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LE RAISONNEMENT JUDICIAIRE

en matière de responsabilité délictuelle,
pénale, civile, administrative ou disciplinaire

 

Lorsqu’un procès en responsabilité délictuelle s’ouvre, un certain nombre de questions peuvent se poser (tentative, légitime défense, complicité, démence, excuses). Envisagées en elles-mêmes, elles sont très bien connues et ont reçu de la doctrine des réponses fort savantes.

Mais les auteurs ne se sont guère interrogés sur l’ordre dans lequel ces questions devaient être examinées par les juges. Or elles ne se formulent pas exactement dans les mêmes termes selon la place qui leur est assignée dans le raisonnement judiciaire. C’est pourquoi il est nécessaire de les replacer dans leur contexte naturel.

Nous avons établi les bases de ce raisonnement propre à la responsabilité délictuelle à la fin de l’introduction générale de « La loi pénale ». Nous l’examinons en détail dans « Le jugement pénal ». Rappelons le paragraphe 23 de l'Introduction générale de "La loi pénale" :

23 -  LES PHASES DU RAISONNEMENT PÉNAL.  Le législateur qui cherche à mettre au point un système protecteur des droits de la défense doit chercher à éviter que les juges ne puissent statuer, soit par intuition, soit à partir d’une relation de sympathie ou d’antipathie qui se serait établie entre eux et le défendeur. Or, pour faire obstacle à ce subjectivisme judiciaire, il n’est pas d’autre moyen que d’obliger les juges à partir d’éléments concrets (1), donc à s’appuyer sur de purs faits envisagés dans leur matérialité. Ce qu’il faut mettre en tête de chaque science, disait Taine, ce sont les faits sensibles. Ce qui est vrai pour les sciences (2), l’est aussi pour l’art judiciaire (3).

Le législateur de 1789 (4) l’a pensé lui aussi, car il était encore sous le coup de l’affaire Calas, illustrée par Voltaire. Dans cette espèce, on avait vu un calviniste condamné à mort et roué vif comme meurtrier de son fils, après une instruction sommaire. Or des recherches ultérieures, plus approfondies, laissèrent à penser que le jeune homme s’était suicidé, et que le père n’avait menti au départ de l’enquête que pour échapper à la honte.

C’est pourquoi les lois révolutionnaires décidèrent que les tribunaux répressifs ne pourraient plus être saisis par les parties poursuivantes que sur la base de faits, et qu’ils seraient tenus de fonder l’ensemble de leur raisonnement sur ces faits (5). Pour reprendre la terminologie classique, à la saisine in personam était substituée la saisine in rem. Aristote l’a enseigné de manière définitive : Il faut se fier aux observations plus qu’aux raisonnements, et aux raisonnements dans la mesure seulement où leurs conclusions s’accordent avec les faits.

  Depuis lors dans un premier temps, qu’il soit saisi par le ministère public ou par un plaignant, le tribunal répressif doit vérifier que le demandeur produit des faits et que, à les supposer établis, ces faits constituent une infraction pénale (6). Ce n’est qu’après avoir ainsi vérifié sa compétence matérielle que le juge peut user des pouvoirs coercitifs qui lui sont reconnus par la loi ; par exemple ordonner une mise en détention ou prescrire une perquisition. La base matérielle des poursuites revêt au surplus un caractère intangible : le tribunal ne pourra ni étendre ses investigations à de nouveaux faits (7), ni omettre de statuer sur certains des faits dénoncés (8).

Après avoir constaté que les faits reprochés au prévenu entrent effectivement dans les termes d’une loi d’incrimination, les juges doivent, dans un deuxième temps, se demander à qui l’infraction ainsi caractérisée peut être imputée (9). De matérielle qu’elle était, la procédure va devenir personnelle. Mais elle repose maintenant sur un dossier nourri de faits propres à contenir les emportements émotionnels du juge (10).

Le troisième temps du raisonnement pénal consiste, pour le juge, à déterminer la sanction qui doit être appliquée à celui auquel il vient d’imputer l’infraction. A cette fin, dans un droit orienté vers la notion d’individualisation de la sanction pénale, le tribunal va devoir, de manière largement arbitraire (11), s’attacher à une appréciation des particularités spéciales, concrètes et individuelles, voire morales, du cas qui leur est soumis. On assiste ici à un complet renversement de la méthode qui caractérisait le premier temps du raisonnement.

Par extrapolation de ce schéma (12), qui n’a malheureusement pas été assez étudié (13), on peut dire :

Le raisonnement pénal va toujours :
du légal au judiciaire,
du général au spécial,
du matériel à l’individuel,
de l’abstrait au concret,

La mise en œuvre de ces règles permet d’établir un « ordre de raisonnement », une « conduite » dit-on dans certaines professions, une « check list » dit un anglo-saxon. C’est ce que nous avons essayé de traduire dans le tableau suivant.

Si, au fil du raisonnement, le prévenu parvient à faire prévaloir un moyen de défense péremptoire, les débats prennent immédiatement fin.

 

I - L’EXISTENCE DE L’INFRACTION

1°/ L’accusation doit d’abord donner une première idée des faits, afin que le tribunal puisse s’assurer que l’action est exercée dans le délai légal, et qu’il est lui-même territorialement compétent.

La défense peut de son côté soutenir que l’exception de prescription est acquise (le délit étant instantané et non continu), ou que les faits ont eu lieu dans le ressort d’un autre tribunal (exception d’incompétence).

2°/ L’accusation va maintenant devoir établir que la loi dont elle demande l’application a bien été votée, promulguée puis publiée, et qu’elle régit le cas d’espèce comme étant en vigueur à l’époque des faits.

La défense va elle s’efforcer de trouver une faille dans la procédure d’élaboration de la loi ; elle peut notamment soulever une exception d’illégalité (pour les textes réglementaires) ou de violation de la Convention européenne des droits de l’homme, et faire ainsi écarter la loi invoquée.

3°/ L’accusation établit ensuite que l’acte reproché correspond à l’acte prohibé par la loi.

La défense peut naturellement le nier, et soutenir que le prévenu a été contraint par une force extérieure irrésistible, en sorte qu’il a été un simple instrument du destin.

4°/ L’accusation fait alors le tableau des dommages causés par cet acte : atteinte effective ou virtuelle à tel intérêt protégé par la loi (par exemple dégradation d’un bien) et atteinte consécutive à la paix sociale.

La défense peut soutenir que si elle a causé cette atteinte, c’est par suite d’une circonstance qui lui imposait de préserver un intérêt plus important (p.ex. sa propre vie) ; or, en cas d’état de nécessité, faute d’atteinte à l’ordre public, l’affaire ne relève des tribunaux répressifs.

5°/ L’accusation n’a pas besoin de caractériser une atteinte effective à l’intérêt protégé lorsque le législateur incrimine la simple tentative; il lui suffit de montrer que l’acte était de nature à causer une atteinte.

La défense bénéficie sur ce terrain d’un moyen de défense spécifique. La tentative n’est pas punissable si son auteur y a mis fin par un désistement volontaire.

6°/ L’accusation se tourne maintenant vers l’élément moral de l’infraction pour en établir l’existence (intention de porter atteinte à l’intérêt protégé, volonté d’accomplir un acte ce violence, imprudence…)

La défense trouve ici de nouveaux moyens d’exonération : l’inconscience manifeste (sommeil profond, naturel ou provoqué) ou l’erreur soit de fait (et excusable) soit de droit (et irrésistible)

7°/ L’accusation, si elle ne s’est heurtée à aucun des moyens de défense ci-dessus, conclut que tous les éléments constitutifs de l’incrimination légale sont réunis en l’espèce, et qu’il y a donc bien délit.

La défense doit concéder que, dans des circonstances normales, il y a effectivement infraction. Mais elle alors soutenir que les circonstances de l’espèce présentaient une particularité : que ses actes, prohibés par une loi générale, étaient autorisés par une loi spéciale (exception d’ordre de la loi), ont été couverts par une loi postérieure (amnistie réelle), ou ont été accomplis en état de légitime défense.

 

II - L’IMPUTATION DE L’INFRACTION

8°/ L’accusation fait jouer la règle générale d’imputation qui met l’infraction au compte de celui qui a accompli l’acte matériel portant atteinte à l’intérêt protégé.

La défense, dans un droit faisant place à la responsabilité morale, peut faire échec à cette imputation en établissant que cet agent était en état de démence à l’époque des faits, ou été victime d’une contrainte. Elle peut également invoquer une amnistie personnelle, ou une immunité personnelle.

9°/ L’accusation est parfois tenu par les textes d’imputer principalement l’infraction à telle personne précise, par exemple au chef de l’entreprise concernée.

La défense va alors pouvoir se dégager en invoquant une délégation de pouvoirs, faite au profit d’une personne compétente et investie de l’autorité nécessaire pour faire appliquer la loi

10°/ L’accusation demande parfois que l’infraction soit imputée, non seulement à l’auteur matériel, mais encore à des coauteurs et complices.

La défense est identique à celle dont peut se prévaloir l’auteur matériel. En outre, et surtout, celui qui est prévenu de complicité invoque l’ignorance, n’avoir pas su qu’il facilitait la commission d’un délit.

 

III - LA DÉTERMINATION DE LA SANCTION

11°/ L’accusation devrait achever sa démonstration en indiquant en tribunal la nature et le niveau de la peine légalement encourue.

La défense bénéficie encore parfois d’un moyen de droit (là où le législateur ignore les circonstances atténuantes) ; il s’agit d’une excuse atténuante (abaissant le niveau de la peine légale) ou mieux encore d’une excuse absolutoire (exemptant de toute peine)

12°/ Le ministère public peut enfin faire connaître au tribunal la peine qu’il lui semble légitime de prononcer (en même temps que la partie civile chiffre le montant des dommages-intérêts demandés)

La défense, dont la culpabilité est déjà définitivement établie, fera porter son dernier effort en sollicitant la clémence du tribunal : dispense de peine, ajournement du prononcé de la peine, sursis simple, sursis probatoire, sursis assorti d’un travail d’intérêt général

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NOTES :

(1) Jhering, « L’esprit du droit romain » (Paris 1877), TII, p.38 : Comme toute chose objective conçue par l’homme, la loi n’exclut pas entièrement l’influence des différences subjectives, mais elle conquiert cependant un point d’appui objectif; jusqu’à un certain point une digue est opposée aux oscillations de l’appréciation individuelle, aux influences du sentiment.
D’objet du sentiment qu’il était, le droit devient alors objet de l’entendement. Il est logiquement appréciable, objectivement mesurable. Par voie de conséquence, la raison discursive remplace de plus en plus l’intuition
.

(2) Fabre, « Souvenirs entomologiques » T.IX p.347 : La science des livres est une médiocre ressource dans les problèmes de la vie; à la riche bibliothèque est ici préférable l’assidu colloque avec les faits... Au lieu de consulter autrui, je mène un opiniâtre tête-à-tête avec mon sujet jusqu’à ce que je parvienne à le faire parler.

(3) Etablissements de Saint-Louis (II, 38): Lorsqu’on accuse un autre de cas de haute justice... il convient qu’il y ait un fait que l’on puisse montrer au tribunal.

(4) Brissot de Warville, « Théorie des lois criminelles » (éd. Paris 1836, T.II, p.182), justement dans l’optique de cette affaire Calas, a posé le fondement du nouveau droit procédural: Le premier pas qu’un juge ait à faire est de constater l’existence d’un délit.

(5) Rauter,   « Traité de droit criminel », p.141: La justice ne doit pas examiner si un homme a commis un délit, à moins qu’il n’existe des traces d’un corps de délit dans le sens le plus étendu du mot. Admettre le contraire serait faire dégénérer le système pénal en inquisition proprement dite, c’est-à-dire en vexations généralement frustratoires; ce serait le tourner ainsi contre son but, puisque, au lieu de procurer la sécurité générale, il produirait l’insécurité.

(6) Levasseur, « Droit pénal général complémentaire » (Paris 1960), p.236 : La qualification est le premier acte que doit faire n’importe quel rouage de la justice répressive.

Gautier, note sous Versailles 15 décembre 1993 (D.1994 132) : D’abord, doit être exposé le fait brut, sans qu’il soit tronqué et en s’abstenant pour l’instant de porter une appréciation de valeur, c’est l’exposé objectif des données de la situation juridique donnant lieu au litige... C’est ensuite seulement qu’intervient l’opération essentielle de la qualification; dans cette opération se situe, pour la pensée juridique, un seuil critique. La pensée fait un saut du fait brut au fait qualifié. La qualification correspond à la juridicisation du fait. Sur le vif, s’opère le passage du fait au droit... Le dernier terme du raisonnement ne pose normalement aucun problème, si la qualification des faits a été correctement opérée: il s’agit en effet de confronter les résultats (de contrôler la coïncidence du fait qualifié avec la définition légale de l’infraction).

(7) Cass.crim. 8 janvier 1976 (Bull.crim. n°7 p.15) : Il est interdit aux juges de se fonder sur des faits distincts de ceux sur lesquels repose la poursuite.

Code annamite de Gia Long, art.371, commentaire officiel : Les magistrats des tribunaux, en faisant les interrogatoires au sujet d’une affaire criminelle ou d’un procès, doivent absolument diriger leur information en suivant les indications des faits et des circonstances portées dans la déclaration de l’accusateur. S’ils vont chercher d’autres griefs en dehors de l’accusation primitive et les introduisent dans le jugement, pour en incriminer l’accusé, ils seront jugés d’après les dispositions relatives au fait d’incriminer volontairement quelqu’un.

Le commentaire des légistes chinois est le suivant : Chercher d’autres griefs implique de la part du juge la volonté de trouver un prétexte de condamnation, et c’est pour cela que le fait est puni.

(8) Cass.crim. 28 mai 1964 (Bull.crim. n°182 p.391): Encourt la cassation l’arrêt qui se borne à statuer sur les seuls chefs de faux et d’usage de faux, sans se prononcer sur le chef d’inculpation fondé sur l’article 400 du Code pénal, relatif à l’extorsion de fonds, et dénoncé par la partie civile d’après les termes de sa plainte.

(9) Procès de la Reine Marie-Antoinette. Les deux premières questions posées au jury furent les suivantes:

1°/ Est-il constant qu’il ait existé des manœuvres et intelligences avec les puissances étrangères et autres ennemis extérieurs de la République; lesdites manœuvres et intelligences tendant à leur fournir des secours en argent, à leur donner l’entrée du territoire français, et à y faciliter le progrès de leurs armes ?

2°/ Marie-Antoinette d’Autriche, veuve de Louis Capet, est-elle convaincue d’avoir coopéré à ces manoeuvres et d’avoir entretenu ces intelligences ?

(10) Kenny, « Esquisse du droit criminel anglais », p.412 : Après avoir établi la perpétration de l’infraction, l’auteur des poursuites doit prouver que c’est l’accusé qui l’a commise.

Cass.crim. 2 déc. 1980 (Gaz.Pal.1981 I 593) a mis en lumière l’autonomie technique de la notion d’imputation par sa jurisprudence en vertu de laquelle si, dans une procédure accusatoire comme celle suivie en matière de presse, le tribunal ne peut modifier la qualification proposée par l’accusation, en revanche « il a le pouvoir d’apprécier le mode de participation du prévenu aux faits spécifiés ».

(11) Cour de cassation 5 octobre 1977 (Bull.crim. n°291 p.740) : Les juges répressifs disposent, quant à l’application de la peine dans les limites fixées par la loi, d’une faculté discrétionnaire dont ils ne doivent aucun compte.

Cass.crim. 26 mars 1974 (arrêt Bret) : Le droit donné au juge de prononcer le sursis s’exerce de manière purement discrétionnaire.

Cass.crim. 29 novembre 1972 (Gaz.Pal. 1973 1 286) : L’octroi du bénéfice de la confusion des peines est une simple faculté que les juges du fond exercent sans en devoir aucun compte.

(12) Pierre Ayrault, « L’ordre, formalité et instruction judiciaire » (Paris 1615): Selon son ordre, sa formalité et cérémonie, faut que le crime aille devant, la peine après.

(13) Jhering, « L’esprit du droit romain » T.III, p.4, observe que cette méthode a été peu étudiée : La perception nette de la méthode manque à la plupart des juristes... Les juristes connaissent, à la vérité, la méthode juridique, ils la jugent dans la pratique et par ses applications; mais cette connaissance est pour eux affaire de sentiment et d’expérience plutôt que de conscience. . . C’est une preuve nouvelle de cette vérité ancienne que la pratique rigoureuse et même la floraison la plus brillante d’un art ne dépendent point de la connaissance scientifique de son essence et de ses lois.

Ortolan, « Éléments de droit pénal » (4e éd., T.I, p.98), est l’un des rares à avoir abordé ce point: Le délit vient avant la peine, voilà pourquoi les traités méthodiques de droit pénal suivent ordinairement une division inverse de celle des codes: des délits d’abord, et des peines ensuite... Le législateur, qui ne prétend point démontrer, mais qui commande, choisit pour ses prescriptions l’ordre le plus favorable au commandement.

Signe de fin