LES TRIBUNAUX RÉPRESSIFS
PEUVENT-ILS PRONONCER UNE CONDAMNATION PÉNALE
EN S'APPUYANT
SUR UNE INCRIMINATION LÉGALE
FORMULÉE EN TERMES INCONSTITUTIONNELS ?
Par Jean-Paul DOUCET (Gaz. Pal 7 janvier 1986, Gaz. Pal 1986 I Doct p. 9
Par un arrêt du 18 janvier 1985 (Gaz. Pal. 1985 I Lég. 127) le Conseil constitutionnel a déclaré non conforme à la Constitution, comme violant le principe de précision des incriminations, l'art. 207 de la loi du 25 janvier 1985 relative à la liquidation judiciaire des entreprises. Cet article mort-né était rédigé dans les termes suivants :
« Est puni des peines prévues par le deuxième alinéa de l'art. 408 du Code pénal, tout administrateur, représentant des créanciers, liquidateur ou commissaire à l'exécution du plan qui se rend coupable de malversation dans l'exercice de sa mission ».
Or ce texte se bornait à reprendre les termes de l'art. 146 de la loi du 13 juillet 1967 sur le règlement judiciaire, que la loi du 25 janvier 1985 est appelée à remplacer. Selon cet article, que l'on rapprochera du précédent quant aux actes déclarés punissables :
« Est puni des peines prévues à l'art. 408 alinéa 2 du Code pénal, tout syndic au règlement judiciaire ou à la liquidation des biens qui se rend coupable de malversation dans sa gestion ».
La situation qui résulte de ce rapprochement retient évidemment l'attention. Avant même sa promulgation, l'art. 207 de la loi du 25 janvier 1985 a été déclaré inconstitutionnel en raison de l'imprécision de sa définition, en sorte que le délit de malversation des syndics s'est trouvé écarté. Néanmoins, l'art. 146 de la loi du 13 juillet 1967 existe toujours. Comme la rédaction de ces deux textes est pratiquement identique, le commentateur est inévitablement conduit à observer que le délit édicté par l'art. 146 de la loi de 1967, par simple et immédiate transposition de l'arrêt du Conseil, encourt le reproche d'inconstitutionnalité. Toutefois, comme l'arrêt du 18 janvier 1985 ne l'a pas visé dans sa décision d'annulation, il figure toujours formellement dans notre arsenal législatif.
La question qui se pose maintenant est de savoir si les Tribunaux répressifs peuvent accepter de prononcer une condamnation pénale en s'appuyant sur ce texte, dès lors que la définition qu'il donne du délit de malversation est officiellement insuffisante au regard du principe libéral et constitutionnel de précision des incriminations.
La doctrine dominante, traditionnelle depuis la toute puissante Convention, soutient qu'il n'appartient pas aux Tribunaux de contrôler la constitutionnalité des lois. Selon elle, du moment où elle a été régulièrement promulguée, une loi s'impose sans réserve aux magistrats de l'Ordre répressif. L'instauration, en 1958, d'un Conseil constitutionnel chargé de vérifier la régularité des lois a évidemment renforcé cette doctrine.
Du point de vue d'un droit criminel libéral, qui doit toujours s'en tenir aux procédés les plus matériels et les plus concrets, cette conception, qui se situe sur le plan formel et abstrait cher aux publicistes, est loin d'être convaincante.
On comprend parfaitement que les doctrines socialistes, de droite comme de gauche, puisqu'elles s'appuient sur un principe d'autorité subordonnant les organes judiciaires au pouvoir politique, refusent aux Tribunaux le droit de contrôler la constitutionnalité des lois dont on leur demande l'application.
Mais, pour la doctrine libérale, du jour où la Constitution a consacré le principe de la séparation des pouvoirs, les organes chargés de la fonction judiciaire se trouvent investis d'un pouvoir judiciaire autonome et reçoivent, en conséquence, mission de veiller, dans leur domaine propre, au respect des règles édictées par la Constitution. Si l'on ne peut leur accorder le droit d'annuler une loi contraire aux principes posés par celle-ci, il faut en revanche leur reconnaître le devoir de se refuser à prononcer une condamnation pénale s'appuyant sur une telle loi. Pour un pénaliste libéral, aucun argument de forme ne saurait justifier qu'un prévenu se voit appliquer une sanction pénale dans des conditions portant atteinte aux règles constitutionnelles de fond.
En conséquence, dans l'espèce soumise à la Cour de cassation le 24 juillet 1985 (Gazette du Palais de ce jour), où un syndic était poursuivi pour avoir prélevé irrégulièrement -des -émoluments, il nous semble que la Chambre criminelle, par respect pour l'esprit de la Constitution, aurait dû avoir l'audace de déclarer d'office que l'art. 146 de la loi du 13 juillet 1967 ne peut plus être appliqué par les Tribunaux répressifs depuis que le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnels les termes employés pour sa définition.
Pour éviter qu'une telle situation ne puisse à nouveau se présenter, il serait sans doute souhaitable d'envisager une modification de la Constitution et d'autoriser, au moins le Premier Président de la Cour de cassation, à saisir le Conseil constitutionnel des difficultés qui n'avaient pas été prévues lors de l'adoption de la loi, mais qui ont été révélées par la pratique. Après tout, dans un régime libéral de séparation des pouvoirs, pourquoi le pouvoir judiciaire serait-il seul privé du droit de saisir l'autorité chargée de veiller au respect de la Constitution ?
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PS : Cette situation est devenue plus choquante encore depuis que la Cour de cassation déclare inapplicables les dispositions répressives qui méconnaissent l’un des principes fondamentaux posés par la Convention européenne des droits de l’homme (arrêt Devauchelle : Cass.crim. 1er février 1990, Gaz.Pal. 1990 II 398, Bull.crim. n° 56 p.153).