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LE FONDEMENT DU DROIT DE PUNIR
par J.J. Haus

«  Principes généraux du droit pénal  »
( 2e éd. , Gand 1874 )

§ I - De la peine considérée comme moyen de protection sociale

50. Le développement des facultés humaines n’est possible qu’au sein de la Société, qui est donnée à l’homme comme moyen d’accomplir sa destinée dans ce monde. La sociabilité n’est pas seulement indispensable à notre conservation et à notre bien-être, elle est une condition de la moralité elle-même ; car hors de la Société, l’homme n’a ni la conscience de ses devoirs, ni aucun moyen de les accomplir ; hors de la Société l’ordre moral cesse d’exister pour lui. La vie sociale est donc plus qu’un droit de l’homme, elle est un devoir.

51. Pour être un moyen de développement, la Société doit assurer la liberté des individus. L’homme est naturellement libre, en ce sens qu’il a la faculté de se déterminer spontanément. Mais la liberté interne ou le libre arbitre est frappé d’impuissance, s’il n’a pas pour appui la liberté extérieure, le pouvoir de l’homme d’exercer sa volonté, d’agir sans obstacle. La Société n’est capable de protéger cette liberté qu’à la condition d’être une association permanente et régulière. La réunion d’un certain nombre de familles s’opère d’une manière permanente, lorsque ces familles, abandonnant la vie nomade, se fixent dans un espace déterminé du globe. L’association devient régulière, lorsqu’elle est gouvernée par un pouvoir qui garantit la liberté de tous. L’union permanente et régulière d’un certain nombre de familles, dans le but de jouir de tous les avantages de la vie sociale, est l’État, la Société politique ou la Société proprement dite.

52. L’État, considéré comme être moral, a des droits qui sont pour lui des moyens d’accomplir sa mission. La vie sociale donne naissance à d’autres droits qui résultent des rapports entre particuliers. La protection des droits individuels et collectifs constitue l’ordre social, qui est le fondement de la liberté et la condition même de l’existence du corps politique.

C’est au pouvoir souverain qu’est confiée la mission de maintenir l’ordre public. Pour atteindre ce but, le pouvoir a besoin de moyens; et comme l’accomplissement de sa mission est pour lui un devoir, il a le droit d’employer tous les moyens efficaces et nécessaires, pourvu qu’ils soient approuvés par la morale.

Parmi ces moyens se présentent, comme mesures extrêmes, la guerre, pour protéger la Société contre les agressions des nations étrangères, et la peine, pour garantir l’ordre social contre les atteintes que pourraient lui porter des individus. Il appartient au droit des gens de justifier le premier de ces deux moyens de protection. Quand à l’autre, c’est à la théorie pénale à en démontrer la légitimité.

53. La peine est un mal qui est rendu pour un mal; elle retombe sur le coupable, parce qu’il a enfreint la loi, et parce que cette infraction mérite la souffrance qu’on lui fait éprouver. Le pouvoir social a-t-il le droit de punir ? Pour qu’il ait ce droit, il faut, d’abord, que la peine soit un moyen propre à protéger l’ordre social. Il faut, ensuite, qu’elle soit un moyen de protection nécessaire, que la Société ne puisse se conserver par d’autres moyens, moins sévères que la peine. Il faut, enfin, que celle-ci soit juste en elle-même et indépendamment de son utilité sociale. Examinons si la peine réunit ces trois conditions essentielles.

§ II - Efficacité de la peine

54. La peine est un moyen de protection utile par les effets naturels qu’elle produit. Pour apprécier ces effets, nous devons l’envisager sous un double point de vue : comme mal sanctionné par la loi, et comme mal réellement appliqué. Les effets de la loi pénale sont préventifs et consistent dans l’instruction et la crainte. L’instruction donnée au peuple a pour objet les actions qui ne sont pas illicites en elles-mêmes, mais que la Société doit réprimer dans l’intérêt général. La sanction pénale a pour effet d’intimider ceux qui auraient envie d’enfreindre la loi ; elle exerce sur eux une contrainte morale, en les menaçant d’un châtiment, s’ils tentaient de réaliser leur désir.

55. Les effets de la peine appliquée sont à la fois préventifs et réparateurs. Les effets préventifs consistent dans l’instruction donnée et dans la crainte inspirée par l’exemple, qui rend la première plus sensible et augmente l’intensité de la seconde. L’instruction et la crainte agissent sur les hommes en masse, et par conséquent aussi sur le coupable qui est puni. La punition est donc un moyen efficace pour prévenir les infractions en général, et particulièrement celles qui seraient encore à craindre de la part du condamné.

Outre ces effets généraux, l’application de la peine peut encore produire d’autres effets également préventifs, mais qui se rapportent plus spécialement à la personne qui la subit. Ces effets sont la suppression du pouvoir de nuire, l’impuissance à laquelle le condamné est réduit de commettre de nouvelles infractions pendant la durée de sa séquestration ; et l’amendement, la régénération morale du coupable.

Le châtiment qui frappe le malfaiteur n’est pas seulement propre à contenir ses pareils et à le contenir lui-même; il est encore un moyen éminemment utile pour réparer le mal moral que l’infraction a causé à la Société. L’action de la justice répressive détruit l’effet du mauvais exemple donné par le condamné ; elle raffermit l’autorité des lois, affaiblie par l’infraction; elle rassure les citoyens alarmés et rétablit leur confiance dans les institutions destinées à les protéger ; enfin elle donne satisfaction à la conscience publique, offensée par la perpétration du crime.

§ III - Nécessité de la peine

56. La peine protège la Société par les effets qu’elle produit; mais son utilité seule ne peut la justifier ; il faut de plus qu’elle soit un moyen de protection nécessaire, indispensable; car si, par des mesures moins rigoureuses, la Société pouvait obtenir le même résultat, elle n’aurait pas le droit d’exercer la justice répressive. Quels sont les divers moyens de protection dont elle peut disposer ? Examinons.

57. Pour remplir sa mission, la Société doit, autant que possible, écarter les causes de la violation des droits d’autrui. Les principales causes des infractions aux lois sont l’ignorance, le besoin et surtout les passions qui, lorsqu’elles ne sont pas comprimées, finissent par subjuguer l’homme et par l’entraîner avec une force irrésistible. L’intérêt de sa propre conservation impose donc à l’État le devoir de protéger la morale et la religion ; de favoriser, par tous les moyens en son pouvoir, l’éducation et l’instruction des citoyens ; et de contribuer, dans la mesure de ses forces, à répandre le bien-être dans toutes les classes de la Société.

Mais quelque efficaces que soient ces moyens préventifs, l’expérience démontre qu’ils sont insuffisants pour protéger l’ordre public. Il faut donc avoir recours à des mesures énergiques. Le pouvoir souverain manquerait à son devoir, s’il n’avait pas recours à l’application d’un mal. Mais de quelle espèce de mal ?

58. Le pouvoir social a, en premier lieu, le droit d’employer la force, soit pour repousser les attentats dirigés contre la Société ou contre ses membres, soit pour empêcher le commencement d’exécution des crimes que des malveillants s’apprêtent à commettre. L’exercice de ce droit est confié à cette branche de la police administrative qu’on appelle police de sûreté. Mais le pouvoir qui, pour réagir, attendrait l’attaque, serait bientôt réduit à l’impuissance.

Ensuite, pour empêcher, par son intervention immédiate, les projets criminels de se manifester par des actes extérieurs, tendant à les réaliser, la police doit en avoir connaissance. Or, le plus souvent, ces projets, et même les faits qui ont pour objet d’en préparer l’exécution, lui restent entièrement cachés. Pour pouvoir les découvrir plus aisément, elle devrait recourir à des mesures incompatibles avec des institutions libérales. En effet, les développements exagérés de la police, en admettant qu’ils soient favorables à la sécurité, ne sont pas un avantage pour la liberté. D’ailleurs, quelque active que soit sa surveillance, la police ne peut empêcher que des crimes isolés. Cependant il importe de prévenir les infractions en général ; et, pour atteindre ce but, il faut employer un moyen qui, par ses effets, exerce sur l’homme une influence morale, un moyen propre à contenir ses passions et à le déterminer à s’abstenir de toute infraction à la loi. Ce moyen, c’est la peine.

59. En second lieu, la Société peut exiger, par la contrainte, la réparation du dommage matériel qu’on lui a causé ; et elle a le devoir de prêter main-forte aux particuliers, pour leur faire obtenir les restitutions et les indemnités qui leur sont dues. Dans un grand nombre de cas, l’action en dommages-intérêts suffit pour protéger le droit. Mais lorsqu’il s’agit de faits qui troublent sensiblement l’ordre social, le pouvoir doit employer un moyen plus efficace que celui de la réparation civile, dont la crainte est impuissante à prévenir ces offenses, et qui, d’ailleurs, est souvent impossible.

II y a plus : indépendamment de la perte matérielle qu’il fait éprouver à la personne lésée, le délit porte à la Société un préjudice grave, en excitant au désordre par le mauvais exemple, en répandant l’alarme et en troublant la sécurité publique. Le mal moral, résultant de l’infraction, ne peut être réparé que par l’effet moral du châtiment.

60. La peine est donc nécessaire au maintien de l’ordre et à la conservation de la Société, dans tous les cas où les autres moyens de protection sont insuffisants. En effet, si la répression fait défaut, les crimes se multiplient; l’impunité ramène l’empire de la force individuelle; la Société est bouleversée et finit par se dissoudre.

§ IV - Légitimité intrinsèque de la peine

61. Pour que l’État ait le droit de punir, il ne suffit point que la peine soit un moyen de protection efficace et nécessaire. La Société qui punit, n’est pas en état de légitime défense ; elle frappe, non pour repousser une attaque injuste, mais pour prévenir des attentats que l’on pourrait commettre à l’avenir, et pour réparer le mal moral que lui ont causé les attentats commis.

Sans doute, l’État qui forme une personne juridique, a le droit de conservation; mais la justice ne lui permet pas de se protéger en violant les droits des individus à qui il inflige une souffrance dans l’intérêt de sa conservation ou de son bien-être.

Le but, quelque légitime qu’il soit, ne justifie point les moyens employés pour l’atteindre, si ces moyens sont réprouvés par la morale. Il faut donc que la peine soit juste en elle-même et indépendamment de toute considération d’utilité sociale; il faut que celui sur lequel elle retombe l’ait méritée, qu’il n’ait pas le droit de se plaindre du traitement qu’on lui fait subir.

62. La légitimité absolue ou intrinsèque de la peine suppose le concours de plusieurs conditions. La première est l’immoralité du fait qu’il s’agit de punir. Tout acte contraire à la morale n’est pas punissable par la Société, qui ne peut exercer le droit de répression que dans l’intérêt de sa conservation et de son bien-être. Mais il ne suffit pas que la Société ait intérêt à empêcher une action, pour qu’elle soit autorisée à la réprimer; il faut de plus que cette action soit moralement répréhensible.

La justice exige, ensuite, que la peine ne frappe que le coupable, celui qui a commis l’offense avec intelligence et liberté, et qui, par conséquent, en est responsable. La Société n’a pas le droit de sacrifier un innocent à l’intérêt de tous.

Pour que la peine sociale soit conforme à la notion abstraite du juste, il faut, en troisième lieu, qu’elle soit proportionnée à la gravité morale de l’infraction, qu’il y ait équilibre entre l’une et l’autre. La gravité morale de chaque délit forme la limite extrême de la pénalité humaine, qui ne peut jamais dépasser cette limite, quand même les nécessités sociales sembleraient l’exiger. D’un autre côté, la répression ne doit combler la mesure fixée par la justice absolue, que lorsque l’intérêt public le commande.

63. A ces trois conditions vient se joindre une quatrième, qui n’est que le corollaire des autres. La justice veut que la peine retombe sur le coupable, et qu’elle soit appliquée avec pondération et mesure. Elle ne peut donc être infligée, que lorsque le crime est constant, que l’accusé en est convaincu, et que sa culpabilité est suffisamment établie.

Ces points étant vérifiés, la peine doit être arbitrée de manière qu’elle s’élève ou s’abaisse suivant le degré de gravité de l’infraction. Le châtiment n’est donc conforme à la justice, que lorsqu’il est appliqué en vertu d’un jugement rendu en connaissance de cause.

64. Pourquoi la peine qui réunit les conditions indiquées ci-dessus est-elle légitime en soi et indépendamment de son utilité sociale ? Parce que c’est une loi éternelle et immuable, gravée dans le cœur de l’homme, et reconnue en tout temps et en tout lieu, que le crime mérite un châtiment et la vertu des récompenses.

Comme dit Ortolan : « L’harmonie entre le bien et le bonheur, entre le mal et la souffrance, n’est pas seulement une conception de notre raison, elle est encore pour nous un sentiment. Nous éprouvons une satisfaction morale, si cette harmonie se réalise ; nous souffrons moralement, si elle n’existe point ; et tel est l’empire de cette conception et de ce sentiment que, voyant ce rapport si souvent renversé ici bas, tous les peuples, dans leurs croyances même les plus grossières, s’élancent en pensée vers une autre vie où la balance devra se faire, et où chacun sera exactement jugé et traité suivant ses oeuvres. »

Le coupable lui-même doit désirer la punition qu’il a méritée; car elle est le seul moyen de réparer sa faute, et de le réconcilier avec Dieu, avec la Société et avec sa conscience. La légitimité intrinsèque, la justice absolue de la peine a donc pour base la loi universelle qui veut que la souffrance soit en rapport avec le mal moral, qu’il y ait équilibre entre l’un et l’autre, c’est-à-dire le principe d’expiation.

§ V - Le droit de punir appartient à la Société

65. La légitimité absolue ou intrinsèque du châtiment se fonde sur le principe d’expiation. Mais ce principe qui justifie la peine aux yeux de la morale, ne suffit point pour autoriser la Société à exercer le droit de répression. Ce n’est pas, en effet, l’État qui est chargé d’accomplir l’œuvre de l’expiation, qui est constitué gardien de l’ordre moral dans ce monde. Sa mission se borne à maintenir l’ordre social, à garantir la liberté de tous en protégeant le droit de chacun.

Pour que la Société ait le droit de punir, il faut donc que le châtiment qu’elle veut appliquer, soit, de plus, utile par les effets qu’il produit et nécessaire à 1a conservation sociale. C’est sur l’efficacité et la nécessité de la punition, que repose la justice relative de celle-ci. Le châtiment qui ne réunit pas ces deux conditions, bien qu’il soit infligé pour une action moralement mauvaise, au vrai coupable, avec pondération et mesure, et en vertu d’un jugement rendu en connaissance de cause, est injuste, non pas en lui-même, mais relativement à la Société qui n’a pas le droit de l’appliquer.

66. Les considérations que nous venons de faire valoir ne permettent point de contester à l’État le droit de punir qu’il exerce ; car si, d’une part, la peine est utile par ses effets et nécessaire à la conservation de l’ordre social, d’un autre côté, elle est légitime en elle-même, lorsqu’elle réunit les conditions requises.

Le coupable qui est puni. pourrait-il se plaindre que son droit est lésé, que le traitement qu’on lui inflige, constitue une injustice à son égard ? Mais ce traitement, il le mérite. Pourrait-il reprocher à la Société qui le frappe, de se mêler d’une chose qui ne la regarde point ? Mais la Société punit dans l’intérêt de sa conservation, et elle a le droit de se protéger par tous les moyens légitimes.

Le droit de répression qui appartient à l’État, a donc deux bases : la notion du juste et la notion de l’utile; il s’appuie à la fois sur la justice absolue et sur l’intérêt public. Le droit social de punir se manifeste sous deux formes : la loi pénale et l’application de celle-ci. La loi pénale se compose du commandement ou du dispositif, soit qu’elle ordonne ou qu’elle défende, et de la sanction qui contient la menace d’un certain mal. L’application de la loi consiste dans le jugement et dans son exécution. Ces quatre faits sont les éléments constitutifs de la justice pénale.

Signe de fin