Page d'accueil > Table des rubriques > Les poursuites criminelles > Exemples pratiques d'actes de procédure > Un exemple de dénonciation : Deux lettres de Giacomo Casanova à la police de Venise

UN EXEMPLE DE DÉNONCIATION :
DEUX LETTRES DE GIACOMO CASANOVA
ADRESSÉES À LA POLICE SECRÈTE DE VENISE

Documents extraits de : G. Casanova « Histoire de ma vie » (édition R. Laffont)

 

I - UNE HABILE ESCROQUERIE À LA ZECCA

Pietro Zardi, demeurant à Santa Maria Zobenigo, ancien perruquier à présent nonagénaire, a placé il y a plusieurs années un capital de quatre mille ducats auprès de la Zecca Il y a quelques mois, le vieil homme est tombé malade et des esprits sagaces, qui espéraient qu’à cet âge avancé il ne se remettrait pas, ont tramé l’escroquerie que je m’apprête à rapporté avec fidélité à Vos Excellences.

Un vieillard se faisant passer pour le malade, Pietro Zardi, escorté du courtier Franzago, a obtenu du très honnête Carlo Plateo une attestation de crédit du montant dudit capital. Le véritable Pietro Zardi n’étant pas décédé des suites de sa maladie, contrairement aux espérances des auteurs de l’escroquerie, il s’est présenté pour toucher ses intérêts habituels. Mais on l’a traité de fou après lui avoir rappelé l’opération qu’il venait de faire. Abasourdi, le vieil homme était sur le point de réclamer, lorsqu’il a été rassuré par un certain N. H. Foscarini, qui vit à présent avec sa quatrième femme. Il n’a pas entendu son nom, mais ce détail a suffi à l’identifier. Ses intérêts ont été payés, et on a promis au vieil homme de lui restituer son capital.

De nombreuses réflexions m’ont convaincu que ce fait était digne d’être rapporté à Vos Excellences :

1. Si on laisse fleurir de tels esprits, il n’est plus aucune sécurité pour quelque capital que ce soit à la Zecca.

II. Ce larcin a échoué en raison de la guérison fortuite du vieil homme, mais les coupables existent bel et bien.

III. Il est probable que ceux qui ont tenté ce coup en ont réussi d’autres par le passé et vont continuer à l’avenir.

Lorsque ces manigances sont menées à bien trop discrètement, aucune loi ordinaire ne peut s’y opposer : seule l’Inquisition peut les déjouer et la punition économique les extirper. On a avancé le nom de G. Maria Stae comme complice de cette tentative d’escroquerie ; je n’ai pas recherché plus avant pour ne pas rendre suspecte ma curiosité.

GIACOMO CASANOVA
1775

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II - CASANOVA DRESSE UNE LISTE DES LIVRES IMPIES OU LICENCIEUX

Dans l’obligation où je suis de dénoncer à Vos Excellences où se trouvent les livres licencieux, je dois respectueusement vous faire observer que si l’on ne m’indique pas les titres de ces ouvrages ou tout au moins leurs auteurs connus, je cours le risque de placer sous les yeux de Vos Excellences trop de livres et trop de possesseurs de ceux-ci, non seulement parmi les libraires, mais chez toutes sortes de personnes civiles et de patriciens, dont la majeure partie les conserve pour leur curiosité personnelle, persuadés que leur moralité n’en peut souffrir aucune atteinte, puisqu’ils possèdent suffisamment de lumières et une solide intelligence.

Obéissant cependant à votre Vénéré Commandement, je dirai d’une manière générale que l’on trouve dans toutes les mains et aussi chez les libraires les œuvres de Voltaire, productions impies, parmi lesquelles : La pucelle, la Philosophie de l’Histoire, la Sainte Chandelle, le Dictionnaire philosophique, le Dictionnaire théologique, les Essais encyclopédiques, l’Épître à Uranie, l’Évangile de la Raison et d’autres. Il y a aussi l’horrible Ode à Priape, de Piron. De Rousseau, il y a l’Émile, qui renferme nombre d’impiétés, et La Nouvelle Héloïse, qui établit que l’homme n’est pas doué de libre arbitre. Il y a L’Esprit, d’Helvétius. Il y a le Bélisaire, de Marmontel, les Lauriers ecclésiastiques, Thérèse philosophe, Les Joyaux indiscrets, et de Crébillon jeune, la scandaleuse histoire de la Bulle Unigenitus, sous le couvert de la fable dégoûtante et lascive de Tanzai. Toutes les oeuvres du profond Boulanger sont impies; impies aussi sont les poésies de Baffo ; le poème de l’impie Lucrèce a été traduit en italien par l’abbé Pastori, ex-jésuite romagnol, qui vit dans cette ville, sous les doux effluves de ce ciel clément. L’Examen important de milord Bolimbroke, œuvre très impie, qui est une satire de notre religion, allant depuis la création du monde jusqu’au dernier concile œcuménique, se trouve dans beaucoup de mains. Le Philosophe militaire, Freret, Le Christianisme dévoilé; toutes les oeuvres très impies de l’athée La Mettrie ; Lucien traduit en italien; La Sagesse de Charon, imprimée à Venise; Machiavel, l’Arétin et beaucoup d’autres dont le titre m’échappe se trouvent entre toutes les mains. Ainsi le Compendium de l’Histoire ecclésiastique de l’abbé Fleury, avec la préface impie attribuée au Roi de Russie et l’œuvre condamnée en France de l’abbé Raynal se trouvent partout. La dernière édition de cette œuvre fut apportée de Vienne à Venise par l’excellentissime Cavalier Ambassadeur, retourné à Vienne, et N. H. Ser Angelo Zorzi en possède une semblable. Je ne parlerai pas des livres impies des hérésiarques ni des fauteurs de l’athéisme, Spinoza, Diagora et Porphyre, puisqu’ils se trouvent dans toutes les bonnes bibliothèques.

On trouve aussi en grande quantité et entre beaucoup de mains de nombreux livres dont on ne peut dire qu’ils soient impies, puisqu’ils ne se mêlent pas des dogmes, mais très mauvais puisque, par un libertinage effréné, ils semblent avoir été écrits précisément pour exciter, au moyen d’histoires voluptueuses, lubriquement écrites, les mauvaises passions engourdies et languissantes. Ces livres, bien que leur but ne soit pas de se moquer de la religion, sont dignes du feu auquel ils ont déjà été condamnés dès leur origine. Mais par malheur un livre n’est jamais tant lu que quand une exécution de principe le déclare infâme: une proscription fait souvent la fortune d’un auteur sans frein. Voici les titres de certains de ces livres : Le Potier de Certosini, Le Philotane, La Religieuse en chemise, Nocrion, Le procès du P. Girard et de la Cadière, Marguerite la ravaudeuse, etc. Ceux qui les possèdent les ont eus par des libraires qui les leur ont vendus clandestinement, ou sont venus directement d’au-delà des monts; et ces amateurs pourraient maintenant en avoir facilement par la voie de Trieste, puisqu’on en trouve à Vienne en quantité; depuis que Sa Majesté l’Empereur a cru bon de freiner les rigueurs de la censure par des mesures trop clémentes.

La plus grande partie des livres que j’ai mentionnés dans mon humble rapport se trouvent dans le cabinet de N. H. Ser Angelo Querini ; N. H. le Cavalier Giustinian en a beaucoup ; N. H. Ser Carlo Grimani et N. H. le Cavalier Emo en ont aussi; ainsi que beaucoup d’autres; dont cette feuille serait trop petite pour contenir tous les noms.

Hommages.

GIACOMO CASANOVA,
22 décembre 1781

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Signe de fin