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ENTRETIEN AVEC UN MEURTRIER

( Source : De Greef «  Introduction à la criminologie », Bruxelles 1946 )

 

Le bandit opérant seul. C’est celui qui, même s’il agit une fois ou l’autre en compagnie, vit seul sa vie criminelle sans le besoin et le secours d’un partage affectif. Bien que parfois il ne soit qu’un pur produit social, il arrive fréquemment que ce criminel soit également porteur de tares personnelles ou héréditaires. Le fait qu’il agisse seul le force généralement à adopter des méthodes lâches qui s’apparentent à celles des tueurs de vieilles personnes. Attentats perpétrés dans les champs, à l’orée d’un bois, meurtres d’un chauffeur de taxi. Leurs gestes se ressemblent par le cynisme de leur exécution. Nous ne les décrirons guère séparément, car ils se rapprochent du groupe suivant. Toutefois nous donnerons une observation très typique où le milieu social et les tares personnelles se conjuguent.

Compte-rendu aussi littéral que possible d’une entrevue avec Jean...

 

- Je suis né en 1907.

- Votre mère a été condamnée je pense ?

- (Il rit) Oui. Elle tirait son plan. Mon père était couvreur ardoisier. Il est tombé d’une toiture. Alors ma mère s'est remariée et moi on m’a envoyé à l'orphelinat. J'y suis resté jusque... je ne me rappelle plus. Quand la guerre est arrivée on nous a tous f... à la porte. Je crois que j'avais sept .ans. Je suis allé alors chez ma tante jusqu’à la fin de la guerre.

- Vous y étiez bien ?

- Je ne me rappelle pas. Elle s'en foutait. (il pouffe de rire). Je m’en foutais aussi. Après la guerre on m’a de nouveau ramassé pet je suis allé à l’école de Bienfaisance. J'ai appris le métier de tapissier garnisseur. J’y suis resté jusque 18 ans.

- Sans sortir ?

- Oui. C'est-à-dire que je suis une fois sorti. J’avais 15 ans. J’avais un bon poste à Anvers. Mon patron était épaté de moi. Il m’a donné de bons certificats. Mais il n’y a rien eu à faire : je m’étais évadé et je devais retourner.

- C’est dommage qu’on vous ai retrouvé comme ça ?

- Eh, oui, c’est sûr. (Il rit). A dix-huit ans j’ai quitté l’école. Je suis resté presque deux ans à X... sans être condamné. J’étais chez un tailleur. Je ne connaissais rien, mais j’étais tout de même bien. Seulement, après deux ans, j’ai rencontré un type qui m’a dit : « Viens avec moi à Bruxelles. Il y a moyen de faire la belle vie ; il n’y a qu’à voler. Et puis on jouera aux courses ; quand on a les tuyaux ça va tout seul. Et on pourra se payer de belles poules ».

- Vous avez été bien vite décidé ?

- C’était un copain; il me disait .ça comme ça ; et je suis allé avec lui. Mais à ce moment c’était la saison à Ostende ; il m’a dit qu’il valait mieux commencer par là. Là, le type m’a montré une cabine et je suis allé voler, j’avais pris le portefeuille. Mais j’ai été pris. Je n’ai pas dit que j’étais avec un copain. On a pris des renseignements sur moi. On a su que je venais d'une École de Bienfaisance et j'ai attrapé 8 mois de prison.

- C’était la première fois que vous voliez depuis votre sortie ?

- La première fois ? Ça, nous autres on ne sait jamais.

- Vous n’avez pas été soldat ?

- Non, une fois qu’on a une condamnation de plus de six mois on ne veut pas de vous à l'armée. J'ai fait mes huit mois à la prison de Gand et je suis sorti avec 50 francs. Je ne savais rien foutre avec ça. Mon idée était d’aller à Bruxelles, mais il me fallait d’abord de l’argent. Je suis retourné à Ostende et je suis encore allé voler un portefeuille dans une cabine. J’étais tout seul. Si j’avais réussi j'aurais peut-être trouvé quelque chose de bon à Bruxelles. Cette fois là ils m’ont foutu dix mois. Quand je suis sorti, j’avais 22 ans et 350 francs en poche. Je pouvais attendre quelques jours. Je suis allé à Bruxelles et j’ai trouvé une place chez un tailleur. Seulement c’était un petit patron ; il venait de s’installer et n’avait pas de pèse. Après 3 mois il ne m’avait pas encore payé. Alors je lui ai pris son portefeuille. Il y avait 400 francs dedans et il m’en devait 450 donc nous n’étions pas même quittes ; mais il a prétendu qu’il y avait 1.000 francs dedans. Là dessus plutôt que de me laisser arrêter je suis filé sur Paris. J’y ai travaillé quatre mois dans la reliure. Alors là j’ai fait la connaissance d’un Hollandais qui me dit de rentrer à Bruxelles qu’on se démerde mieux là qu’à Paris. A Paris les étrangers sont très surveillés. En descendant du train, je tombe sur mon patron qui me reconnaît et me fait arrêter par la police. Çà c'est scandaleux : c'était lui qui me devait encore et j’attrape 5 mois. La justice comme ça c'est quelque chose de dégoûtant. Mais tous ces bonzes s'en foutent.

- Les renseignements de la police disent encore que vous voliez bien plus que ça ; que vous étiez pédéraste ?

- Çà, c'est sûr ! Moi, je ne suis pas obligé de vous raconter tout ; je vous dis ce qui est connu. Pédéraste, ça n'est pas vrai. J'avais des poules et des chics poules ; mais quand il y a moyen de dévaliser un type, ça m'était égal de faire la femme. Si vous appelez ça pédéraste moi je ne vois là dedans qu'un moyen de refaire un type. La police, vous savez, ce sont des types dans notre genre. En novembre 1930 j'ai connu Z et sa bonne amie. Z était un mec comme moi, mais ce n'était pas le premier qu'elle avait. Mais à ce moment là ils étaient dans la purée. Elle m'a demandé d'aller habiter avec eux. Ça m'allait. Elle me demandait combien je payais quand je marchais avec des poules :. elle me disait que deux cents francs j'étais sûrement volé et que je pouvais l’avoir pour rien. Seulement moi il me faut de temps en temps du changement ; ça la mettait en rage. Ce n’était pas par jalousie, mais seulement pour que je ne dépense pas d'argent. Elle m’a alors expliqué qu'avant son type, elle avait eu un autre qui travaillait avec elle. Quand elle avait un client, lui restait sous le lit et volait le portefeuille. Il avait une barre de fer et si jamais le client le voyait, disait-elle, il l’assommait. Ils avaient ainsi volé plusieurs belles autos à des types : on le laissait en plan, dans la chambre, assommé et on filait avec la voiture. Alors elle m’a dit que si je voulais faire le guet elle connaissait un coup épatant à faire : une logeuse où elle avait resté et qui portait toujours au moins 300.000 francs sur elle. On serait trois et on aurait chacun 100.000 francs.

Alors on est allé à trois, mais il y avait trop de monde dans la maison. On n’a pas pu. Alors on est allé à X, en se disant qu’à X on ne serait pas si vite pris et on est allé se promener dans les rues pour chercher une occasion. Les légumières sont mieux que les bijoutières pour tout çà ; elles ont l’argent dans leur tiroir et elles ne se défient pas. On a trouvé une enseigne, Veuve une telle. Je savais qu'elle n'était pas remariée. Mais à ce moment là Z était devenu malade ; il avait des crampes d’estomac ; il n’était pas en état de frapper. Nous avions acheté la veille un marteau de 1 kg. 3/4. Il valait 35 francs et avec un manche très long ça faisait bien 9 kg.50 de fer sur la tête, à moins qu’on ne soit gêné dans son mouvement. On avait parlé de cela ensemble. Alors la femme m’a dit : « Eh bien nous ferons le guet, va, toi, faire le coup ».

- Et vous vous êtes décidé comme ça ?

- Je me suis dit que le bonze n’était pas assez franc pour le faire, moi ça ne me faisait rien. J’ai pris le marteau et je suis entré. J’avais ça dans un journal. J'ai acheté mes légumes et pendant qu'elle faisait le compte j'ai déballé le marteau. Je lui ai donné un bon coup puis je ne sais plus combien d’autres ; pas beaucoup. Alors j’ai visité vite la maison, mais je n’ai trouvé beaucoup que dans le comptoir ; j’ai tout versé dans ma poche. J’ai réemballé le marteau (il coûtait 35 francs) et je suis sorti. Alors nous avons partagé. J’avais quatre mille francs pour ma part : on est retourné à Bruxelles et on a fait la bombe. Le lendemain j’étais déjà quitte de tout, c’est la femme qui m’a volé ce qui me restait pendant la nuit.

- Quand vous avez vu le lendemain dans les journaux que la femme était morte ça ne vous a rien fait ?

- Qu’est-ce que ça pouvait me faire ; ce n’est pas parce qu’on assomme quelqu’un que cette personne doit mourir. Elle saignait à la tête, mais moi-même j’ai déjà saigné aussi. Et puis si on l’avait trouvée plus tôt, elle ne serait peut-être pas morte. Moi ça ce me regarde pas cette histoire là. Et puis le lendemain on n'y pense déjà plus. Tout de même je crois bien que c'est plus grave de frapper aux la nuque qu’en pleine tête ; sur la nuque ils sont tout de suite cuits.

- Et huit jours plus tard vous recommenciez ? Ça ne vous avait sûrement pas fort impressionné ?

- Moi je ne suis pas un type à impression. Quand j’ai su que cette vieille était claquée, je me suis dit pour maintenant il n’y a qu’à te tirer une balle quand tu seras pris. Et ainsi je me foutais de tout. Tuer ou pas tuer on ne s’en occupe même pas... (Ici il rit). Quand le directeur de la prison de X m’a vu entrer il m’a dit : « Comment c’est un type comme toi qui a commis tous ces crimes ? Ce n'est pas possible qu'un garçon si gentil soit si bas ?» Moi je lui ai répondu : « Monsieur le Directeur, vous devriez savoir mieux que les autres qu’il ne faut pas juger quelqu’un sur les apparences (Fou rire).

Trois quatre jours après on s’est décidé à faire un nouveau coup. C’était dans un café. On est allé à trois. C’était en décembre vers 3 h 1 /2 ou 4 heures, il fait assez sombre. Je suis allé m’installer et j’ai demandé un verre de bière. Elle était seule. Les deux autres sont arrivés un peu après à une table à côté de moi. Ils ont demandé du café. Pendant que la cabaretière les servait le chat était venu auprès d’elle et avant de repartir à son comptoir elle voulut ramasser le chat. J’ai déballé mon journal. Ça n’a pas fait de bruit. Je ne me rappelle pas combien de coups j'ai frappés. Et on a pris tout ce qu'on a pu. Je me rappelle que ce n’était pas beaucoup. La femme disait toujours que je trichais mais cette fois-là ils m'ont sûrement eu.. On n'a pas pu chercher longtemps d’ailleurs ; la porte n’était pas fermée ; quelqu’un pouvait entrer à tout moment.

Douze jours après nous sommes encore allés chez une marchande de légumes. Je l’ai encore démolie avec mon marteau. Mais je n’ai sûrement donné que deux coups. Comme elle était tombée, entre le comptoir et une glace qu'il y avait là, j'aurais sûrement cassé la glace en prenant mon élan. Alors pour frapper sans force ce n’est pas la. peine. Je n'ai pas continué. J’ai empoché tout le tiroir ; il commençait de faire noir, mais il passait beaucoup de monde. Il n'y avait que trente francs dans le tiroir. Ça c’est à la chance. La femme me disait toujours : « Tuons-en jusqu’à ce qu’on en ait trouvé une qui ait le magot ». Mais le soir ils m’ont cherché tant de misères avec ces trente francs, disant que j’avais tout empoché, que je suis parti.

J’avais une bonne amie qui était la dactylo d’un comte. Je suis allé beaucoup auprès d’elle. Quand j’étais bien habillé, personne n'aurait cru que je suis un type comme ça. J'ai pensé de faire l'affaire du comte ; c’aurait été un bon coup ; mais sûrement que la dactylo aurait été dedans...

Alors j'ai pensé que je ne pouvais plus continuer avec ce marteau. L’idée m’est venue de faire un coup au revolver chez un richard. Je suis allé proposer l’affaire à un chasseur de l’hôtel B ; mais il n'a pas marché. Comme je lui proposais une adresse de la rue même où je venais de tuer la cabaretière, celui-là m’a demandé si c’était moi qui avais fait le coup. J’ai dit que oui. Et c’est lui, j’en suis sûr. qui est allé me dénoncer à la police.

J'avais toujours dit que je ne serais pas pris vivant et ç'a été si bête que je n’en reviens pas encore. J’étais à la devanture d’un cinéma place F et je n’avais pas remarqué trois individus qui causaient tranquillement. Au moment où je passais près d’eux, ils m’ont agrippé. J’ai été ficelé tout de suite. Un de ces imbéciles m’a alors tâté pour savoir si je n'avais pas de revolver. Si j'en avais eu un je les aurais zigouillés. Il serait encore resté trois balles pour moi. Ils m’ont conduit au bureau de police. Là, on m’a parlé de X et de Bruxelles. Je faisais la bête ; je riais; je ne les prenais pas au sérieux. Puis quelqu’un amena un papier. Les empreintes digitales trouvées à X correspondaient à celles qu'on avait déjà prises de moi précédemment. Je pensais à ce moment : imbécile que j’ai été, j’avais des gants, et j’ai oublié de m’en servir. Mais je niais quand même encore parce que avec un seul doigt on aurait du mal de vous condamner. Malheureusement ils avaient presque tous mes doigts. Quand j'ai vu ça, fini. J'ai avoué.

Je savais ce qui m’attendait. Je trouve bien plus dégoûtant de condamner quelqu’un à perpétuité que de le condamner carrément à mort. J’aurais eu fini tout de suite ; ça ne dure pas si longtemps Et comme maintenant je suis obligé d’attendre que j’en aie assez et puis je devrai encore le faire moi-même.

Enfin ce sera vite fini, quand j’aurai décidé que c’est tout. J'ai fait bien autre chose encore que ce pourquoi je suis condamné ; quand on a vécu comme moi, c’est comme si on était né comme ça ; si j’étais remis en liberté je sais que je recommencerais ; je ne saurais pas faire autrement ; si vous appelez ça mauvais, je suis bien plus mauvais que vous ne le pensez.

*

Tous seront d’accord pour admettre l’absence totale de lutte chez ce criminel avant d’accepter l’idée de meurtre. Il ne semble même pas y avoir de conflit intérieur à ce moment-là. Il est possible que par une sorte de bravade il l’ait caché, mais il ne peut avoir caché que bien peu de choses puisqu’en somme rien n’en transparaît. Si l’on compare les luttes, les hésitations, les équivalents, les demi-attitudes de ceux que nous allons encore étudier s’avançant lentement dans l’allée du crime, avec la tranquille et immédiate acceptation de l’assassinat de ce dernier criminel, on demeure stupéfait, effrayé pourrait-on dire de ce monstrueux cynisme. En réalité ce cynisme n’était pas normal. Après plusieurs années, des troubles mentaux torpides sont apparus, et finalement il a fallu le colloquer.

Signe de fin