Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Pénalistes > Introduction générale > P. Rossi, Introduction au droit pénal

INTRODUCTION AU DROIT PÉNAL

Extrait du « Traité de droit pénal »
de Pellegrino ROSSI (Bruxelles 1835)

« Faire la loi, juger, ce sont là
les deux actes essentiels de la justice sociale ».
Partant de cette observation, l’auteur met en lumière
les difficultés auxquelles se heurte le législateur
et suggère les solutions propres à y faire face.

I -  Du système pénal,
et de son influence sur la société

L’importance et la difficulté du sujet qu’on a choisi semblent être le thème obligé de toute introduction : on se plaît à les vanter, on les exagère. Souvent, plus le sujet est frivole, plus il y a de pompe dans la manière de l’annoncer. L’auteur craint, avant tout, qu’on ne l’accuse d’avoir perdu son temps et usé son esprit en choses vulgaires et inutiles. On redoute moins le reproche de n’avoir pas su atteindre un but élevé, que celui d’avoir volontairement, et avec connaissance de cause, visé trop bas.

Je vais probablement mériter à mon tour le reproche d’exagération, en essayant de démontrer que le droit pénal est la branche la plus importante, peut-être, soit sous les rapports moraux, soit sous les rapports politiques, de la science des lois. Suis-je dans l’illusion ? L’exagération à ce sujet est-elle possible ?

Avant de se prononcer, qu’on entre dans la salle d’un tribunal criminel, qu’on y assiste à un débat, à un jugement; qu’on ne se laisse pas subjuguer par l’habitude ; qu’on réfléchisse.

Au milieu d’une si grande solennité, que voit-on sur ce banc ? Un homme dont les forces sont enchaînées, qui est à la merci d’autres hommes, poursuivi au nom de tous, dans l’intérêt de tous, seul dans sa lutte contre un immense pouvoir, protégé seulement par les formes de la justice. Notre premier mouvement nous porterait au secours de cet infortuné.

Mais un magistrat vient de parler : comme tout change ! Que de mal cet homme a fait ! Que de craintes, que d’horreur il inspire ! Il nous tarde de voir tomber sa tête sous le glaive de la loi.

La pitié et l’indignation peuvent être également déplacées ; mais, dans les cas divers, elles sont également naturelles. C’est là qu’est le danger de tous les temps et de tous les lieux ; car l’homme se retrouve toujours et partout. C’est l’homme qui fait la loi pénale, c’est l’homme qui accuse, c’est l’homme qui juge, c’est l’homme qui assiste au jugement. L’homme s’égare souvent, même par l’influence des passions nobles et généreuses. Que n’a-t-on pas raison de craindre, lorsque viennent conspirer avec elles les passions basses et méchantes, la colère de commande, la vengeance, la pusillanimité, l’ambition, le fanatisme ? Il faudrait que les législateurs et les juges ne fussent pas des hommes ; il faudrait qu’ils pussent apprécier toutes les imperfections de notre nature, sans y être eux-mêmes soumis.

Le problème que présente l’administration de la justice humaine semble donc, au premier abord,. impossible à résoudre ; cependant il ne peut pas rester sans solution, et il faut bien après tout que ce soit l’homme, avec toutes ses imperfections, qui travaille à concilier le repos de la société, la sûreté de l’innocent accusé , et la punition du coupable.

Le citoyen doit obtenir des garanties, et contre les erreurs que ses juges pourraient commettre à son préjudice et contre les attentats dont il serait la victime, si l’impunité des malfaiteurs en augmentait le nombre et l’audace. Mais, sous prétexte de le mieux garantir, de le mieux garder, faut-il que les lois l’enchaînent, lui ôtent, à force de prohibitions, l’exercice de ses facultés, et lui interdisent ces efforts de perfectionnement qui constituent la plus noble partie de sa destinée ? Faut-il lui faire acheter l’existence matérielle par le suicide moral ?

À son tour le coupable lui-même, malgré l’horreur que peut inspirer son crime, doit retrouver la justice ; elle lui doit la protection de ses règles immuables et de sa froide impartialité : parce qu’il y a une dette à payer, faut-il, que tout son bien soit livré au caprice du plus fort ? Parce qu’il s’est abaissé jusqu’au crime doit-il devenir une sorte d’instrument de terreur entre les mains du pouvoir ? un pur moyen ? Le délit ne dépouille pas l’homme de sa nature : il demeure un être sensible, doué d’intelligence, de liberté, de moralité. Il lui reste des devoirs à remplir, des droits qu’il faut respecter.

Mais un individu, qui souffre même injustement, n’est trop souvent que d’un faible poids aux yeux de l’orgueil humain. « C’est une tuile qui tombe, c’est un mal inévitable ; il est rare ; il faut avant tout faire un exemple ». Que sais-je ? il y a une phraséologie convenue, un langage dédaigneux, qui n’est que l’expression de notre légèreté, ou d’un aveugle égoïsme.

Laissons là pour un moment ces faiblesses de notre nature ; oublions l’individu atteint par une erreur ou par une violence de la justice humaine, et envisageons le problème sous des rapports plus généraux. L’importance en paraîtra encore plus grande ; car c’est de sa solution que dépendent, en grande partie, l’ordre politique des sociétés civiles et la manifestation de l’ordre moral dans de monde.

I -  Influence politique

En disant qu’un État ne serait plus un État si le pouvoir judiciaire n’y était pas régulièrement établi, Platon exprimait un sentiment général, une croyance populaire. La nécessité d’une justice sociale est si universellement reconnue, que le besoin de lui demander ses titres de légitimité ne se fait sentir qu’aux esprits habitués à remonter en toutes choses aussi haut qu’ils le peuvent. Le juge qui prononce sur une question de propriété fait un acte dont l’être le plus grossier sent lui-même la convenance. Mais c’est surtout le tribunal criminel qui, en punissant l’assassin, en réprimant le faussaire, agit en parfaite harmonie avec les sentiments de tout le monde ; tous voient en lui un protecteur. L’utilité matérielle de la justice pénale ne suffit pas, il est vrai, pour légitimer son existence ; il faut pour cela que cette utilité elle-même soit légitime. Mais, en la prenant comme un fait, elle est irrécusable. Personne ne nie que les associations humaines ne sauraient exister sans justice pénale. Que pourrait-on ajouter pour faire sentir l’importance de la science qui enseigne à l’organiser, à lui donner l’activité dont elle est susceptible ?

Mais cette activité elle-même doit être contenue dans de justes limites; car, quelque pure et quelque rationnelle que soit la source de la justice sociale, quelque sacrés que soient les titres qui la légitiment, en pratique elle devient l’oeuvre de l’homme, un instrument de bien ou de mal entre les mains d’un être faillible et passionné. Placée au milieu de la société, à titre de puissance légale, complément nécessaire de tous les autres pouvoirs et à laquelle tout doit ou peut aboutir, non seulement elle pourrait immoler de temps à autre des victimes à l’intérêt et au caprice, mais elle pourrait s’emparer de la société toute entière, en renverser, par ses violences, l’ordre politique, et faire d’une nation libre un peuple d’esclaves.

Tels ont été les effets produits en Portugal et en Espagne par le tribunal de l’inquisition ; tels auraient été effets de la chambre étoilée sur le peuple anglais, s’il n’avait pas, lorsqu’il en était temps , senti ses forces et connu son droit.

La liberté politique a surtout besoin de la justice ; elles sont deux conditions sociales inséparables l’une de l’autre. Dès que l’une a existé pendant un certain temps, l’autre prend nécessairement naissance ; et, si l’une d’elles vient à manquer, l’autre ne tarde pas à être dénaturée et à disparaître. Le jury et le parlement anglais sont deux soutiens également nécessaires du même édifice.

II -  Influence morale

Mais l’ordre politique et l’ordre moral ne sont-ils pas liés par le rapports les plus étroits et les plus intimes ? Ce sont les rapports du moyen au but. L’ordre social n’est qu’un moyen de développer et de maintenir, en ce monde, l’ordre moral. Il y a action et réaction de l’un sur l’autre. À mesure que l’ordre social se perfectionne, la connaissance de l’ordre moral s’élève et s’étend ; du sentiment profond, éclairé, universel de l’ordre moral, il résulte nécessairement l’amélioration de l’ordre politique dans les sociétés civile.

Or, la loi pénale est de toutes les parties de la législation celle qui peut influer le plus directement sur les notions universelles de l’ordre moral. C’est par la loi pénale que le pouvoir exerce plus particulièrement la mission de déclarer d’une manière impérative, dans la sphère de l’ordre public, les principes du juste et de l’injuste, du bien et du mal. N’est-ce pas là le devoir du législateur ? N’est-ce pas là son droit ?

Sans doute ce n’est pas la loi positive qui crée le droit, pas plus ce que nous appelons le droit pénal que ce que nous appelons le droit civil ou tout autre droit quelconque. Le droit préexiste à toutes choses. Les notions du droit se manifestent chez les peuples, avant que le législateur en fasse le sujet de ses lois écrites. La science elle-même, qui n’est que la réflexion appliquée aux notions élémentaires et communes, peut se former et se développer indépendamment de toute intervention législative. Ainsi à Rome les jurisconsultes et les magistrats, en s’emparant des éléments que leur fournissait le développement moral de la société, créaient un droit positif auquel le législateur, proprement dit, demeurait en quelque sorte étranger. L’histoire du droit nous apprend aussi que trop souvent le législateur, par ses décisions arbitraires, a détourné la science de ses allures franches et directes, au lieu de profiter des secours qu’elle était prête à lui offrir. Plus d’une fois, en lisant certaines dispositions législatives, il a été permis de douter si, des deux manières de constater le droit, il n’aurait pas été préférable de s’en tenir à celle qui se borne à le constater uniquement par les moeurs et la jurisprudence.

Cependant, quoi qu’on pense à ce sujet, il est aisé de comprendre que le droit pénal, dans tout État bien réglé, n’admet pas l’alternative ; il doit être constaté par la loi positive écrite : force ne peut lui être prêtée qu’à cette condition.

Mais de cela même résulte l’influence puissante et directe que le législateur peut exercer sur les opinions et les mœurs, dans une matière qui laisse moins de prise que le droit civil à l’action individuelle, surtout dans les pays sans jurés. L’habitude de fixer constamment les yeux sur la puissance législative retarde ou ralentit le développement spontané et populaire des notions du droit pénal ; le législateur joue en même temps le rôle de précepteur, et agit ainsi puissamment sur les opinions et les mœurs des masses.

Si le législateur ose faire profession de n’avoir d’autre guide que les intérêts matériels et variables, lors même que pratiquement ses lois ne seraient point iniques, les principes de l’ordre moral s’affaiblissent dans l’esprit des nations.

Mais si, en outre, l’homme juste et l’homme injuste se trouvent, par le fait, placés sur la même ligne, également en sûreté ou exposés aux mêmes dangers, le bien et le mal, la justice et l’injustice produisant les mêmes conséquences, l’ordre moral est troublé.

Enfin il est renversé, autant que cela est au pouvoir de l’homme, lorsque, dans les lois sociales, la force prend ouvertement la place de la justice, et que les tribunaux criminels ne sont, j’oserais presque dire, que des cavernes ténébreuses où les innocents vont expier le tort d’avoir pour eux la raison et le droit.

L’oppression matérielle produit, à la longue, la dégradation morale de l’homme. Le flambeau de la raison finit par s’éteindre, lorsqu’il est renfermé dans une atmosphère étouffée, qu’on empoisonne au lieu de la renouveler

C’est surtout lorsqu’elles viennent d’en haut que l’erreur et l’injustice exercent une influence pernicieuse sur la moralité des peuples. Ce qui provoquait d’abord, et avec raison, le blâme et le mépris, peut enfin devenir une croyance et obtenir l’assentiment général.

Le peuple espagnol, qui aujourd’hui appelle de ses vœux le tribunal de l’inquisition, poussait-il les mêmes cris au seizième siècle. Les républiques de l’Amérique méridionale, qui se donnent des constitutions et des assemblées législatives, ont-elles senti la nécessité, se sont-elles occupées d’abord d’une nouvelle organisation de la justice sociale ? À peu de chose près, elle y est encore tout espagnole ; ce sont les mêmes principes, les mêmes formes. Les croyances, les opinions qu’un pouvoir despotique était parvenu à inspirer à ses sujets, dirigent encore les républicains du sud de l’Amérique.

Lorsque Napoléon osa publier son fameux décret sur les prisons d’État, destinées, disait-il, aux auteurs de faits qu’on ne pouvait pas laisser impunis, mais qu’il n’était pas prudent de déférer aux tribunaux, cet abus monstrueux de la justice sociale, ou, pour mieux dire, ce renversement de toute justice, fut-il pour la France entière un sujet d’indignation et d’horreur ? Il est permis d’en douter. La foi dans l’infaillibilité impériale était déjà bien répandue et bien active.

Quelle influence n’a pas exercée sur la moralité du peuple anglais cette masse de lois tyranniques, qui a pesé encore, en partie, sur la population catholique, sur l’Irlande en particulier ! Les préjugés et les antipathies de sectes se sont enracinés dans la nation ; des hommes probes, éclairés, justes en toute autre occasion, refusent toute justice à six millions d’hommes, leurs égaux en droit ; ils n’en parlent qu’avec dédain ; ils méprisent dans l’Irlandais l’œuvre de leurs propres lois ; ils oppriment un peuple entier sans scrupule, sans remords et sans honte, parce qu’ils ont appris dès leur enfance l’anathème législatif contre l’Irlande, renfermé dans les paroles sacramentelles : « l’Église et l’État ».

C’est ainsi que la justice sociale, au lieu d’être un moyen d’ordre et d’instruction à la fois, peut devenir une école d’erreur, un instrument de servitude.

En un mot, point de civilisation fortement progressive sans liberté : de cela seul résulte, dans toute son évidence, la liaison intime de l’ordre moral avec l’ordre politique dans les sociétés civiles. La civilisation, prise dans son sens le plus élevé , n’est que la manifestation et l’empire du bien et du vrai. Aussi est-elle le but immédiat de l’humanité. La civilisation matérielle n’est qu’un moyen, mais un moyen aussi légitime que l’est tout moyen utile et agréable en soi, qui est propre à l’accomplissement d’un devoir.

Or, la liberté, cette condition indispensable de la civilisation, ne peut exister sans justice immédiate, et surtout sans justice pénale ; de là l’évidence du rapport intime qui lie le droit pénal à l’ordre moral dans les sociétés civiles.

De là résulte aussi le crime de ceux qui ont fait du droit pénal un obstacle à la civilisation, soit en privant les individus de la liberté nécessaire, soit en dénaturant dans la loi les notions du juste et du vrai.

Au reste, il y aurait injustice à croire que toutes les fausses doctrines, et les mauvaises lois dont l’Europe est encore encombrée en matière de droit pénal, aient été des attentats prémédités contre l’espèce humaine. L’insouciance, la légèreté, le laisser-aller y ont leur part ainsi que l’ignorance. L’amélioration des lois pénales suppose des connaissances et des études, malheureusement peu communes et d’ailleurs peu avancées.

Il est incontestable que les sciences naturelles ont devancé dans leur marche le progrès des sciences morales et politiques, et que les connaissances qu’elles ont popularisées n’ont pas été sans influence sur l’amélioration des lois. Il est sans doute pénible de penser que le législateur ait puni, dans un temps, de peines très sévères, des actes dont la prétendue malfaisance était contredite par les lois de la nature. Toutefois, on n’envisageait pas le droit pénal d’assez haut, si l’on croyait que ce fût là ce qu’il y avait de fâcheux dans le vieux droit criminel. Lorsque le législateur, en appréciant l’efficacité malfaisante de certains faits matériels, se trompait avec le public tout entier, lorsqu’il ne devançait pas son siècle dans la connaissance de la nature physique, il faisait un mal, il punissait sans cause ; mais au moins ce mal n’était que matériel, et était appréciable.

Il serait fâcheux que l’on crût que l’éclairage par le gaz empoissonne les passants ; mais, en supposant que cette opinion existât, et que le législateur fît une loi contre ceux qui se permettraient de brûler de l’hydrogène, qu’en résulterait-il ? Un retard dans les progrès de la chimie appliquée aux arts, et quelques commodités de moins pour les hommes. Le législateur ne redresserait pas l’opinion publique, mais les principes de l’ordre moral ne seraient point violés ; la loi ne serait point un élément de corruption jeté dans la société, car l’empoisonnement est un vrai délit, et d’une malfaisance telle que la justice humaine doit le réprimer. L’erreur porterait sur la qualité matérielle du fait,. non sur la nature morale de l’acte.

Mais que le législateur se trompe sur les rapports moraux des choses, ou bien qu’il les altère et les dénature à dessein, ce n’est plus d’un simple mal matériel et appréciable qu’on doit l’accuser : il pervertit les citoyens ; il confond les notions du juste et de l’injuste ; il ne protège pas, il tend à détruire le corps social.

Toute la sévérité du droit pénal s’est exercée, pendant une longue suite d’années, contre les dissidents en fait d’opinions religieuses ; l’humanité a frémi à l’aspect de tant de supplices ; c’est le cri de l’indignation qui a, le premier, ralenti la fureur des bourreaux. Mais est-ce à dire que, si les peines eussent été douces et légères, ces lois pénales n’auraient pas été également subversives de l’ordre moral, également corruptrices ? Le vice était dans le principe plus encore que dans l’atrocité des peines. Quoi ! des hommes qui ne doivent user du droit pénal qu’en tremblant, et uniquement pour la protection de l’ordre social, osent se proclamer eux-mêmes les vengeurs de la Divinité ! Eux, rabaisser la religion jusqu’aux passions humaines ! Eux, se placer, le glaive à la main, entre la conscience de l’homme et son Dieu, comme ils s’interposeraient entre un assassin et sa victime ! Le mal produit par de semblables lois n’est-il qu’un mal matériel ? peut-on calculer les funestes conséquences de ces principes, qui, avec toute l’autorité de la loi, dénaturent les notions de la Divinité et de la justice et travestissent une religion de paix en un culte de haine et de vengeance ? À quels excès ne peut pas pousser cette altération du sens moral, quand on prétend inculquer à un peuple qu’il faut, pour se rendre agréable à Dieu, sonder en ennemi la conscience de son prochain, épier ses actions les plus, cachées, ses pensées les plus secrètes, trahir son ami, dénoncer son parent, et enfin aller, comme des sauvages, se réjouir autour du bûcher qui les dévore ?

Nous avons choisi comme exemple une erreur, aujourd’hui si manifeste et trop décriée pour craindre qu’elle puisse de nouveau subjuguer les législateurs. Nous l’avons choisie comme un des exemples les plus frappants et les plus funestes. Mais il ne serait que trop facile d’en retrouver de semblables dans les législations existantes. Les crimes imaginaires, du moins dans les rapports de l’ordre social, les fausses liaisons morales arbitrairement établies par le pouvoir, n’ont pas encore disparu de tous les codes, et les effets de ces erreurs sont toujours déplorables.

Il faut, d’un côté, se garder de confondre les préceptes de la morale avec les règles du droit pénal. En effet, la justice de Dieu et celle des hommes ne sauraient être les mêmes, ni par l’étendue du droit ni par la perfection des moyens.

Mais en même temps, parce que le législateur ne peut ni ne doit appliquer coactivement, dans toute leur étendue, les principes de l’ordre moral, doit-il agir comme s’ils lui étaient étrangers et que son pouvoir à lui dérivât d’une autre source ?

C’est pourtant là ce que professent ceux qui, sans reproduire dans toute sa nudité le principe de la force comme source de la justice sociale, l’ont ingénieusement déguisé sous d’autres théories plus ou moins spécieuses, et ceux qui, tout en paraissant admettre un principe moral, n’aperçoivent toutefois de la justice humaine que son action matérielle et   immédiate : aussi, au fond de leur système retrouve-t-on la pensée de cet homme qui voyait le pivot de la société dans l’échafaud.

Telle ne saurait être la doctrine de quiconque reconnaît que la loi pénale, tout en bornant son action au maintien de la société, doit prendre son point de départ dans les principes de la justice absolue et ne rien permettre de contraire aux devoirs de l’humanité et à la dignité de l’homme.

Pour ceux du moins qui professent ces principes, il est évident que le système pénal est étroitement lié, non seulement à la conservation matérielle de l’ordre politique, mais aussi au développement des principes moraux dans les sociétés civiles.

Tout progrès de la science pénale est donc un bienfait pour l’humanité, et par cela qu’il épargne des souffrances, et surtout parce qu’il seconde la marche de l’homme vers son développement moral.

Malheureusement, parmi les sciences politiques, celle du droit pénal est une des plus difficiles à perfectionner. On est effrayé, dès l’abord, de la foule des obstacles ; mais peut-être leur énumération est-elle un moyen préparatoire de les surmonter.

II -  Obstacles
au perfectionnement du système pénal

Les obstacles au perfectionnement du droit pénal dérivent de trois sources principales : de la nature même du sujet, de la marche nécessaire des sociétés civiles, enfin de la forme du gouvernement.

Faire la loi, juger, ce sont là les deux actes essentiels de la justice sociale.

Mais faire la loi, c’est reconnaître quelles sont, parmi les actions de l’homme, les actions injustes. parmi les actes injustes, ceux qui sont assez nuisibles pour que la société doive les punir ; enfin, quelle en doit être la punition, pour éviter également de dépasser ou de manquer le but de la justice humaine.

Il faut donc résoudre à la fois des problèmes de morale et des problèmes de politique, afin de saisir tous les éléments du droit pénal positif. Ce droit se compose en effet de principes éternels et immuables du juste et de l’injuste, et d’applications mises en rapport avec la sensibilité morale de l’homme et l’état particulier de chaque corps politique : c’est-à-dire, de vérités de tous les temps, de tous les lieux, qui sont indépen­damment des faits extérieurs, et qui ne peuvent pas ne pas être ; de vérités locales, temporaires, qui existent avec les faits auxquels elles se rattachent, qui changent, se modifient et disparaissent avec eux, et de vérités à la fois générales et locales, qui tiennent à la nature de l’homme, mais qui se modifient par les circonstances dans lesquelles il se trouve placé. L’homme est sensible à la douleur ; son cœur s’ouvre à la pitié : voilà un fait général. Cependant que d’hommes ont su braver les douleurs les plus atroces ! Que d’hommes sans pitié ! Quelle différence entre une jeune Européenne et une Sauvage irritée !

C’est dire, en d’autres termes, que le droit pénal se compose d’une partie absolue et d’une partie relative, d’une partie variable et d’une partie invariable, d’une partie sur laquelle l’homme ne peut rien, et d’une partie qu’il peut modifier en modifiant sa propre manière d’être ; en un mot, de préceptes de justice et de règles d’utilité.

Aussi, pour obtenir un droit positif rationnel, faut-il puiser à la fois dans les profondeurs de la philosophie et de la psychologie , et aux sources de l’histoire.

Mais, la difficulté consiste surtout à combiner dans de justes proportions ces éléments divers.

Il s’agit d’abord de recueillir les décisions de la raison universelle, de la conscience humaine, mais en évitant de prendre pour telles les suggestions de l’égoïsme et les exigences des passions. Il s’agit d’apprécier les actions d’un être dont la pensée nous est trop souvent inconnue, dont les sentiments n’ont été jusqu’ici observés et analysés que d’une manière incomplète. Il faut évaluer l’influence de ses actions sur d’autres individus, et sur le corps social tout entier, c’est-à-dire sur un corps composé de parties diverses, souvent de parties hétérogènes, mal liées entre elles, d’éléments qui peuvent changer, se modifier, disparaître d’un jour à l’autre. Il faut considérer l’homme tel qu’il est en lui-même et tel que les institutions sociales peuvent l’avoir fait. Il ne suffit pas de connaître la force de ses sentiments, il faut prévoir les résultats d’une lutte entre des sentiments opposés.

En étudiant l’homme et les sociétés, on rencontre un mélange, un croisement, une succession continuelle de causes et d’effets, quelquefois si inaperçus, quelquefois si rapides, que la prédiction d’un résultat moral paraît presque toujours une preuve de légèreté et d’imprévoyance. Cependant c’est à prévoir et à calculer d’avance, pour un temps plus ou moins long, des résultats moraux, que travaille le législateur ; c’est sur le fondement de semblables données qu’il ose menacer les hommes des peines les plus graves et les plus irréparables, trop souvent de la mort. Il se livre à une science en partie conjecturale ; mais ce qu’il prononce est tout ce qu’il y a de plus positif : il est probable que tel acte, étant commis impunément, produirait tels effets sur l’ordre social ; si tu le commets, tu périras.

J’ai dit à une science conjecturale ; il faut ajouter, à une science qui est encore fort imparfaite.

N’en considérons d’abord que la partie, en apparence du moins, la plus facile, celle qui consiste à connaître les faits sociaux, les exigences politiques de chaque pays. Les législateurs de nos jours n’ont point travaillé à acquérir cette connaissance. Au lieu d’agir par un sentiment général et confus de l’état des choses, ont-ils procédé rationnellement ? se sont-ils mis en possession de tous les éléments de leur travail ? C’est d’ouvrages historiques, c’est de recherches de statistique judiciaire qu’ils auraient dû s’aider. On travaille partout aux lois pénales ; le luxe de la codification nous envahit. Mais quelle est la nation qui possède une histoire vraie, complète, de son droit criminel ? L’Allemagne elle-même, la studieuse, l’infatigable Allemagne la désire, mais elle ne la possède pas encore.

Disons plus, parmi les nombreux codificateurs de nos jours, quels sont ceux qui ont regardé l’histoire comme le véritable point de départ ? Quels sont ceux qui ont songé à lui demander tous les renseignements qu’elle devait leur fournir ? Il ne suffit point de connaître la date, l’occasion, les auteurs, le contenu des lois antérieures ; d’en avoir remarqué l’obscurité, l’insuffisance et les défectuosités les plus saillantes. C’est là, si l’on veut, l’histoire de la loi ; mais où est la véritable histoire du droit pénal, de son développement spontané ? Où est l’histoire de la science, qui a dû, si elle a existé, s’emparer du produit des forces nationales et le soumettre à ses procédés et à ses méthodes ?

Ce qui importe, avant tout, c’est de connaître sur chaque espèce de délit, sur chaque espèce de peine, les opinions nationales, les croyances populaires, l’époque de leur naissance, leur développement, leur déclin, leur liaison avec d’autres opinions, d’autres croyances, religieuses, politiques, ou de toute autre nature. Si tel homme, qui a peut-être contribué par son avis à faire décider un grand nombre de questions législatives, s’adressait de bonne foi à lui-même un seul de ces problèmes historiques, ne serait-il pas étonné et de son ignorance et des difficultés qu’il éprouverait pour s’éclairer, surtout dans les pays sans assemblée législative, sans liberté de la presse et plus encore sans jurés ? On n’a pas assez remarqué qu’entre autres avantages le jury a celui d’être, jusqu’à un certain point, l’histoire vivante du droit pénal. Quelques bons essais de statistique judiciaire datent d’hier ; et on n’a rien à espérer de semblable des pays sans liberté politique. Des travaux de cette nature y seraient publiés qu’ils ne mériteraient aucune confiance, privés qu’ils seraient du contrôle de la libre discussion par le moyen de la presse.

D’ailleurs, ces travaux historiques sont d’une exécution difficile. L’historien d’une institution matérielle n’a besoin que d’attention et de bonne foi pour être vrai. Il n’en est pas de même pour la description des faits moraux. L’attention et la bonne foi suffisent-elles pour bien observer et décrire à leur naissance, dans leurs progrès, dans leurs variations, les penchants, les opinions et les croyances d’une nation ? pour apprécier les effets produits sur elle par telle ou telle coutume ? pour suivre l’action réciproque des lois et des mœurs au travers des circonstances et des temps ? Les recherches de statistique judiciaire sont précieuses, mais elles ne sont qu’un élément du travail historique ; elles ne donnent que des résultats qui peuvent être l’effet de causes multipliées et diverses. Ce n’est qu’à l’aide d’un travail complet que ces résultats peuvent être rattachés à leurs véritables causes ; et ce travail est long et difficile.

Cependant on n’est pas encore sorti du domaine étroit des faits nationaux.

Il faut en outre la connaissance de faits plus généraux, celle des faits de la nature humaine. C’est l’histoire de l’homme, c’est la connaissance de sa sensibilité physique et morale qui nous aide à comprendre l’histoire d’une réunion d’hommes, de tel ou tel peuple en particulier, qui nous explique la nature de ses sentiments dans des circonstances données, qui nous laisse deviner ce que les faits matériels dérobent au vulgaire sous leur enveloppe grossière. L’histoire naturelle de l’homme doit être le résultat de l’observation exacte de tous les faits internes et externes de la nature humaine. Mais où est le registre complet de ces observations ? Le matérialiste néglige les faits internes ; d’autres trouvent plus simple d’échapper, en toutes choses, au procédé lent et pénible de l’observation : les législateurs et les jurisconsultes commencent à peine à se douter de l’obligation où ils sont de connaître l’homme avant de lui donner des lois et de s’établir juges de ses actions.

Une troisième difficulté vient s’offrir. En connaissant l’homme et l’État, le législateur peut fonder un système pénal conforme au but particulier qu’il se propose, un système efficace, d’une certaine utilité, si l’on veut. Mais, pour qu’il soit en même temps juste, conforme au but suprême des sociétés civiles et en harmonie avec la dignité de l’homme, c’est aux principes fondamentaux du bien et du vrai qu’il faut remonter. Or, ces principes ne sont-ils pas encore un objet de contestation et de dispute ? Sommes-nous à la veille de voir cesser ce désaccord ? Demandez plutôt aux philosophes, à l’école de Condillac et à celle de Kant, aux jurisconsultes théoriciens de l’Allemagne et aux disciples de Bentham, et puis encore aux prosélytes de de Maistre et de La Mennais. Demandez-leur ce que c’est que le juste, et à quoi et comment il est donné à l’homme de le reconnaître. Les uns interrogent la raison, la conscience ; les autres nient la conscience, et mutilent la raison ; les derniers n’avouent la conscience et ne reconnaissent la raison individuelle que pour se donner le plaisir de les avilir et de les détrôner.

La diversité des principes réagit sur toutes les questions de détail et d’application. Trois codes criminels, dont l’un serait l’ouvrage d’un Kantiste, l’autre d’un disciple de Bentham, le troisième d’un admirateur des Soirées de Saint-Pétersbourg, ne se ressembleraient pas plus que ne sont identiques entre eux le principe du devoir, le principe de l’intérêt et le principe théocratique. Encore, si de ces trois systèmes de lois, l’un du moins était en parfaite harmonie à la fois avec les principes du juste et les exigences de l’ordre social ! Mais, dans le premier, très probablement on n’aurait pas assez regardé à l’état réel des choses humaines ; le second n’aurait pourvu qu’aux intérêts matériels et variables ; le troisième ne serait que l’expression d’une tyrannie avilissante, se croyant même le droit de punir l’examen et la plainte.

La vérité existe cependant en dépit de tous les systèmes exclusifs. Si le philosophe, trop fier d’en avoir saisi un fragment, et tout occupé à exploiter les richesses de sa conquête partielle, en perd de vue l’ensemble, cette unité vaste et féconde n’existe pas moins ; le sens commun l’entrevoit ; il n’en tire pas savamment toutes les conséquences dont elle est pleine ; mais à chaque cas particulier il en fait une application qui, pour être instinctive, n’en est pas moins juste. S’il erre, ce n’est pas en droit, c’est, le plus souvent, sur le compte des faits qu’il se trompe ou qu’on l’a trompé.

Le législateur devrait être à la fois peuple et philosophe ; se tenir en garde également contre l’esprit systématique, parce qu’il lui faut la vérité tout entière, et contre tout sentiment irréfléchi, parce qu’il a besoin de conséquences rationnellement déduites, et qu’une raison éclairée peut seule empêcher que d’aveugles passions ne s’allient au sentiment naturel du juste et du bien.

Mais, placés ainsi entre le peuple et. les philosophes, ayant à la fois besoin des lumières instinctives de l’un et des méthodes savantes des autres, est-il facile aux jurisconsultes et aux législateurs de n’être ni empiristes avec le premier, ni partiaux et incomplets avec les seconds ? Qu’on examine et qu’on juge. Au surplus , il faut en convenir, ce n’est pas du côté des philosophes que nous nous sommes laissé le plus souvent emporter. Il est si commode de n’être que peuple !

Jusqu’ici les difficultés dérivent de la nature des connaissances que suppose l’établissement d’une bonne justice pénale. Il y a plus, s’il est difficile d’acquérir ces connaissances, il l’est encore davantage, peut-être, de les bien employer, en passant de la doctrine à la législation, de la science à l’art.

Qu’est une loi positive, écrite ? Une formule, une sorte d’expression algébrique, une mesure tirée de la taille moyenne d’un certain nombre de faits particuliers ; en un mot, un lit de Procuste. Cela n’est ni ne peut être autrement, à moins qu’on ne renonce à se donner des lois, et qu’on ne s’expose à tous les caprices d’un pouvoir arbitraire. Dès qu’on veut établir une règle de droit, il faut sortir, par la généralisation, du chaos des faits individuels, et donner à l’esprit humain, dans les lois, le même secours qu’on lui donne dans les sciences.

Mais l’ingénieur, l’artilleur qui appliquerait, sans tenir compte des circonstances du fait particulier, une formule générale de mécanique ou de balistique, se rendrait ridicule ou coupable. En serait-il autrement des ministres de la justice sociale ?

Qu’est donc cette loi écrite, qui est plus encore une méthode qu’une vérité ? cet ordre, qu’on ne saurait exécuter à la lettre sans injustice ? cette règle, qui a besoin d’être rectifiée par d’autres règles ? Questions graves, ainsi que celles de savoir si cette rectification est possible, jusqu’à quel point et de quelle manière.

Ce n’est pas le moment de nous occuper de ces questions; nous ne faisons ici que signaler les difficultés.

Vous êtes en possession de la règle que vous voulez établir, tout n’est pas fait encore. Il faut trouver une expression, et une expression claire, simple, précise. C’est ce que tout le monde sait et ce que tout le monde dit, même ceux qui ne se sont jamais doutés des difficultés que présente l’application de l’instrument du langage aux matières de législation.

Les préceptes abondent, mais les lois bien rédigées sont en fort petit nombre. Probablement l’application de tous ces préceptes de rhétorique législative n’est point aisée.

Ce serait un travail aussi curieux qu’instructif que celui de comparer, sous le point de vue de la rédaction, les lois de différents peuples, et d’examiner l’influence du caractère propre de chaque langue, des opinions littéraires et des méthodes scientifiques dominantes chez les diverses nations.

La rédaction de la loi pénale offre plusieurs difficultés qui, ce nous semble, lui sont particulières. Nous n’en rappellerons ici qu’une seule. La loi pénale oblige tous les citoyens ; mais, comme instruction, elle s’adresse principalement aux classes les plus nombreuses et les moins éclairées, et, comme sanction pénale, c’est sur ces mêmes classes qu’elle frappe le plus souvent. Elle se distingue en cela des lois politiques et civiles. Les principes et l’esprit des premières intéressent la nation entière ; leur application ne concerne qu’un petit nombre de personnes. Celle des lois civiles tombe, soit directement, soit indirectement, sur un grand nombre de citoyens ; mais toujours est-il que la rédaction de ces lois importe peu à ceux qui n’ont rien.

Or, avec nos langues prudes, dédaigneuses et tout embarrassées de leur étiquette, est-il aisé de se faire comprendre de ceux qui n’ont jamais entendu que le dialecte rude, pauvre, irrégulier, mais vif, franc, pittoresque de la halle, des cabarets, de la foire ?

Cependant, et surtout d’après certaines théories pénales, c’est à ceux qui sont le plus exposés à tomber dans le crime qu’il est indispensable de faire comprendre la loi. Comment sans cela contenir par la crainte les impulsions du plaisir ? Que deviendrait cet artifice mécanique, ce balancier pénal tant vanté, par lequel on se flatte de pouvoir opposer, coup pour coup, une force prépondérante à l’action de chaque passion nuisible ?

De quelle langue, de quelle méthode faudra-t-il donc faire usage dans la rédaction des lois, pour agir efficacement sur l’esprit inculte de ceux qui peuvent moins résister aux tentations du crime ? Sera-ce en style de palais ou en style académique ? Sera-ce dans la langue des salons qu’on écrira les lois, ou dans ce dialecte populaire qui ne sait traverser une rivière ni tourner un couteau sans cesser d’être le même, dans ce dialecte capricieux, multiforme, qui ne veut ni effacer les empreintes de ses antiques origines, ni rejeter aucune forme nouvelle pour peu qu’elle serve à ses véritables besoins ? Devra-t-on procéder par de vastes généralisations ou entrer dans les détails ? Faut-il se confier au sens commun, ou faut-il donner des définitions et faire briller dans les codes toute la splendeur scientifique de la synthèse ?

Questions graves, épineuses, qui sont loin d’avoir obtenu une solution satisfaisante, et qui suffiraient seules, ce nous semble, pour signaler les difficultés qu’offre la législation pénale, par ses rapports avec les sciences morales et politiques ainsi qu’avec les études littéraires.

Mais ceux qui conserveraient quelques doutes à cet égard, n’ont qu’à fixer leur attention sur la seconde partie du système pénal, les jugements.

La justice du jugement repose, avant tout, sur la certitude du fait imputé. L’homme n’a pas de moyen plus sûr, pour connaître les faits extérieurs, que le témoignage immédiat de ses sens, en supposant qu’il ait appris à s’en servir convenablement. Or, le juge n’a point été témoin du fait. C’est par les yeux d’autrui qu’il voit, par les oreilles d’autrui qu’il entend. C’est une instruction qu’il lui faut ; c’est à travers un rideau tendu souvent par les passions et les intérêts les plus ignobles que des hommes doivent voir ce qui est arrivé, et ce qui souvent n’a laissé de traces que dans le souvenir d’autres hommes qui, par mille motifs divers, peuvent désirer de tromper la justice.

Triste et dangereuse nécessité ! Aussi l’on ne saurait, en y réflé­chissant, se défendre d’un sentiment d’effroi, lorsqu’on voit trop souvent la légèreté ou la passion présider aux jugements criminels ; et l’on éprouve une impatience bien légitime en voyant des législateurs, esclaves d’une aveugle routine, traiter avec une sorte d’indifférence les formes de la justice pénale, et ajourner froidement les modifications les plus indispensables.

Ces amis de la routine oublient donc qu’il s’agit des questions les plus délicates, touchant la crédibilité humaine ; qu’il s’agit de trouver des garanties contre les dangers résultant de preuves que des hommes adminis­trent et que d’autres hommes apprécient ; qu’il s’agit de statuer à l’avance sur ce qui, de sa nature, se prête si peu à des règles générales et inflexibles, sur l’admissibilité des preuves et sur le meilleur mode de les fournir ; qu’il faut concilier la liberté de l’accusation et de la défense avec ces garanties et ces formes sans lesquelles il n’y aurait ni justice ni sûreté ? « Car justice gît en formalité ; sinon c’est force, c’est violence, c’est tyrannie ».

Sans doute il est utile que la poursuite des criminels soit prompte, active : mais on ne peut pourtant pas laisser au premier venu la faculté de troubler impunément la paix d’une famille, le droit de faire courir à tout homme les chances d’une action pénale, et cela sans frein, sans précautions, sans garanties.

Il est encore utile, il est éminemment juste que la défense soit libre, pleine, armée de tous ses moyens. Mais il n’est pas cependant possible d’écouter celui qui, sous le prétexte de recueillir des moyens de défense, voudrait arrêter le cours de la justice ; celui qui, abusant de la liberté, de la hardiesse même légitime dans la défense, s’en ferait un moyen de calomnie et d’outrage.

Il est évident pour nous que c’est dans sa conscience que le juge du fait doit puiser sa conviction, et que nul n’a le droit de lui en demander compte. Mais cela ne veut pas dire qu’on lui laissera une liberté absolue quant au mode de se procurer les moyens de conviction, que toute preuve sera admissible et pourra être administrée d’une manière quelconque. Un juré pourra-t-il ne pas assister à une partie des débats, parce que sa conviction déjà formée, et qu’il l’estimera pleine et inébranlable ?

Tous, juges, accusateurs et parties, ont droit à la liberté ; tous ont le devoir de la renfermer dans certaines bornes, de la soumettre à certaines règles. Mais ces bornes ne sont pas faciles à placer ; ces règles ne sont pas aisées à fixer. Comment s’y prendre pour contenir la liberté sans lui imposer le joug de la servitude , sans qu’elle cesse d’être elle-même ?

Trouver la juste mesure de la libre action de tous ceux qui prennent part à un procès criminel, et découvrir les liens par lesquels cette action spontanée et indépendante doit se rattacher aux formes et aux garanties légales, est un problème qui n’a pas encore eu de solution complète ni en pratique ni même en théorie. C’est un des problèmes sociaux dont la complète solution se fera le plus attendre ; car elle suppose de grands progrès scientifiques et politiques à la fois. Un esprit purement spéculatif ne saurait résoudre dans son cabinet un problème si compliqué, et où il faut réserver une si grande part à l’action libre des individus. Il faut avoir vu l’homme agir dans des circonstances analogues ; il faut comparer les résultats de différentes méthodes ; il faut des observations et des connaissances qu’on ne peut obtenir que là où la civilisation est en plein progrès et où la liberté laisse tout voir, tout entendre, tout discuter sans restriction et sans crainte. Aussi est-ce surtout en matière de procédure criminelle qu’aux difficultés inhérentes à la nature du sujet viennent se joindre les autres obstacles qui retardent le perfectionnement du système pénal, l’obstacle d’une civilisation imparfaite et celui d’un gouvernement anti-national.

Signe de fin