Page d'accueil > Table des rubriques > Les poursuites criminelles > Exemples pratiques d'actes de procédure > Plaidoirie de Me Lachaud dans le procès fait au maréchal Bazaine, après la défaite de 1870, du chef de capitulation

PLAIDOIRIE DE Me LACHAUD
DANS LE PROCÈS FAIT AU
MARÉCHAL BAZAINE
APRÈS LA DÉFAITE DE SEDAN EN 1870,
DU CHEF DE CAPITULATION

 

AUDIENCE DU 7 DÉCEMBRE 1873.

Les réquisitions du commissaire spécial du gouvernement sont terminées, la parole appartient maintenant au défenseur du maréchal.

M° Lachaud s’exprime en ces termes:

Monsieur le Président, messieurs les membres du conseil, le plus glorieux de nos soldats est-il un traître ? Le maréchal Bazaine a-t-il forfait au devoir et à l’honneur ? L’accusation vous demande de le déclarer, et d’ajouter cette honte à toutes nos infortunes.

N’est-ce pas assez, messieurs, de nos terribles revers ? La France n’a-t-elle pas assez souffert ? N’est-ce pas assez de la perte de ces deux provinces si chères, qu’un vainqueur impitoyable nous a cruellement arrachées ? Faut-il encore y ajouter, après trois ans, le spectacle de nos discordes intérieures, et prouver à nos ennemis que nous ne savons vivre qu’au milieu des haines et des colères ?

Les nations viriles n’ont pas d’injustes soupçons pour les hommes qui, chargés de les défendre, ont succombés sous le nombre, et elles n’accusent pas de trahison leurs généraux malheureux. Les peuples faibles, au contraire, cherchent une victime; ils l’immolent, et il leur semble que leur douleur est moins amère.

Je n’accepterai jamais pour mon pays ces défaillances patriotiques. Les blessures de la France sont cruelles et profondes, mais la France vit toujours résolue, courageuse; sachons avouer nos malheurs, ayons cette force, cessons de nous exciter à ces luttes mauvaises et stériles sur les souvenirs du passé, et préparons-nous à l’avenir.

L’accusation, messieurs, à laquelle je viens répondre, s’est formulée d’une manière impitoyable dans les deux documents qui vous ont été lus, le premier au commencement de ces débats, le second qui s’est achevé hier. Ce sont les mêmes ardeurs, les mêmes tendances, la même injustice. Il semble que ce soit le même style dans sa véhémence et, j’ai le droit de le dire, on ne s’est peut-être pas assez souvenu qu’on parlait à un maréchal de France qui n’est pas frappé par la justice, et qui, tant qu’il ne le sera pas, a droit au respect de tous.

Mais il y a une différence à faire entre ces deux documents, et je m’empresse de la constater. Nous sommes arrivés au moment de la lutte entre l’accusation et la défense; nous discutons, et j’entends à merveille qu’il y a des vivacités de langage qui peuvent être permises à cette heure. La défense aura les siennes, elle en usera avec toute la liberté que l’accusation a pu prendre. Mais le rapport n’avait pas le même droit. Le rapport, c’est le résumé simple, calme, sans passion, de la cause qui doit être soumise aux juges. Il faut bien qu’il en soit ainsi. Autrement, serait-il juste de forcer l’accusé au silence quand, au début d’une affaire, la discussion s’engage avec lui. Je n’ai rien à dire de plus. J’avais fait un travail, je m’étais promis de relever dans le rapport toutes les paroles vives et inutiles qui ont si cruellement atteint le coeur du malheureux maréchal qui est ici. J’ai renoncé à vous le lire, car je n’ai pas voulu donner aux militaires si honorables qui ont été douloureusement touchés par ces attaques, la douleur de les entendre une seconde fois. J’ai là l’opinion presque unanime de tous ceux qui, en France et à l’étranger; se sont occupés de cette grande affaire.

Je ne vous la lirai pas non plus, messieurs; je ne veux ici d’autre juge que vos consciences. Mais ce que j’affirme, c’est que, dans une carrière déjà longue, je n’ai jamais trouvé un acte d’accusation comme celui-là, et je suis sûr que jamais il ne serait sorti du parquet d’un procureur général une accusation dans cette forme. Si encore il n’y avait que l’accusé, si encore il n’y avait que le maréchal! Ah! ce serait cruel, messieurs, d’attendre pendant deux mois pour répondre; mais enfin, l’heure de l’explication viendrait, bien lente. Les souffrances les plus vives auraient été supportées; mais, à une heure donnée, il pourrait, lui ou son défenseur, prendre la parole et s’expliquer. Mais les témoins, eux, protégés aussi par la loi, eux qu’on n’a pas jugés assez coupables pour en faire des accusés, quelle est donc la situation qui leur est faite ? Il faut qu’ils se taisent, et quelle que soit la vivacité de la blessure, ils n’ont pas le droit de s’en plaindre, car la loi entoure le magistrat d’un respect inviolable; s’ils parlent, si, emportés par cette passion, par cet instinct d’honnêteté qui les anime, ils se laissent aller à des paroles irritées, ils sont coupables, ils doivent être punis, et punis légitiment pour l’emportement de leur honneur outragé.

Ah! que des œuvres semblables ne se reproduisent jamais dans notre justice, c’est le voeu le plus ardent que je puisse formuler. Nous vivons dans un pays généreux, et quand un homme est attaqué, il faut qu’il ait le droit de se défendre. Voilà tout ce que j’ai à dire. Je ne parlerai plus du rapport, et j’ai hâte d’arriver à ce qui est plus intimement lié à cette affaire, et de répondre surtout au réquisitoire.

Le maréchal Bazaine a trahi... Ah! vous m’expliquerez pourquoi, et permettez-moi de vous dire que vous devrez préciser, les phrases ne me suffiront pas, il me faudra des faits et des raisons. Il a trahi, lui, le militaire dont les états de service vous ont été lus, au commencement de cette affaire, lui, dont l’existence glorieuse pendant quarante ans a été pour la France un sujet d’admiration!

Me Lachaud fait l’historique de la vie du maréchal; il rappelle ses états de service, le suit dans le cours de ses campagnes, et relève une phrase du commissaire du gouvernement, tendant à faire croire que le maréchal avait dû surtout son avancement à «sa finesse arabe».

Comment! dit-il, c’est devant un conseil de guerre français qu’on vient dire qu’un des hommes qui ont le plus honoré la France en Afrique a la finesse arabe, et que, dans l’avancement qu’il a si bien mérité, on a récompensé la ruse! Je proteste contre cette accusation. Deux lettres puisées dans le dossier du maréchal seront mes deux témoins. La première est d’un homme qu’on a pu combattre dans ses opinions, mais dont personne ne contestera l’honnêteté, la loyauté. Je veux parler du général Cavaignac. Le maréchal Bazaine venait d’être nommé colonel, et le général Cavaignac redoutait de ne pouvoir le conserver à une colonie qui avait besoin de ses services.

Le défenseur donne successivement lecture de différentes lettres adressées au maréchal par le général Cavaignac, le maréchal de Mac-Mahon, et divers autres généraux.

Après avoir parlé de l’Afrique, de l’Espagne, de la Crimée et de l’Italie, oit servit le maréchal, il insiste plus particulièrement sur l’expédition du Mexique, et donne connaissance au conseil de lettres adressées au maréchal par l’empereur Maximilien, l’impératrice Charlotte, le roi des Belges, l’empereur Napoléon, etc. Toutes ces lettres sont conçues dans les termes de la plus vive sympathie.

Nous voici arrivés au début de la guerre: Me Lachaud s’efforce de prouver que cette guerre fut, en 1870, une nécessité.

Est-ce que, par hasard, messieurs, on aurait oublié les acclamations qui se faisaient entendre de toutes parts ? Est-ce que, par hasard, on aurait oublié que, depuis 1868, depuis Sadowa, l’opposition insultait tous les jours le pouvoir, en disant qu’il y avait faiblesse à ne pas attaquer la Prusse! Ah! nous faisons des révolutions, mais il paraît que nous perdons facilement la mémoire. Est-ce que nous n’avons pas vu partout, à Paris et en province, cette manifestation qui entraînait malgré lui le chef du pouvoir, et les assemblées tout entières ? Où sont-ils ceux qui ont résisté alors ? Ils sont nombreux, ceux qui prétendent que ce fut une faute, - j’en connais bien deux qui l’ont dit à la tribune. Quant aux autres, c’était avec une acclamation immense et une espérance folle qu’ils se précipitèrent au-devant de la lutte.

Je n’ai que cela à dire; je n’ai pas à juger la politique; mais il ne faut pas être injuste, et surtout ici, il faut savoir reconnaître les nécessités que le sentiment national imposait.

M. le maréchal Bazaine eut un premier commandement. On lui avait donné celui du 3e corps; dans le rapport, on prétend qu’il a été fort mécontent du peu d’importance de cet emploi. M. le maréchal Le Boeuf a loyalement répondu à ce reproche, et il a dit ici, comme dans l’instruction, que M. le maréchal Bazaine fut enchanté; son devoir était là, et il était heureux d’aller où son devoir l’appelait.

Le 5 août, le maréchal fut appelé au commandement de trois corps d’armée; le 12, enfin, l’empereur le nomma général en chef de l’armée du Rhin. Avait-il sollicité ces fonctions redoutables ? Non, il les a acceptées, mais il n’a fait aucune démarche pour les obtenir. M. de Kératry, il est vrai, invoque le souvenir d’une visite qui lui a été faite par la maréchale, d’une sorte de pression qu’elle aurait voulu faire exercer par l’opposition, sur le ministre de la guerre; mais à ce témoignage, le défenseur oppose les déclarations de MM. Schneider, Rouber, Jules Favre, du général de Palikao, et il conclut ainsi:

M. de Kératry, dans cette circonstance, a le malheur d’être en désaccord avec tout le monde: avec le ministre, avec un de ses amis politiques. Il allègue la démarche la plus invraisemblable du monde; il en a fait part à plusieurs, et tous ceux dont il invoque le nom disent qu’ils n’en savent rien. N’en parlons plus, messieurs, c’est assez.

Revenant à ce qui nous a entraînés dans cette discussion, je dis: le maréchal Bazaine a accepté les fonctions qui lui ont été imposées par l’empereur, tout d’abord il s’en est défendu, il y avait près de lui des maréchaux plus anciens, qui possédaient tous son estime et sa confiance: le maréchal Canrobert, le maréchal Mac-Mahon. L’ordre lui a été donné et, en soldat soumis et obéissant, il a accepté. Voilà la vérité.

Investi de ce commandement, messieurs, il a eu à subir toutes ces douleurs que tous connaissez déjà.

C’est le 12 que le maréchal a été nommé, c’est le 12 qu’il a pris possession de son commandement; encore ce point n’est-il pas bien démontré, car M. le président, malgré toute la précision possible, n’a pas pu arriver à déterminer une heure. On s’est battu le 14, on s’est battu le 16, on s’est battu le 18; il y a eu de grands combats, de la gloire pour nos armes. Puis le blocus s’est resserré; on s’est battu encore, on a fait tout ce qu’on pouvait faire. Mais il est arrivé un jour, messieurs, où la famine a réduit cette armée que la bataille n’avait pas pu vaincre; et alors le chef de l’armée, qui a charge d’âmes, a compris que le moment suprême était arrivé, et qu’il ne pouvait pas laisser égorger inutilement ses malheureux soldats. Il n’y avait plus que cette armée pour la France!

Ah ! l’un des témoins disait que c’eût été une folie glorieuse et sublime, et il semble vraiment que c’est l’avis de M. le commissaire du gouvernement, qui donnait le conseil de sortir quand même. Oui, sortir, tuer nos soldats, -nous verrons tout cela plus tard-, laisser quarante ou cinquante mille hommes encore sur le champ de bataille! Ah! si Dieu nous avait infligé cette dernière épreuve, vous êtes-vous demandé, qui aurait pu vaincre la Commune ? Et ne pensez-vous pas avec moi que, si l’armée de Metz avait été sacrifiée, ce serait aujourd’hui la barbarie qui régnerait en France ? Bénissons Dieu, messieurs; après ces calamités horribles, après que nous eûmes été réduits à l’extrémité d’accepter de l’ennemi une capitulation dont j’aurai à parler longuement plus tard, nous avons au moins retrouvé la vaillante armée de la France, cette armée qui a sauvé la société et cette armée grâce à laquelle nous vivons encore.

Voilà l’œuvre du maréchal; lorsque le désastre a été complet, il a subi la même captivité que son armée. On dit qu’il a trahi l’empereur; on dit qu’il a trahi la France! Il a trahi tout le monde; et le ministère public, avec son imagination, se place dans cette contradiction singulière: il trahit l’empereur à Metz, et il trahira plus tard la France pour l’empereur.

Pour ma part, je ne comprends pas …

Après la capitulation, le maréchal a demandé un conseil d’enquête :

Dès les premiers jours qui suivirent cette capitulation fatale, mais inévitable, le maréchal Bazaine n’a eu qu’une pensée: faire contrôler ses actes. Vous vous rappelez quel était l’état de la France alors. Et pourtant il demandait un conseil d’enquête. Il en existait un, qui avait été composé et qui devait se réunir le 2 janvier 1871. Le maréchal préparait une justification lorsqu’il reçut la dépêche télégraphique que voici:

«Bordeaux à Cassel, 28 décembre 1870, neuf heures trente-cinq minutes du matin. Par la Suisse. - Le ministre de la guerre à M. le maréchal Bazaine, à Cassel.

J’ai l’honneur de vous informer que le conseil d’enquête relatif à la capitulation de Metz n’ayant pas lieu à l’époque indiquée du 2 janvier, vous n’avez pas à fournir de mémoire justificatif pour cette date.»

Pourquoi éloignait-on l’examen de cette si grave question ? Voici, messieurs, ce que j’ai trouvé dans les journaux. C’est une dépêche qui n’a pas été démentie, qui a toutes les apparences de la vérité:

«25 décembre, 2 h, 45 m, soir.

N° 5183. Gambetta à Crémieux, justice, de Freycinet et Laurier.

Qui donc a formé un conseil d’enquête pour juger Bazaine ?

L’enquête est faite. Personne ne m’a consulté. Je m’y oppose formellement, et je vous prie d’arrêter ces choses. Réponse immédiate.

GAMBETTA»

Les dictateurs parlent de cette façon!

L’enquête est faite, personne n’a été entendu; le maréchal n’a pas pu s’expliquer. C’est ainsi que les révolutions font la justice!

Avant de discuter les faits qui forment la base de l’accusation, Me Lachaud relève les attaques dont le maréchal a été l’objet.

Et, il faut le dire, il y avait deux hommes, deux officiers supérieurs, qui, dans cette triste croisade, s’étaient donné le premier rang. M. le colonel d’Andlau et M. le lieutenant-colonel de Villenoisy.

Je vais, en quelques mots, parler de ces deux officiers supérieurs; mais je le ferai sans expressions vives; je n’en ai pas besoin, les faits valent mieux que les discours; quand je vous aurai dit ce qu’ils ont fait, vous les jugerez et je n’aurai plus qu’à me taire.

À la date du 22 décembre 1870, paraissait dans l’«Indépendance belge» une lettre immensément longue que quelques journaux ont reproduite dans ces derniers temps. Voici ce qui la précédait:

« La Capitulation de Metz.

« On nous communique la lettre qu’on va lire. Elle a un caractère tout privé, et nous ne sommes pas autorisés à. en faire connaître l’auteur. Nous pouvons dire, cependant, qu’elle émane d’un colonel d’état-major, prisonnier de Metz, grand seigneur, ancien ami des Tuileries, et qui a occupé la haute et exceptionnelle position d’attaché militaire à l’ambassade française près d’une grande puissance du Nord. Cet officier supérieur va, du reste, publier prochainement le journal complet, heure par heure, pour ainsi dire, du siège de Metz, et cette oeuvre sera signée de son nom.»…

A la suite, la défenseur signale quelques extraits de cette lettre, trop connue pour qu’il soit nécessaire de la reproduire, il rappelle que le colonel D’Andlau fit paraître un livre: «Metz, campagne et négociations». A la suite de cette publication, le maréchal Bazaine écrivit au ministre de la guerre pour se plaindre de ces attaques, voici la réponse du ministre:

«Versailles, le 2 novembre 1871.

Monsieur le maréchal,

« J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire pour appeler mon attention sur un livre anonyme, intitulé: «Metz, Campagne et Négociations».

« Je regrette certes très vivement les diverses polémiques auxquelles ont donné lieu les événements qui se sont passés l’an dernier durant la guerre, et il n’a pas dépendu de moi qu’en ce qui concerne l’armée toute publication dans ce sens cessât immédiatement; seulement, quand les auteurs de livres ou de brochures sur ces questions se cachent derrière le voile de l’anonyme, - c’est le ministre qui le dit! - il me devient tout à fait impossible de les atteindre, et je me trouve, à mon très grand regret, désarmé vis-à-vis d’eux.

«Du reste, les faits auxquels nous avons les uns et les autres participé durant cette désastreuse période sont du domaine de l’histoire, et nous pouvons espérer que, lorsque le temps aura calmé les esprits, il se rencontrera des plumes impartiales qui feront à chacun la part qui lui revient et la justice qui lui est due.

Veuillez agréer, etc.

Le ministre de la guerre,

Signé : De Cissey.»

Pour clore enfin, messieurs, ce triste incident du débat, laissez-moi vous lire les paroles généreuses et indignées qu’un des plus nobles caractères de France, M. le général Changarnier, faisait entendre à la pensée des outrages que des inférieurs jetaient à leurs supérieurs. Dans le discours qu’il prononça à l’Assemblée nationale, dans la séance du 29 mai 1871, je trouve ce passage:

«… Quoi qu’en aient dit des hommes aigris par le malheur, qu’ils n’ont pas su porter avec dignité, quoi qu’en aient dit des subalternes, qui croient se grandir en accablant un chef tombé du haut, il est faux, absolument faux, que ce brave soldat de Borny et de Rézonville nous ait volontairement, méthodiquement conduits à notre ruine.»

Et le général Changarnier finissait par un cri d’indignation qui retentissait dans les coeurs de tous les membres de l’Assemblée:

«Messieurs, - s’écriait-il - je vous en conjure, n’estimez pas les hommes enclins à de si odieux soupçons. »

Et le Journal officiel ajoute:

«Vive approbation, bravos et applaudissements prolongés. L’orateur, en retournant à sa place, reçoit les félicitations empressées de ses collègues.»

Il a raison, messieurs! il ne faut pas estimer les hommes enclins à de semblables soupçons!

J’ai tout dit sur M. d’Andlau. M. de Villenoisy ?... Ah! que voulez-vous que j’en dise ? Il n’a rien fait: il a suivi la guerre en curieux, en amateur. - Oh! c’est le mot de l’audience! ... - En amateur! Un officier français! quand il y avait à Metz les tristesses et les douleurs que vous savez!

Cela ne l’a pas empêché de venir tout juger à cette barre. Il avait pourtant déjà reçu une cruelle leçon; et le ministre de la guerre, M. le général Le Flô, la lui avait infligée publiquement, dans des termes que je vais vous rappeler.

Oui, M. le commandant de Villenoisy, aujourd’hui lieutenant-colonel de Villenoisy, qui n’avait pas de rang dans l’armée du Rhin, - qui était professeur dans une école de Metz, - a envoyé à l’Assemblée une dénonciation odieuse, une pétition dans laquelle il parlait de trahison, et il a fallu la discuter! Oui; mais le ministre de la guerre est monté à la tribune, et voici ce qu’il a dit:

«Je dois le déclarer à cette tribune, il n’appartient pas à M. de Villenoisy de provoquer, par une pétition, le débat actuel, car il n’avait pris part ni aux travaux du siège de Metz, ni à aucun des combats singuliers qui se sont livrés sous les murs de cette place.

Simple chef de bataillon et professeur à l’école d’application, jamais acteur dans la lutte, il n’a pu juger ces graves questions que sur des appréciations indirectes, impersonnelles, insuffisantes, par conséquent, et il lui appartenait ainsi, moins qu’à un autre, je le répète, d’en saisir l’Assemblée. Son devoir strict l’obligeait, en tout cas, à s’adresser au ministre de la guerre.

Mais, cet officier a commis une autre faute.

M. de Villenoisy aimait la• publicité, et, quand on attaque violemment, c’est pour le faire savoir.

Il ne s’est pas borné à saisir l’Assemblée de cette question, il a publié sa lettre dans les journaux. En même temps qu’elle vous était adressée ce jour, cette infraction aux règlements, je l’avais déjà punie, dès le mois de mars, de quinze jours de prison. (Très bien! très bien!)

Voilà, messieurs, comment nous entendons la discipline, et comment nous n’avons pas permis, à un simple officier resté étranger à la guerre de cette époque, de venir soulever législativement ce grave débat. (Bravos! bravos! applaudissements.)»

Eh bien! je l’avoue, j’ai été étonné que M. le commissaire spécial du gouvernement ait appelé ici M. de Villenoisy, après l’attestation si favorable que lui avait ainsi donnée M. le ministre de la guerre!

Voilà, messieurs, ceux qui ont pris l’initiative de ces attaques violentes, voilà ce que j’avais à en dire. Ah! toute cette partie de ma cause était nécessaire, mais je comprends que ce n’est pas ici le point capital sur lequel le débat va s’engager; grâce à Dieu! au sujet des calomnies, au sujet de tous les préliminaires de l’affaire, tout est dit et j’arrive maintenant au 12 août, à la prise du commandement. Je vais examiner avant tout une grande question, celle de savoir si M. le maréchal Bazaine était libre dans la direction de son armée, ou si, ayant reçu de l’empereur un ordre positif, il n’a pas voulu y obéir, en se dirigeant sur Verdun ou sur Châlons, ainsi qu’on l’a soutenu et dans le rapport et dans le réquisitoire.

C’est le 12 août, messieurs, que le commandement supérieur est donné au maréchal. Aucune constatation précise de cette nomination. On s’est battu le 14, on s’est battu le 16, on s’est battu le 18, et nous ne. savons pas exactement à quelle heure M. le maréchal Bazaine a été investi du commandement suprême. Aussi, sur ce point, le réquisitoire contient des blâmes nombreux, sur lesquels M. le commissaire spécial du gouvernement a beaucoup insisté, et dont j’aurai raison bien facilement.

Tout d’abord, est-il vrai, est-il prouvé que la marche sur Verdun était irrévocablement arrêtée ? Il faut bien que l’accusation le dise: c’est la base de toute la discussion! Mais où donc M. le commissaire spécial du gouvernement a-t-il puisé cette certitude ? Oui! si cette marche était possible, elle pouvait être utile; mais, si elle devenait difficile, on ne devait pas la tenter. Il ne faut pas oublier, messieurs, la situation dans laquelle on se trouvait; il ne faut pas oublier qu’à ce moment il se faisait des démarches de toute nature, des démarches diplomatiques, qu’on espérait l’intervention des puissances, et qu’un échec nouveau eût rendu toute intervention plus difficile. Il y avait des nécessités de toute nature sur lesquelles, ici même, quelques explications ont été données, explications suffisantes pour vous convaincre, messieurs, et assez mesurées pour ne pas trahir certaines convenances politiques qu’il faut savoir respecter.

Le ministère public vous dit: «Il y avait un ordre formel, absolu.» - Eh bien! voyons les dépêches, voyons les lettres de l’empereur.

A la suite, Me Lachaud lit divers ordres et dépêches, et conclut ainsi:

Je tenais à établir et j’établis que, jamais, il n’y a eu de la part de l’empereur, un ordre absolu d’aller quand même dans la direction supposée. Le major général, M. le maréchal Le Boeuf, qui était en communication continuelle avec l’empereur, et qui, par conséquent, savait mieux que personne quelle pouvait être, dans ces questions militaires, la pensée intime du souverain, le major général, dis je, interrogé à ce sujet, s’est exprimé ainsi:

«L’empereur se décide à ordonner la retraite sur Châlons. A ce sujet, je ne pourrais pas dire que les ordres de l’empereur aient été très précis.

Il m’a parlé de son projet de retraite sur Châlons, projet, je dois le dire peut-être, que j’avais un peu combattu, car je trouvais que c’était aller un peu loin; mais, enfin, l’empereur m’en a parlé, non pas comme d’une idée parfaitement arrêtée, mais comme d’un projet.»

Sur ce premier point, qui a son importance,- car c’est là le grand grief invoqué à l’appui de la trahison vis-à-vis de l’empereur, - nous ne trouvons donc qu’un plan qui n’avait rien de positif, un désir manifesté, un projet qui pouvait être avantageux, mais rien qu’un projet soumis à toutes les éventualités de la guerre, soumis à toutes ces incertitudes si nombreuses que des militaires aussi éminents que vous, messieurs, comprennent mieux que moi. On se bornait à désirer, on ne savait si le projet était réalisable.

Nous arrivons maintenant au passage de la Moselle:

Les ponts de Novéant, au sujet desquels plusieurs témoins sont venus déposer, chacun a apporté son explication, tout le monde a fait de la stratégie et vous deviez bien sourire, messieurs, quand vous entendiez des ignorants venir vous apprendre comment on faisait la guerre.

Voyons! ces fameux ponts de Novéant qu’il suffisait de couper pour arrêter l’armée prussienne, c’est le maréchal Bazaine qui aurait dû les détruire; on a demandé des ordres, à qui ? à lui ? il était à Borny.

On télégraphiait avec Metz, les dépêches arrivaient au quartier général de Metz.

Mais il y avait un télégraphe de Metz à Borny ? Non, il est prouvé que le télégraphe était brisé, et à cette occasion, il y a une dépêche que je vous ai lue, recommandant aux soldats de respecter le télégraphe.

Comment le ministère public a-t-il pu commettre cette erreur ?...

Il n’y a qu’un point, un seul, à propos duquel il ait donné un ordre, sous sa responsabilité, je veux parler du grand pont de Longeville, qu’il a fait couper le 15, parce qu’il craignait une attaque par ce pont contre les troupes qui montaient sur le plateau. Telle est son explication. Bonne et mauvaise, elle peut être discutée. Quant aux autres ponts; on ne saurait lui en demander compte.

Et les routes ? Est-ce que le maréchal commandant en chef devra faire connaître et indiquer tous les petits sentiers; est-ce qu’il devra, lui, de sa main, ou par un ordre détaillé, dire quelle direction prendra telle compagnie, tel bataillon ? Comment avec une armée de 150.000 hommes à faire manoeuvrer, c’est lui qui, dans les petites sinuosités de la campagne, devra la conduire!

C’est insensé! Il sait ou il veut aller, il dit qu’il veut aller là avec son armée, c’est l’état-major général qui doit en trouver les moyens, et s’il n’y en pas, c’est encore à l’état-major de l’en avertir.

Ceci dit, arrivons aux batailles, et permettez-moi de vous le répéter, je n’aurai pas à les discuter, je n’en ai pas le droit, et je tiendrai mieux, sous ce rapport, ma promesse que ne l’a fait M. le Commissaire spécial du gouvernement. Discuter les batailles d’un général devant un conseil de guerre, est-ce que cela peut être sérieux ? Oh! comme M. le président, sur ce point, nous avait bien éclairés, l’accusation et la défense! avec quelle précision, dans des interrogatoires si complets et si bienveillants en même temps, le magistrat avait écarté ce qui ne pouvait pas trouver sa place dans le procès!

Quoi! vous allez blâmer les plans de campagne du maréchal Bazaine, et il sera possible qu’un homme qui a pu se tromper, et laissez-moi vous dire, qui avait le droit de se tromper, parce que personne n’est infaillible, ait à répondre de ce qu’il a cru nécessaire à l’intérêt de l’armée et au salut du pays! Ah! que dans le mouvement général des batailles vous arriviez à puiser une conviction, à la bonne heure, mais prendre les combats les uns après les autres, les discuter, prétendre qu’on a pris à gauche, et qu’il valait mieux prendre à droite, c’est facile et c’est surtout le défaut du rapport, bien plus que celui du réquisitoire; c’est faire œuvre de grand général d’armée, et vouloir approfondir ces questions, comme si on était commandant en chef, c’est étrange!

Le maréchal Bazaine a conduit son armée, comme il a jugé convenable; il ne relève, quant aux ordres qu’il a donnés, que du droit, et de sa conscience. M. le Commissaire spécial du gouvernement nous a bien dit qu’il n’entendait pas le moins du monde s’engager sur ce terrain, il l’a dit et répété. Mais il y a tant de choses qu’on peut dire! cela ne suffit pas, il faut encore les prouver...

Quand ce procès s’est engagé, que ne disait-on pas ? Vous l’avez entendu comme moi. On répétait sans cesse: vous allez être témoin d’un scandale inouï, des chefs de corps d’armée s’attaquant les uns les autres; le maréchal Bazaine, le commandant en chef, s’en prenant à ses lieutenants du sort de la bataille, les lieutenants s’en prenant au maréchal, au commandant en chef, de la non-réussite de ses projets; et il semblait qu’après cette discussion, nous allions tomber dans la confusion la plus déplorable et la plus honteuse.

Ah! grâces au ciel, ce spectacle ne nous a pas été donné, ce dernier malheur nous a été épargné. Et pourtant, j’entendais M. le Commissaire du gouvernement dire, hier, que M. le maréchal Bazaine voulait se défendre aux dépens des autres. Où a-t-il donc vu cela, s’il vous plaît ? Le maréchal Bazaine couvre tout le monde ici; il est le chef de l’armée; le maréchal n’a pas une parole de blâme contre ses lieutenants, qui sont loyaux, courageux et fermes. Si la campagne n’a pas réussi comme on l’espérait, c’est à lui seul qu’il faut vous en prendre, je le répète; il est le maréchal commandant en chef, et il ne décline pas la responsabilité, il n’y a que des lâches qui font cela, et quoique, hier, j’aie entendu dans le réquisitoire un mot qui m’a blessé le coeur, le mot de lâcheté, le maréchal Bazaine a trop prouvé son courage pour essayer de se défendre, en accusant ceux qu’il estime et qu’il aime.

Je voudrais les nommer tous, je le devrais, messieurs, dans ce procès, qui ne se plaide pas seulement devant vous, mais devant le monde entier. Ah! il faut que le monde sache et qu’il comprenne que, si nous avons été bien éprouvés, il nous reste encore de grandes richesses, et qu’un pays qui a des hommes comme ceux-là est un pays dont il ne faut pas désespérer.

Eh bien! le ministère public ne les désunira pas, et il aura beau faire, ils seront tous ici les uns à côté des autres, se soutenant, s’unissant, défendant par la loyauté de leurs témoignages le chef qu’ils ont vu à l’oeuvre, et dont ils apprécient si parfaitement les sentiments

L’audience est suspendue quelques instants.

A la reprise, le défenseur continue en ces termes:

Vous savez, messieurs; comment s’est engagé le combat de Borny. Le 2° et le 4° corps étaient arrivés les premiers sur la rive gauche; le 2° était arrivé en entier, et deux divisions du 4° étaient aussi sur la rive gauche. A ce moment, le 3e corps est attaqué sur la rive droite, et il est absolument nécessaire de venir à son secours; les deux divisions du 4° corps repassent la rivière pour le soutenir. L’action se termine vers neuf heures du soir; ce combat a eu pour conséquence de retarder de vingt-quatre heures, au moins, le passage de l’armée sur la rive gauche.

Après avoir rappelé la bravoure dont le maréchal fit preuve dans la journée du 14 août, le défenseur passe rapidement sur la journée du 15, dit quelques mots de la bataille de Rezonville, et insiste spécialement sur la question des munitions.

En ce qui concerne les munitions, il y a un fait capital, à propos duquel j’ai entendu le commissaire ordinaire du gouvernement, donner hier, je l’avoue, une explication bien singulière. M. le général Soleille, qui est un général d’artillerie fort éminent, avait été blessé, et il s’était fait transporter dans une maison placée sur un point d’où il lui était facile d’entendre d’une façon parfaite tous les coups de canon et toutes les fusillades. De là, il avait envoyé M. le colonel Vasse Saint-Ouen avertir le maréchal Bazaine de prendre garde, parce que les munitions avaient été dépensées dans une proportion énorme. Vous vous rappelez, messieurs, que, d’après la déclaration de ce témoin, le général Soleille avait affirmé que le tiers ou la moitié de toutes les munitions de l’armée avait été consommé.

Ce renseignement si grave était de nature assurément à impressionner vivement le commandant en chef: cette déclaration émanait d’un officier supérieur de l’armée en qui il devait avoir une confiance entière, et il est certain qu’il ne lui était pas possible de ne pas en faire grand état. M. Vasse Saint-Ouen vous a raconté la démarche qu’il avait faite, il vous a dit qu’il était allé chez M. le maréchal, de la part du général Soleille, il a affirmé que ce dernier était convaincu qu’on avait dépensé le tiers ou la moitié dès munitions de l’armée tout entière.

Il a ajouté, - ce qui est vrai, - que, dans sa pensée, il croyait que le général Soleille pouvait exagérer les dépenses de la journée, mais il s’est empressé de dire qu’il n’avait pas fait part de son sentiment personnel à M. le maréchal Bazaine, et qu’il avait été simplement, dans cette occasion, un porteur de paroles. S’il en est ainsi, s’il n’a ajouté aucune observation à la communication qu’il avait reçu mission de faire, le maréchal a pu et dû écrire à l’empereur qu’on avait dépensé une quantité considérable de munitions. Cela semble l’évidence…

Le défenseur parle ensuite de la mission du commandant Magnan, et analysant tous les faits que nous connaissons déjà, il insiste sur le nombre d’émissaires qu’il a envoyés, sur sa conduite à l’armée de la Loire, et conclut que s’il n’est pas rentré à Metz, c’est que la chose était impossible.

J’arrive maintenant à l’examen d’une question qui s’est représentée plusieurs fois, qui a été formulée par quelques-uns des membres du conseil, et sur laquelle on a appelé l’attention particulière des commandants de corps d’armée:

Était-il possible de continuer la marche dans la nuit du 16 au 17, ou dans la journée du 17 ?

C’est une appréciation qu’on leur demande. Rien au monde n’est plus difficile que de se prononcer sur ce que devait faire le général en chef en présence des difficultés de la situation et des dangers de toute nature que pouvait courir son armée.

Cependant, il faut encore que M. le commissaire spécial du gouvernement rabatte beaucoup de ses affirmations à cet égard.

Il y a des natures plus ou moins ardentes, peut-être un commandant de corps d’armée, - je crois que c’est le général Bourbaki, - a-t-il exprimé l’opinion qu’avec de grands efforts, on aurait pu aller en avant, mais il ajoutait tout aussitôt qu’il ne donnait cela que comme une appréciation, que comme une hypothèse, et que, bien entendu, le général en chef, seul, pouvait prendre cette grande résolution.

Mais, les autres commandants de corps d’armée n’étaient pas tous du même avis.

Il n’y a pas donc un reproche à adresser au maréchal, pour n’être pas sorti dans la nuit du 16 au 17, ou pendant la journée du 17; il n’est pas sorti, il ne le pouvait pas; le 18, la bataille de Saint-Privat s’est engagée. Voyons dans quelles circonstances, et si, à l’occasion de ce qui s’est passé ce jour-là, le maréchal Bazaine mérite un blâme.

Le récit que je ferai de cette bataille se réduira à quelques mots. Le 18, à midi, l’ennemi attaque les 2° et 3° corps; l’attaque se prolonge le long du front jusqu’au 6° corps. On se bat toute la journée; il y a des péripéties différentes, nous allons tout à l’heure les retrouver dans quelques petits faits qui ont été soigneusement ramassés par l’accusation pour les jeter à la face du maréchal Bazaine.

A huit heures du soir, le 6° corps et une division du 4°, accablés sous la mitraille, ne peuvent pas tenir à Saint-Privat, qui est en feu, et malgré d’héroïques efforts, ils sont obligés de prendre une situation en arrière. Voilà la vérité.

Ce fut un désastre, mais une journée dans laquelle l’armée a montré quels étaient son courage et sa force; un insuccès comme celui-là reste encore glorieux, et nos ennemis eux-mêmes sont les premiers à le proclamer.

Quels reproches adresse-t-on au maréchal Bazaine ? Le ministère public va s’engager dans toutes espèces de conversations.

Examinons, à propos de Saint-Privat, ces propos, ces conversations, ces rumeurs, enfin tous ces petits détails qui forment le bagage du ministère public.

Le maréchal Canrobert n’a pas été soutenu; les secours qu’il a demandés ne lui ont pas été envoyés assez vite. Le maréchal Bazaine a manifesté l’intention de ne pas pousser l’action trop loin, et, pendant ce temps, il faisait tuer des hommes, pour jouer cet abominable comédie qu’on suppose.

Il y a eu des rencontres avec plusieurs officiers, des paroles ont été échangées. De tout cela, le ministère public tire cette conséquence que, bien évidemment, dans la bataille de Saint-Privat, ou dans la défense des lignes d’Amanvillers, car on appelle ce combat des deux manières, le maréchal Bazaine a manqué à son devoir.

Il reste un point à établir en ce qui concerne les secours demandés par le maréchal Canrobert; il est certain que des batteries ont été réclamées par lui et qu’on lui en a envoyé. Il ne peut être contesté, - cela est établi par l’instruction, - qu’on a envoyé quatre batteries de la garde, c’est-à-dire exactement le nombre demandé.

Autre fait également incontestable: la réserve, composée de voltigeurs et des grenadiers de la garde, était sous les ordres du général Bourbaki, conformément aux règlements que j’ai bien été forcé d’apprendre, moi aussi, pour ce grand procès. On avait laissé à la disposition du chef de la réserve la liberté d’aller là où le danger se faisait sentir. Il a été établi que le général Bourbaki avait cette autorisation, et il est incontestable que si une demande de secours avait été adressée, il y aurait très certainement et très rapidement satisfait.

Le soir, après neuf heures, à la fin de la bataille, quand il n’était plus possible de s’y tromper, quand on savait que le brave 6e corps d’armée avait succombé sous la mitraille, et avait été obligé d’abandonner les positions qu’il avait occupées, comme on se lamentait, M. le maréchal Bazaine, voulant soutenir le moral de ses soldats, leur dit : «Que voulez-vous ? nous aurions fait demain ce que nous faisons aujourd’hui.»

En parlant ainsi, il reconnaissait les difficultés de la journée; on eût remporté la victoire, qu’il n’était pas bien sûr qu’on pût pousser plus avant. M. le maréchal Bazaine a toujours considéré ce combat comme une défense des lignes d’Amanvillers; ce qui fixe bien le caractère de cet engagement, et empêche, messieurs, des hommes de guerre comme vous de le confondre avec une bataille livrée dans des conditions ordinaires. Ce propos, je le répète, était une consolation; ce n’était pas autre chose.

Voilà, messieurs, ce qu’est la bataille de Saint-Privat; vous en connaissez toutes les phases, vous savez ce qui s’est passé; je vous en ai dit les premières espérances et les dernières réalités.

J’en ai fini, pour le moment, avec les batailles ; avant d’arriver à celle du 26, j’ai une étude sérieuse à faire des trois dépêches qui trouvent ici leur place: de la dépêche arrivée le 26, de la dépêche arrivée le 29 et de la dépêche arrivée le 30.

L’audience est levée.

AUDIENCE DU 8 DÉCEMBRE 1873.

M. le Président. - La parole est au défenseur.

Me Lachaud. - Après la bataille de Saint-Privat, l’armée rentra sous Metz, et nous n’avons aucun fait militaire à examiner jusqu’à la sortie du 26, sur laquelle, dans un instant, j’aurai à m’expliquer.

Cette sortie, par quoi a-t-elle été déterminée ? Serait-ce par la dépêche du maréchal de Mac-Mahon, cette dépêche qui a joué dans le débat un rôle si important, et que j’appellerai, si le Conseil me permet de lui donner ce nom, la dépêche Lewal ?

Ou bien, au contraire, ne serait-ce pas, par la volonté même de M. le maréchal Bazaine, qui, depuis si longtemps, s’arrêtait devant les difficultés, mais qui comprenait pourtant qu’il fallait essayer de les surmonter ?

C’est là ce que nous avons à rechercher.

Vous savez déjà, messieurs, quel avait été le plan de campagne. Il s’était,produit d’abord des hésitations, hésitations qui ont été rappelées devant vous par M. le général de Palikao dans sa déposition, et vous n’avez pas oublié avec quelle précision M. le général de Palikao, à cette époque ministre de la guerre, vous a fait connaître pour quels motifs le plan de campagne avait été arrêté…

Il y avait deux partis à prendre. Ou l’armée de Châlons devait revenir vers Paris, - ce qui avait été, d’abord, la pensée de M. le maréchal de Mac-Mahon, - ou, au contraire, ainsi que le désirait le gouvernement de la régence, il fallait aller au secours de M. le maréchal Bazaine, et ne pas abandonner Metz.

Nous trouvons à ce moment un échange de dépêches qui n’ont, dans ce débat, qu’une importance secondaire et qui ne peuvent que surcharger cette discussion. On comprend donc que je ne m’y arrête pas…

J’arrive à cette fameuse dépêche du 22 qui, d’après la déclaration de M. le colonel Lewal, serait arrivée le 23.

C’est de cette dépêche que nous nous occupons en ce moment. Il s’agit de savoir quel jour elle est arrivée. L’accusation prétend que, partie le 22, elle a été remise entre les mains de M. le maréchal Bazaine le 23; de plus, suivant l’accusation, c’est après la réception de cette dépêche que les ordres ont été donnés pour la sortie du 26.

Le fait est-il vrai, le fait est-il possible ? C’est là ce qu’il s’agit d’examiner de la façon la plus sérieuse.

Vous connaissez le système du ministère public, et voici la réponse que je vais avoir l’honneur de lui faire:

Suivant lui, il est un témoin qui ne peut pas se tromper, M. le colonel Lewal. M. le colonel Lewal déclare que, le 23, il a conduit un homme à M. le maréchal Bazaine, que cet homme avait une dépêche roulée;- elles le sont toutes, et ce petit détail, relevé par la prévention, ne peut avoir ici aucune espèce d’intérêt; - que M. le maréchal, Bazaine a déplié cette dépêche, qu’il l’a lue, et que cette dépêche annonçait le mouvement de M. le maréchal de Mac-Mahon.

A cette nouvelle si considérable, M. le colonel Lewal s’est écrié: « Il faut partir tout de suite! » M. le maréchal Bazaine aurait répondu d’abord: «C’est bien tôt.» mais il aurait compris, comme M. Lewal, la nécessité de tenter une sortie, pour aller rejoindre l’armée qui venait au secours de l’armée de Metz. En conséquence, les ordres auraient été immédiatement préparés.

C’est bien là l’argument, je n’en dissimule aucune partie. Je dis, messieurs, que c’est impossible, absolument impossible, et qu’y eût-il dix témoins au lieu d’un, la raison devrait prévaloir contre leurs témoignages. Non pas que je prétende que M. le colonel Lewal est de mauvaise foi. En cela, je me sépare de l’accusation: je n’accuse jamais les témoins, je les combats.

Mais j’ai deux choses à faire: À rechercher d’abord quelle a pu être la cause de l’erreur de M. le colonel Lewal, et à vous démontrer ensuite cette impossibilité matérielle que je viens d’indiquer, et que je vais prouver.

Les causes des erreurs possibles dans les déclarations de M. le colonel Lewal ont déjà été indiquées ici, et le colonel ne les a pas dissimulées.

Le 26, il y a eu une sortie; le 31, il y en a eu une autre absolument semblable: les ordres de mouvement pour le 26 ont été les ordres de mouvement pour le 31, et, par conséquent, après tous les événements terribles que nous examinons, et qui peuvent troubler un souvenir, le rapprochement, la similitude dans les faits, peuvent assurément permettre d’expliquer l’erreur dans laquelle est tombé M. le colonel Lewal.

Si nous n’avions que cette réponse, ce serait un raisonnement, ce ne serait qu’un raisonnement, mais nous avons bien autre chose.

Le 23, la dépêche de M. le maréchal de Mac-Mahon serait avivée, et M. le Maréchal Bazaine l’aurait lue à M. le colonel Lewal, au moment même ou celui-ci la lui remettait, en la prenant des mains de l’émissaire qui l’avait apportée. Pour cela, il faut que le maréchal Bazaine ait pu lire la• dépêche; car, si le maréchal ne le pouvait pas, il est impossible que le texte en ait été connu à cet instant même par le colonel Lewal.

Eh bien, n’est-il pas établi maintenant jusqu’à l’évidence que la dépêche dont on parle était une dépêche chiffrée ?

Ce n’est donc pas cette dépêche qui est arrivée le 23, et a été lue par M. le maréchal Bazaine. Mais la dépêche dont parle M. le colonel Lewal, celle qui lui a été lue, celle-là on pouvait la lui lire parce qu’elle était en clair. C’est la dépêche qui, dans le procès, est appelée par nous tous: «La dépêche Ducrot»; elle annonçait le mouvement du général Ducrot et, implicitement, le mouvement de l’armée du maréchal de Mac-Mahon.

Or, quel jour est-elle arrivée, s’il vous plaît ? Il ne peut y avoir, sur ce point, aucune espèce de débat. Voilà cette dépêche:

«Général Ducrot commande le corps Mac-Mahon, il doit se trouver, aujourd’hui 27....- il ne s’agit plus du 28 -, :.. à Stenay, à gauche de l’armée, général Douay à droite, sur la Meuse. Se tenir prêt à marcher au premier coup de canon. Signé: Turnier».

Cette dépêche est arrivée en clair; elle a été lue par M. le maréchal Bazaine au moment même, parce que cela ne présentait aucune espèce de difficulté; elle a été apportée par des témoins que nous connaissons, Flahaut, Marchal, lesquels sont arrivés le 29....

Me Lachaud rappelle encore que le mot Stenay, qui se trouve seulement dans la dépêche du général Ducrot, est resté dans les souvenirs du colonel Lewal, et il en conclut que cet officier supérieur à confondu et s’est trompé de date.

Il est inutile d’insister davantage sur cette dépêche. Je crois que, pour tous ceux qui n’ont pas de parti pris, la lumière est faite. Le souvenir du colonel Lewal se rectifie par les opérations du 31 août et du 1er septembre. L’impossibilité matérielle que j’ai indiquée existe tout entière: ce qu’on a lu au colonel, c’est la dépêche Ducrot, ce n’est pas celle de M. le maréchal de Mac-Mahon.

Il me faut maintenant aborder l’examen d’une autre dépêche, et, ici, nous allons nous trouver en présence de difficultés bien grandes. Il y a des mystères dans le procès,°je ne me charge pas de les éclaircir. L’accusation devra reconnaître que, pour la dépêche dont j’ai à parler, c’est bien plutôt à elle qu’à moi de faire la preuve. Je fais allusion à la dépêche écrite par le maréchal Bazaine au maréchal de Mac-Mahon, dépêche du 20, qui, si elle était arrivée, aurait empêché Sedan.

Entendez-le bien, messieurs, c’est une injustice horrible que de placer sur la tête du maréchal Bazaine la responsabilité, quelque minime qu’elle soit, de la catastrophe de Sedan.

Si ses ordres avaient été exécutés, l’armée de Châlons ne serait pas partie; et si Sedan a eu lieu, c’est parce que l’ordre du maréchal Bazaine n’est pas arrivé. Voilà l’histoire! Que l’accusation, dans ses péroraisons, accable le maréchal, et lui dise: «Tout est à votre charge!» ce sera de l’éloquence, je le veux bien; mais ce ne sera pas la vérité!

La vérité, la voici: il faut que le pays l’enregistre, non pas sur la parole d’un avocat, c’est sur un document que je vais vous lire. Ce document a été envoyé; s’il n’est pas arrivé, ce n’est pas la faute du maréchal Bazaine.

Le 20, le maréchal Bazaine, commandant en chef, se trouvant, par suite de ce commandement, dans une position supérieure à celle de l’empereur et du ministre de la guerre, ayant seul le droit de dire à son lieutenant, le maréchal de Mac-Mahon: «arrêtez» ou «partez», le maréchal Bazaine, dis je, a adressé au maréchal de Mac-Mahon la dépêche que voici:

«J’ai dû prendre position près de Metz, pour donner du repos aux soldats et les ravitailler en vivres et en munitions. L’ennemi grossit toujours autour de moi, et, je suivrai très probablement, pour vous rejoindre, la ligne des places du Nord …

- Écoutez ceci, messieurs -:

Et vous préviendrai de ma marche, si toutefois je puis l’entreprendre sans compromettre l’armée.»

Il n’y a pas à équivoquer: c’est le 20! Vous ne partirez qu’avec un ordre de moi; je vous préviendrai, si je peux entreprendre une marche sans compromettre le sort de mon armée; vous le saurez; jusque-là, vous ne partirez pas.

Le maréchal de Mac-Mahon n’a pas reçu cette dépêche, - et, croyez-le bien, messieurs, il ne serait pas parti si elle lui était arrivée, car il entend trop bien la discipline, et il sait à merveille que là où il y a un général en chef, tous les autres doivent obéir.

Le maréchal de Mac-Mahon l’a, d’ailleurs, déclaré.

M. le président du conseil de guerre, ne pouvant pas nous permettre d’appeler ici M. le maréchal de Mac-Mahon, dont les grandes fonctions demandent un respect particulier, a procédé d’après les formes du Code de procédure criminelle ordinaire, et M. le président du tribunal de Versailles a été chargé, non pas d’interroger, - le mot serait mauvais, - mais de prier M. le président de la République de donner des explications. On lui a lu la dépêche, et voici sa réponse:

«Je ne me rappelle pas avoir reçu cette dépêche, et il me semble impossible qu’elle m’ait échappé, puisqu’elle m’aurait permis d’arrêter le mouvement vers l’Est, si les circonstances m’avaient paru l’exiger».

M. le maréchal de Mac-Mahon n’a pas reçu la dépêche, sans quoi il se serait arrêté, il aurait voulu savoir si les circonstances, pour employer le mot dont il s’est servi, avaient permis au maréchal Bazaine de sortir; il aurait attendu un nouvel avis.

Que s’est-il donc passé ? Qu’est devenue cette dépêche capitale, cette dépêche qui empêchait Sedan, et sans doute tous nos malheurs et toutes nos tristesses ? Je n’en sais rien. Vous n’en savez pas plus que moi, monsieur le Commissaire du gouvernement. Je ne sais qu’une chose, c’est que cette dépêche a été expédiée par le maréchal Bazaine et qu’elle est partie.

Vous m’apprenez qu’elle est arrivée! Oui, elle est arrivée au quartier général du maréchal de Mac-Mahon, c’est certain. Comment le savons-nous ? Vous connaissez l’histoire de cette dépêche; elle arrive à Thionville, au colonel Turnier, elle lui a été apportée de Metz par la femme Imbert et par Flahaut; elle est remise au commissaire cantonal Guyard, qui la porte à Longwy au colonel Massaroli. Là, deux agents de police, très intelligents et très honnêtes, Rabasse et Miès, qui avaient été envoyés en expédition pour avoir des nouvelles, en ont reçu les originaux; puis, allant au télégraphe, ils ont fait partir la dépêche en l’adressant au colonel Stoffel à Reims, au quartier général du maréchal de Mac-Mahon.

L’instruction a établi ceci. Il faut bien que cette dépêche soit arrivée le 22, car, aussitôt, on a répondu à ces deux agents de police, qui prenaient la qualité d’inspecteurs télégraphiques, qu’ils pouvaient revenir, suivant la demande qu’ils formulaient dans la dépêche; l’ordre qui leur était transmis n’était signé par personne, et la dépêche portait qu’elle était envoyée pour le maréchal de Mac-Mahon.

Elle est donc arrivée, la dépêche envoyée par le maréchal Bazaine. Mais qui l’a reçue ? Personne.

M. Stoffel a déclaré ici qu’il ne l’avait pas reçue. Il ne faut pas s’en étonner, il n’habitait pas le quartier général, il demeurait à une certaine distance. Il a été établi, par l’information, qu’on ouvrait les dépêches à son nom; il avait là un service particulier, et, quand les dépêches arrivaient, on les ouvrait dans l’intérêt général. La réponse qui a été faite aux agents n’est pas du colonel Stoffel, elle n’a pas été signée par lui.

Comment prouvez-vous que Stoffel a reçu cette dépêche, et, s’il l’avait reçue, comment pourriez-vous admettre qu’il n’eût pas prévenu le maréchal de Mac-Mahon ?

Ah! messieurs, je demande ici de la franchise, et si je dois avoir l’honneur d’entendre la réponse de M. le Commissaire du gouvernement, je le supplie, au nom de la loyauté française, de me dire pourquoi Stoffel n’a pas remis la dépêche, s’il l’a reçue.

Il est facile d’incriminer, de sous-entendre et de supposer. Le rapport a des phrases comme celle-ci : «Stoffel, le colonel jusque-là si loyal et si brave, n’a pas pu prendre à lui tout seul la responsabilité d’une pareille suppression. Il a obéi... ». A qui, s’il vous plaît ? Il n’y a que deux hommes à qui il ait pu obéir, et ces deux hommes, également incapables d’une bassesse, vous me direz si vous en retenez un, monsieur le Commissaire du gouvernement. Si Stoffel avait commis cette infamie, il l’aurait faite par ordre de l’empereur ou par ordre du maréchal de Mac-Mahon, ce qui n’est pas possible, ce qui n’est pas vrai. Donc, écartons Stoffel, il n’a pas vu la dépêche, et personne ne l’a vue, personne.

Il s’est produit à cette audience un incident inouï, je ne le comprends pas, mais je le raconte, je n’ai pas l’habitude d’employer un esprit que je ne possède pas, heureusement, à deviner ce qui est caché dans le mystère, je m’arrête, et, quand je ne sais pas, je ne réponds pas.

Eh bien, voilà ce qui s’est passé ici: les deux agents de police de Paris, qui sont des gens parfaits, - s’ils ne l’avaient pas été, les malheureux!... - vous déclarent que, exécutant l’ordre qui leur avait été envoyé, ils rejoignirent l’armée. - Les voici à Rethel - Ils y arrivent avec les originaux de leurs dépêches, et ils se font conduire au quartier général du maréchal de Mac-Mahon.

Vous savez les détails, la précision de leurs souvenirs; la porte leur est ouverte, ils montent un étage, ils font appeler l’aide de camp du maréchal de Mac-Mahon, l’honorable colonel d’Abzac. Le colonel se lève, l’un des agents tient la bougie, on lui remet la fameuse dépêche avec d’autres, et les agents déclarent que l’aide de camp répond : «Ah! nous connaissons cela depuis deux jours.» - et, quand ils parlent d’aller retrouver le colonel Stoffel pour lui porter immédiatement ces dépêches, on lui répond, ce sont eux qui parlent: « Ah! il sera temps demain matin, tout le monde connaît cela.» Le lendemain, le 26 au matin, ils vont chez le colonel Stoffel, ils lui remettent ces dépêches, ils disent qu’il les a prises, et qu’il les a examinées; lui, affirme qu’il ne les a pas ouvertes, qu’il a pensé que c’étaient d’autres papiers moins importants.

Ainsi, nous arrivons à cette conséquence, que la dépêche qui devait sauver la France, personne ne l’a vue, des officiers supérieurs, parfaitement honorables, déclarent que les agents se sont trompés, les agents, très modestes, mais très honorables aussi, déclarent qu’ils sont dans la vérité... Quand j’en arrive là, messieurs, je m’arrête, je ne conclus pas; je dis que la Providence voulait le malheur de la France, et que nous avions sans doute à nous reprocher beaucoup de fautes, pour que de pareils malheurs aient dû fondre sur nous.

Je m’incline, mais je dis simplement à M. le Commissaire du gouvernement ces deux choses: D’abord, il est inique de reprocher Sedan au maréchal Bazaine, quand il avait fait ce qu’il fallait pour l’éviter, et j’ajoute qu’il n’est pas juste de n’attaquer que Stoffel, quand les souvenirs d’un autre ne valent pas mieux que les siens; il serait de bonne justice, de cette justice qui est tant aimée dans ce noble et beau pays, de n’attaquer personne, de convenir qu’il y a là un malheur national, de se recueillir et de ne point requérir.

Voilà, messieurs, ce que j’avais à dire sur ces dépêches, ce qu’il fallut qu’on sût; voilà ce que tout le monde retiendra, et après vous avoir parlé de celles-ci, il y en a une dernière dont je veux également vous entretenir, quoiqu’à mon avis elle ait une importance bien secondaire: c’est la dépêche Hulme. Ici encore, que de singularités, que de mystères! Ah! quand on fait l’histoire, je comprends qu’on la fasse mal, tant il est difficile d’en réunir les matériaux.

La dépêche Hulme, messieurs, vous savez ce qu’elle est. Je veux en finir avec les dépêches. Dans l’ordre chronologique, je devrais la placer, puisqu’elle est du 27, après la sortie du 26. Nous finirons ces dépêches, ces douleurs, ces tristesses. Il faut en avoir raison en un instant.

Or donc, messieurs, le 27, il serait parti une dépêche ainsi conçue :

«Le colonel Turnier fait savoir qu’il reçoit de Metz, pour être communiquée à l’armée française, s’il est possible, une dépêche ainsi conçue:

Nos communications sont coupées, mais faiblement, nous pourrons percer quand nous voudrons, nous vous attendons.».

Cette dépêche, elle n’a jamais été du maréchal Bazaine. L’accusation reproche au maréchal Bazaine tout le contraire de ce qu’aurait dit la dépêche. Voilà une dépêche qui annonce que la sortie est facile, et l’accusation soutient que le maréchal a toujours affirmé qu’elle était impossible. C’est une des nombreuses contradictions du ministère public; je passe, j’aurais trop à faire de les relever toutes. Mais enfin, il paraît qu’une dépêche conçue comme celle-ci a été remise le 27 à M. Lallement, procureur impérial alors. M. Lallement était à Thionville, et le colonel Turnier lui aurait confié cette dépêche. Elle était ouverte; M. Lallement, par une discrétion exagérée - mais enfin, la délicatesse chez les magistrats est toujours exagérée, nous le savons tous - M. Lallement, qui avait une dépêche à la main, qui n’avait qu’à la déployer pour la lire, l’a gardée pendant deux jours, sans avoir la curiosité de la connaître. C’est très beau, c’est si beau que je crois qu’il y aurait bien peu de messieurs Lallement chargés d’une pareille mission, et agissant comme ce témoin.

Toujours est-il que, le 29, deux jours après, cette dépêche, d’une origine inconnue, et adressée à l’armée française, ce qui est une formule un peu trop vague pour qu’elle arrive sûrement, a été confiée à Sedan le 29, par M. Lallement, à M. le général de Beurmann qui commandait la place. M. le général de Beurmann est mort ; mais il a été entendu plusieurs fois, et il a déclaré qu’il ne se souvenait en aucune espèce de façon de cet incident. C’est encore bien étrange! non seulement il l’a dit dans ses déclarations, mais vous savez qu’il a échangé des lettres, et causé avec un des témoins qui sont venus ici; or, M. le général de Beurmann a pourtant affirmé qu’il ne sait de quelle dépêche M. Hulme veut parler, et qu’il n’a jamais vu cette dépêche.

Cependant, il y avait à côté de lui le colonel Melcion d’Arc, qui se rappelle aujourd’hui, mais qui ne se rappelait pas tout d’abord; je ne serai pas contredit par M. le Commissaire spécial du gouvernement, quand j’ajouterai que, dans sa première déposition, M. le colonel Melcion d’Arc déclare qu’il ne sait pas ce qu’on veut lui dire…

Eh bien! que voulez-vous que je vous dise, messieurs, comme conclusion de ce débat ? Rien que ceci: la vérité humaine est bien difficile à trouver, et que si l’on ne peut pas être d’accord sur un fait aussi simple que celui-ci: une dépêche est-elle arrivée, ou n’est-elle pas arrivée ? il ne faut pas s’étonner de toutes les erreurs et de toutes les exagérations lamentables que la calomnie peut enfanter.

L’importance de cette dépêche, elle est nulle, nulle... mais enfin, on s’en était fort occupé; il était de mon devoir de ne pas la laisser passer sans répondre aux objections du ministère public.

Et maintenant, messieurs, laissons les dépêches; continuons, suivons la route pénible que nous devons parcourir, brisons-nous à tous les angles douloureux, qui sont à droite et à gauche de cette voie lamentable, par laquelle nous arriverons à la fin, à la capitulation: et remontant d’un jour, revenant au 26, après avoir trouvé une dépêche dont je viens de parler, qui est du 27, examinons ce qui s’est fait le 26 août, et la conférence, et la sortie, et les motifs pour lesquels cette sortie n’a pas abouti.

C’est là, messieurs, ce que je vais essayer; et qu’il me soit permis de dire que là encore je crois que les justifications que je vais avoir l’honneur, de présenter sont de nature à frapper tous les esprits.

La sortie du 26, elle ne pouvait pas être, ainsi que le supposait tout à l’heure l’accusation, la conséquence de la dépêche de M. le maréchal de Mac-Mahon du 22, qui n’est arrivée que le 30, mais elle était un moyen de tenter une délivrance; elle répondait aussi, si vous le voulez, à la dépêche du 18 de M. le maréchal de Mac-Mahon, dépêche qui ne disait rien de précis, mais qui laissait entrevoir un mouvement de. l’armée de Châlons; c’était là une double raison pour que M. le maréchal Bazaine, le 26, voulût tenter une sortie.

Dans la matinée, il reçoit la visite du commandant supérieur de place de Metz, qui est en même temps commandant du génie de l’armée; il reçoit, également, la visite du commandant supérieur de l’artillerie de l’armée - j’ai nommé MM. les généraux Coffinières et Soleille -. Voyons. Que lui dit-on! «Monsieur le maréchal, la sortie que vous voulez faire deviendra fatale à votre armée; si vous sortez, Metz est livrée, Metz, la ville importante, un des remparts de la France. Les forts ne sont pas en état; il nous faut bien des jours encore pour pouvoir être prêts; notre devoir militaire, à nous commandants de la ville, de l’artillerie et du génie, est d’appeler l’attention du commandant en chef sur les périls de sa tentative.»

Oh! je sais bien qu’on me dit: «Le règlement veut qu’un général n’écoute personne, et quand des officiers du premier mérite lui apportent de bons conseils, il doit sans doute leur dire: «Messieurs, sortez, je suis seul responsable, et je ferai ce qu’il me plaira.»

Je n’ai pas l’honneur d’être militaire; je ne sais pas si les instructions sont écrites avec la rigueur dont parle l’accusation; ce que je sais, c’est que le général en chef qui ferait mépris des conseils d’hommes éminents, qui, entouré de maréchaux et de généraux, aurait la stupide vanité de vouloir seul tout faire, serait un général indigne de commander des hommes libres, et d’avoir un pouvoir quelconque dans un pays comme le nôtre. Oui, sans doute, il aura le dernier mot, sa décision sera suprême; mais la conscience, entendez-vous, qui bat chez le militaire, l’oblige, avant tout, d’écouter et de s’instruire. Les généraux qui n’écoutent pas sont des ambitieux ou des fous; les généraux capables, ceux-là prêtent l’oreille et s’instruisent. Eh bien, M. le maréchal Bazaine a prêté l’oreille...

La préoccupation des généraux Coffinières et Soleille était telle, qu’ils ne se contentaient pas, messieurs, de ce qu’ils avaient dit le matin, et qu’avant la sortie de l’armée ils écrivaient ceci. C’était un cri d’alarme…

Quand il s’agira de guerre, de victoires, quand il s’agira de batailles, et qu’un général en chef aura auprès de lui des Canrobert, des Le Boeuf, des Ladmirault, des Frossard, des Bourbaki, des Devaux, des Changarnier, et tous les autres, vous ne voulez pas qu’il leur demande une explication! Et il faudra, pour condamner cet homme, passer sur l’opinion de ces illustrations militaires, et lui dire:- quant à eux, qu’ils restent à l’écart. Ce n’est que vous, et vous seul, qui devez répondre. Ah! ce ne peut pas être la justice, et, si l’accusation obtenait gain de cause sur ce point, il y aurait une clameur dans le monde tout entier, chacun dirait que tous ceux-là qui ont voulu la même chose doivent être atteints par la même responsabilité…

Le résumé de cette conférence, messieurs, c’est qu’il fallait rentrer à Metz.

Je le demande: si, malgré cet avis unanime, le maréchal Bazaine avait marché en avant, et s’il y. avait eu, le 26 ou le 27, un cataclysme horrible, que dirait l’histoire ? que dirait le pays ? Le maréchal pourrait-il, le règlement à 1a main, répondre: «Seul, j’ai exigé ce que tous les autres ne voulaient pas; c’était mon droit.» On lui répondrait que son droit c’était de sauver la France, et que, s’il l’a perdue par un entêtement ambitieux ou vaniteux, il a commis un acte misérable, en ne se laissant pas toucher par les raisonnements de tous ses chefs de corps....

Le 26 août, il eût été imprudent de marcher, d’aller plus loin; le 26 août, tout le monde l’a pensé, les raisons étaient de diverse nature. Il s’agissait d’une campagne nouvelle, offrant des périls nouveaux; et M. le maréchal Bazaine eût manqué à son devoir si, sans une nécessité absolue, il ne s’était pas arrêté le 26.

La dépêche, du 29 fait connaître, la situation de l’armée de Mac-Mahon: le général Ducrot est au point déterminé, le général Douay de même; enfin la grande dépêche du 22 août, celle du maréchal de Mac-Mahon, arrive le 30. Alors, il n’y a plus à hésiter; qu’importent les périls du 26, on ne doit plus en tenir compte; il y a là une armée qui nous appelle, il faut marcher à elle; quels que soient les dangers de la situation, il ne faut pas s’arrêter; le devoir est d’aller serrer la main à cette autre valeureuse armée de la France. Et l’on se met en route. Voilà pourquoi l’hésitation du 26 ne peut se produire ni le 31 août ni le 1er septembre. Ce sera la même sortie, elle sera faite dans les mêmes conditions, elle présentera les mêmes dangers; mais, le 26, on ne savait pas que Mac-Mahon était-là, tandis que le 31, on en est informé, et il faut aller à Mac-Mahon qui est venu jusqu’à vous! Ah! l’on dit que le maréchal Bazaine avait reçu la dépêche plus tôt ?... Messieurs, il y a un témoin bien simple, bien naïf, qui, à cet égard, vous a donné, à mon sens, des explications complètes: c’est le témoin Macherez, l’émissaire qui est arrivé le 30, qui a apporté la dépêche du maréchal de Mac-Mahon du 22, et qui, dans son langage sans apprêt, vous a raconté quelles ont été la joie, l’ivresse de M. le maréchal Bazaine, lorsque cette dépêche a été traduite. On a donné à Macherez une forte récompense... 1.500 francs, 1.000 francs - je ne sais pas combien - enfin une récompense proportionnée au service qu’il avait rendu. Je lis dans sa déposition cette seule phrase:

«Le maréchal me félicite chaleureusement et me dit, se tournant vers ces messieurs: Ces nouvelles sont excellentes, elles valent pour nous quatre divisions !»

Voilà le sentiment du commandant en chef, voilà ce qui se comprend; voilà le vaillant homme de guerre; c’est le général et c’est le soldat: le général prudent, qui a su s’arrêter quand la lutte n’était pas absolument nécessaire et qu’elle offrait des périls certains; mais aussi le soldat valeureux, qui ne s’arrête plus et qui ne voit plus que la bataille, quand il y a là-bas des Français qui l’attendent!

En conséquence, messieurs, le 31 août et le 1er septembre, on va combattre. Oh! comme pour les autres combats, je n’ai que deux mots à dire; vous savez en quoi ont consisté les sorties du 31 août et du 1er septembre, et la direction que l’on voulait suivre. Tout cela vous a été dit, tout cela vous a été appris.

C’est, messieurs, la dernière grande bataille; on avait fait tout ce qu’on avait pu; il fallait arriver, mais cela a été impossible.

Hélas! le courage personnel n’est plus suffisant; on vous a gâté, messieurs, le noble métier des armes; les progrès de la science lui ont enlevé toute sa poésie. Vous le savez bien, c’était beau, autrefois: Homme contre homme, dix contre cent, poitrine contre poitrine; l’ennemi qu’on voit, l’ennemi qu’on sent, l’ennemi sur lequel on peut se précipiter; et que l’on trouve devant soi: voilà la vraie bataille, la bataille que la France a toujours aimée! ... Mais le canon, l’ennemi qu’on ne voit pas, l’obus sifflant qui vous arrive; les journées entières qu’on passe en voyant tomber de malheureux soldats, sans qu’il soit possible de savoir d’où est parti le coup, cette espèce de combat de fer, dans lequel la valeur de l’homme n’est rien! ... Tenez, messieurs, laissez-moi vous dire que je vous plains, car la guerre n’est plus ce qu’elle était autrefois!

Il fallut donc s’arrêter; on rentra sous Metz; et pendant ce temps, le 1er septembre, l’armée de Châlons expirait à Sedan; et, à Paris, on faisait le 4 septembre!

Je n’ai rien à en dire ... Je vous ai déjà déclaré que je ne voulais pas parler politique. Je ne sais pas comment l’histoire jugera ces événements de septembre. Est-ce une révolution ?... est-ce un crime ? L’histoire prononcera! Je ne sais qu’une chose; il s’est trouvé des hommes bien audacieux, qui ont cru que ce n’était pas assez de l’invasion, et qui ont pensé, dans leur patriotisme, qu’il fallait compliquer les douleurs de la France, et y ajouter l’émeute et l’insurrection! Oh! je sais bien qu’ils ont dit que le pouvoir gisait à terre, et qu’ils n’ont eu qu’à le ramasser. C’est une phrase de rhéteur, messieurs, comme toutes celles avec lesquelles ils ont perverti la France avant de la conduire à la ruine. Et puis, ce n’est pas vrai! Est-ce qu’il n’y avait pas les pouvoirs publics; les pouvoirs publics, ils les ont brisés, pour s’emparer d’une autorité qui donnait satisfaction à leurs ambitions mesquines et personnelles.

Je pourrais m’arrêter là, mais, ce que j’ajoute, ce qui est dans mon procès, messieurs, c’est que, lorsque ces affreuses nouvelles arrivèrent à Metz, vous comprenez combien la situation devint plus difficile. Pour juger ce procès loyalement, comme vous voulez le faire, il faut vous mettre dans les conditions où l’on était alors: voilà une armée bloquée; l’armée française qui devait venir à elle n’existe plus; le chef du gouvernement a disparu; une révolution a fait surgir des noms qui peuvent ne pas inspirer à tous une grande confiance... Que faire ?... Que dire ? Quel parti prendre ? Est-ce que vous avez jamais vu, dans l’histoire, de situation semblable à celle-là ?

Ah! l’on a répété souvent, dans le réquisitoire de M. le Commissaire spécial du gouvernement, que nous assistions à des choses sans précédents. On avait bien raison; 150.000 hommes loin de la patrie, - car il y a là un blocus qui sert de barrière infranchissable. – A qui obéir ? Quel est ce pouvoir ? Que fait-il ? Comment la France l’accepte-t-elle ? La soumission est-elle générale ? Y a-t-il eu révolte sur certains points ? Le pouvoir du 4 septembre est-il encore le pouvoir du 6 ? Comprenez-vous, messieurs, et, dans cette phase où l’on entre, ne voyez-vous pas que les difficultés s’augmentent ? Ne comprenez-vous pas que le général en chef doit être accablé d’une façon plus douloureuse encore ? Faut-il que j’insiste, et ne sentez-vous pas, messieurs, qu’il y a là de ces périls inouïs et nouveaux, qu’il est bien difficile d’éviter ?

Le 10 septembre, M. le maréchal Bazaine apprend les nouvelles d’une façon générale. Assurément, il avait déjà circulé dans l’armée certaines rumeurs; mais on ne peut pas ajouter foi à tout ce que produit l’exagération. Enfin, il n’y a plus à s’y tromper; le capitaine Lejoindre arrive; il est muni de renseignements qui, sur les deux grands points, sont des renseignements certains. À Sedan, l’armée a été battue, l’Empereur a été fait prisonnier; et, à Paris, le 4 septembre, le gouvernement de l’Empire a été renversé.

Que faut-il faire ? Je le demande ici à la loyauté de tous, que faut-il faire ?

M. le maréchal Bazaine réunit tous les chefs de l’armée, et il les avertit. Ils ont fait devant vous, messieurs, le récit de cette lamentable conférence. Quel parti prendre ? Comment sortir ? Où aller ? Et, s’il était possible de briser l’enceinte de fer qui va toujours en se resserrant, quelle direction ?

Le maréchal pensa qu’avant tout il fallait avertir son armée. Car M. le président a dit le vrai mot, et a prononcé une grande parole: «La France, la France avant tout! empire, royauté, république, tout après la France!».

Le défenseur ajoute que c’est 1à le langage que le maréchal a tenu à ses soldats, et il rappelle la proclamation du 18 septembre, qui se termine par ces mots:

«Nos obligations militaires envers la patrie en danger restent les mêmes. Continuons donc à la servir avec dévouement et la même énergie, en défendant son territoire contre l’étranger, l’ordre social contre les mauvaises passions. Je suis convaincu que votre moral, ainsi que vous en avez déjà donné tant de preuves, restera à la hauteur de toutes les circonstances, et que vous ajouterez de nouveaux titres à la reconnaissance et à l’admiration de la France.»

M. le commissaire du gouvernement dit: «Mais cela, c’était la reconnaissance formelle du gouvernement de la défense nationale!»

Non, il n’y avait ni à reconnaître, ni à ne pas reconnaître un gouvernement. Savait-on, le 12 septembre, ce que c’était que le gouvernement de la. défense nationale du 4 septembre, et n’était-il pas possible que l’émeute eût emporté ce que l’émeute avait créé ? C’était le cri du soldat de la France, qui acceptera le salut de la patrie, venant de n’importe qui.

Comment! quand il s’agit de savoir si le pays périra ou sera sauvé, est-ce que vous croyez que les formes de gouvernement sont quelque chose! Comment! quand il s’agit de savoir si nous serons Prussiens, ou si nous resterons Français, vous croyez qu’un maréchal de France va demander si le commandement est donné par un empereur, par un roi, par un chef de république ou par un homme qui a usurpé lé pouvoir!

Allons donc!

Celui-là qui sauvera la France, pourra devenir le maître, et, s’il la sauve, il ne faudra jamais lui demander comment il s’y est pris pour cela; mais il faut qu’il la sauve! car, autrement, si, sous prétexte de salut, on avait le droit de commettre des actes inouïs, ce serait vraiment trop facile. Le maréchal a donc écrit cela dans la pensée du pays, s’inspirant uniquement de ces deux nécessités, repousser l’étranger, arrêter l’invasion, et surtout, messieurs, il avait le droit de le proclamer, mettre un frein aux mauvaises passions qui peuvent détruire la société tout entière...

Le défenseur arrive ensuite aux premières négociations avec l’ennemi.

À ce moment, messieurs, les renseignements manquaient, les nouvelles de la France n’arrivaient plus. Comprenez-vous cela ? Et il faut, cependant, le comprendre, et on ne peut pas juger le maréchal Bazaine, sans entrer dans cette situation unique: une révolution avait éclaté, constituant un gouvernement avec lequel on ne communiquait pas, nous verrons cela tout à l’heure. L’armée de Metz restait là toute seule, l’armée de Metz, cette espérance de la patrie. Le maréchal fit ce qu’il put, il demanda au chef de l’armée prussienne des renseignements sur l’état politique du gouvernement de la France; il fallait savoir à qui l’on devait obéir, quels étaient en définitive ceux-là qui, avec ou sans droit, s’étaient emparés du pouvoir…

On s’étonne de cette lettre, on reproche à M. le maréchal Bazaine d’avoir demandé des informations au commandant de l’armé ennemie; mais, à qui donc pouvait-il s’adresser ? Le ministère public voulait sans doute qu’il se perpétuât dans l’ignorance de tout ce qui pouvait se passer, et qu’il restât dans cette anxiété terrible de l’inconnu... Ah! messieurs, il ne faut pourtant pas aller si loin; il y a certaines lois de la guerre qu’il faut savoir comprendre... Se défier de l’ennemi, se débarrasser de lui par des moyens permis dans les luttes loyales... c’est ainsi qu’il faut agir. Mais, demander, sur un fait de cette importance, un renseignement qu’on ne peut trouver que là... Est-ce un acte coupable, je ne peux pas l’accepter ni le comprendre.

Nous voilà, messieurs, arrivés à la fin de ce mois de septembre. Nous allons entrer dans ce que j’appellerai la partie des négociations de cette affaire. Le ministère public appelle cela la partie politique. Non, cela ne se nomme pas ainsi; il n’y a pas de politique dans tout ce que nous aurons à examiner, il n’y a pas de conspiration, il y a des nécessités impérieuses de salut, et pas autre chose. Mais avant d’en arriver là, messieurs, je vous demande la permission de déterminer ce que j’appellerai la première partie de ce discours; en vous parlant des petites sorties, et des recommandations qui furent faites à ce sujet par le général en chef. Il semble que cette promesse qu’on s’était donnée le 20 n’ait jamais été tenue, que rentré sous Metz, le maréchal Bazaine ne se soit plus occupé de ces tentatives, et, pour employer le langage pittoresque et si mâle du maréchal Canrobert, de ces coups de griffe qu’on devait donner de toutes parts. II semble que le maréchal Bazaine n’ait pas voulu s’emparer de tout ce qui pouvait exister d’approvisionnements, de tout ce qui pouvait devenir pour l’armée une ressource utile au dernier moment. Ce serait parfaitement injuste, messieurs, que de juger ainsi; j’ai là un relevé dont je vais donner les chiffres et qu’on peut vérifier, si on le désire; depuis le 25 août jusqu’au 8 octobre, il y a, messieurs, quarante-sept lettres, qui ont été écrites par le quartier général du maréchal Bazaine aux différents chefs de corps pour leur donner des recommandations de toute nature.

Ah! mais, dit-on, le maréchal pouvait faire davantage, il ne fallait pas se borner à opérer avec des détachements séparés, il aurait fallu mettre l’armée tout entière en mouvement. Comment! le ministère public ne comprend pas le danger d’opérations de cette importance! Vous savez bien, messieurs, que les hôpitaux étaient encombrés. Les médecins vous l’ont dit, les malades ne pouvaient plus recevoir les soins qui leur étaient nécessaires, on manquait de médicaments...

J’ai entendu une parole bien cruelle; le maréchal ne s’occupait pas des blessés, il n’allait pas dans les ambulances, il paraissait insensible à ces douleurs. Allons! allons! quand les médecins qui ont comparu à cette audience sont venus vous dire ses recommandations, les rapports quotidiens qu’il leur demandait! Il concentrait tout son intérêt, et c’était son premier devoir, sur ces pauvres victimes de la guerre. Eh bien! c’est parce qu’on n’a pas voulu augmenter les pertes, c’est parce qu’on a senti que ces souffrances, déjà terribles, allaient s’accroître dans des proportions effroyables, qu’on n’a pas voulu que les opérations prissent plus d’importance. Non, ce n’était pas possible. Un corps d’armée perdait un nombre déterminé d’hommes; l’armée tout entière en aurait perdu un chiffre si considérable, qu’il n’était pas permis à un général en chef de ne pas s’arrêter devant des éventualités aussi tristes.

Sont-ce là les seules critiques dirigées contre ces petites sorties ? Que n’avons-nous pas entendu dire ? Il fallait s’emparer des approvisionnements. Comment! N’a-t-on pas pris tout ce qui pouvait se prendre ? Les chefs d’armée n’ont-ils pas employé tous les moyens ?

Ceci dit, messieurs, et en terminant sur toute cette partie militaire, j’ai une question à poser, une seule, sur les opérations militaires. Personne n’a le droit de juger un plan de campagne; la liberté du général en chef n’existerait plus, s’il fallait qu’il fît approuver par des conseils de guerre le projet qu’il a arrêté. M. le général, commissaire du gouvernement, est de mon avis, et après avoir parlé de toute cette campagne, et avoir examiné rapidement cette partie technique, matérielle, de l’affaire, nous n’avons qu’à nous demander si, sérieusement, le maréchal Bazaine a voulu sortir, voilà tout. Qui le saura mieux que les généraux et que les maréchaux qui étaient auprès de lui ? Perd-on 40.000 hommes quand on a la résolution de ne pas aller en avant ? Mais, je n’ai pas à discuter ces choses avec l’accusation. Il faut avoir vu, il faut avoir assisté à ce grand spectacle. Les impressions, elles ne peuvent venir que des témoins, des chefs de corps. Eh bien! vous les avez vus, on leur a demandé leur opinion.

Un d’entre eux, il n’était pas chef de corps, mais illustre entre tous, messieurs, plus grand peut-être que les commandants, un simple volontaire, Changarnier, le volontaire de soixante-dix-huit ans, le simple soldat qui venait avec son cœur, et qui apportait sa vaillance, cette vaillance, l’éclair qui devait tout embraser ... Eh bien! il l’a dit à l’Assemblée nationale, il a déclaré qu’il protestait contre cette supposition que le maréchal Bazaine, méthodiquement, et de parti pris, n’avait pas voulu accomplir on devoir. Et, sur ce point, n’avez-vous pas entendu tous les maréchaux et tous les généraux disant: «s’il avait pu passer, il aurait passé; il n’a pas pu.» Ceux-là seuls peuvent le juger qui ont vu la difficulté. Est-il possible, après coup, de résoudre ces difficultés ou de les nier ? Sont-elles inventées aujourd’hui à plaisir ? Le maréchal a voulu sortir toujours, il l’a voulu à un moment, messieurs, où ce n’était même plus possible. Tenez, un dernier document et j’en aurai fini.

Le 5 octobre, on préparait déjà cette sortie sur Ladonchamps. Dans la pensée du maréchal, il fallait donner à ce mouvement un développement aussi grand que possible. Qui sait! qui sait! et peut-être Dieu serait avec nous ce jour-là. Peut-être parviendrait-on au but, par un de ces hasards miraculeux; messieurs, ces mots ne devraient pas se rapprocher, mais enfin il faut parler ainsi pour se faire comprendre, peut-être parviendrait-on à franchir les lignes et à aller au-delà. Cela est si vrai, et tout le monde était si convaincu que, s’il était possible, on ne s’arrêterait pas, que M. le général Coffinières, le commandant supérieur de la place, s’en effraya, et, le 5 octobre, il écrivit la lettre suivante:

«Dieu veuille que la ruine ne soit pas complète pour Metz et pour l’armée!... vous voulez une tentative... c’est la folie glorieuse, cela, comme l’a dit un de nos braves généraux... Mais, cette folie, elle peut avoir pour conséquence la ruine de l’armée, Dieu veuille que le désastre ne soit pas complet...»

Tenez, voilà ma réponse - voilà ce qui démontre que, du premier au dernier jour, tout ce qu’il a été possible de faire pour sortir, le maréchal l’a essayé - ce qui prouve qu’il ne s’est arrêté que devant les impossibilités absolues. Ah! il n’a pas compris ces sorties à outrance, donnant la mort sans profit; il a assez aimé la France, et il a assez connu son devoir pour ne demander aux hommes qui faisaient abandon de leur vie qu’un sacrifice réellement utile à la patrie.

Laissons donc cette accusation, elle est injuste, elle disparaît devant les faits... Le maréchal Bazaine n’a pas pu sortir, il a fait tout ce qu’il a pu pour sortir; et, en terminant, messieurs, cette partie, que j’appellerai la partie militaire, j’ai le droit, ce me semble, de le répéter hautement.

L’audience est suspendue..

A la reprise de l’audience, le défenseur continue en ces termes :

Messieurs, j’en arrive à examiner les reproches que l’accusation adresse au maréchal Bazaine relativement à la communication de certaines nouvelles, et ici, je vous supplie de ne pas oublier la situation dans laquelle il était placé. Je veux parler du voyage de l’attaché d’ambassade, M. Debains, et des renseignements qu’il a rapportés.

M. le commissaire du gouvernement dit: M. Debains s’en est allé; on lui a donné les nouvelles qu’on a voulu; le maréchal Bazaine voulait démoraliser son armée, et il a communiqué ces nouvelles avec une imprudence véritablement inouïe.

Voyons la vérité. Qu’un général bloqué désire avoir des nouvelles militaires et politiques après qu’un grand événement politique s’est produit, c’est incontestablement son droit et il faudrait le blâmer s’il ne le faisait pas. Qu’il ait recours aux hommes les mieux placés, les plus intelligents, les plus honorables et les plus dévoués, c’est là, messieurs, ce que lui commande le devoir, c’est là ce que lui commande la raison…

Ce rapport porte sur tous les points qui peuvent intéresser les malheureux qui sont renfermés sous Metz; les dispositions de l’Europe, les efforts qui seront faits dans l’intérêt de la France; la paix! on n’en connaît pas les conditions, - mais en définitive, les autres peuples s’agitent, - et enfin, cette finale, qui montre quelle est la puissance énorme de l’armée ennemie, et le danger immense que nous devons courir.

Je demande s’il était possible de ne pas faire connaître un semblable document aux chefs de l’armée, et s’il eût été honnête, - j’emploie ce mot, - de ne pas apprendre à ces militaires si éminents une situation qui les intéressait si vivement.

Il y aussi une autre pièce dont on a beaucoup parlé, et sur laquelle il faut bien, messieurs, quant à moi, que je dise un mot.

Dans le procès, ce document s’appelle le communiqué de Reims. Il a paru à Reims le 1er septembre; il n’a pas été envoyé par le quartier général prussien, mais il est arrivé dans un journal. Est-ce le 20, est-ce le 16, est-ce le 18 ? Il peut y avoir, à cet égard, une petite divergence entre l’accusation et la défense. Qu’importe ? Il est arrivé. Que disait-il ? Il disait ceci. La paix ne se ferait que dans de certaines conditions indiquées dans le communiqué. Nous verrons si c’est là de la conspiration. Il y aura deux grands chapitres, la trahison et la conspiration! Nous verrons.

Il ne faut pas donner à ce communiqué plus d’importance qu’il n’en a réellement. Pour rendre, messieurs, d’une façon familière l’argument du ministère public, ce communiqué est une invite au maréchal Bazaine. Voilà ce qu’on dit en termes meilleurs, mais enfin tel est le sens.

Eh bien, je vous demande pardon, on traitera avec un gouvernement régulier, quel qu’il soit, qui sera reconnu par la nation, qui sera le gouvernement de la France, et non avec un gouvernement qui s’est donné à lui-même ses pouvoirs et qui ne représente pas le pays. Quant à présent, l’empereur n’est pas remplacé, - il est prisonnier, - l’impératrice régente peut traiter. Le maréchal Bazaine, qui tient ses pouvoirs de l’empereur, peut traiter aussi; mais, s’il existe un pouvoir régulier, ce sera avec ce pouvoir qu’on traitera.

Voilà le communiqué, voilà la nouvelle donnée par M. Debains, je crois que tous les commentaires de l’accusation sur ce point ne peuvent pas résister à ces simples observations.

C’est alors qu’il va se produire un fait fort étrange, beaucoup plus bizarre qu’il n’est apparu dans le débat. Vous avez déjà deviné que je veux parler de Régnier, de l’incident Régnier, et de tout ce qui à suivi.

C’est le premier acte de la conspiration!

Fixons-nous bien sur cet incident qui a fait beaucoup de bruit, qui a tenu une très grande place dans le rapport et dans le réquisitoire et qui, surtout, dans l’opinion publique, - l’opinion publique ne peut pas tout savoir, - a amené les interprétations les plus erronées et les moins admissibles.

Qu’est-ce que c’est que Régnier ? Je n’en sais rien; et il est possible, à cet égard, d’avoir des opinions absolument diverses. Est-ce un espion prussien ? Je ne le crois pas! La raison c’est qu’on est espion pour de l’argent. Or, Régnier n’a pas besoin d’argent et il ne me paraît pas résulter de l’ensemble des faits qu’il ait été payé. Est-ce un fou ? Dans tous les cas, j’ai entendu ici la déposition d’un homme d’infiniment d’esprit et très honorable, de M. Soulié, qui tient Régnier, son ancien camarade de classe, pour un homme qui n’a pas sa raison. Il est vrai que Régnier, avec M. Soulié, parlait toujours de mort et d’enterrements. Cela ne pouvait pas divertir beaucoup cet excellent M. Soulié qui vivra longtemps, et ses amis, - je suis du nombre, - le désirent. Je crois que, sous ce rapport, chacun exagère un peu l’état moral de Régnier. C’est un homme aventureux, un de ces hommes qui ont besoin de bruit, de renommée, d’importance, et chez qui la vanité domine, je crois.

Dans les moments de révolution, il y a beaucoup de gens comme cela qui se donnent à eux-mêmes un rôle, se créent une importance qu’ils n’ont pas, et se disent: « Mais, si je réussissais, je serais le premier des hommes!». Et ils ont raison. Si Régnier avait réussi et pu obtenir une paix honorable et heureuse, Régnier eût été un grand homme. Malheureusement, il ne pouvait pas réussir...

Sa première pensée, c’est que, puisqu’il n’y avait pas de gouvernement régulier, il était possible d’arriver à faire signer un traité inévitable, - je ne parle pas des clauses, - je montre seulement d’où vient le mouvement, le sentiment de Régnier. Et il est allé à Hastings, il a voulu voir l’impératrice, qui n’a pas voulu le recevoir. Il a beaucoup causé, il a fait des plans que tous ceux qui les entendaient considéraient comme insensés. Ne pouvant pas arriver jusqu’à Sa Majesté, il est parvenu en donnant au coeur du jeune prince la satisfaction de pouvoir faire arriver jusqu’à son père un témoignage d’amour, à se faire donner sur une photographie la signature du prince impérial, avec les quelques paroles que vous savez, à l’adresse de l’empereur, prisonnier en Allemagne. Puis, quand il a eu cette pièce, qui n’engageait personne, il est allé à Versailles, il a abordé M. de Bismark. Oh! M. de Bismark est fort abordable: il ne court aucun danger à se laisser aborder. Si l’instrument peut lui servir, il s’en sert; si l’instrument, plus tard, le gêne, il le brise et le désavoue. C’est commode.

Il lui a dit: «Il faut faire la paix!» L’Allemagne, je le répète, en avait assez, aussi bien que la France, et ne demandait pas mieux que de traiter dans des conditions raisonnables. Il n’y a pas de pouvoir; mais enfin, puisque l’Assemblée ne s’est pas réunie, n’a pas créé un nouveau gouvernement, le gouvernement de l’empereur existe toujours. Et il parle de l’impératrice, qui devait arriver sur un navire, entourée de la flotte. Il indique aussi l’intervention de l’ancien gouvernement, le seul qu’on pût reconnaître encore.

M. de Bismark a laissé faire, a donné le laissez-passer qu’on lui demandait, et Régnier est parti. Il n’avait que la photographie dont j’ai parlé, une seule photographie. M. Jules Favre a très mal vu, en croyant reconnaître la signature de l’impératrice; le débat, sous ce rapport, arrive à l’évidence. M. Favre a confondu, cela peut arriver à tout le monde; cela est arrivé souvent à M. Jules Favre. N’en parlons plus.

Régnier est parti avec le laissez-passer qui lui avait été donné par M. de Bismark et, le 23 septembre, il s’est présenté à nos avant-postes, à Moulins-lès-Metz, et il a été reçu par M. Arnous-Rivière, le commandant des avant-postes.

Il a une conférence avec M. le maréchal Bazaine. Cette conférence, elle est écrite partout. Elle est écrite dans le livre que Régnier a publié; elle est écrite dans les dépositions de Régnier à l’instruction; elle est écrite dans les déclarations du maréchal Bazaine, dans son interrogatoire; elle est écrite dans les récits du maréchal Canrobert et du général Bourbaki.

Il lui dit qu’il vient dans un intérêt de conciliation et de paix. Il lui montre une photographie avec la signature du prince impérial. Il s’agit d’arrêter cette horrible guerre; il faut faire la paix. L’armée, dont la situation est extrême, quittera le camp retranché de Metz, elle sera momentanément neutralisée, et Régnier ajoute un récit de ce qui doit permettre dans un temps très court d’arriver à la conclusion de cette paix que tout le monde devait désirer.

Pour cela, il faut l’intervention d’un général. Ah! il a la main parfaitement heureuse: il demande ou le maréchal Canrobert ou le général Bourbaki. Un espion qui veut avoir près de lui, pour surveiller ses actes et ses paroles, deux des plus glorieuses illustrations de notre armée! Allons donc! Quand on veut sortir avec Canrobert, quand on veut sortir avec Bourbaki, ce ne peut être pour la honte, et ce ne peut être que pour l’honneur.

On écoute, et ici je me le demande, est-ce qu’il est possible de ne pas écouter ? Ah! il est facile dans le rapport et dans le réquisitoire de se montrer d’une rigueur stricte, et de dire: «Il fallait éloigner cet homme que vous ne connaissiez pas suffisamment!» Mais, il est difficile quand on a une armée qui va mourir de faim, quand on sait qu’il n’y a plus de salut pour elle peut-être, de ne pas s’attacher à cette espérance qui vous arrive et qui va être contrôlée par un des premiers généraux de l’armée française. Que fallait-il faire ? Il fallait demander au maréchal Canrobert et au général Bourbaki s’ils comprenaient et acceptaient ce qu’on venait leur demander. Ce fut fait....

Le général Bourbaki se rendit près de l’impératrice. La folie de Régnier avait été complète, ses chimères avaient dépassé toutes les mesures. Il agissait, avait-il dit; comme envoyé de l’impératrice, et l’impératrice ne se rappelait peut-être même plus ce Régnier qu’elle n’avait pas voulu voir. Et quand Bourbaki apparut, quand les gens de la maison de l’impératrice l’aperçurent, quand on dit à Sa Majesté que ce loyal officier qui serait resté le dernier près de ses soldats, franchissait le seuil de Chislehurst, cette arrivée excita une telle émotion que l’impératrice dut supposer qu’il y avait là-dessous un lamentable et irréparable malheur. Le général vous a raconté cette scène émouvante. II va vers son ancienne souveraine et lui dit: «Mais vous ne m’attendiez donc pas ? - Vous ici ?». Et il comprit alors que .Régnier à lui seul avait organisé cet incident si bizarre qui ne peut trouver son explication que dans le désir de servir son pays, mais qui assurément était de nature à. donner de l’inquiétude.

A ce moment, le général Bourbaki n’avait plus qu’un parti, à prendre, revenir près de son armée; je n’ai pas à vous dire tous les efforts qu’il a essayés pour y arriver. Le roi de Prusse avait permis; .le général de l’armée prussienne, le prince Frédéric-Charles ne voulait pas. Le prince comprenait sans doute que c’était là un trop vaillant défenseur pour les derniers moments. La permission avait été donnée, et les influences puissantes qui étaient intervenues avaient forcé la Prusse à laisser revenir le vaillant homme de guerre. Mais Bourbaki avait compté les jours, il avait trouvé qu’il y avait trop d’heures perdues. Ce n’était pas seulement à Metz qu’était l’armée française, mais à l’Est menacé comme le Rhin, et, demandant un commandement qu’on fut trop heureux de lui donner; il est allé là-bas, commander cette armée qu’il a couverte de gloire, et courir à ce désastre qui a provoqué chez lui le désespoir le plus noble; ce désespoir qui a rendu le général plus noble, ce désespoir qui a rendu le général plus cher encore à tous ceux qui aiment leur pays!

Voilà, messieurs, tout ce que j’avais à vous dire, relativement à l’incident Régnier. Pour le comprendre, il faut se placer dans la situation où l’on se trouvait alors. Ah! si dans des conditions ordinaires, dans une guerre qui ne se compliquerait pas d’événements comme ceux auxquels nous avons assisté, des Régnier se présentaient et s’il existait là-bas un gouvernement régulier, pouvant traiter, pouvant s’engager, pouvant nous sauver, le général qui prendrait une initiative pareille, serait évidemment coupable. Mais, s’il n’y a rien, ou si ce qu’il y a n’est pas reconnu, que faire ? Mourir, laisser périr de misère 150.000 hommes, ne pas essayer de sauver la ville ?... Non, il faut tenter et on tentera honorablement, du moment où celui qui portera la parole s’appellera le général Bourbaki.

J’en ai fini avec l’incident Régnier, messieurs; il est bien facile de le résumer. Un homme, qui sera ce que vous voudrez, un aventurier, un espion, un honnête homme, un illuminé, un grand citoyen! est parvenu, à l’aide d’une idée qu’il avait émise, à pénétrer jusqu’à Metz. Il a annoncé qu’il n’était pas impossible d’arriver à une paix devenue nécessaire, et il a demandé qu’un des premiers généraux de l’armée vînt avec lui pour s’en assurer. On l’a permis...

Voilà, messieurs, l’épisode; voilà le fait Régnier réduit à ses termes les plus simples. Ce n’est rien qu’une vue possible sur l’état d’un pays, état que nous ne connaissons plus, et du pays avec lequel nous étions complètement privés de relations.

Ah! si l’accusation n’a que cela pour démontrer que M. le maréchal Bazaine a voulu trahir son devoir, et qu’il a écouté d’une oreille coupable les propositions honteuses qui lui étaient faites, il faut convenir, messieurs, que son argumentation n’est pas forte, et:que je n’ai pas à m’y arrêter davantage.

L’examen de l’incident Régnier terminé, parlons des émissaires

Me Lachaud établit que le maréchal Bazaine a proportionnellement envoyé plus d’émissaires qu’il n’en a reçu.

A la suite, le défenseur s’efforce de prouver que le gouvernement de la défense nationale, lui-même, ne croyait pas que la place de Metz pût tenir longtemps, et il cite cette parole du général Trochu:

«Metz n’étant pas secouru devait succombé».

Ce n’est pas moi qui le dis. Que parlez-vous de sortie à outrance! Que signifie cet appel à des désespoirs, dont le seul résultat sera le massacre et la mort de nos malheureux soldats ? Un homme de guerre éminent vous l’a déclaré; le gouvernement de la défense nationale l’a déclaré avec lui: «Metz ne pouvait pas être sauvé, et, n’étant pas secouru, devait succomber», et il finit par cette phrase: «Loin de nous abattre, cette épreuve, malgré ses rigueurs, fortifiera notre résolution.»

Ceci m’a mené à examiner une grave question. A quel moment le gouvernement de la défense nationale a-t-il connu l’extrémité à laquelle était réduite l’armée de Metz; et à ce propos, je puis répondre un mot à une parole de M. Gambetta, parole que j’ai regrettée; il a parlé d’insinuations. Il savait mieux qu’un autre, M. Gambetta, que je ne fais jamais d’insinuations, car je suis de ceux chez qui la politique n’a point flétri le cœur, et j’aime ceux-là même qui ne pensent pas comme moi sur les affaires du pays.

Il y a longtemps que des sentiments d’affection m’unissent à M. Gambetta, il le sait, et au milieu des ardeurs violentes qui l’ont attaqué, je l’ai défendu comme il convient. Sa politique n’est pas la mienne. Je crois qu’il a fait beaucoup de mal à la France, mais je crois que son patriotisme est ardent et sincère. J’ai toujours dit qu’il n’est pas un ambitieux vulgaire, et quand l’histoire aura à le juger, ce sera son excuse et il n’en aura pas d’autres. Je n’insinue pas, je dis ce qui est dans mon coeur, et jamais les nécessités politiques ne me feront désavouer une affection, quand je crois qu’elle est méritée dans une large mesure.

Mais, revenons à mon procès, et laissons ce qui n’a rien à y faire.

C’est maintenant que, m’adressant au gouvernement de la défense nationale et à M. Gambetta, je leur dis: Vous avez joué à l’égard de Metz et de son commandant, je ne sais quelle... comment dire ?... Je ne sais quelle... appréciation qui n’est pas juste et qui va, tout à l’heure, d’un mot, être détruite.

Jusqu’au dernier moment, il n’y avait pas de paroles assez éclatantes pour le maréchal Bazaine; jusqu’au dernier jour, c’était victoires sur victoires, c’était le glorieux Bazaine, l’admirable Bazaine! A cet égard, vous ne pouvez pas avoir oublié, messieurs du conseil, cette déposition si émue, et en même temps si noble, si honnête, du frère du maréchal, de M. Bazaine, qui est venu ici vous raconter, non pas sous la foi du serment, on n’en avait pas besoin quand on l’entendait raconter tout ce qui s’était passé à Tours, - on y savait bien que le maréchal faisait son devoir.

D’ailleurs, n’avait-on pas été averti par le général Bourbaki ? Ne l’avait-on pas été également par M. Testelin ?...

Mais Bourbaki ?

Ah! je le regrette pour M. Gambetta, mais entre son affirmation et celle du général Bourbaki, il est bien difficile de ne pas croire que le général a des souvenirs meilleurs.

Le défenseur rappelle la déposition du général Bourbaki, qui se termine ainsi :

Ma conclusion était qu’il fallait faire la paix. Alors ils me promirent, et je suis sûr qu’ils l’ont fait, de tenter une démarche auprès du gouvernement de la défense nationale et auprès de M. de Bismark, pour un armistice.

Que nous dit donc M. Gambetta! Le maréchal n’a pas dit au général Bourbaki que la situation était désespérée! Il a demandé quinze jours et on lui a fait entrevoir que quinze jours était possibles. Ah! messieurs, je ne veux pas insister sur ce point. Le gouvernement de la défense nationale avait besoin d’immoler le maréchal Bazaine et on l’a immolé. Vous êtes au 27 octobre. Ah! c’est un gros compte que ce gouvernement aura à rendre au pays et à l’histoire. Mais, ce que je crois plus inexplicable encore, c’est que, connaissant la vérité, ayant appris que rien au monde n’eût pu conjurer les malheurs, dans un besoin de politique que je ne veux pas qualifier, on a osé publier la proclamation que vous connaissez déjà.

Me Lachaud assure que cette proclamation eut des effets terribles, et il assigne deux causes au refus fait par la Prusse d’accorder un armistice :

La journée du 31 octobre et la proclamation dans laquelle le ministre de la guerre, M. Gambetta, dénonçait à la France ce qu’il appelait la trahison de M. Bazaine. - M. de Bismark avait affirmé que le roi s’était montré fort irrité de ce document qui, selon lui, calomniait le seul officier qui avait fait vaillamment son devoir.

Le roi se trompait; ils avaient tous fait vaillamment leur devoir. Mais le roi de Prusse, notre ennemi, est un soldat, et, comme soldat, il trouvait indigne l’outrage immérité qui s’adressait à un vaillant homme de guerre.

Ah! permettez-moi de le dire, messieurs, le roi de Prusse manifestait une indignation que je n’ai pas retrouvée dans le réquisitoire de M. le Commissaire spécial du gouvernement.

Il y a deux phrases que j’aurais été bien heureux de ne pas entendre, mais puisqu’elles ont été publiées, laissez-moi y répondre

Ah! M. le Commissaire du gouvernement trouve que M. Gambetta avait qualité pour dire ces choses à un maréchal de France, et que la France devait être fière de trouver un pareil interprète pour apprécier les opérations militaires! Où sommes-nous donc ? Il suffira d’usurper le pouvoir pour insulter tout ce qu’il y a de grand, et parce qu’on sera un homme de la révolution, on aura sur vous l’avantage de juger souverainement votre conduite militaire et vos sentiments!

Une voix dans l’auditoire. – Bravo!

M. le PRÉSIDENT. - Silence ! Qu’on fasse sortir l’interrupteur!

Me Lachaud. - Mais enfin, passe pour l’accusé Bazaine, passe pour lui! Ce sera une honte pour la France qu’on ait pu le traiter ainsi, sans savoir ce qu’il avait fait! Mais les autres, les maréchaux, les généraux ? Ah! il suffit à M. le Commissaire du gouvernement qu’après trois ans, M. Gambetta vienne s’amender! - Et j’ai lu ce passage :

«Nous avons donc été heureux d’entendre dans cette enceinte même l’auteur des proclamations du 10 octobre et du 1er novembre 1870 laver les chefs de l’armée d’indignes soupçons...»

Des soupçons! Mais c’est le mot le plus faible de la langue! Est-ce qu’on a réservé les expressions véhémentes seulement pour le maréchal Bazaine ? Dire à tous les chefs de corps qu’ils ont trahi, et, après trois ans, reconnaître qu’on s’est trompé…, l’accusation appelle cela des soupçons! Eh bien! moi, qui ne suis pas général, je dis que ce sont des infamies, et j’aurais été bien heureux de n’être pas le premier à le dire!

L’audience est levée.

AUDIENCE DU 9 DÉCEMBRE 1873.

M. le PRÉSIDENT - M. le défenseur a la parole.

Me Lachaud - Messieurs, j’en suis arrivé aux mesures qui ont été prises dans l’intérêt de la place de Metz, et je vais suivre, sur ce point, la partie de l’accusation qui peut concerner M. le maréchal Bazaine.

Voyons ce qu’a ordonné M. le maréchal Bazaine; voyons s’il n’a pas pris toutes les précautions; voyons enfin s’il est juste de dire qu’il devait surveiller plus activement, employer des moyens coercitifs.

L’instruction nous a donné à cet égard des documents que le conseil connaît déjà, en partie au moins, et sur lesquels je ne veux pas revenir. Cependant, il en est un qu’il m’est bien permis de lire.

Au moment où l’on avait déjà rationné l’armée et alors que les souffrances commençaient, il est naturel qu’une foule de soldats et de sous-officiers soient arrivés en ville, et qu’ils aient enlevé ainsi des ressources nécessaires à la consommation des habitants. Qu’a fait M. le maréchal Bazaine ?

Le défenseur rappelle que le 15 septembre, le maréchal a adressé une lettre au général Coffiniéres, pour empêcher les soldats de venir acheter du pain à Metz.

En. ce qui concerne l’armée, dès les premiers moments, ne s’est-on pas empressé de la rationner ? N’a-t-on pas toujours suivi les lois de la prudence ? Nous avons des dates incontestables. Le 7 septembre, la ration de pain est réduite de 750 grammes à 700.

Il est vrai que l’accusation reproche à M. le maréchal Bazaine d’avoir agi sans avoir averti toute l’armée de cette diminution de vivres.

Comment l’accusation n’a-t-elle pas compris que c’était le parti le plus sage ? Effrayer le soldat, lui annoncer la pénurie, lui donner ainsi le signal fatal, eût été une faute grave. Assurément, le silence et la réserve étaient une nécessité absolue de la situation dans laquelle on se trouvait.

Le défenseur insiste longuement sur la question des vivres, il rappelle que la ration a été réduite à 500, puis à 300, enfin à 200 grammes, et se demande si l’on pouvait faire plus.

Mais je m’éloigne de ce détail, et j’arrive à des faits autrement graves; je les aborde nettement, sans périphrases, sans précaution d’aucune nature; ce sont deux points qui, mis en regard, font toute l’accusation: Bazaine a trahi; Bazaine a conspiré pour le retour de l’Empire! Voilà le terrain de la discussion; j’y viens.

« Bazaine a trahi! des paroles ont été prononcées qui le démontrent, des actes, des démarches en sont la démonstration la plus certaine.»

Je l’avoue, messieurs, quand j’ai vu l’accusation, dans l’instruction et à l’audience, s’engager dans cette lutte terrible, effroyable, mon cœur a bondi de douleur. Qu’on blâme un général, qu’on lui dise qu’il n’a pas eu la vigilance nécessaire, qu’on conteste son intelligence, qu’on prétende qu’il n’était pas à la hauteur des difficultés, on peut discuter; mais dire à un homme qu’il a voulu vendre sa patrie, qu’il n’a eu qu’une pensée, devenir l’auxiliaire de l’ennemi, c’est horrible! Et, quand on avance de semblables accusations, il faut que la lumière rayonne sur tous les points du débat.

Ici, la conscience du ministère public elle-même a reculé. On a amené à cette barre des témoins que je vais discuter, mais il y avait tant de folies dans leurs paroles, leurs déclarations étaient tellement insensées, que M. le Commissaire spécial du gouvernement a dit: je ne m’arrêterai pas à ces choses, je ne veux pas le croire, le conseil les appréciera.

Comment! on jette dans le monde entier ces témoignages, on laisse croire qu’à telle heure, tel jour, dans telle circonstance, le maréchal Bazaine est allé au quartier ennemi! Et quand on a ainsi, sans le vouloir, donné aux imaginations ardentes cet aliment terrible contre l’homme, contre la considération du maréchal Bazaine, on se retire en disant: je ne le crois pas!

Si vous ne le croyiez pas, monsieur le commissaire du gouvernement; il ne fallait pas, au nom de l’accusation, faire venir ces hommes. Le rapport n’en avait rien dit: le rapporteur avait compris qu’il y a des folies abominables que la justice ne peut pas encourager.

Me Lachaud examine successivement toutes les dépositions des témoins qui ont affirmé avoir vu le maréchal Bazaine sortir des lignes, et il conclut ainsi:

Et avec de semblables calomnies, messieurs, les réputations se perdent!

Ces bavardages ignobles et immondes qui sont retenus, ils trouvent place dans toutes les causeries et dans tous les cancans; la calomnie distillée ainsi, quelque odieuse qu’elle soit, s’infiltre, et on a, plus tard, bien du mal à la détruire.

Ah! je l’avoue, lorsque j’ai vu de pareilles insanités, je me suis dit, mettant en pratique la parole si noble et si élevée de l’illustre général Changarnier, que je n’avais qu’une chose à faire; et comme il faut estimer ses ennemis, et ne pas supposer que tous les généraux qui nous ont combattus sont des misérables, la voix du prince Frédéric-Charles avait le droit d’être entendue.

Voici le document que j’ai entre les mains, document qui, pour des généraux comme vous, messieurs, a son importance. On ne donne pas sa parole d’honneur au monde, quand on est général d’une grande armée, si on n’est pas certain de ce qu’on assure:

«Je déclare par le présent écrit que, jamais, durant le blocus de Metz, M. le maréchal Bazaine n’est venu à mon quartier général de Corny. -J’ai vu, pour la première fois, M. le maréchal Bazaine, le soir du 29 octobre 1870, au moment où il a quitté Metz, après la capitulation.»

« Berlin, 28 septembre 1873.

«Signé : FRÉDÉRIC- CHARLES, Prince de Prusse, Général feld-maréchal. »

Et il est arrivé ceci; messieurs, je n’ai pas le droit de le taire, à moins de manquer à mon devoir le plus impérieux. Vous connaissez toutes ces déclarations qui ont été faites par d’autres témoins; vous connaissez tous ces récits prétendus d’officiers prussiens qui disaient: «Bazaine est à nous!» Vous savez même qu’un témoin est allé jusqu’à nous raconter qu’un colonel ou commandant prussien lui avait dit: «Le 16, Bazaine a mal tenu sa parole; il nous a tué trop de monde.».

Cela, messieurs, a été rapporté par plusieurs, cela a couru toute l’Europe.

Eh bien, j’ai reçu de Berlin, par l’entremise de l’ambassade d’Allemagne, une lettre datée du 6 décembre, c’est-à-dire d’il y a deux jours. Cette lettre, je n’en avais pas besoin, et je ne l’aurais certes pas sollicitée; elle est arrivée spontanément, inspirée par un sentiment qui est noble; et à moins que la moralité ne soit à tout jamais perdue, il faut bien, même quand il s’agit de l’acte d’un ennemi, reconnaître ce qu’il a d’élevé.

«Je déclare que je professe une entière et haute estime pour M. le maréchal Bazaine, spécialement pour l’énergie et la persévérance avec lesquelles il a pu si longtemps soustraire l’armée de Metz à une capitulation qui, d’après mon opinion, était inévitable.»

Signé: FRÉDÉRIC-CHARLES «Général feld-maréchal.»

Ah! que ceux-là qui croient que tous les cœurs sont pervertis, que ceux-là qui pensent qu’on a le droit de supposer chez ses ennemis toutes les bassesses, que ceux-là disent, si cela leur convient, que c’est un complice qui vient défendre son complice! Je mépriserais ces impostures et ces abominables paroles. Je parle à des généraux qui savent qu’il y a de l’honneur partout; et, quand la voix d’un soldat comme Frédéric-Charles vient spontanément protester contre les paroles qu’on prête à certains officiers de son armée, il fait une démarche qui l’honore, et qui honore plus encore le maréchal qui en est l’objet.

Voilà ce que j’avais à dire de cette trahison. Je vous demande pardon, messieurs, de m’y être arrêté plus que je ne l’aurais dû; mais, que voulez-vous ? je ne suis pas maître de choisir dans le débat la route que je devrais suivre; je dois répondre à tout, je dois des explications à tout. Je ne puis pas laisser, par les forts et par les faibles, toutes ces ignominies s’infiltrer; je suis le défenseur du maréchal Bazaine, et quel que soit l’odieux de la calomnie, il est de mon devoir de la saisir et de la démasquer. Ceci dit, messieurs, abordons plus directement les faits du procès.

Les événements marchent, et nous ne sommes plus loin de la journée fatale où la capitulation inévitable devra être signée. La ville de Metz est animée d’un esprit que je suis dans la nécessité de vous faire connaître.

Les passions s’excitent et s’exaltent, vous en avez eu ici, messieurs, dans de nombreux témoignages, le douloureux retentissement. Je l’ai dit, d’un mot, pendant le débat: aux déclarations exagérées des malheureux habitants de Metz, pour qui la France est perdue, je ne répondrai que par le respect et la douleur. Ils ne sont plus à nous, ils sont Allemands, eux qui ont le cœur si français, et de leur part, toutes les injustices sont permises, toutes! On les a arrachés à la mère patrie; ils n’ont pas à se demander si cela était absolument inévitable. Ils souffrent, et chaque :fois que leur parole s’élève, il faut la recueillir pieusement, alors même qu’elle est cruelle, il faut comprendre leur douleur et leur pardonner!

Je ne veux pas savoir si les émotions qui sont venues se traduire à cette barre sont inspirées par la douleur, ou si ce sont des improvisations ultérieures à l’audience; non, je ne veux pas le savoir: ils sont Messins, ils avaient le droit de tout dire, ils avaient le droit de crier. Plaignons-les, messieurs. Mais vous comprenez bien que la justice ne peut pas être avec eux, et que s’ils se montraient équitables, c’est qu’ils ne seraient pas réellement malheureux.

De l’état de Metz, je n’ai pas autre chose à dire, si ce n’est que les Messins ne comprennent aucune des précautions prises, et je retrouvais l’écho de leurs paroles dans une partie du réquisitoire de M. le Commissaire du gouvernement.

On faisait à M. le maréchal Bazaine, ou plutôt au général commandant la ville, des reproches assez sévères au sujet de la presse, de la censure, des articles qui étaient supprimés et des modifications qui étaient faites à d’autres articles…

Le défenseur s’efforce d’établir, que dans une ville assiégée, le devoir du commandant consiste à surveiller la presse, et à l’empêcher de contrarier ses vues. Il arrive ensuite à une partie qui n’a pas été abordée dans les dépositions.

Je pardonne tout aux habitants de Metz. Leur injustice! je dirai presque que c’était leur droit. C’est le droit du malheur!

Mais, à côté de cette situation, il y en avait une autre, dont je n’ai dit qu’un mot, et qu’il est de mon devoir de vous faire connaître.

Une conspiration militaire s’était ourdie contre M. le maréchal Bazaine. C’est horrible, mais c’est vrai.

Cette discipline, dont M. le Commissaire du gouvernement parle si bien, et dont il dit, avec raison, qu’elle est la base de l’armée, eh bien, il s’est trouvé là-bas des hommes qui ont voulu la perdre. Est-ce que j’invente ? Il ne m’a pas convenu, messieurs, de faire entendre des témoins sur ce point. Il y a des douleurs dont on ne parle que quand cela est absolument nécessaire. J’ai, entre les mains, des documents qui remplaceront tous les témoignages, et, comme c’est un souvenir lamentable, il vaut bien mieux, messieurs, le traiter en quelques instants, que d’y revenir en deux fois.

Eh bien! oui, il y a eu là-bas une conspiration militaire. Dans la triste lettre de M. d’Andlau que je vous ai lue, cet officier se fait gloire d’en avoir été l’un des auteurs. Et il n’est pas le seul. On a fait un rapport à Tours. Ce rapport émanait de l’un de ceux qui avaient porté la dernière dépêche, la dépêche du 21, de M. de Valcourt, - qui prend, sans droit, le titre d’officier d’ordonnance de M. le maréchal Bazaine, et qui était simplement un interprète attaché du général Blanchard, - de M. de Valcourt, que le ministère public n’a pas jugé utile d’appeler ici, et je le comprends: il y a des hommes qu’il vaut mieux laisser hors de l’audience... Eh bien! au moment où la proclamation si cruelle que je vous lisais hier était publiée par le gouvernement de Tours, on insérait un rapport qui courait aussi le monde, et, dans ce rapport de M. de Valcourt, qui paraissait comme un document officiel autorisé par le gouvernement de Tours, je lis ceci:

«28 octobre 1871

C’est la date de la publication du rapport

Dès cette époque, dans l’armée même, un comité de défense à outrance s’était formé. Ce comité, admirablement bien renseigné, et gagnant chaque jour du terrain parmi les officiers subalternes et supérieurs, avait, dès le 12 octobre, la certitude qu’une capitulation allait être signée par Bazaine, et entraînerait la reddition de l’armée et de la ville…

Ce comité s’est insurgé au mépris de la discipline; ce sont des officiers criminels et pour qui, peut-être, le conseil de guerre serait mérité!

«Le comité de défense chercha alors dans Metz quelques citoyens dévoués qui acceptassent le rôle de délégués de fait du gouvernement de la défense nationale. Ces citoyens préparèrent des mandats d’arrêt contre Bazaine, Le Boeuf et Frossard, nommèrent le général...

Je ne prononcerai pas le nom de ce général, c’est une de nos gloires, et la seule pensée qu’il se serait un instant prêté à un semblable dessein est une audacieuse calomnie.

«nommèrent le général … l’idole de l’armée entière, commandant en chef des troupes soulevées, et donnèrent ordre à plusieurs officiers d’état-major et du génie de combiner un plan stratégique qui pût réunir en quelques heures, autour de Metz, les régiments rebelles à toute pensée de capitulation. Les officiers interrogés répondirent d’un chiffre de 20.000 hommes résolus, et la question de l’action immédiate ou de l’action postérieure à l’acte de la capitulation s’agita entre les membres du comité. Craignant d’effrayer beaucoup d’officiers dévoués aux idées de discipline aveugle.»

Cela s’imprimait à Tours, sous la surveillance du gouvernement de la défense nationale de Tours. La discipline, un aveuglement! Ah! je les reconnais bien là, et vous aussi, messieurs, vous qui n’ignorez pas ce que, pendant longtemps, ils ont conseillé aux soldats de la France ?

« Craignant d’effrayer beaucoup d’officiers dévoués aux idées de discipline aveugle, et qui ne désiraient, se mettre en avant que lorsque la reddition les aurait déliés de toute obligation vis-à-vis de leurs supérieurs, le Comité décida à la majorité que le mot d’ordre ne serait envoyé aux troupes conjurées, qu’au moment où la capitulation serait un fait accompli.

«A cette heure-là même, chacun des régiments décidés à marcher, devait se diriger sur un point décidé à l’avance, et se mettre à la disposition des chefs nouveaux que le gouvernement provisoire... » - le leur, celui de Metz - placerait à leur tête, aux lieu et place des récalcitrants…

« Vers le 11 octobre, c’est-à-dire à l’époque même où cette conjuration semblait réunir le plus de chances de succès, un jeune officier de l’armée publia, sous un nom supposé, une brochure violente…

« Vers le 16, deux officiers du génie, membres du comité dont il a été parlé ci-dessus, MM. les capitaines Boyenval et Rossel... »

Rossel! messieurs, celui qui a payé de sa vie son crime contre la société!

«MM. les capitaines Boyenval et Rossel furent conduits chez le maréchal et, après un sévère interrogatoire, le premier d’entre eux, qui s’était exprimé sur la situation avec une franchise pleine de dignité, fut conduit par les mains de la gendarmerie dans l’intérieur du fort Saint-Quentin, afin d’y être gardé à vue».

Rossel a publié un livre dont je ne lirai aucun extrait; - le livre d’un criminel comme lui est une oeuvre qui ne doit jamais se produire devant un conseil comme le vôtre, - mais j’y prends ce renseignement.

Ils eurent, ces criminels insensés! ils eurent la pensée, ils osèrent, ils commirent cet acte audacieux de se rendre chez le général Changarnier, pour lui demander s’il voulait être le chef de cette abominable insurrection militaire.

Ah! messieurs, je n’ai pas à vous dire comment ils furent éconduits et, dans le livre du condamné Rossel, je ne prends que ce mot:

Le général Changarnier s’écria: «Malheureux! est-ce que vous voulez que je déshonore mes cheveux blancs ?»

Voilà ce qui, se passait à Metz et dans le camp retranché. Voilà qu’elles étaient les facilités qu’on procurait au maréchal. Voilà, messieurs, ce qu’il faut savoir, quand on juge les actes d'un homme.

Y eut-il jamais malheur comparable à celui-là! La seule armée qui reste, divisée, les officiers - quelques-uns du moins, - qui doivent donner l’exemple de l’obéissance, en révolte; des mandats d’arrêt décernés contre deux maréchaux de France et des généraux de division; l’audace arrivant à ce point que l’on ose frapper à la porte d’un homme comme le général Changarnier, pour lui demander le déshonneur de toute sa vie! Le conseil d’enquête a su tout cela, et je n’ai pas besoin de vous dire, messieurs, qu’il a flagellé les hommes qui avaient eu, je ne dirai pas le courage, mais l’audace d’une semblable pensée. Le conseil d’enquête a dit: «Quelques hommes inquiets et turbulents cherchèrent alors à provoquer l’insubordination; mais ce fut en vain qu’ils s’adressèrent à des généraux de réputation pour les entraîner dans cette voie; le sentiment de l’obéissance et du devoir était trop profond pour que ces projets coupables pussent réussir, et ils échouèrent, à l ’honneur de l’armée, quand les meneurs furent réduits à prendre pour chefs des hommes sans autorité, sans antécédents, et couvrant leur ambition personnelle des apparences du patriotisme.»...

Nous voici arrivés, avec le défenseur, aux négociations qui amenèrent la capitulation.

Dans cette situation, et à la date du 7 octobre, M. le maréchal Bazaine demande aux chefs de corps de l’armée des renseignements qu’il est impossible de ne pas examiner. Vous allez voir si tout n’a pas été fait dans la pensée la plus louable et, surtout, la plus loyale, et si, dans cette oeuvre si longue, je n’ai pas le bonheur de rassembler, pas à pas, des arguments invincibles.

Vous savez où l’on en est, vous connaissez les périls, périls de toute nature …

Le 7 octobre, le maréchal écrit à tous ses chefs de corps, pour leur demander leur opinion, et ils lui répondent, en présentant la situation comme désespérée:

.... Voilà où on en est. Les hommes les plus autorisés sont consultés par le maréchal Bazaine, par le commandant en chef. Il s’agit de savoir quelle résolution on doit prendre. Eh bien! vous voyez ce qu’ils répondent. Le courage, il reste; l’armée a encore de la discipline, elle saura mourir si on le veut, mais elle mourra sans utilité, et la question qui va se poser est celle-ci: Est-il permis à un commandant en chef d’immoler, sans profit, la moitié des 100.000 hommes qui sont sous son commandement, de telle façon que, quand une moitié aura péri, l’autre moitié sera nécessairement dans une position plus triste et plus lamentable qu’elle ne l’était avant!

Après ces rapports, après que chacun eût pu savoir où l’on en était, eut lieu, messieurs, une conférence à la date du 10 octobre. Ici nous sommes dans le vif de la question. C’est là que les démarches du général Boyer vont commencer; nous allons savoir pourquoi il est parti, quelle mission il avait reçue, sous l’inspiration de quels sentiments il a été envoyé d’abord à Versailles, et puis ensuite à Londres, vers l’impératrice. Et il faudrait, messieurs, que mon intelligence fût bien faible pour ne pas apporter dans cette partie du débat une clarté qui pût vous convaincre tous, que l’armée de Bazaine n’a jamais été et n’a jamais voulu être que l’armée de la France.

Donc, le 10 octobre on se réunit en conseil de guerre, et voici, messieurs, ce qui va être décidé, ce qui va être signé par tous. Oh! je n’attache pas une grande importance à la signature; mais puisque c’est là une des objections du ministère public, au moins ce jour-là, il ne pourra pas la faire, et, comme c’est la décision capitale, parce que c’est l’origine de tout ce qui va suivre, il sera bien entendu, messieurs, que ce que les généraux et les maréchaux ont accepté et signé, c’est ce qu’ils avaient voulu....

Le défenseur insiste sur les conseils de guerre tenus à Metz.

Ah! M. le Commissaire du gouvernement vous parlait, dans son réquisitoire, d’autres généraux en chef qui avaient été poursuivis; il prenait ses exemples à l’étranger et en France. J’interroge sa loyauté, - elle ne me fera jamais défaut, je le sais - a-t-il jamais vu, dans les poursuites qui ont été dirigées contre des hommes qui avaient commandé en chef, des attestations comme celles-là, et des décisions comme celles que je viens d’avoir l’honneur de vous lire ?

Est-ce que ces généraux, que je ne veux pas nommer, avaient eu soin, après avoir succombé sous la famine et sous le nombre, et avant de prendre une résolution, quelle qu’elle fût, est-ce qu’ils avaient eu soin de demander aide à tout ce qu’ils voyaient de valeureux autour d’eux, pour sauver le pays ? Ce qui fait de cette affaire, messieurs, une affaire particulièrement exceptionnelle, c’est qu’il n’y a pas une mesure qui n’ait été concertée et approuvée. Je le sais, devant la loi, le maréchal Bazaine est seul responsable; mais, devant la justice de l’opinion, tous ont voulu ce qu’il a fait. Et cela ne frappe pas le ministère public ? Et il ne comprend pas que cette unanimité, c’est une de ces défenses contre lesquelles rien au monde ne peut essayer de prévaloir!

Mais, marchons, messieurs... On a pris une décision le 10, et, en conséquence, il faut que les négociations commencent; il faut s’adresser à l’ennemi; c’est le général Boyer qui recevra cette mission. Pourquoi lui adresser des reproches ? Pourquoi les paroles sévères du ministère public ? En quoi le général Boyer a-t-il manqué à son devoir ? On lui a dit d’aller là: il y est allé. On lui a dit de porter telles paroles: il les a portées; il est revenu, et en tout cela, il a exécuté cette consigne si élevée, avec le dévouement et la probité d’un général français.

Pourquoi des reproches ? Ah! parce que vous saisirez quelques petites différences de nuances dans le récit, est-ce que cela peut en valoir la peine ? Sommes-nous ici dans le procès des petits détails, ou dans le procès des grandes choses ? Est-ce que vraiment ce sera sur une équivoque que la conviction du conseil pourra se former ? Le général Boyer est parti pour négocier une convention militaire; et, au moment de son départ, on lui a donné, messieurs, les instructions que je vais vous lire; j’ajoute qu’on ne pouvait pas lui en donner d’autres.

Quelles instructions pouvait-on en effet lui remettre ? Est-ce qu’il était possible de savoir ce que la Prusse exigerait ? Est-ce que c’était un contrat s’accomplissant dans les conditions ordinaires d’égalité, puisque la France, vaincue, était forcée, pour ne pas expirer de faim, d’aller demander à son ennemi le prix de la trêve ? Il fallait attendre la proposition, avant que la demande ne pût se formuler.

Mais il y avait un terrain sur lequel le général Boyer devait se placer; il y avait des motifs d’un ordre supérieur qu’il avait intérêt à faire valoir, et qui devaient toucher, dans une certaine mesure, l’esprit de l’ennemi. L’ennemi savait bien que la capitulation viendrait, s’il n’acceptait pas la convention; il voyait bien que notre héroïsme était impuissant, et il sentait qu’avec son cœur, la France ne pouvait pas se sauver.

Dans cette situation, si l’ennemi nous cédait quelque chose, ce n’était pas par amour de la France sans doute, et le ministère public ne fera pas à nos ennemis l’honneur de supposer qu’ils eussent pour nous de bien vifs sentiments d’humanité! Mais il fallait compter avec des considérations supérieures, d’ordre politique, d’ordre philosophique, des nécessités d’ordre social qui appartiennent à toutes les nations, et qui sont les mêmes entre deux ennemis, à l’heure même où ils se font la guerre. Dès lors, il fallait faire vibrer cette corde, et les instructions qui ont été données à M. le général Boyer, je vais vous les lire, et vous allez bien voir, messieurs, qu’elles amènent le négociateur sur ce grand terrain de la sécurité sociale qui intéresse l’Allemagne comme la France, et la France comme tous les Autres pays du monde.

«Au moment où la société est menacée par l’attitude qu’a prise un parti violent, et dont les tendances ne sauraient aboutir à une solution que cherchent les bons esprits, le maréchal commandant l’armée du Rhin, s’inspirant du désir qu’il a de sauver son pays et de le sauver de ses propres excès; interroge sa conscience et se demande si l’armée placée sous ses ordres n’est pas destinée à devenir le palladium de la société.»

C’étaient les seules instructions à donner; les événements publics avaient pris une telle nature, que certains dangers pouvaient être redoutés par tous. Ce n’est pas tout que de gagner un combat, et de vaincre une armée; il faut aussi vaincre l’anarchie; les ennemis d’un peuple ne sont pas uniquement ceux qui ont des armes à la main et qui le combattent; les ennemis d’un peuple, ce sont aussi ces sentiments qui veulent renverser tout ce qui est respectable, et qui n’ont qu’un but, le désordre et la destruction !

«La question militaire est jugée; les armées allemandes sont victorieuses, et S. M. le roi de Prusse ne saurait attacher un grand prix au stérile triomphe qu’il obtiendrait eu dissolvant la seule force qui puisse aujourd’hui maîtriser l’anarchie dans notre pays…»

Le général Boyer est parti, allant inévitablement et tristement chez le vainqueur, chargé de plaider la cause de l’ordre public, et demandant une convention honorable, sans laquelle rien ne pouvait être accepté. Il est arrivé à Versailles; il y a vu M. de Bismark...

Le défenseur nous donne encore une fois le récit des deux entrevues du général Boyer avec M. de Bismark.

Ainsi, on ne va pas à Versailles pour capituler; on n’y va pas pour ramener l’empereur; on y va pour une convention militaire; le chancelier vous dit que vous ne l’aurez pas; que le roi et M. de Moltke traiteront Metz comme on a traité l’armée de Sedan; mais que, quand à lui, l’homme politique qui ne peut pas accepter les idées militaires rigoureuses du souverain et du major général, il fera une proposition. Laquelle ? Il ne veut pas traiter avec le gouvernement de la défense nationale; il ne veut pas traiter avec l’empereur; l’empereur est prisonnier, on dirait qu’il n’est pas libre; mais il y a la régence, il y a l’impératrice. Et le général Boyer reprend: «Je n’ai pas qualité pour engager de semblables négociations.» - « Mais vous avez donc reconnu le gouvernement de la défense nationale!» - « Non, puisque nous n’avons jamais pu nous mettre en rapport avec lui. Mais, nous avons fait un serment à l’empereur, et nous attendrons, pour en être relevés, que le pays se soit prononcé sur la forme du gouvernement.»

C’est alors que M. de Bismark va exposer son plan au général Boyer, qui l’écoute pour le rapporter, à Metz, à tous les valeureux officiers qui l’ont chargé de cette mission.

Eh! bien, pas un Français, au coeur véritablement patriotique, ne pourrait trouver un mot à reprendre dans toutes ces déclarations; seuls, ceux qui veulent le triomphe du fait sur le droit, et qui pensent qu’ils peuvent légitimement nous imposer ce que nous - la majorité, - nous ne voulons pas, peuvent se révolter contre de semblables paroles: « Les pouvoirs publics, l’armée des pouvoirs publics, l’armée de la France.»

De grands événements se sont produits, l’état de choses a été changé, il faut que le pays soit consulté, on le consultera, et quand le pays aura dit ce qu’il veut, l’armée fera exécuter ce que veut la nation.

La déclaration du général Boyer se termine ainsi: «Tel est à peu près-le sens de l’entretien que j’eus avec M. de Bismark. Il restait à savoir si ces conditions seraient acceptées par le roi et son conseil à Versailles, et par le conseil de guerre à Metz.» ...

Tout à l’heure, nous allons retrouver le général Boyer à Londres, tout à l’heure nous allons assister au sublime, au généreux effort d’une impératrice désespérée, non pas de la perte de sa couronne, mais des malheurs de la France; nous saurons ce qu’on allait lui demander, et nous admirerons le courage et l’honneur avec lesquels elle a refusé ce qu’on lui proposait.

C’est le chapitre suivant: il se rattache à celui que je viens d’examiner, et sur lequel j’ai tout dit. Je ne crains pas d’affirmer qu’il ne peut y avoir au monde un officier qui n’eût pas accepté la mission confiée au général Boyer, et qui ne l’eût pas remplie comme il l’a fait.

L’audience est suspendue pour quelques instants.

A la reprise, Me Lachaud poursuit en ces termes:

Messieurs, le général Boyer revient; il revient dans les conditions que vous savez; il revient avec les paroles de M. de Bismark, qui sont expliquées, interprétées de la façon la plus nette dans les pièces que j’ai eu l’honneur de vous lire tout à l’heure. Ce sont des nouvelles graves pour arriver à une convention militaire ou à la paix. Il est absolument nécessaire qu’un pouvoir régulier intervienne; il n’y en a plus, ou plutôt il n’y en a qu’un, c’est la régence.

Le 18, il y a eu une conférence nouvelle, et tous les chefs de l’armée sont convoqués pour apprendre le récit du voyage du général Boyer, et pour arriver à l’extrémité terrible où l’on se trouve.

Ce procès-verbal n’est pas signé, mais qu’importe ? Il a été rédigé incontestablement avec la loyauté la plus grande, et pas un chef d’armée n’en a nié les déclarations...

Après avoir lu ce procès-verbal que nous connaissons déjà, le défenseur continue :

Permettez-moi, messieurs, de m’arrêter un instant. Sentez-vous tout ce qu’il y a dans le coeur de ces valeureux chefs d’armée ? Voyez-vous la lutte qui s’engage entre leur amour pour la patrie et pour son honneur, et les difficultés insurmontables qui se dressent devant eux ? Oui, il faut sortir; oui, il faut mourir, si l’honneur le veut, mais l’honneur ne le demande pas. Mais c’est la suprême et la dernière armée de la France; mais cette folie glorieuse, on n’a pas le droit de la faire, quand on commande à des soldats valeureux, mais entamés par la famine, à des soldats hors d’état de franchir les premières lignes. Et alors la raison revient. Ah! qu’ils ont dû souffrir et que leur cœur a dû saigner, quand le sentiment du soldat s’est fait jour, quand il a parlé de la bataille; mais il a fallu ensuite retomber dans la réalité, et la réalité c’est la convention militaire; la réalité, c’est la négociation inévitable; la réalité, c’est le traité avec la Prusse.

Il faut donc traiter; mais il faut traiter, parce qu’il n’y a pas un gouvernement qui puisse négocier. Il faut, comme on le dit dans ce paragraphe, «permettre de concourir à l’établissement d’un gouvernement avec lequel le gouvernement allemand puisse traiter.». Ce qui s’entend ainsi: Nous allons employer un moyen qui nous conduira à un résultat légal; nous, les soldats du pays, nous resterons les soldats du gouvernement régulier du pays. C’est bien là la pensée. D’ailleurs, tout à l’heure, je vous lirai les déclarations du maréchal Canrobert, du maréchal Le Boeuf, du général Frossard; je vous lirai tout ce que le général Boyer a raconté, comme l’ayant entendu de la bouche du général Changarnier, et alors j’aurai bien le droit de demander à M. le Commissaire spécial du gouvernement si ce sont là des généraux qui conspirent, et qui veulent imposer à la France un pouvoir que la France repousse.

Vous n’oubliez pas que nous étions à la veille du 31 octobre, cette première manifestation horrible de l’esprit démagogique. Si bien que, s’il faut en réduire beaucoup dans les récits de M. de Bismark au général Boyer, il faut aussi reconnaître que la situation était douteuse.

C’est ainsi qu’entraînés par une force irrésistible, et que, ne voulant pas la perte de nos malheureux soldats, dernier espoir de la patrie, il fut décidé à l’unanimité que le général Boyer partirait pour Londres, et irait demander à l’impératrice son intervention.

Il arrive à Londres, messieurs; il voit l’impératrice, et ici je n’ai qu’à raconter; les appréciations ne sont pas nécessaires, et la correspondance qui est aux pièces, et que vous allez connaître, vous dira mieux que mes paroles quel rôle de dévouement l’impératrice des Français s’était imposé dans cette lamentable affaire.

Ah! que M. le Commissaire du gouvernement me permette de le lui dire; je croyais que, le premier, il aurait lu ces lettres, et j’aurais désiré que sa parole autorisée proclamât, avant moi, tout ce qu’il y avait d’abnégation dans la conduite de Sa Majesté à cette époque. Ce n’est pas de la politique, cela, c’est l’élan du coeur. Les princes exilés ont bien assez de douleurs, pour ne pas leur refuser ces grands témoignages de l’opinion, quand ils ont su les mériter.

Eh bien, messieurs, vous ne trouverez pas en l’impératrice une femme qui réclame une couronne, une femme dont l’ambition est excitée, une femme qui se rappelle qu’elle a possédé la puissance. Vous avez sous les yeux une Française qui sait les Français malheureux, et qui veut essayer de les sauver.

Il y a des grandeurs qu’il faut toujours reconnaître, et plus le malheur a frappé ceux qui s’honorent par de grandes actions, plus il faut s’incliner devant eux, avec l’admiration qu’on ne peut jamais refuser à la noblesse et à l’abnégation.

Suit le récit des diverses tentatives successivement faites par l’impératrice, auprès de l’ambassadeur de Prusse et du roi, démarches inutiles, qui n’eurent aucun résultat.

On demandait à l’impératrice l’impossible! A cette conspiration bonapartiste dont vous parlez, il y avait une barrière infranchissable, c’est que la régente de l’empire ne voulait pas signer ce qui pouvait porter atteinte à la situation du pays. On lui demandait des concessions qui n’étaient pas indiquées, on lui demandait des sacrifices, et elle aurait dû rentrer dans sa patrie, après en avoir arraché deux belles provinces!... Jamais!... Plutôt mourir dans l’exil que d’acheter le trône au prix de capitulations misérables et basses, comme celle qu’on lui proposait.

Je m’arrête, messieurs; il y a des sentiments que tout le monde comprend. Je parle devant des hommes d’opinions diverses; je parle devant des hommes qui ont cru qu’il était de leur devoir de combattre l’empire. Quelles que soient leurs sympathies, ce sont des. hommes de cœur, je suis convaincu qu’ils pensent comme moi, et qu’ils admirent la conduite de l’impératrice.

Le gouvernement de la défense de Tours a voulu la faire remercier. Il a envoyé son chargé d’affaires auprès d’elle pour lui témoigner toute sa gratitude. Je ne peux pas blâmer le sentiment qui a inspiré cette démarche, et pourtant il ne faut jamais remercier un Français du bien qu’il veut faire à la France; et, si nos gouvernants d’un jour y avaient réfléchi, ils auraient compris que le sentiment du devoir accompli, et que la satisfaction d’avoir pu prouver son amour à la France étaient pour l’impératrice le plus précieux de tous les remerciements; elle le comprend ainsi, messieurs, car, lorsque le chargé d’affaires vint lui porter les paroles de remerciement, elle lui fit dire qu’elle ne pouvait le recevoir, et que, tout entière à son désespoir, elle n’avait pas à écouter des paroles de gratitude.

Eh bien! parlera-t-on encore de conspiration bonapartiste ? Dira-t-on encore qu’on a voulu restaurer l’empire malgré la France, et, pour employer le mot du général Changarnier, que les maréchaux étaient des prétoriens qui voulaient entraîner les troupes et imposer au pays le gouvernement de leur choix ?... Vous savez la vérité: les généraux et les maréchaux voulaient sauver l’armée, et ils étaient allés vers l’impératrice parce que, seule, elle pouvait intervenir. L’impératrice voulait sauver l’armée, et, comme elle l’a écrit plusieurs fois, elle ne faisait rien pour sa couronne; c’était pour les soldats malheureux et affamés qu’elle agissait.

J’ai fini sur ce point, messieurs; ne discutons pas sur des sentiments généreux et nobles, - la souveraine qui ne veut pas entendre parler d’une négociation qui peut porter atteinte à l’élévation de ses sentiments, - elle n’est plus en France, elle n’a plus le pouvoir, elle ne se servira pas de ce reste de puissance que la Prusse veut lui donner - . Elle est une femme qui pleure, elle n’est pas une impératrice qui traite.

Voilà ce qui s’est passé, et ce que l’histoire enregistrera.

Ce qu’on avait espéré, on ne l’avait pas obtenu. Le concours de la régente, il avait été noblement refusé. Elle avait prié; on ne voulait pas de prière, on voulait des actes. Elle avait imploré, on avait laissé couler ses larmes. On lui avait dit qu’elle devait faire acte de souveraine, elle ne l' avait pas voulu. Tout était terminé.

Quand cette dépêche arriva, on le comprit. C’était le 24. Le maréchal Bazaine réunit immédiatement tous les chefs de corps d’armée. J’ai là le procès-verbal que vous ne connaissez pas, et que je dois vous lire, il est du 24 octobre. Le premier mouvement fut un cri d’indignation, la première parole du maréchal Bazaine fut qu’il devait se faire tuer avec son armée.

Voici la fin de ce. procès-verbal:

«Le maréchal Bazaine propose au général Frossard de se charger de cette commission délicate.

Le général Changarnier craint que le général Frossard n’ait pas assez de calme et de liant dans le caractère pour mener à bien cette négociation.

Le maréchal Canrobert demande alors au conseil de couloir bien donner sa confiance au général Changarnier, dont la position indépendante, le caractère et la réputation européenne sont un sûr garant de succès.

Le conseil, à l’unanimité, se range à l’opinion de Son Excellence, et le général Changarnier déclare que son dévouement à l’armée du Rhin, et à son chef, lui fait un devoir d’accepter cette délicate mission.

En conséquence, le conseil arrête les conditions ci-après, qui devront être l’objet des pourparlers:

1° Demander la liberté de l’armée, qui appellera à elle, dans l’intérieur de la France, les anciens corps constitués pour traiter;

2° Demander la neutralisation de l’armée de Metz, sur un point du territoire où l’on appellerait les corps constitués.»

On sait que la tentative du général Changarnier fut inutile; il ne put obtenir aucune concession. Le général de,Cissey ne fut pas plus heureux.

Le général de Cissey est parti. Rien! Rien que la capitulation de Sedan, la prison, la confiscation de tout le matériel. On lui remit le protocole de Sedan, en lui disant: «Voilà ce qu’il faut accepter, sinon rien de fait!» On ne pouvait pas mourir de faim, on céda...

Le maréchal Bazaine et les chefs de corps auraient-ils dû accepter cette extrémité ? C’est alors qu’on eût eu raison de dire qu’ils étaient bien coupables. Les paroles éloquentes peuvent troubler quelquefois l’esprit public; elles sont brillantes, mais elles sont rarement justes. S’écrier que l’honneur du pays était dans la mort de l’armée; que l’immolation du soldat valait mieux que la capitulation; proclamer souvent en termes animés et éloquents, dans un réquisitoire, que cette hécatombe aurait ajouté à la gloire du soldat français, c’est faire vibrer dans l’âme de la nation de ces sentiments violents qui peuvent égarer quelques-uns; mais, je le répète, les soldats ne sont pas faits pour être tués, et l’homme qui, chargé du commandement d’une armée, immolerait ainsi des existences chères à la patrie, savez-vous comment je l’appellerais, moi ? Un assassin.

L’honneur ne consiste pas dans un sacrifice inutile; l’honneur, c’est, quand on a accompli tout son devoir, quand on s’est défendu autant qu’on a pu, quand on n’a rien à se reprocher, quand on est en face d’une force majeure, dis-je; c’est d’interroger sa conscience, et, si l’on n’a plus rien à espérer, de s’en remettre à Dieu, et de veiller au salut des hommes dont on a la charge.

Voilà l’honneur, voilà le devoir, je n’en connais pas d’autre, et ceux-là qui diraient autrement, n’auraient pas la conscience honnête, et ne sauraient pas ce qu’est le respect de l’humanité.

Il fallait capituler; et le 26 octobre, le lendemain du jour où M. le général Changarnier et M. le général de Cissey avaient vainement été trouver l’ennemi, on fait une conférence; on réunit tous les chefs de corps, et il fut décidé que le général Jarras serait chargé d’aller négocier la capitulation.

Le général Jarras revint - il vous a fait un récit, les larmes aux yeux, je le crois bien! Ah! le souvenir ne s’efface jamais, quand on a traversé ces angoisses, et il est impossible de parler du passé sans cette émotion communicative qui nous faisait tous pleurer avec lui. Il avait fait ce qu’il avait pu; il signa les protocoles, muni de pouvoirs réguliers; et, le 28 au matin, pour la dernière fois, ces vaillants capitaines, ces grands et illustres héros de la France, se réunissaient pour constater que tout était fini.

Le défenseur lit ce procès-verbal, et ajoute :

Et après que ce procès-verbal eut été signé par le maréchal Bazaine, ces pauvres soldats, ils se séparèrent; captifs, ils furent jetés sur les différentes provinces de l’Allemagne, se disant qu’ils avaient tout fait pour l’honneur de la France.

Ah! messieurs, quand un maréchal de France a eu la douleur de capituler, comme l’a fait le maréchal Bazaine, quand il a son passé de gloire, quand il succombe sous le faix des victoires qu’il a précédemment remportées, lui dire qu’il est un traître, qu’il n’a pas accompli son devoir, pour sauver cette ville et cette armée, ah! c’est l’accusation la plus violente qui puisse jamais tomber de la bouche du ministère public. Car, je vous le dis, moi, s’il y a au monde une grandeur, s’il y a au monde une ambition légitime qui dépasse tous les trônes, c’est de sauver le pays, et si Bazaine avait sauvé Metz et l’armée de Metz, ce serait le sauveur de la France.

L’audience est levée.

AUDIENCE DU 10 DÉCEMBRE 1873.

M. le Président - La parole est à M. le défenseur.

Me Lachaud. - Messieurs, je ne veux pas vous lire le protocole qui a été signé après cette fatale capitulation. La question ne s’agite pas, d’ailleurs, sur les termes mêmes du protocole. C’était une nécessité, c’était l’abus de la victoire. Je me trompe, c’était la puissance que la misère avait donnée aux ennemis. Mais je dois discuter les reproches qui sont faits par l’accusation, le défaut de précautions, l’absence de certains moyens que le ministère public aurait voulu trouver dans les agissements de M. le maréchal Bazaine. C’est ce que j’appellerai, messieurs, si vous le voulez, la critique du dernier fait.

Il faut, d’abord, absolument écarter l’une de ces accusations; et la science de M. le Commissaire spécial du gouvernement lui a parfaitement fait comprendre qu’il ne pouvait pas la soutenir; je veux parler de la destruction des forts, des murailles, de ce qui constitue la force de Metz. On n’en a rien dit, il n’y avait rien à dire. Des témoins sont venus vous déclarer, messieurs, que c’était une œuvre impraticable; il fallait longtemps, il y avait des difficultés de toute nature; et l’émotion populaire eût été telle, qu’il n’était pas possible sérieusement de s’y exposer.

Mais, ce qui, au dire de l’accusation, devait être accompli, le point sur lequel M. le Commissaire spécial du gouvernement a particulièrement insisté, est celui-ci: vous aviez des canons, il fallait les enclouer;- vous aviez des fusils, il fallait les briser; - vous aviez des munitions, il fallait vous arranger de façon qu’elles ne pussent plus servir; il fallait noyer vos poudres.

J’en demande pardon à M. le Commissaire du gouvernement, c’est là un conseil qu’on ne peut pas donner sérieusement, sans violer les usages de la guerre.

Ce n’était pas possible, car il faudrait préciser l’heure à laquelle de semblables exécutions peuvent se produire, et que, dans la pensée même des règlements qu’on invoque, jusqu’au dernier moment, jusqu’au dernier instant, jusqu’à la dernière minute, il peut y avoir je ne sais quelle espérance avec laquelle il faut compter.

Ce n’était pas possible, messieurs, parce qu’un acte pareil est contraire à toutes les capitulations. Une capitulation a pour but de sauver la vie, de sauver les habitants, de sauver les propriétés. Or, il y a des règles pour les capitulations, et je peux être surpris que M. le. Commissaire spécial du gouvernement les ait méconnues dans cette circonstance.

Que serait-il arrivé, si on avait violé les usages ? Que serait-il arrivé si tout ce matériel avait été anéanti ? Il serait arrivé ceci, c’est que la ville de Metz eût été brûlée. Il serait arrivé ceci, c’est que les propriétés des habitants eussent été à la merci de l’ennemi. Ne me dites pas que ce sont là des usages horribles et barbares - ce n’est pas à moi à défendre l’ennemi - je n’ai qu’une chose à faire, à démontrer à l’accusation et à prouver au conseil qu’il existe des traditions militaires, et que ces traditions militaires, il fallait savoir les. respecter.

En effet, messieurs, je puis, je ne dirai pas, porter un défi, - le mot dans ma bouche serait sans convenance -, et je respecte trop l’organe du ministère public pour employer une semblable expression; mais je puis demander à M. le Commissaire spécial du gouvernement s’il connaît la capitulation d’une place importante, où l’on ait accompli les actes dont il nous reproche l’omission; si, même dans les petites capitulations, tout n’a pas été respecté, si ce n’est pas la condition absolue de l’accord qui s’engage entre les deux parties belligérantes ? Ah! vous avez un fait unique, glorieux, Phalsbourg! Mais Phalsbourg, c’est une petite citadelle qui restera avec le souvenir de la gloire, mais qui ne peut avoir d’importance dans une question de cette nature...

Le défenseur lit un long travail sur toutes les places qui ont capitulé, sans détruire leur matériel.

Il y a mieux: c’est que, si l’on ne trouvait rien dans la place, la capitulation qui aurait été conclue ne serait pas valable, - la loi militaire arrive jusque-là, - il y a un minimum, et, à défaut de ce minimum, malgré l’engagement qui aurait été pris par l’ennemi, la ville serait livrée à discrétion; et, dans un livre qui a paru en 1725, un livre intitulé l’École de Mars, dédié au Roy, par M. de Guignard, lieutenant-colonel du régiment de Thil réformé, à la page 320 du premier volume, on lit: «L’on doit savoir à cette occasion que, suivant l’ancien usage, la garnison qui capitule doit avoir des munitions de guerre et de bouche pour trois jours, pour être reçue à capituler; autrement, sans contrevenir à la capitulation, on peut la faire prisonnière de guerre.»

Voilà ma réponse; ce n’est pas moi qui la donne, je n’ai pas l’autorité nécessaire pour cela, c’est l’histoire, ce sont les usages, c’est la tradition; il y a le code de l’honneur, et, quand une armée capitule, elle doit capituler dans des conditions prévues et arrêtées.

Voilà une réponse. Une autre a sa valeur; je la trouve, quant à moi; moins péremptoire. Elle vous a été donnée par quelques-uns des témoins que vous avez entendus. Lisez l’article 3 du protocole; on doit, par un inventaire, constater en quoi consistent les approvisionnements de la ville; cet inventaire, il sera dressé contradictoirement. Si l’on fait un inventaire, si la France est partie à l’inventaire, si l’on doit établir la consistance, l’importance, le nombre, la valeur, c’est assurément dans la pensée qu’après la paix tous ces objets reviendront à la France et que, par conséquent, ce qui arrive souvent, ils ne sont entre les mains du vainqueur qu’un dépôt qui cessera quand la paix sera rétablie.

C’était là une raison particulière; mais la raison générale, l’habitude, l’usage, le droit s’y opposent aussi.

Après ce premier reproche, messieurs, on nous en fait un autre: M. le maréchal Bazaine n’a pas accepté les honneurs militaires! Ah! il faut nous entendre, il n’a pas accepté le défilé... Vous savez en quoi consiste le défilé; messieurs; vous ne le savez pas par expérience, car, parmi vous, je ne vois que de glorieux vainqueurs, et cette humiliation horrible ne vous a jamais été imposée. Les honneurs de la guerre sont le signe du courage; les honneurs de la guerre sont la déclaration de l’ennemi que l’armée malheureuse a été brave. Oui, dans ces termes, il est facile de les accepter; mais, à côté de cette manifestation, il y a, dans les honneurs de la guerre, une obligation qui en fait une honte, et à laquelle je comprends bien qu’un général en chef ne puisse pas se soumettre.

Un général, que je n’ai pas à nommer, m’envoyait, il y a deux jours, ces quelques lignes. Cela vaudra bien mieux, messieurs, que tout ce que je pourrais dire. Voilà ce qu’il pense, et voilà comment il l’écrit:

«Les honneurs de la guerre consistent en un défilé avec armes et bagages, tambours battants, mèche allumée devant le vainqueur; puis aussitôt après l’avoir dépassé, on dépose ses armes, ses canons, ses bagages, en un endroit indiqué d’avance.

En défilant ainsi devant le général ennemi, on lui rend l’hommage qu’on n’accordait naguères qu’au seul souverain; on le reconnaît ainsi pour seigneur et maître; de plus on lui fournit un moyen facile de compter ses prisonniers, et de rassembler en un seul lieu les trophées de la victoire; c’est la plus grande humiliation qui puisse être infligée au vaincu.

Le rouge monte au front, les larmes viennent aux yeux à la pensée que nous avons failli être obligés de nous avancer le long de l’armée ennemie rangée en bataille, pour venir passer sous les yeux de Frédéric-Charles, entouré de ses généraux, et saluer du sabre, car le salut avec l’arme est de rigueur en pareille circonstance.»

C’est ce défilé qu’a refusé le maréchal Bazaine, et il a bien fait! Dans toutes nos douleurs, il était possible d’en éviter une, il l’a repoussée. Les voyez-vous, ces cent mille hommes, défilant l’arme au bras ? Les voyez-vous, ces glorieux maréchaux de France, saluant de l’épée le vainqueur triomphant ? C’est ce qu’on lui reproche de ne pas avoir accepté!

Ah! s’il avait fait cela, il aurait consenti, messieurs, à un nouvel outrage. Quelle différence y a-t-il entre ce défilé qui constitue un des éléments des honneurs de la guerre, et ces grandes processions romaines, dans lesquelles le général vainqueur s’entourait de tous ses vaincus. C’est la même chose, et, sous prétexte, messieurs, de reconnaître le courage, on impose aux soldats et aux officier une humiliation et une honte inacceptables.

Ah ! les honneurs de la guerre, mais nous les avions obtenus, mais ils sont écrits dans la convention, les honneurs de la guerre, comme reconnaissance du courage, de la bravoure, de l’héroïsme de l’armée française, les ennemis l’ont déclaré. Est-ce que cela ne peut pas nous suffire, et faut-il y ajouter encore cette ignominie qui laisse dans le cœur du soldat le souvenir du spectacle le plus lamentable et le plus terrible auquel il ait jamais assisté ?

Voilà la seconde critique; je crois, messieurs, y avoir répondu suffisamment.

Il en est deux autres, et j’aurai fini cette discussion; je n’aurai plus qu’un point à toucher, le point important des drapeaux... Ah! que M. le Commissaire du gouvernement connaît bien le pays, la patrie, ces grandes susceptibilités! Avec quelle puissance il a, dans sa péroraison, fait vibrer ce sentiment intime, cet amour passionné du soldat pour son drapeau! Nous allons voir ce qui a été fait; mais laissez-moi vous dire que les paroles que vous avez entendues sur ce point, messieurs, étaient des paroles peu nécessaires. Qui donc n’éprouve pas le même sentiment, qui donc ne sait pas toute la poésie de l’étendard ? Le drapeau, c’est la patrie; le drapeau, c’est l’honneur; le drapeau, c’est la gloire; le drapeau, c’est pour le soldat l’incarnation de tout ce qu’il y a de grand et de sublime! Hélas! si l’ont s’est séparé de quelques drapeaux, est-ce la faute du maréchal Bazaine ? Les ordres qu’il a donnés ont-ils été exécutés ? N’a-t-il pas eu recours au seul moyen qu’il pût employer ? C’est là, messieurs, ce qu’il me reste à examiner devant vous.

Il faut fixer les dates, il ne faut pas nous laisser aller à un enthousiasme enflammé, et il ne faut pas que nos étendards, ravis par la Prusse, nous empêchent de voir la vérité. La vérité, la voici: Le 25, quand M. le général de Cissey fut envoyé au quartier général allemand pour continuer les négociations entreprises par M. le général Changarnier, on s’était déjà occupé des drapeaux; et le maréchal avait fait dire à l’ennemi que les drapeaux étaient des insignes politiques, qu’on les avait brûlés après le 4 septembre. C’était un moyen qui pouvait ne pas tromper; mais il indiquait, messieurs, les sentiments qui animaient le chef de l’armée. M. le général de Cissey n’a pas été entendu au moment de l ’instruction; il était alors ministre de la guerre; et les fonctions dont il était investi ne permettaient pas de l’interroger sans certaines formalités. Je ne m’en plains pas. Depuis, l’accusation et la défense ont voulu respecter le caractère de l’ancien ministre, et le ministère public n’a pas pensé devoir le faire venir. Mais M. le général de Cissey, qui avait un renseignement à fournir, l’a envoyé. C’est sa parole, c’est son témoignage incontestable, et, je le sais bien, il ne sera pas contesté.

Le défenseur produit une lettre du général de Cissey, attestant qu’il a été question de brûler les drapeaux dès le 23, et que, lors de sa mission au quartier général ennemi, le général a déclaré au général de Stieble que nos étendards étaient détruits.

Le maréchal s’est tellement préoccupé des drapeaux que le 25, - entendez-vous bien ? le 25-; alors que les négociations n’étaient pas officiellement engagées, avant l’envoi de M. le général Jarras, quand il y avait, de la part de M. de Cissey, une démarche que j’appellerai officieuse, parce qu’elle ne pouvait pas avoir un caractère définitif, il avait déjà fait dire que les drapeaux avaient été brûlés. Et à ce moment, les Prussiens n’avaient pas dit ce que, le lendemain, ils vont répondre à M. le général Jarras. Mais quant à l’ordre, M. le général de Cissey, investi de cette mission, est certain que le maréchal l’a donné; tellement certain que, s’il y avait eu dans sa pensée un doute quelconque, il aurait fait brûler les drapeaux des quatre régiments de la division qu’il commandait.

Le 26, l’ordre a été donné deux fois.

Mon Dieu, il y a un homme auquel je voudrais bien, dans cette affaire, ne pas toucher durement. Le conseil me rendra ce témoignage que je n’ai fait porter la responsabilité des faits sur personne, mais nous trouvons ici, messieurs, un acte qui, malheureusement, est à la charge complète de M. le général Soleille, et que je ne peux pas accepter. C’est l’évidence; vous allez en avoir la preuve.

A quel sentiment M. le général Soleille a-t-il obéi, quand il a donné un contre-ordre qu’il n’avait pas reçu ? S’est-il dit que cela pouvait avoir plus tard une importance grave ? S’est-il rappelé que détruire ainsi, par un stratagème, des drapeaux qu’on doit rendre, c’est s’exposer à une responsabilité qui peut être terrible ? A-t-il eu peur, lui si honnête, que cette responsabilité ne vînt l’atteindre directement ? Je dois le croire, car c’est là la seule explication loyale d’un acte que le général Soleille n’a pu commettre qu’en s’exagérant, peut-être le danger auquel il était exposé…

On vous a lu, Messieurs, par ordre de M. le président, de longues dépositions du général Soleille sur ce point. Est-ce que vous n’avez pas, comme moi, remarqué l’embarras, l’hésitation, la contradiction ? Tenez, prenons notamment la première question. Il y a eu deux ordres donnés à M. le général Soleille. Il va le reconnaître. Le 26 au rapport, avant la conférence, avant le conseil de :guerre, les ordres .déjà lui avaient été donnés verbalement. Voilà ce qu’il a dit dans la premïère partie de ses déclarations.

Où donc, le général Soleille a-t-i1 pu trouver de semblables instructions ? Ah! c’est l’inquiétude de son esprit, cela ne peut pas être autre chose. Il emploie, il est vrai, ces mots: «Par ordre du maréchal Bazaine». Mais je vais montrer que ce n’est pas possible. C’est le 27, qu’il a écrit cette lettre au colonel de Girels; il l’a gardée par devers lui jusqu’au 28, pourquoi ? S’il était à cette audience, si sa santé ne l’avait pas empêché de venir à ce grand débat, je lui aurais fait une question à laquelle il lui aurait été impossible de répondre: C’est le maréchal, dites-vous, qui vous a chargé, le 27 au matin, d’écrire au colonel de Girels que les drapeaux seraient compris dans un inventaire. Pourquoi cette lettre que vous aviez préparée le 27 au matin, - ainsi que cela a été établi d’une manière précise, - l’avez-vous gardée jusqu’au 28, à huit ou neuf heures du matin ? Quel est donc cet ordre qui vous est donné, et que vous n’exécutez pas ? Si tout le monde, à l’exemple de la garde, s’était hâté, cet ordre serait arrivé trop tard, et il ne serait plus resté un seul drapeau. Voilà ce que je lui dirais, et il serait bien obligé de reconnaître que, s’il avait reçu un ordre, en tous cas il ne l’avait pas exécuté, d’où la conséquence forcée que jamais ordre semblable ne lui a été, et n’a pu lui être donné...

Voilà la vérité, messieurs, telle qu’elle se dégage de ce débat.

Par conséquent, M. le maréchal Bazaine est absolument justifié à ce point de vue. Que la responsabilité porte ailleurs, j’en suis douloureusement peiné. J’ai accompli mon devoir, car sur un point aussi considérable, il est nécessaire que la vérité soit bien établie...

Après avoir ainsi terminé la discussion des faits, le défenseur se place sur le terrain juridique.

… Quelles sont donc les qualifications de cette affaire ? Il y en a deux: la première qu’il me faut discuter, et une seconde qui ne supporte pas l’examen. La théorie exposée dans la première partie du réquisitoire de M. le Commissaire spécial du gouvernement est juste; je l’accepte: la distinction qu’il a établie entre l’article 210 et l’article 209 est parfaitement exacte. Oui, la capitulation en rase campagne est toujours un crime, et l’article 210 s’exprime à cet égard de la façon la plus absolue.

«Tout général, tout commandant d’une troupe armée qui capitule en rase campagne est puni: 1° De la peine de mort avec dégradation militaire si la capitulation a eu pour résultat de faire poser les armes à sa troupe, ou si, avant de traiter verbalement ou par écrit, il n’a pas fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l’honneur; 2° De la destitution,’dans tous les autres cas.»

Le ministère public dit que, par cela seul qu’on a conclu une capitulation en rase campagne, on a commis un crime. Si, à la suite de la capitulation, les armes ont été posées, c’est la mort. Si on a traité de la capitulation en rase campagne, sans que le général ait fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l’honneur, c’est encore la mort; enfin, si par impossible, la capitulation n’est pas honteuse, si les armes n’ont pas été posées en cas de capitulation en rase campagne, l’officier sera destitué.

Tout cela est vrai; mais là n’est pas la difficulté. Il ne s’agit pas de savoir quand la loi punit la capitulation en rase campagne, il s’agit de prouver que le maréchal Bazaine a capitulé avec une armée en rase campagne. On ne prend même pas la peine de faire cette démonstration; elle est pourtant assez grave. Dire que l’armée du Rhin, qui était renfermée dans un camp retranché, qui faisait pour ainsi dire une annexe à la forteresse de Metz, a capitulé en rase campagne, c’est soutenir, à mon sens, ce qui est contraire à l’évidence du fait.

L’armée qui a capitulé ne se trouvait pas en rase campagne. Voyons quelle était sa situation ? Elle était bloquée sous Metz par une armée ennemie qui l’avait enveloppée, - ne l’oubliez pas, - d’une double ligne de contrevallations, formée de retranchements, d’abatis, d’obstacles divers appuyés par de solides redoutes, et armée de nombreuses batteries de position, d’où résultait, pour l’armée bloquée, une impossibilité matérielle, absolue, d’aborder immédiatement corps à corps l’ennemi. Mais quel a toujours été le caractère d’une armée en rase campagne ? Ce sont des ennemis qui sont face à face, qui peuvent s’aborder, en venir aux mains, et combattre corps à corps. Oui, mais quand ces armées sont séparées par des lignes de contrevallation, quand il y a entre elles des retranchements, des obstacles divers, quand le rapprochement des deux armées n’est pas possible, on n’a jamais soutenu qu’une armée dans ces conditions soit en rase campagne...

J’en ai trouvé du reste l’aveu dans chaque page de la discussion de M. le Commissaire du gouvernement. A tout instant je lis: «Camp retranché; vous êtes venus au camp retranché; il n’y avait pas à Verdun de camp retranché, comme il y en avait un à Metz.» Est-ce que le séjour dans un camp retranché peut se concilier avec la pensée d’une armée en rase campagne ?

Enfin, messieurs, je vous demande pardon, c’est un ignorant qui empiète et qui a besoin, plus encore ici qu’ailleurs, de toute votre indulgence; la question a presque été déjà décidée.

Elle l’a été, à ce qu’on m’assure, dans les comités spéciaux de la guerre.

Lorsqu’un général est en rase campagne et qu’il fait des nominations militaires, elles ne valent rien. Lorsqu’on est dans une forteresse, lorsqu’on est privé de communications, si le commandant nomme des officiers, ces nominations sont valables. C’est ce que dit l’article 215 du règlement modifié du 23 octobre 1863, qui lui permet de prendre toutes les mesures nécessaires.

Et une de ces mesures, c’est de remplir les cadres, et de nommer des officiers.

Pendant ce blocus si long, vous comprenez que le maréchal Bazaine a été dans la nécessité d’en nommer beaucoup. Les glorieux morts, les infortunés malades, il a fallu les remplacer. On s’est demandé, dans les comités, si ces nominations étaient valables. Si elles avaient été faites par un commandant en rase campagne, elles étaient de nulle valeur, il fallait qu’elles fussent ratifiées. Si elles avaient été faites par le commandant d’une citadelle, d’un camp retranché, c’est-à-dire par un homme qui, privé de toute communication, a, de par la loi, la puissance de nommer aux grades, et de prendre les mesures indispensables, ces nominations sont valables.

Les comités ont discuté. Il peut y avoir eu des avis différents; vous êtes mieux que moi, messieurs, à même de savoir et d’apprécier. Mais, je ne crois pas qu’on puisse contester ceci: on a déclaré que le maréchal Bazaine avait le droit de faire!

S’il a eu le droit de faire, il n’était pas en rase campagne.

J’ai terminé, messieurs, et je vous demande pardon d’avoir longtemps abusé de l’attention bienveillante que vous m’avez accordée. Je vais, dans quelques instants, m’arrêter, et, en achevant cette défense, je n’ai pas besoin de vous dire combien mon émotion est grande; je ne la dissimule pas. Je sais quel effroyable fardeau j’avais à soulever, et je me demande, dans ma conscience, si j’ai eu la force de remplir la grande tache qui m’avait été confiée. Mon courage était entier, ma conviction sincère. Hélas! je n’ai pu donner que ce que j’avais, et si ma défense n’a pas été ce qu’elle devait être, je demande à vos consciences, messieurs, d’y suppléer.

Je vous l’avoue, en ce moment suprême je souffre cruellement; je souffre en voyant un vaillant soldat lutter avec l’horrible accusation portée contre lui; en entendant les réquisitions sanglantes du ministère public. Ce n’est pas seulement la vie du maréchal Bazaine qui me préoccupe, sachez-le bien; il l’a exposée trop souvent, pour n’être pas prêt à la donner encore, c’est son honneur, le seul bien qu’il ait au monde, la seule fortune qu’il puisse laisser à ses enfants. Je souffre, parce que je ne pense pas seulement à lui, parce que je songe à tous ceux qui l’entourent, parce que je ne peux pas m’arracher à la pensée de cette jeune femme qu’il aime si tendrement, et qui reconnaît cette tendresse par un dévouement admirable; au souvenir de ses pauvres enfants, de ces petits êtres qui ne peuvent pas comprendre l’horrible drame qui se débat aujourd’hui dans cette enceinte; de sa famille dont il était le bonheur, plus encore que la gloire, de ce frère bien-aimé et si digne de l’être. Voilà dix-huit mois, messieurs, que je vis près d’eux, que je partage leurs souffrances, que je tâche de les consoler, car vous comprenez que mon cœur est profondément malade, et brisé à une pareille heure.

Eh bien! messieurs du conseil, laissez-moi vous le dire, ce ne sont pas ces sentiments intimes qui parlent le plus haut en moi. Ce qui me préoccupe par dessus tout, c’est la France, qui serait atteinte à tout jamais si Bazaine était condamné par vous. L’histoire dira, soyez-en sûrs, que le maréchal fut un grand capitaine, fidèle, loyal, dévoué; le monde tout entier le répète à cette heure, et ceux-là seuls que le malheur a rendus injustes ne le proclament pas.

Faudra-t-il que l’histoire ajoute qu’en récompense de ses services glorieux, du dévouement plein d’abnégation qu’il a montré pour sa patrie, on lui a donné la mort, et, ce qui est plus terrible encore, le déshonneur ?

Non, messieurs, vous ne rendrez jamais un verdict comme celui-là, j’en suis bien sûr; votre honneur de soldat et votre amour de la France vous le défendent.

Je devrais peut-être, à cette heure dernière, vous rappeler ce que deviennent les accusations de haute trahison lorsque les colères aveugles et les passions ardentes qui les suscitent sont éteintes, vous rappeler aussi ce que deviennent ensuite les arrêts de la justice devant la postérité.

C’est inutile, vous le savez comme moi. Les procès politiques, messieurs, ont cela de fatal que le criminel d’aujourd’hui peut devenir le héros de demain, et que, sur le lieu du supplice, on fait plus tard une apothéose, et on dresse une statue.

M. LE PRÉSIDENT. - La séance est suspendue.

[À la reprise, suit un débat qui sort du cadre que nous nous étions fixé: donner un exemple de plaidoirie]

Signe de fin