles, ou du peuple, gardait les trois pouvoirs ». Et il conclut : « Il faut que, par la force des choses ; le pouvoir arrête le pouvoir ». Il faut que les pouvoirs se fassent équilibre et opposition les uns aux autres; par cette opposition des pouvoirs, on évite le despotisme.

81 - La formule américaine des freins et contrepoids. - L’idée de séparation des, pouvoirs prend dans la langue politique américaine un aspect mécanique ; c’est le système des freins et des contrepoids. C’est l’idée de Montesquieu sous un autre aspect ; il faut qu’il y ait un ensemble de freins ou de contrepoids, qui empêchent un pouvoir de devenir prédominant et, en devenant prédominant, de devenir despotique.

82 - Rôle du principe sous la Révolution. Avec la Révolution, le principe théorique de Montesquieu a pris la dignité d’un dogme constitutionnel directement promulgué dans des textes. L’article 16 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen (en tête de la constitution du 3 sept. 1781) s’exprime ainsi : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de constitution ». ‘ Cette formule est reproduite dans l’article 22 de la Déclaration des Droits en tête de la Constitution directoriale du 5 fructidor de l’an III.

SECTION II. — COMBINAISONS AUXQUELLES PEUVENT DONNER LIEU
LES RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS

Les rapports des pouvoirs entre eux donnent lieu à des combinaisons très variées, que nous allons schématiser sans prétendre enfermer dans nos formules toute la réalité mouvante de la vie.

83 - A - Les systèmes d’isolement des pouvoirs. - La séparation tend à l’isolement dans la constitution monarchique du 3 septembre 1791 ; mais cette tendance trouve son maximum dans la constitution directoriale du 5 fructidor de l’an III (ainsi nommée parce qu’elle confiait l’exécutif à un Directoire de cinq membres, en face de deux Assemblées, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens).

Dans ces systèmes :

L’exécutif n’a aucune action sur le législatif. - a) Les membres du Directoire et même les ministres ne peuvent pas entrer dans les Assemblées. C’est à cette époque que les rapports inévitables entre les pouvoirs publics ont été assurés par ce que l’on appelait des « messagers d’État », sortes de facteurs de haut vol, qui portaient solennellement d’un pouvoir à l’autre des messages écrits. L’institution fut supprimée par la Restauration.

b) Les Chambres fonctionnent sans que le pouvoir exécutif puisse exercer sur elles aucune espèce d’influence. Elles sont permanentes, c’est-à-dire qu’elles s’assemblent quand il leur plaît. Le Directoire ne les convoque pas, ne les ajourne pas, ne les proroge pas. À plus forte raison, le Directoire ne peut pas dissoudre le Conseil des Anciens ou le Conseil des Cinq-cents. Enfin, le pouvoir exécutif n’a aucune espèce de rôle dans l’élaboration de la loi. Il n’a pas le droit de proposer la loi, réservé au Conseil des Cinq-cents. Il ne participe pas à l’élaboration de la loi, comme le font aujourd’hui les ministres, puisqu’il n’entre pas aux Assemblées. Enfin, lorsque la loi a été votée par le Conseil des Cinq-cents d’abord, par le Conseil des Anciens en elle est définitive et le Directoire n’y peut rien.

À l’inverse, le pouvoir législatif n’a aucune action sur le pouvoir exécutif. — Les directeurs ou les ministres ne sont pas responsables politiquement devant les Chambres. Toutefois, le Conseil des Cinq-cents peut mettre les Directeurs en accusation, mais seulement en cas de crime. Il y avait donc là une tentative d’isolement presque complet entre les pouvoirs elle a absolument échoué, puisque l’époque du Directoire est marquée par toutes sortes de troubles et a fini par le coup d’État de Brumaire.

84 - B - Les systèmes de collaboration entre les pouvoirs. - La plupart des constitutions organisent une collaboration des pouvoirs, mais suivant des équilibres différents. Suivant le côté où la constitution penche, on a un type de constitution classée.

1° Si elle donne la prédominance aux Assemblées, on a le Gouvernement d’assemblée ou Gouvernement conventionnel.

2° S’Il y a prédominance de l’exécutif, on se trouve en présence d’un pouvoir royal supérieur et, dans la République, du Gouvernement présidentiel.

3° S’il y a collaboration équilibrée de pouvoirs de pouvoirs séparés c’est le régime parlementaire.

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[Du fait de la prédominance des Assemblées, de la subordination de la fonction exécutive (qui peut faire l’objet d’une motion de censure) et de l’abaissement de la fonction judiciaire (à laquelle la Constitution refuse le rang de Pouvoir), l’État a pris la forme d’un Gouvernement conventionnel qui est en théorie équilibré par l’élection d’un Président de la République, lequel relève de la classe politique et peut être privé d’une grande partie de ses pouvoirs dans le cas dit de la cohabitation]

Signe de fin