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LES DÉLITS POLITIQUES
selon la science criminelle

par J. ORTOLAN « Éléments de droit pénal »
( 4e édition, Paris 1875 )

La notion de délit politique n’a pris son sens actuel
qu’à la suite des mouvements sociaux du XIXe siècle.

Une telle infraction est commise afin d’assurer la défense
de valeurs fondamentales de notre civilisation,
telles que l’existence même de la Nation,
la forme démocratique de l’État,
la vie et la dignité de la personne humaine,
ou encore la liberté d’expression individuelle.

L’auteur d’un tel délit diffère d’un délinquant de droit commun
puisqu’il entend accomplir un devoir de conscience.
Quand il en vient à commette un acte appelant une sanction pénale,
celle-ci doit être adaptée à sa personnalité et à son sens moral.

695 -  L’État, nous le savons, c’est-à-dire la société, la nation organisée et vivant en être collectif, partie intéressée déjà dans tout délit quelconque, peut se trouver lui-même directement attaqué par le délit ; le délit peut être dirigé directement contre lui (ci-dessus n° 546). Or, parmi les actes nombreux dont il peut être ainsi le sujet passif, il en est qui portent un caractère distinct et qui méritent une attention à part.

696 -  Un peuple, être collectif, formé par la réunion d’êtres individuels humains de tout âge et de tout sexe, bien qu’il soit érigé en personne morale, n’est point une personne réelle, et ne peut agir par conséquent comme tel par lui-même. Il faut qu’il se façonne en quelque sorte à l’image d’un homme, qu’il se crée, en y employant de diverses manières les individus dont il se compose, des organes de sensibilité, d’intelligence, de résolution et d’activité collectives, par lesquels il puisse exercer ses facultés et ses forces en dedans de lui comme au dehors. C’est lorsqu’un peuple, bien ou mal, est ainsi organisé, c’est-à-dire pourvu d’organes publics, ainsi constitué, c’est-à-dire établi et coordonné en un seul corps ayant sa vie et ses fonctions à lui, c’est alors, et seulement alors qu’il prend le nom d’un État.

697 -  Que la constitution soit conçue dans tel système ou dans tel autre ; assise sur des précédents, sur des usages plus ou moins anciens ou sur des actes écrits ; imposée, acceptée ou décrétée avec un assentiment plus ou moins général, pour le moment la question n’est pas là ; ce qui concerne cette organisation des grands pouvoirs publics de l’État, la part que les divers membres ou que certains membres de l’association peuvent être appelés à prendre à ces pouvoirs, le jeu de leur mécanisme et leur fonctionnement à l’intérieur ou à l’extérieur, la direction générale et supérieure des affaires de l’État qui en résulte, tout cela est compris sous le nom de politique, ordre politique, mot dont la racine, qui réveille l’idée même de la cité, nous est connue (ci-dessus n° 612) et, dont l’acception, peu arrêtée, est prise, suivant l’occurrence, en des sens plus ou moins étendus.

698 -  À part cette formation et ce fonctionnement des grands pouvoirs publics, un autre point fort important est à considérer dans la constitution de l’État : Quelle est la condition qui y est faite aux êtres individuels par rapport à l’être collectif ? En quelque sorte ce que chacun met de sa propre personne dans l’association et ce qu’il peut en retirer, comme qui dirait sa mise et sa part sociales ?

Les individus y sont-ils divisés par castes ou par classes différentes, ayant des droits inégaux, ou bien y a-t-il entre tous égalité de droits ? La propriété individuelle et la liberté pour chacun de son activité y sont-elles assises et garanties pleinement, ou coordonnées elles-mêmes en de certains arrangements restrictifs, on détruites dans tel ou tel système de propriété et de labeur collectifs, avec asservissement à l’État de l’activité et des forces individuelles? Une seule religion collective y est-elle imposée, toutes les autres étant proscrites, ou bien y a-t-il et dans quelle mesure y a-t-il liberté individuelle de croyance ou de culte ? Questions analogues pour la liberté individuelle d’émettre sa pensée par les divers moyens de publication et notamment par la voie de la presse, pour la liberté individuelle de sa personne et l’inviolabilité de domicile sous l’action de la force publique, pour la liberté individuelle de réunion ou d’association entre particuliers ? Et jusqu’à quel point les étrangers, qui, s’ils ne font pas partie de la société spéciale de l’État, n’en font pas moins partie de la grande société humaine, participeront-ils à ces diverses conditions ou en seront-ils exclus ? Ces autres éléments de la constitution de l’État sont compris aussi sous le mot de politique, ordre politique, si l’on prend ce mot jusque dans sa racine et dans son étendue la plus large ; mais pour y mettre une distinction plus marquée, on les a désignés, de nos jours surtout, par les mots d’ordre social, organisation sociale, réservant ceux d’ordre ou d’organisation politique pour tout ce qui se réfère à la formation et au mécanisme des grands pouvoirs publics.

699 -  Si l’on suppose maintenant que des actes soient commis ayant pour but, par des moyens contraires à la loi et frappés de peines par elle, soit de renverser ou de modifier cette organisation des grands pouvoirs publics de l’État ; soit de détruire, d’affaiblir ou de déconsidérer l’un de ces pouvoirs ; soit d’étendre ou de restreindre la part que les divers membres ou que certains membres de l’association sont appelés à y prendre, soit d’exercer dans un sens ou dans un autre, une action illégitime sur le jeu de leur mécanisme ou sur la direction générale et suprême qui en résulte pour les affaires de l’État ; soit de détruire ou de transformer en quelqu’un de leurs éléments ou en tous les conditions sociales faites par la constitution aux individus ; soit enfin de susciter des troubles, des haines, ou des luttes de violence dans la société à propos de l’un ou de l’autre des objets qui précèdent : ces actes, tous puisés à une idée commune d’atteinte à l’ordre social ou à l’ordre politique établis, seront qualifiés délits politiques.

Par opposition, tous les délits qui n’auront pas ce caractère seront des délits non politiques. On les trouve nommés quelques fois aussi, dans le sens de la même opposition, délits ordinaires, délits communs ou de droit commun, mais l’antithèse n’est pas complète : ces dernières dénominations, si variables d’ailleurs par elles-mêmes, comme nous l’avons déjà montré (ci-dessus n° 649 et suiv.), ne désignant, dans toutes les hypothèses, que certaines catégories de délits non politiques.

700 -  Le but et le caractère général des délits politiques étant connus, il reste à en déduire si rationnellement ces délits doivent être séparés, en droit pénal, des délits non politiques, par quels motifs et en quoi ils doivent en être séparés.

701 -  Au point de vue de la justice, cette organisation des grands pouvoirs publics de l’État, que le délit politique avait pour but de modifier ou de détruire, a-t-elle une origine légitime ou illégitime ? A part même son origine et en la considérant en elle-même, est-elle en accord, dans ses arrangements, avec la justice ou ne la blesse-t-elle pas ? Ce pouvoir attaqué est-il légitimement ou illégitimement établi ? L’action qui lui est donnée dans le mécanisme social est-elle conforme à la raison du droit ou n’est-elle pas exagérée jusqu’à blesser cette raison ? Ce pouvoir se renferme-t-il dans la limite qui lui est assignée, ou n’est-il pas sorti de cette limite et n’a-t-il pas ainsi rompu lui-même l’ordre politique dont il faisait partie ? La part qui est faite à certains membres ou aux divers membres de l’association, soit dans les charges et dans les avantages sociaux, soit dans la participation aux pouvoirs politiques, est-elle dans une proportion équitable, ou ne crée-t-elle pas, au bénéfice des uns et à l’encontre des autres, des inégalités injustes et choquante ? La direction générale et supérieure donnée aux affaires de l’État est-elle conforme aux lois de cet État et à l’esprit de ses lois, ou n’y est-elle pas contraire ? Ces diverses questions s’agitent, l’une ou l’autre, quelquefois plusieurs réunies, au fond des délits politiques.

702 -  Tous les gouvernements, tous les pouvoirs établis sont convaincus ou s’annoncent comme convaincus de leur légitimité, de la légitimité de l’organisation politique dont ils font partie, de la légitimité des actes par lesquels ils exercent leurs fonctions, de la direction qu’ils y donnent ; la plupart ne permettent pas même de mettre en doute cette légitimité.

Celui-ci invoquera une tradition de plusieurs siècles, un droit de succession dynastique, ou un droit de conquête par les armes que le temps a consolidé ; celui-là un vote d’assemblée délibérante, ou un mouvement général de révolution avec adhésion tacite de la nation ; cet autre un suffrage universel recueilli et compté en forme ; tandis qu’on contestera aux uns ou aux autres, suivant les cas, le droit de succession patrimoniale appliqué aux peuples, le droit de conquête ou de prescription, l’étendue du pouvoir d’une assemblée délibérante, la généralité du mouvement révolutionnaire, la réalité de l’adhésion tacite, la sincérité des opérations ou la liberté des votes dans le suffrage universel ; et qu’en fin de cause on niera que la nation puisse jamais, en ce qui concerne sa propre organisation, enchaîner sa volonté souveraine et cesser d’être maîtresse de sa destinée.

Les divergences sont bien plus grandes encore lorsqu’il s’agit de la justice ou de l’injustice des systèmes politiques et des systèmes sociaux considérés en eux-mêmes, des arrangements qu’ils consacrent et de la part qui y est faite aux divers membres de la société.

Les idées les plus opposées ont cours, sur tous ces points, parmi les partis, considérées comme justes par les uns, comme iniques par les autres, et consacrées, suivant les hasards de la fortune, dans les divers temps et dans les divers pays.

Je suppose que la raison du droit, qui existe en ces sortes de relations humaines comme en toutes les autres, s’élève au-dessus de ces opinions divergentes des partis, et vienne démontrer que véritablement le droit est pour tel système d’organisation sociale et politique, pour tel pouvoir établi : toujours est-il que ceux qui attaquent ce système ou ce pouvoir agissent mus par d’autres convictions et sous l’empire des idées contraires.

Dira-t-on qu’on ne s’inquiète pas, lorsqu’il s’agit de punir un voleur, un meurtrier, un incendiaire, de savoir si, par une aberration de sa raison, il ne s’est pas fait une théorie qui légitime le vol, le meurtre ou l’incendie ? Mais celui-ci est en opposition avec le sentiment général et partout reçu de la justice ; il cherche en vain à se tromper lui- même et ne peut échapper au cri réprobateur de sa conscience. Celui-là, au contraire, s’abuse en des questions où, de la meilleure foi, l’esprit humain vacille lui-même et se divise de toute part. Même en se trompant, il invoque une justice dans laquelle il croit, et dans sa croyance il a l’assentiment, souvent les sympathies de plusieurs, au dedans comme au dehors. Voilà pour la légitimité.

703 -  Veut-on prendre le côté de l’utilité : cette organisation sociale ou politique est-elle celle qui convient le mieux à la nation el qui peut le mieux assurer sa prospérité, ou n’est-elle pas directement contraire à cette prospérité ? Ce pouvoir établi use-t-il des fonctions qui lui sont confiées dans l’intérêt de tous, ou ne cherche-t-il pas à les tourner à son intérêt propre, au détriment du bien public ? La direction qu’il donne aux affaires de l’État est-elle une bonne direction, conduisant à l’avantage commun, ou n’est-elle pas une direction funeste,conduisant à des calamités qu’il est urgent d’éviter ? Ne se trouve-t-on pas dans une crise où le salus populi s’érige en loi suprême ? et l’heure n’est-elle pas venue d’acheter, au prix de commotions et de déchirements momentanés, le bien-être de l’avenir ?

Les gouvernements, les pouvoirs établis, comme leurs adversaires, invoqueront toujours le bien public ? le bien public est un manteau dont chacun se couvre dans l’arène politique, et les partis, la population même, seront divisés bien plus ardemment sur ces questions que sur les précédentes.

704 -  Ce n’est pas à dire que les délits politiques n’aient en eux-mêmes aucune criminalité, ou, en d’autres termes, qu’aux yeux de la science ils n’existent pas comme délits. Le relâchement des caractères publics, les fluctuations multiples par lesquelles ont ondoyé, de nos jours, les États et nous avec eux, l’habitude de voir si souvent les mêmes hommes passer de la condamnation au pouvoir et du pouvoir à la condamnation, ne disposent que trop à tirer des faits une telle conclusion. Nous sentons vivement la criminalité du délit qui attaque l’homme privé, parce que chacun dans un tel délit se voit déjà menacé lui-même ; nous sommes pleins de faiblesse à l’égard du délit qui s’en prend à l’État, parce que le mâle sentiment du lien qui attache l’individu au tout dont il fait partie demande une pensée plus haute, avec une âme moins vulgaire.

Si l’ordre social ou politique attaqué a pour lui le droit, dans son origine, dans son existence, dans ses conditions, la criminalité du délit qui y porte atteinte aux yeux de la science rationnelle est hors de doute, que l’atteinte vienne de personnes privées, ou de quelqu’un des pouvoirs en révolte ouverte ou en hostilité contre les propres lois de son existence.

Même lorsque la légitimité de l’ordre social ou politique établi peut être déniée dans un point ou dans un autre, c’est quelque chose que d’avoir pour soi le fait, que d’être accepté et pratiqué par la masse de la population, surtout en des formes d’institutions à l’égard desquelles il est bien difficile de dire qu’il y ait rien d’absolu ; en face des déchirements, de la ruine des intérêts, et des maux incalculables dont les luttes politiques sont ordinairement  le signal. Les institutions les plus mauvaises laissent toujours quelques voies ouvertes à leur propre réforme, aux améliorations pour l’avenir ; si bien que soient fermées les issues, la pensée humaine marche, les faits apportent de toutes parts leur expérience, les yeux des populations s’ouvrent, l’opinion publique se forme : vient une heure où le premier soulèvement n’est plus une révolte, mais une révolution. Ceux qui prétendent devancer cette heure, sans compter tous ceux qui la prennent à faux, le font à leurs risques et périls. Tout système politique en vigueur, tout pouvoir durant son règne est assis sur la prétention qu’il est en tout légitime, et il frappe en conséquence. La loi positive pénale existe, et la formule n’a pas même besoin d’être changée : la même servira, souvent tour à tour, aux pouvoirs qui se seront détruits et remplacés l’un par l’autre.

Ainsi, soit en raison abstraite et aux yeux de la justice absolue, soit en hypothèse de fait et en droit positif, la criminalité du délit politique est établie. Mais toujours, il faut le reconnaître, même en nous supposant dans la voie de la raison abstraite et de la justice absolue, ce sont des idées qui s’agitent et qui sont en lutte les unes contre les autres dans ces délits.

705 -  Les moyens par lesquels procède le délit politique sont souvent pleins d’immoralité en eux-mêmes : la fraude ou la trahison, l’injure, ou l’insulte, ou la calomnie, la violence grossière de parole, d’excitation ou de fait. Mais quelquefois aussi l’esprit rieur, le talent ingénieux, le don poétique et littéraire ; ou le moyen enfin qui s’allie le mieux à la dignité et au courage, la force ouverte et déclarée.

706 -  Si l’on regarde à la personnalité de l’agent, aux sentiments ou aux passions qui le poussent, à l’état moral que dénote en lui le délit politique, plus d’une fois on y trouvera des mobiles puisés à des sources impures, un état moral frappé de perversité : la soif du pouvoir, l’ambition vaniteuse, les amours-propres froissés, les haines ou les rancunes personnelles, la bassesse flatteuse allant même au-delà de ce que veulent les puissants, l’envie de tout ce qui paraît au-dessus de nous, l’impatience d’une humble destinée, l’aversion du travail, l’impasse de situations perdues, le désir de profiter d’un bouleversement général pour s’y tailler une meilleure fortune.

Mais quelquefois aussi la fidélité dévouée aux personnes ou aux principes, surtout quand le malheur les a frappés ; des illusions ou des entraînements généreux, des indignations vertueuses, un esprit de sacrifice à ses convictions.

Même quand il y a perversité de l’agent, cette perversité est d’une nature particulière, distincte de celle qui se montre dans les délits non politiques, surtout dans les délits contre les particuliers.

707 -  Il reste donc démontré par tout ce qui précède que, soit quant à la mesure de la culpabilité, soit principalement quant au caractère de cette culpabilité, les délits politiques se séparent d’une manière bien tranchée des délits non politiques : d’où il suit qu’ils doivent en être séparés quant à la pénalité. Comment, en effet, l’instrument de répression serait-il le même quant à l’affliction, puisque la culpabilité monte ou descend ici sur une tout autre échelle ? comment serait-il le même quant à la correction, puisque les passions ou les vices qu’il s’agit de corriger ou d’amortir sont si différents ?

Les peines applicables aux délits politiques seront donc autres que les peines ordinaires, dans leur mesure et dans leur qualité ; et plus on les prendra à des degrés élevés, plus la séparation deviendra sensible, parce qu’en s’élevant les différences croissent en importance. Quelle que soit la justice avec laquelle l’idée de culpabilité et de châtiment mérité puisse y être mêlée, la peine du délit politique aura toujours en son principe quelque chose des mesures qu’on applique à un ennemi : le législateur pénal en l’organisant ne doit pas perdre de vue ce caractère. A part de grossiers et aveugles emportements, le public ne s’y trompe pas : jamais il ne confondra le condamné politique avec les condamnés ordinaires. Condamné politique est un titre dont cherchent frauduleusement à se décorer les malfaiteurs lorsqu’ils veulent donner le change sur leur compte.

708 -  Qu’arrivera-t-il si, au mépris des vérités que nous venons d’exposer, le législateur dans sa loi pénale, ou le pouvoir ses mesures d’application ne fait pas cette séparation ; si, croyant y mettre une rigueur plus exemplaire, il unit dans une même nature de peines les coupables de délits politiques aux coupables de tous autres délits ?

En agissant ainsi, il aide lui-même à la fraude des malfaiteurs ; outre que par une semblable assimilation il froisse le sentiment universel de justice, appelle sur le condamné politique qui la subit l’intérêt, et lui prépare peut-être pour l’avenir des ovations ; il produit un effet bien plus préjudiciable encore à la société : pour abaisser le condamné politique, il rehausse les criminels ordinaires ; la flétrissure qu’il prétend ajouter à la peine de l’un, il l’ôte à la peine des autres ; et contre ces criminels, au péril des intérêts de toute personne et de tous les instants, il énerve de ses propres mains la pénalité. Si nous pouvions comparer les choses divines aux choses terrestres, ou du moins prendre en ces choses divines ce que les passions humaines y ont mêlé du leur, l’histoire du Christ entre les deux larrons serait au bout de notre plume ; le supplice du Christ a glorifié le Calvaire et tué l’ignominie de la croix.

709 -  Séparés des autres délits quant à la pénalité, les délits politiques le sont aussi quelquefois, quoique moins nécessairement, quant aux juridictions et quant à la procédure : ici, dans un but de plus grande rigueur, pour les frapper plus sûrement, plus expéditivement ou d’une manière plus imposante, comme lorsqu’on y emploie les conseils de guerre, des cours spéciales, des assemblées politiques ou de hautes cours ; là, au contraire, dans un but de plus grande garantie, comme lorsque, posant en principe qu’ils relèvent éminemment, à cause de leur nature, de l’opinion publique, on les défère au jugement par jurés, même dans les cas où les délits non politiques n’y seraient point déférés : le tout suivant l’esprit des institutions publiques de chaque pays. C’est ce que nous aurons occasion d’examiner plus tard en traitant des juridictions.

710 -  Puisque les délits politiques se séparent ainsi des autres délits quant à la pénalité, quelquefois même quant à la juridiction, on sent de quelle importance il est pour la science et en même temps pour la pratique pénale de pouvoir déterminer avec exactitude quels sont ces délits.

711 -  La réponse ne peut consister dans une énumération ; car plus d’un acte est susceptible de se présenter, tantôt avec le caractère politique, tantôt sans ce caractère. C’est à la partie spéciale du droit pénal qu’il appartient de résoudre, pour chaque délit étudié en particulier, la question de savoir s’il est politique ou non, s’il est ou non susceptible de le devenir, et dans quels cas il le deviendra. Ce que nous cherchons ici, ce sont des règles générales propres à guider le criminaliste dans cette appréciation de détail ; c’est l’indication précise du signe distinctif auquel devra se reconnaître le délit politique.

712 -  On ne saurait se figurer à première vue combien ce signe est difficile à trouver et à définir. Après y avoir longtemps réfléchi, avoir tourné et retourné le problème, dressé la liste des faits, suivi leurs variations possibles, et cherché à en saisir le trait commun, on sera loin encore d’arriver à une formule qui puisse prévenir toute hésitation.

713 -  Ce serait une grave erreur de croire que tout délit commis « à l’occasion d’assemblées, de discours, d’écrits, d’actes ou de faits politiques », soit par cela même un délit politique. Un tel vague de pensée et d’expression ne définit rien ; tous les délits presque, jusqu’aux vols commis dans la poche des assistants à une assemblée politique, pourraient y être compris.

714 -  C’en serait une aussi de s’attacher, pour caractériser le délit politique, au motif qui a suggéré ce délit, au dessein, au but final que l’agent s’est proposé en le commettant : de telle sorte que tout délit commis par un motif ou dans un dessein politique, pour arriver à un but final politique, serait un délit politique. Bien que ce dessein, qui ne saurait faire disparaître la culpabilité absolue, puisse affecter dans une certaine mesure les nuances de la culpabilité individuelle (ci-dessus n° 379), et que le caractère du délit puisse en être modifié quelquefois, cependant prendre ce dessein pour le signe distinctif, pour la marque déterminante du délit politique, serait contraire aux règles générales du droit pénal déjà exposées (ci-dessus n° 379), et mènerait fort souvent à des conséquences inadmissibles.

715 -  Nous tirerons la règle à poser des principes mêmes de la théorie fondamentale sur les conditions caractéristiques de tout délit. Puisque ces conditions sont au nombre de deux : 1° que l’acte soit contraire à la justice ; 2° que l’intérêt de la société en exige la répression (ci-dessus n° 205 et 568) ; pour savoir si un délit est politique ou non, nous examinerons : 1° s’il blesse la justice dans les devoirs d’action ou d’inaction qu’impose à l’agent l’organisation sociale ou politique de l’État ; 2° si l’intérêt de la société à la répression de cet acte est un intérêt qui concerne cette même organisation sociale ou politique.

716 -  La contre-épreuve pourra se faire d’une autre façon, peut-être plus saisissante, mais qui tient toujours aux mêmes principes, et dans laquelle les termes seuls se trouvent intervertis. Analysez, appréciez dans tous ses éléments le délit dont il s’agit de vérifier le caractère, et répondez à ces trois questions : - Quelle est la personne directement lésée par ce délit ? l’État - Dans quelle sorte de droit l’État se trouve-t-il lésé ? Dans un droit touchant à son organisation sociale ou politique ; - Quel genre d’intérêt a-t-il à la répression ? Un intérêt touchant à cette organisation sociale ou politique. - Le délit est politique.

717 -  Le délit politique ne suppose pas nécessairement un esprit d’hostilité contre le système de gouvernement ou contre le pouvoir établi ; il peut être commis même pour soutenir ce système ou ce pouvoir ; par exemple, en corrompant ou intimidant des suffrages, en ajoutant ou supprimant indûment des noms sur la liste des électeurs, ou par toute autre action illégitime exercée sur le mécanisme politique contrairement aux lois mêmes de ce mécanisme.

Quant au personnel de ceux qui peuvent le commettre, si le sujet passif du délit politique est toujours l’État, le sujet actif peut être divers ; il se peut en effet que le délit politique vienne de l’un des grands pouvoirs de l’État, ou du pouvoir dirigeant lui-même, de ses fonctionnaires ou agents, de ses partisans ou de ses ennemis.

718 -  L’État, en qualité de personne morale, de corps organisé et doué d’une existence juridique, fonctionne non seulement au dedans de lui-même, dans les relations multiples qui se rattachent à sa vie intérieure, mais aussi au dehors, dans ses relations avec les autres États. Son existence peut être attaquée, sa sûreté compromise, ses droits de corps politique lésés par l’un ou par l’autre de ces deux points. D’où. il suit qu’il y a à distinguer dans les délits politiques ceux qui sont dirigés contre l’État à l’extérieur et ceux qui le sont contre l’État à l’intérieur.

719 -  Mais tous les intérêts, tous les droits de l’État à l’intérieur ou à l’extérieur ne se lient pas à son existence, à ses droits d’organisation sociale ou politique. Il est une multitude de ces intérêts qui tiennent à la fortune de l’État, droits de propriété, de créance ou autres de même nature, à l’égard desquels l’État joue à peu de chose près le rôle d’un propriétaire ordinaire ; il en est d’autres, en fort grand nombre, qui tiennent uniquement à la police générale ou locale du pays (ci-dessus n° 613 et suiv.), sans que les questions d’organisation sociale ou politique y soient en rien engagées.

Si quelque acte coupable a lieu contre de pareils intérêts, par exemple si des sommes appartenant à l’État sont volées, si des actes de fausse créance ou de fausse libération sont produits contre lui, si quelque fraude aux contributions est commise, si quelque délit forestier, ou de pêche, ou de chasse, ou autre semblable se produit, de tels délits sont bien des délits contre les intérêts publics, l’État en est bien directement le sujet passif ; mais ce ne sont point des délits politiques. Le membre, de la chambre des pairs qui, à la définition déjà si indéfinie du projet de loi de 1830, voulait faire ajouter encore : « et tous les délits qui pourraient préjudicier à la chose publique » se plaçait bien en dehors de celte vérité.

La nuance sera quelquefois difficile à saisir ; il faudra une analyse bien exacte et un discernement bien exercé pour reconnaître si tel délit blesse seulement la police générale ou locale, on s’il touche à l’ordre social eu politique lui-même. C’est une des causes d’hésitation dont nous avons parlé ci- dessus (n° 712), qui se présentera à l’occasion de plus d’un délit dans la partie spéciale du droit pénal et dans la jurisprudence pratique. Nous renvoyons, pour en sortir, à l’application attentive des principes généraux (ci-dessus n° 696 à 699) et de la formule que nous avons donnée ci-dessus (n° 715 et 716).

720 -  Les mêmes distinctions, et quelquefois les mêmes difficultés d’appréciation, se retrouvent quant aux délits que peuvent commettre les fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions. Qu’un de ces fonctionnaires se rende coupable de faits de concussion, corruption, soustraction de sommes ou de pièces dont il était dépositaire, manquement à des devoirs impérieux de son office ; il y a dans de tels délits violation des droits et lésion des intérêts publics de l’État, l’État en est directement le sujet passif, et néanmoins le délit n’est pas politique.

Mais, que le fonctionnaire tourne le pouvoir dont il est investi contre l’existence même ou la sûreté de l’État, contre les lois d’organisation sociale ou politique ; qu’il viole les devoirs qui lui sont imposés à cet égard ; qu’il exerce une action illégitime sur le mécanisme des grands pouvoirs publics, par exemple sur des listes ou des opérations électorales ; qu’il entreprenne, comme exercice de son autorité, sur quelques-uns des droits politiques ou des droits sociaux garantis aux citoyens ou à toute personne individuelle par la constitution, il y a délit politique.

La nuance sera difficile aussi quelquefois à saisir, et nous ne pouvons que répéter, à propos de ces spécialités, ce que nous venons de dire en général au paragraphe précédent.

721 -  Enfin ces distinctions et ces difficultés se produiront encore au sujet des délits qui peuvent être commis contre des fonctionnaires publics, même dans l’exercice de leurs fonctions. Ainsi l’insulte, l’outrage au fonctionnaire public dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, la résistance à la force publique, la rébellion contre les agents de l’autorité, tant que ces outrages, cette résistance ou cette rébellion n’ont que le caractère d’atteinte à la police générale ou locale du pays, et non à l’organisation sociale ou politique, constituent bien des délits contre l’intérêt public, dont l’État se trouve directement le sujet passif, mais non des délits politiques.

Si l’insulte ou l’outrage, au contraire, était adressé à l’un des grands pouvoirs publics de l’État, comme alors ce serait l’organisation politique même qui se trouverait attaquée ; si le délit consistait à vouloir amener par corruption, par intimidation, par violence ou par fraude quelconque, un fonctionnaire public à faire ou à ne pas faire tel acte politique, ou à le faire de telle façon plutôt que de telle autre, par exemple à convoquer ou à ne pas convoquer des électeurs, à inscrire ou à rayer tel nom sur la liste électorale ; ou bien un député ou un électeur à voter en tel sens plutôt qu’en tel autre, ou à s’abstenir de voter : comme alors il y aurait une action illégitime exercée sur un acte politique, l’État se trouverait directement lésé dans un droit politique, l’intérêt de la répression serait un intérêt politique, le délit serait politique.

Ce sont autant de nuances qu’il s’agit toujours d’apprécier dans l’examen de chaque délit, appréciation dont on se tirera par une application éclairée des principes déjà posés et de la formule que nous en avons déduite (ci-dessus n° 715 et 716).

722 -  Mais voici des difficultés plus graves, pour la solution desquelles ces principes ainsi que cette formule devienne insuffisants et demandent à être complétés par l’intervention de nouvelles règles. Nous avons supposé les situations les plus simples, dans lesquelles le délit politique apparaît sans éléments multiples et sans mélange d’aucun autre genre de criminalité ; or les faits peuvent se compliquer. Il peut se faire, si on se demande quel est le sujet passif du délit, de quelle sorte est le droit violé, de quelle sorte l’intérêt de répression ; qu’on trouve le sujet passif du délit, le droit violé, l’intérêt de répression doubles, et de natures diverses.

723 -  Le sujet passif du délit peut être double, car il n’est pas rare que par le même acte se trouvent lésés à la fois, directement, l’État et une personne privée, chacun en un droit qui lui soit propre. Nous ferons même remarquer à ce propos que, comme l’idée d’organisation sociale ou politique est inséparable de celle de l’État, et que dans tout droit quelconque touchant à cette organisation l’État est toujours partie directement engagée, qui viole le droit d’un particulier à cet égard viole en même temps le droit de l’État.

Qu’un citoyen, par exemple, soit empêché par contrainte d’exercer dans une élection politique le droit de vote qui lui appartient, que cette contrainte lui vienne d’un fonctionnaire public ou d’une personne privée, peu importe : en même temps qu’il est lésé dans un droit politique personnel, l’État l’est aussi lui-même dans une opération de son mécanisme politique. Qu’un habitant soit illégalement séquestré par un agent de l’autorité, par un fonctionnaire public dans l’exercice de ses fonctions ; comme le droit de liberté individuelle dans les rapports de chacun avec la force publique, avec l’action des pouvoirs, est un droit social, du moins pour les sociétés où ce droit se trouve garanti ; en même temps que la personne séquestrée est lésée dans le droit social qui lui est propre, l’État, l’être collectif, l’est aussi lui-même dans les conditions de son organisation sociale. Tous les exemples aboutiront à la même conclusion. On pourra bien trouver des délits politiques en grand nombre dans lesquels l’État est lésé directement sans qu’aucun individu le soit en son particulier ; mais il est impossible de trouver un individu lésé dans un droit politique ou social à lui appartenant sans que l’État le soit, par cela même, dans son droit correspondant. Or, comme ici les deux droits violés sont de même nature, c’est-à-dire tous les deux politiques, et l’intérêt public de répression également politique, aucun doute ne s’élève, le délit est politique.

Pas de difficulté non plus si les deux droits sont de même nature en ce sens que ni l’un ni l’autre ne sont politiques. Que le délit de séquestration, par exemple, soit commis, non par un fonctionnaire public, mais par une personne privée : comme à l’égard de cette personne le droit de celui qu’elle a illégalement séquestré n’est qu’un droit d’individu à individu, sans caractère politique ni social ; comme l’État n’est lésé par un pareil délit qu’indirectement, de la même manière qu’il l’est par tout autre délit entre particuliers, et que l’intérêt public de répression n’est qu’un intérêt de sécurité individuelle et de police générale : le délit n’est pas politique.

Mais, s’il arrivait que les droits violés fussent différents, les uns politiques et les autres non politiques ; que l’intérêt public de répression fût de double nature, d’un côté politique et de l’autre non politique, alors surgirait la difficulté. Ce n’est donc pas véritablement le nombre des sujets passifs du délit qui peut la faire naître ; c’est la diversité des droits et des intérêts.

724 -  Cette diversité peut exister en beaucoup de circonstances. Imprimer clandestinement et placarder sur les murs des proclamations politiques ; se former en attroupement dans un but d’agression ou de résistance politique, et refuser de se disperser au commandement de l’autorité ; dépaver, dans un pareil but, les rues, abattre les arbres des places ou des boulevards, afin d’élever des barricades ou des retranchements ; s’emparer, toujours dans ce même but, d’un poste télégraphique, afin de transmettre des signaux ; d’un poste militaire, d’un arsenal, afin de s’en distribuer les armes pour la lutte ; détruire des télégraphes, des rails de chemin de fer, des ponts ou des routes, afin d’empêcher les communications du gouvernement qu’on attaque ; des statues, des insignes ou des inscriptions publiques, afin de faire disparaître la marque du pouvoir de ce gouvernement ; des registres ou minutes d’actes publics, afin d’anéantir la trace de ces actes ; délivrer par la force ou faire évader par la ruse des prisonniers politiques : voilà des actes qui, par eux-mêmes, indépendamment de toute idée politique, constituent une atteinte à des droits de propriété publique ou de police générale assez grave pour qu’un intérêt public de répression y soit attaché.

L’esprit dans lequel ces actes sont commis, le but vers lequel ils sont dirigés viennent, en outre, y ajouter un autre caractère, en permettant de les incriminer aussi comme actes d’hostilité politique contre l’État. De telle sorte que, si l’on veut procéder par l’application de notre formule, on obtiendra les réponses multiples qui suivent : - Quel est, dans ces diverses circonstances, le sujet passif du délit ? l’État. – Dans quelle sorte de droit l’État se trouve-t-il lésé ? Dans un droit, soit de propriété publique, soit de police générale, et, en outre dans un droit d’existence ou de sûreté politique. - Quelle sorte d’intérêt public l’État a-t-il à la répression ? Un intérêt soit de protection à la propriété publique, soit de police générale, et, en outre, un intérêt politique.

Des complications plus grandes encore s’élèvent si l’on fait intervenir dans les actes, comme sujet passif du délit, des personnes privées en même temps que l’État, et, comme droits lésés, des droits privés en même temps que des droits publics. Dans un mouvement d’insurrection politique, une troupe force la boutique d’un armurier et se distribue, dans le seul but de s’armer pour la lutte des armes qu’elle y trouve ; elle s’empare des voitures qui passent et les renverse en forme de retranchement ; elle envahit une maison, un appartement, contre le gré du propriétaire ou des locataires et s’y installe pour l’attaque ou pour la résistance ; un fonctionnaire public, toujours dans le même esprit, est retenu prisonnier ou devient l’objet de violences, de coups ou de blessures ; le chef du gouvernement lui-même, le roi dans une monarchie, est fait prisonnier, retenu captif, ou bien il périt sous le coup d’un assassin politique.

Quel est le sujet passif du délit ? D’une part le propriétaire des armes enlevées, des voitures renversées, de la maison envahie, le fonctionnaire public ou le chef du gouvernement, qui, pour être revêtus d’un caractère public, si haut que soit ce caractère, ne cessent pas d’être hommes et de garder les droits de leur personnalité individuelle ; et, d’autre part, l’État.

De quelle sorte est le droit violé ? D’une part, un droit privé de propriété, de domicile, de liberté individuelle ou de sécurité personnelle ; d’autre part, un droit de police générale et un droit politique.

De quelle sorte est l’intérêt public de répression ? D’une part, un intérêt de sécurité pour les propriétés et pour les personnes, intérêt de police générale ; et, d’autre part, un intérêt politique.

725 -  Notez que, dans ces divers actes, déjà attentatoires par eux-mêmes à des droits individuels, c’est le dessein, le but politique dans lequel ils sont commis qui vient les faire incriminer sous un autre rapport, parce qu’il les transforme en acte d’hostilité politique contre l’État, et permet de les punir comme tels. Le dessein, le but politique ne fait pas disparaître la criminalité que l’acte a par lui-même ; nous savons qu’il ne saurait avoir un tel pouvoir (ci-dessus n° 739) ; mais il vient en nuancer la mesure et y ajouter une criminalité d’une autre nature, la criminalité politique. Les deux culpabilités, modifiées souvent l’une par l’autre, subsistent ensemble ; il s’agit de savoir quelle sera celle qui prédominera et viendra donner son caractère au délit.

726 -  Ce problème n’est qu’une spécialité d’un autre problème plus général, sur lequel nous aurons à revenir plus loin, et qui se présente toutes les fois qu’un seul et même fait contient en soi plusieurs délits ; par exemple : l’oppression par violence d’une femme mariée, qui serait à la fois viol et adultère. Le fait étant unique, il ne saurait justement y avoir deux peines : c’est par le plus grave des deux délits qu’il renferme que ce fait sera qualifié, le délit inférieur n’y jouant que le rôle de circonstance accessoire ; et c’est la peine du plus grave des deux délits qui devra être appliquée, le délit inférieur pouvant tout au plus motiver, à titre de circonstance accessoire et suivant sa nature et son importance, une augmentation de cette peine.

Ainsi, dans les cas dont nous nous occupons, quelle est la culpabilité la plus grave ? est-ce la culpabilité politique ou la culpabilité non politique ? De quel côté est le plus grand péril de la société, et par conséquence l’intérêt le plus grand à la répression, du côté politique ou du côté non politique ? Si le droit et l’intérêt politiques sont les plus élevés, le délit est politique. En cas contraire, il est non politique.

727 -  Telles sont les données par lesquelles le législateur devra se guider s’il s’agit de la loi à faire. Le but principal à se proposer doit-il être d’incriminer ces actes à cause de la violation des droits non politiques qu’ils blessent et pour la protection de ces droits non politiques ? Doit-il être, au contraire, de les incriminer surtout comme actes d’hostilité contre les pouvoirs établis et pour la protection des droits politiques de l’État ? Dans le premier cas, le législateur les traitera en délits non politiques et édictera contre eux des peines non politiques ; dans le second cas, il devra les traiter en délits politiques et se tenir pour les réprimer dans l’ordre des peines de cette nature.

Telles sont également les données par lesquelles devra se guider le magistrat, s’il s’agit de la loi positive à appliquer. Bien qu’enfermé dans le texte de cette loi positive, quant aux peines impérativement édictées, et tenu de faire exécuter cette loi telle quelle, le magistrat devra se déterminer d’après les mêmes considérations toutes les fois que, les faits étant susceptibles des deux incriminations, l’une politique et l’autre non politique, il s’agira pour lui de décider laquelle de ces deux incriminations s’agite dans la cause ; comme aussi dans tous les autres cas où la loi positive lui aura laissé le soin de tenir compte, sous un rapport quelconque, du caractère politique ou non politique du délit. La loi positive peut bien, bonne ou mauvaise, traiter comme elle l’entend les délits, mais elle est impuissante à en changer le caractère, elle peut méconnaître ce caractère, mais elle ne le fait ni ne le défait.

728 -  Faisant application de ces principes à. quelques-uns des exemples par nous cités, il sera facile de voir que dans l’impression clandestine et l’affiche de placards séditieux, dans l’envahissement de postes télégraphiques, dans l’enlèvement et la distribution des armes trouvées dans un poste militaire, dans le dépavage des rues, l’abatage des arbres, la rupture des routes ou des ponts, le tout en vue ou comme moyen d’attaque ou de résistance politique, ce n’est pas la contravention aux lois de police, le préjudice, la dégradation ou la destruction portés à une propriété ou à un monument publics qui constituent la culpabilité principale ; la peine ordinaire de ces contraventions, dégradations, destructions, serait ici insuffisante : il y a une culpabilité plus haute, mais d’une autre nature, celle de l’acte d’hostilité politique contre l’État. C’est principalement à cause de la violation du droit politique et en vue du péril politique que de pareils actes doivent être réprimés ; c’est une peine plus élevée que la peine ordinaire, mais une peine politique, qui doit y être appliquée.

Il en est de même dans les violations du droit de propriété, du droit de domicile, commises contre l’armurier dont les armes enlevées et distribuées pour la lutte, contre le propriétaire de la voiture renversée en forme de retranchement, contre le locataire de l’appartement envahi pour l’agression ou pour la résistance politiques. Quelque coupables que soient par elles-mêmes ces atteintes par violence à des droits individuels, il serait contre toute vérité et contre toute justice de nier que l’esprit dans lequel elles ont lieu en modifie profondément le caractère ; la plupart ne rentreraient même qu’avec peine dans la définition des délits de droit commun auxquels elles correspondent ; les délinquants les commettent moins dans une intention de nuire à celui qui est lésé que comme des actes de nécessité, suivant eux, dont le règlement d’indemnité pourra avoir lieu plus tard ; la culpabilité ordinaire n’en est pas effacée, mais celle qui prédomine est la culpabilité politique.

Nous arriverons à une conclusion semblable pour les délits de séquestration, même pour les atteintes corporelles, brutalités, coups ou blessures, si elles sont en soi peu dangereuses, contre le chef du gouvernement. Empreints, sans aucun doute, d’une criminalité non politique, comme lésions à des droits de liberté ou de sécurité individuelles qui appartiennent à chacun, ces actes prennent une criminalité bien plus haute, surtout dans les gouvernements monarchiques, de la qualité de la personne contre laquelle ils sont commis, et de l’importance politique de cette personne dans l’État. La peine ordinaire de pareils délits de droit commun ne suffirait pas. Le droit politique violé est bien plus élevé, l’intérêt politique de répression bien plus important ; la culpabilité qui prédomine est encore ici la culpabilité politique. Puisée à ces considérations supérieures du droit politique, la peine plus sévère qui doit être prononcée sera une peine politique.

Mais, s’il s’agit d’attentat contre le chef du gouvernement par meurtre, assassinat ou tortures corporelles ; par incendie du palais qu’il habite ; par obstacles à une voie ferrée dans le but de faire dérailler un convoi qui le porte, lorsque mort d’homme s’en sera suivie : le droit politique violé, l’intérêt politique de répression, si importants qu’ils soient, le sont moins que le droit individuel, que l’intérêt public de répression qui s’attachent à la vie de l’homme. Le crime politique qui existe dans ces actes n’y joue plus que le rôle accessoire ; la culpabilité prédominante, par conséquent le crime et la peine, seront de droit commun.

729 -  Lorsqu’il arrive ainsi qu’un seul et même fait renferme en soi plusieurs délits, la raison du droit, tout en voulant que ce fait soit qualifié par le plus grave des délits qu’il contient, indique que les autres délits moindres, qui n’y figurent qu’accessoirement, ne doivent pas être laissés pour cela de coté, comme indifférents dans la mesure de la culpabilité, mais qu’ils doivent être pris en une certaine considération, soit par le législateur, soit par le juge, comme causes possibles d’aggravation suivant leur nature et leur gravité (ci-dessus n° 727).

Vraie en général, cette proposition l’est aussi pour les délits dans lesquels il existe un mélange de culpabilité politique et de culpabilité non politique. Il va sans dire que l’aggravation aura lieu, si les circonstances la comportent, dans l’ordre même des peines qui seront encourues par le fait tel qu’il se trouvera qualifié d’après la culpabilité prédominante, c’est-à-dire dans l’ordre de droit commun si le fait est qualifié délit de droit commun, et dans l’ordre politique s’il est qualifié délit politique : sans pouvoir sortir, en ce dernier cas, de cet ordre. Il n’est pas nécessaire non plus de démontrer que cette aggravation, lorsqu’elle sera basée sur la culpabilité politique accessoire, ne pourra jamais faire porter la peine de droit commun en dehors des limites interdites aux peines politiques ; par exemple jusqu’à la peine de mort, si le crime de droit commun ne la comporte pas et s’il s’agit d’une législation par laquelle cette peine soit proscrite en matière politique : autrement, on ferait produire à la culpabilité politique accessoire, à titre de circonstance aggravante, des effets que ne pourrait pas même produire la culpabilité politique principale. Toutes ces propositions sont contenues dans les principes que nous venons d’exposer sur la différence de nature et sur la séparation nécessaire des peines entre les délits politiques et les délits non politiques : elles en découlent logiquement.

L’aggravation signalée ici par nous, qui résulte, en thèse générale et comme conséquence abstraite, de la réunion des deux sortes de criminalités dans un seul et même fait, n’empêche pas d’ailleurs les influences en sens inverse que pourraient exercer sur la mesure de la culpabilité individuelle les circonstances de chaque cause, conformément aux observations déjà faites ci-dessus (n° 333 et 379), et dans la latitude des pouvoirs accordés au juge à cet égard. Il y a là autant d’éléments divers, souvent contraires, qu’il s’agit toujours de balancer afin d’en faire sortir une mesure exacte et finale.

730 -  Nous venons de considérer des faits isolés, dans la criminalité que chacun d’eux porte en soi, abstraction faite de tous autres actes ; mais fréquemment, dans l’ordre politique, ces faits ou des faits analogues se relieront à un délit plus général, celui de sédition, d’insurrection, de guerre civile, dont ils ne seront que des épisodes, que des conséquences ou des moyens d’exécution. Armer des troupes, en prendre le commandement, s’emparer des places fortes, des arsenaux, des caisses publiques, d’un pouvoir, d’une juridiction quelconques au nom de l’autorité insurrectionnelle, faire toutes les opérations stratégiques que comporte la lutte, dans lesquelles pourront figurer des ruptures de ponts, des ouvertures de digues, des destructions de monuments, des abatages de forêts, des envahissements de la campagne ; faire usage des armes, porter la mort dans les rangs ennemis en des engagements généraux ou particuliers, le tout conformément aux usages autorisés par le droit des gens dans les guerres légitimes : tous ces faits se groupent autour du fait principal dont ils ne sont que des appendices ; ils en prennent le caractère et ne constituent comme lui et avec lui que des délits politiques.

Notez bien que nous ne prétendons pas, Dieu nous en garde ! légaliser des actes semblables. Nous ne parlons pas même de cette situation où, suivant les publicistes faisant le plus autorité, la guerre civile prend de telles proportions qu’elle s’élève au niveau d’une guerre d’État à État, et que les partis, sous peine de tomber dans des représailles de barbarie au nom d’une prétendue justice criminelle, invoquée tour à tour par chacun d’eux, doivent se traiter uniquement en ennemis, conformément aux lois de la guerre internationale, et non en criminels. Nous laissons de côté cette hypothèse. Nous nous plaçons dans celle d’une insurrection coupable aux yeux de la science rationnelle, contre une organisation sociale légitime, contre un pouvoir politique légitime, et nous nous bornons à dire que tous les actes de la lutte, s’ils restent dans les limites avouées par les usages de la guerre, constituent des délits, non pas de droit commun, mais des délits politiques.

731 -  Si l’on suppose, au contraire, des actes réprouvés même par ces usages, qui ne sont point l’observation des pratiques de la guerre, mais qui en sont la violation, que ceux qui prennent part à la lutte politique doivent être les premiers à proscrire : des massacres de parlementaires, des meurtres, des assassinats par haine ou vengeance, l’incendie, le sac on le pillage de propriétés publiques ou privées, dans le but d’assouvir ses passions personnelles ou de s’approprier le butin qu’on y fait ; des vols au milieu du trouble et du défaut de surveillance qu’entraînent les événements : ces actes n’appartiennent pas à la lutte politique ; ils y ont trouvé l’occasion de se produire, mais ils en sont distincts ; les vices ou les passions qui jouent leur rôle, fussent-ils allumés au foyer politique, ne sauraient en changer le caractère, et ne figureront dans la mesure de la culpabilité qu’au taux ordinaire que leur marque la justice pénale (ci-dessus n°333). Ces actes sont des délits à part, et des délits de droit commun ; tous les partis doivent les répudier sous peine d’en être déshonorés ; ils forment la dernière hypothèse qui nous restât à examiner dans cette longue et difficile question de la distinction des délits politiques ou non politiques.

732 -  Indépendamment des délits intentionnels, il peut y avoir dans l’ordre politique des infractions punissables pour des fautes même non intentionnelles : telles que négligence, inattention, oubli des règlements. On en trouvera de nombreux exemples dans les manquements à certaines règles de formes prescrites sous la sanction d’une peine pour l’exercice des droits électoraux politiques, pour la tenue des assemblées électorales, pour la publication de journaux politiques. Ce sont alors des contraventions dans le sens de délits non intentionnels. Comme l’intention coupable n’y est pas nécessaire pour constituer le délit, on ne voit pas qu’elles se séparent moralement, d’une manière bien sensible, des autres sortes de contraventions, dont elles n’auront qu’à suivre les règles générales.

Signe de fin