Observons pour commencer que les décisions rendues par les différents tribunaux ne retiennent pas toutes également l’attention.
Un jugement rendu par un Tribunal de police ne fournit d’ordinaire qu’une simple indication du sentiment des praticiens. Il peut toutefois
être pris en considération, soit lorsqu’il illustre un cas pratique exceptionnel (tel celui où un distingué lecteur souffleta une hautaine
bibliothécaire), soit lorsqu’il émane d’un magistrat connu pour sa science du droit ou son sens de l’équité (décisions du « bon
juge » Magnaud), soit encore lorsqu’il constitue l’une des premières applications d’une loi nouvelle (cas des jugements initiaux en
matière de mise en danger d’autrui), soit enfin lorsqu’il s’appuie sur une motivation très fouillée.
Un jugement rendu par un Tribunal correctionnel se situe un degré au dessus, mais ne possède une certaine autorité que s’il émane d’une
formation spécialisée (par exemple quand aux délits de presse ou aux délits économiques) ; ce qui ne survient guère que pour les
tribunaux siégeant dans des villes importantes, notamment dans la capitale.
Un arrêt de Cour d’appel possède encore plus de poids, du fait qu’il émane ordinairement de magistrats d’expérience statuant sur un dossier
longuement préparé. Quand il est en leur sens, les plaideurs peuvent l’invoquer à l’appui de leur démonstration avec quelque chance d’être
entendus. Les décisions des Cours d’appel sises dans les grandes métropoles se situent ordinairement un échelon au dessus des autres.
Ce sont les arrêts de la Cour de cassation (rendus par sa Chambre criminelle, en ce qui nous concerne) qui constituent l’essentiel des
décisions auxquelles les praticiens se réfèrent. Encore faut-il distinguer, d’une part entre les arrêts de cassation et les arrêts de rejet
(ces derniers relevant le plus souvent du cas d’espèce), d’autre part entre les simples arrêts de censure et les arrêts de principe. Ceux-ci
se reconnaissent habituellement au fait qu’ils s’ouvrent par une formule particulièrement claire et générale énonçant le point de vue de la
Cour régulatrice sur le point de droit qui a été soulevé ; la sobriété et la limpidité de leur rédaction rappelle celles des lois
gravées dans le marbre. Ainsi, c’est par un arrêt de principe que la Cour de cassation a, de manière surprenante, refusé d’assurer la
protection de la personne humaine dès le jour de sa conception.
Les arrêts qui se situent au sommet de cette hiérarchie officieuse sont ceux qui sont rendus par la Cour de cassation constituée en Assemblée
plénière ou toutes Chambres réunies ; il en fut ainsi avec l’arrêt condamnant le duel, qui comblait une lacune du Code de 1810. Ce sont
ces arrêts, relativement rares, qui figurent au cœur des ouvrages de doctrine intitulés « Grands arrêt de la jurisprudence
criminelle ».
Quelle autorité convient-il de reconnaître à ces décisions, d’une part en théorie pure, d’autre part en droit positif ?
I – L’autorité rationnelle
des décisions rendues par les tribunaux répressifs
Certains spécialistes du droit civil n’hésitent pas à voir dans la jurisprudence une source subsidiaire (1), mais néanmoins une source réelle
(2), du droit positif.
La question se présente de manière différente en droit criminel, du fait que le droit pénal et la procédure pénale sont commandés par le
principe de la légalité criminelle. Ce principe semble conférer aux lois et règlements un rôle exclusif, et paraît rejeter les décisions
judiciaires sur le simple terrain du cas d’espèce.
Mais il convient de passer outre à cette première impression. La réalité est infiniment plus complexe, ne serait-ce qu’en raison du fait que
les tribunaux ont le pouvoir d’interpréter les lois, ce qui leur permet de limer certaines aspérités et de combler quelques lacunes du corps
des loi.
Bien plus, le domaine de compétence du législateur comporte des frontières rationnelles qui laissent place à un domaine de compétence
judiciaire autonome. Les tribunaux jouissent en effet d’une autonomie non négligeable ; cette autonomie est, tantôt auxiliaire, tantôt
souveraine.
1° Autorité auxiliaire. Les rédacteurs d’un code criminel doivent se borner à établir l’armature du système pénal ou procédural qu’ils
entendent adopter ; ils doivent se garder d’entrer dans les détails, de chercher à fournir une réponse précise à toutes les situations
qui pourront survenir. Aussi un code ne prend-il vraiment toute sa dimension qu’à la lumière de la pratique du ministère public et des
décisions judiciaires qui appliquent ses dispositions,
Les magistrats judiciaires ont d’abord à redresser des textes qui méconnaissent les notions ou le vocabulaire juridique. Ainsi l’article du
Code pénal de 1810, qui définissait le grappillage comme le fait de « dérober » quelques fruits et légumes dans un champ, est
devenu d’une application plus aisée lorsque la Cour de cassation a jugé que le verbe « dérober » était synonyme du verbe
« soustraire », que le grappillage n’était dès lors rien d’autre qu’un vol de biens ayant peu de prix, et que cette contravention,
sauf pour la peine encourue, était soumise aux règles dégagées en matière de vol.
Il appartient en outre aux tribunaux de rectifier la formulation de lois parfois obscures, voire imprécises ; il en est particulièrement
ainsi dans les périodes de déclin du travail législatif. On a mieux cerné le domaine d’application du nouveau délit de non-assistance à
personne en danger quand la Cour de cassation a dégagé son élément moral le plus ténu (à savoir la conscience que l’on se trouve en présence
d’une personne blessée ou mourante) et observé que, par là même, il s’adressait par priorité au personnel médical.
Par ailleurs, lorsqu’ils sont rendus dans des espèces relevant peu ou prou de plusieurs dispositions distinctes, la jurisprudence assure
l’harmonisation des textes touchant un même domaine ou des matières proches. Par exemple, les décisions qui ont procédé à la qualification
des différents actes portant atteinte au patrimoine d’autrui ont permis de déterminer le champ d’application respectif des incriminations de
vol, de filouterie, d’escroquerie et d’abus de confiance. C’est à la Cour de cassation que l’on doit l’exacte définition du vol, qui consiste
en une atteinte portée, moins à la propriété, qu’à la possession d’un bien.
Il convient enfin de souligner que, en règle générale, le législateur ne peut faire autrement que de laisser une certaine marge
d’appréciation aux juges dans l’application des peines. Deux vols ne troublent pas également l’ordre public ; deux voleurs ne présentent
ni la même responsabilité morale ni la même dangerosité sociale. Or l’individualisation de la peine ne saurait être que judiciaire.
2° Autorité souveraine. Faut-il aller plus loin et reconnaître aux tribunaux un pouvoir limité de création du droit ? Avec la
doctrine classique, nous le pensons.
Ne pouvant rationnellement légiférer que de manière abstraite, générale et impersonnelle, le Parlement doit se borner à donner une définition
conceptuelle des infractions, à déterminer a priori des types d’actes humains permettant aux juges de mettre les infractions constatées au
compte de tel ou tel agent, et enfin à fixer les peines applicables. Ainsi se trouve délimité le terrain dans les bornes duquel la répression
peut s’exercer : en vertu du principe de légalité, le juge ne saurait en aucun cas condamner là où la loi ne l’y autorise pas.
Mais des circonstances propres à l’espèce peuvent faire qu’une application aveugle de ces règles théoriques conduirait à une condamnation
injustice. Or, puisqu’il a été posé dans l’intérêt de la défense, le principe de légalité peut parfaitement laisser place à des exceptions en
faveur de celle-ci. C’est pourquoi les juges sont en droit de refuser de donner une qualification pénale à des agissements qui entrent a
priori dans le domaine d’application d’une incrimination, s’ils relèvent qu’il existe en l’espèce un fait justificatif, telle la légitime
défense. C’est pourquoi les juges sont en droit de refuser d’imputer une infraction à la personne désignée par les règles légales, quand ils
relèvent qu’il existe en l’espèce une cause de non-imputabilité, telle la démence de cette personne au moment des faits.
Pour la même raison, si le principe de légalité interdit aux tribunaux répressifs de créer des incriminations nouvelles, des modes
d’imputation nouveaux ou des peines nouvelles, il ne leur défend nullement de donner une définition restrictive de certaines incriminations
restreignant des droits ou libertés (3), de limiter le domaine de tel ou tel mode d’imputation (4), ou de poser des conditions à
l’application de certaines peines (5).
Par ailleurs, à l’usage, des divergences entre le droit rationnel et le texte d’une loi peuvent apparaître. La Cour de cassation se trouve
alors dans l’obligation d’amender la loi pour la faire coïncider avec les règles immuables du droit rationnel. Tel est le cas lorsque le
législateur a donné une définition incomplète, voire erronée, d’une infraction ; les juges répressifs se trouvent alors dans
l’obligation de redresser cette définition. Il en est ainsi dans le cas du meurtre, qui n’est pas un homicide « volontaire » comme
le dit la loi, mais un homicide « intentionnel » ; ou encore dans le cas du vol, qui ne suppose pas « l’intention de
s’approprier le bien soustrait » comme on le dit souvent, mais « l’intention de déposséder le possesseur ».
Enfin il ne faut pas oublier que c’est aux tribunaux qu’il incombe, par la force des choses, d’assurer la cohérence et la continuité du droit
positif. Ce qui les conduit à faire prévaloir certains textes sur d’autres, voire à consacrer des principes généraux du droit en leur
reconnaissant un rang supérieur à celui de toute autre source du droit. C’est ainsi la jurisprudence qui pris l’initiative de faire entrer la
théorie de l’état de nécessité dans notre droit positif.
II – L’autorité en droit positif
des décisions rendues par les tribunaux répressifs
On entend par droit positif le corps de droit effectivement pratiqué dans un pays donné à un époque précise. Ce corpus est normalement
constitué par l’ensemble des lois édictées par le Parlement, des règlements pris par l’administration et des décisions notables rendus par
les cours et tribunaux, voire des écrits de la doctrine la plus savante.
Sous un régime constitutionnel qui attribue les trois fonctions rationnelles de législation, d’administration et de justice à trois pouvoirs
sociaux distincts, ce sont les règles dégagées ci-dessus qui ont vocation à s’appliquer. Tel n’est pas le cas en droit français, où la
Constitution de 1958 comporte un titre VIII intitulé : « De l’autorité judiciaire », et ne reconnaît donc pas la Justice comme
un pouvoir indépendant.
Le pouvoir législatif (de qui dépend le pouvoir exécutif et sa compétence réglementaire) a accentué ce déséquilibre en voyant dans la Justice
un simple service public, une administration comme les autres. Il s’est de la sorte imprudemment attribué une compétence générale et absolue
pour établir les règles de droit.
Contrairement à ce qui se passait dans l’Ancien droit, nos tribunaux ne peuvent plus rendre des arrêts de règlement (6), c’est-à-dire des
décisions à portée générale (sous réserve des dispositions de l’article 706-64 du Code de procédure pénale qui autorise, sous certaines
conditions, les juridictions du fond à solliciter l’avis de la Cour de cassation).
Bien plus, la Cour de cassation censure les décisions des juges du fond qui s’appuient uniquement sur des arrêts rendus précédemment (7), et
ceux qui font application d’un barème préétabli fixant le montant des amendes (8). Un plaideur ne peut reprocher à ses juges de s’écarter de
la jurisprudence dominante, dès lors qu’ils s’appuient bien sur la loi applicable en l’espèce (9).
Mais l’entrée de la France dans l’Union européenne a modifié la hiérarchie des normes. De nos jours, ce sont les règles de droit formulées
par les organes européens qui figurent au premier rang. Au nombre de ces règles on relève notamment, d’abord la Convention européenne des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensuite les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme.
Il appartient maintenant aux juridictions répressives françaises, avant d’appliquer les dispositions de nos codes et lois, de s’assurer
qu’elles sont conformes aux normes européennes. Elles peuvent notamment refuser de retenir une incrimination qui, en raison d’une rédaction
relâchée, méconnaît le principe de précision des incriminations (10).
D’inspiration libérale, la Convention européenne des droits de l’homme invite de manière plus générale nos tribunaux à remplir pleinement
leur mission, donc à s’inspirer des principes rationnels évoqués ci-dessus. On ne peut que s’en réjouir en un temps où la machine législative
s’est emballée, et où les praticiens ploient sous le nombre des lois et règlements (textes au contenu et au domaine par ailleurs trop souvent
incertains). Ce phénomène s’explique notamment par le fait qu’il n’existe à l’Université, ni cours de légistique (pour la forme des lois), ni
cours de droit naturel (pour le fond du droit).
Depuis quelques années, la Cour de cassation s’efforce heureusement de mettre un peu d’ordre. Sa réaction s’est manifestée par des arrêts
prononcés de manière solennelle, en particulier par des arrêts de rejet rendus sur un moyen de cassation retenu d’office (11) . Une
telle procédure est pourtant a priori contradictoire : normalement, quand la Cour relève d’office un moyen de cassation, c’est parce
qu’elle vient de constater une erreur des juges du fond qu’il importe de censurer ; or, par le procédé évoqué ci-dessus, elle prend
l’initiative de se saisir d’un point de droit discuté afin de le trancher et de fixer ainsi le droit positif.
En définitive, il faut prendre avec prudence l’affirmation contemporaine selon laquelle la jurisprudence n’a d’autre valeur que celle d’une
« autorité », que ce soit sur le plan moral ou sur le plan technique. La pratique ne s’y trompe pas ; sur le Constat amiable
d’accident d’une Compagnie d’assurance automobile on peut lire : « Votre responsabilité est déterminée en prenant compte du code la
route et de la jurisprudence ».
Si l’on veut pousser l’analyse plus avant, on peut rapprocher la jurisprudence d’une autre source du droit actuellement méprisée : la
coutume. Contrairement à la loi, d’origine étatique et d’application rigide, la coutume est d’origine populaire et d’application souple. Si
elle trouve son assise dans l’opinion publique estimant que tel acte est conforme ou nuisible au bien commun et qu’il convient en conséquence
de l’approuver ou de le proscrire ; c’est par la consécration jurisprudentielle que la coutume s’intègre au droit positif. On peut
regretter la disparition des liens traditionnels entre la coutume et jurisprudence.
* *
*
(1) Malaurie et Aynès, « Droit civil » T.I n° 870 et s. : La jurisprudence n’est pas une règle de
droit comme les autres, car elle ne peut être assimilée ni à la loi, ni à la coutume, qui sont les deux seules règles pleinement obligatoires
… La jurisprudence a une valeur normative croissante mais qui demeure imparfaite. Les unes tiennent à l’office du juge ; les autres à la
motivation des décisions judiciaires.
(2) Marty et Raynaud, « Droit civil » T.I n° 119 : Il n’est pas douteux que toute décision
judiciaire, en tant qu’elle tranche une contestation, définit la situation des intéressés, constitue une règle juridique individuelle. Mais
différente est la question de savoir si la jurisprudence constitue une source de règles juridiques générales comparables à celles qui
résultent de la loi ou de la coutume … L’observation de la réalité juridique permet de répondre avec certitude que la jurisprudence française
crée du droit, par un travail dont on a même pu dire qu’il est à la fois « infini dans le détail, et d’une plénitude royale de composition »
(P.Claudel).
(3) Stéfani, Levasseur et Bouloc, « Droit pénal général » n° 104 : D’ordinaire, c’est la loi qui
détermine l’infraction et ses éléments constitutifs particuliers ; mais quand la loi n’a pas précisé les éléments d’une infraction qu’elle a
prévu, les tribunaux peuvent les dégager à sa place.
(4) Trébutien, « Cours de droit criminel » T.I p.183 : Il faut appliquer les articles 60 et
s. (de l’ancien Code pénal) suivant l’interprétation restrictive qui domine tout le droit pénal.
(5) Desportes et Le Gunehec, « Le nouveau droit pénal » T. n° 215 : Il faut voir que la protection de
la liberté individuelle, qui constitue le fondement du principe de légalité, en fixe également aujourd’hui la limite. Dès lors que l’exercice
de ses pouvoirs par le juge n’est pas de nature à menacer la liberté et la sécurité, il n’est pas regardé comme une violation du
principe.
(6) Boré, « La cassation en matière pénale » n°2181 p.656 : À la différence des anciens
Parlements, le juge civil ou pénal ne peut rendre des arrêts de règlement.
(7) Cass.crim. 30 octobre 1968 (Gaz.Pal. 1969 I 23) : La simple référence à la jurisprudence de la
Cour de cassation ne saurait constituer un motif de nature à donner une base légale à une décision.
(8) Cass.crim. 25 mai 1971 (Gaz.Pal. 1971 II 479) : En se fondant pour restreindre la latitude
accordée aux juges relativement à la fixation de la peine, sur une règle générale édictée par elle en dehors des prescriptions de la loi, la
cour d’appel a violé… l’art. 5 C.civ.
(9) Cass. belge 9 octobre 1973 (Pas. 1974 I 142) : La violation de l’unité de la jurisprudence ne
peut donner ouverture à un recours en cassation.
(10) Cass.crim. 1er février 1990 (Gaz.Pal. 1990 II 398, Rev.sc.crim. 1991 555 note Vitu) : Toute
infraction doit être définie en des termes clairs et précis pour exclure l’arbitraire et permettre au prévenu de connaître exactement la
nature et la cause de l’accusation portée contre lui.
(11) Cass.crim. 4 novembre 1971 (Gaz.Pal. 1972 I 138) : Sur le moyen soulevé d’office et pris de la
violation de l’article 109 du Code de procédure pénale [suit la discussion] d’où il suit que le moyen n’est pas fondé.
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