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UNE AUDIENCE DEVANT LA COUR D’ASSISES

( Gazette des Tribunaux du 21 août 1878 )

COUR D’ASSISES DE LA SEINE-INFÉRIEURE
Présidence de M. Grenier, conseiller
Audience du 19 août 1878

L’accusé déclare se nommer Paul L... , né le 19 janvier 1845, à Paris, dentiste, demeurant à Rouen, rue Thiers, 41.

L… est de taille élevée, brun, le visage rond et plein, le front large et développé ; la lèvre supérieure dissimulée sous une moustache brune … Il est vêtu d’une longue redingote noire.

M. l’avocat général Chrétien occupe le siège du ministère public.

Me Lachaud est au banc de la défense.

On a placé près de la barre des témoins, comme pièce à conviction, le fauteuil sur lequel le crime aurait été accompli. C’est un de ces fauteuils comme en possèdent tous les dentistes, qui peut se hausser ou se baisser et s’incliner en avant ou en arrière, de façon à faire prendre au patient qui y est assis, les positions diverses que veut lui donner l’opérateur.

L’acte d’accusation est ainsi conçu :

Pendant le cours de l’année 1877, le nommé L…, dentiste, vint, à diverses reprises, exercer sa profession à Rouen. Il descendait chaque fois dans l’un des grands hôtels de cette ville et, chaque fois, sa venue était précédée d’affiches et d’annonces dans les journaux de la localité.

Attirés par ces réclames, les époux Braquehais, simples ouvriers, dont la fille souffrait des dents depuis plusieurs mois, se décidèrent à la faire soigner par un homme qu’ils appelaient «  le grand dentiste », et qu’on leur disait plus habile que ses confrères.

Le lundi 25 février 1878, la dame Braquebais se présentait avec sa fille Berthe, âgée de vingt ans, à l’hôtel d’Angleterre. Cette jeune fille était fort impressionnée, effrayée même, et son émotion dut être accrue par l’interrogatoire du dentiste, qui avait vu d’un coup d’oeil à quels gens simples il avait affaire.

L’accusé L...  posa, en effet, à cette enfant et à sa mère les plus étranges questions sur la santé générale de la malade, sur sa conduite habituelle et, après avoir dit que, pour la direction de son traitement, il lui importait de savoir si elle était vierge, il déclara qu’il était nécessaire de la visiter. Il fallait se retirer ou consentir.

La visite fut faite avec un cynisme digne de remarque ; puis, la jeune fille fut placée sur un grand fauteuil dont le siège s’élève et dont le dos s’abaisse à volonté.

Le dernier mot de la consultation fut que l’enfant étant faible, anémique, il fallait, selon les expressions rapportées par sa mère, opérer une réaction du sang et amener cette réaction par en bas. Les deux femmes le crurent.

La chambre qui servait de cabinet au sieur L...  avait sept mètres de longueur. Le fauteuil était près des fenêtres qui éclairaient cette grande pièce. La dame Braquehais fut installée près de la cheminée, en face du feu, tournant presque le dos à sa fille.

L’opérateur se posta alors devant Berthe Braquehais, leva le siège et abaissa le dos du fauteuil, et la patiente, ainsi véritablement couchée, dans une position horizontale, il se plaça entre ses jambes.

La jeune fille avait, sur des indications précises, relevé, appliqué et maintenu elle-même ses lèvres sur ses narines et, se penchant vers elle, le dentiste lui passa sur les gencives une substance qui détermina une sensation de brûlure ; puis, quelques minutes s’étant à peine écoulées, elle sentit qu’elle perdait connaissance. Berthe Braquehais demeura assoupie, inconsciente, le temps que durèrent les opérations. Ni la dame Braquehais, ni sa fille, habilement dérobée à ses regards, et qu’il fallait tirer de son sommeil ou de son engourdissement, pour la faire lever de dessus le fauteuil, ne peuvent au juste préciser ce qui se passa dans cette première séance.

Le lendemain, la seconde visite ne présenta aucun fait important de nature à attirer particulièrement l’attention des deux femmes. La jeune fille, seulement, tomba dans le même assoupissement et dans le même état d’insensibilité que la veille, peu après que L… lui eut frotté les gencives. Le dentiste demanda que l’on revînt le lendemain.

Pendant les opérations qui furent, ce jour-là. d’une plus longue durée, la dame Braquehais vit l’accusé L...  s’éloigner tout à coup de sa cliente, assoupie comme les jours précédents, prendre un flacon sur un guéridon et revenir vers sa fille qui bientôt poussa un gémissement, presque un cri. La mère, impressionnée, se leva et s’avança vers le fauteuil ; mais L... l’arrêta brusquement en lui disant : « Ce n’est rien, ne vous dérangez pas, nous sommes habitués à cela ». Très peu de temps après, cet homme prenait dans ses mains une serviette qu’il avait étendue sur Berthe Braquehais, se baissait pour essuyer quelque chose, roulait vivement ce linge et le jetait dans un coin.

Tirée de son engourdissement, la jeune fille était demeurée tout étourdie et retombait sur le fauteuil. Elle paraissait comme hébétée, en proie à de vives douleurs devenues soudainement le siège de cuissons et de brûlures dont elle ne pouvait se rendre compte.

Il n’est pas douteux que ce jour-là, 27 février, l’accusé, qui avait pu voir la confiance absolue que les deux femmes avaient en lui, et étudier tranquillement sa malade dans deux visites précédentes, a, devant la mère, il le déclare, satisfait sa passion sur elle.

Il est certain, d’un autre côté, que Berthe Braquehais n’a pas eu conscience de l’attentat commis sur sa personne, soit que L... ait provoqué son sommeil par un moyen artificiel quelconque, soit qu’il ait seulement profité d’un état d’insensibilité dont il avait pu à son aise et mieux que personne observer les effets chez cette jeune fille ; soit enfin que celle-ci, astucieusement abusée sur la nature des opérations voulues pour sa guérison, ait subi sans défiance et- à son insu les pratiques exercées sur elle.

Les résultats de l’information repoussent, en effet, l’hypothèse d’un consen–tement libre de la fille Braquehais. Elle est arrivée chez le dentiste souffrante et n’a pas cessé d’éprouver chez lui de vives douleurs. Sa mère ne l’a pas laissée seule un instant avec L... ; elle ne l’a pas vu, même une seule fois, ailleurs que dans son cabinet de dentiste. Son passé est irréprochable. Rien ne permettait donc de penser qu’elle ait pu, sous les yeux de sa mère, se donner à un homme qui lui était inconnu, et avec qui elle ne pouvait seulement échanger les conversations, sinon les confidences, qui précèdent toujours les rapprochements intimes et consentis.

Les circonstances qui ont suivi l’attentat conduisent aux mêmes conclusions.

Le 27 février, en sortant de chez L...,. Berthe Braquehais se rend chez son médecin, qu’elle veut consulter sur le traitement anormal dont elle est l’objet.

Rentrée chez elle, elle se laisse aussitôt visiter par une amie de sa mère, une femme des plus honorables, qui la connaît depuis son enfance. Sont-ce là les démarches d’une fille qui vient de se livrer à un homme On ne peut sérieusement le soutenir.

L’accusé, il est vrai, a prétendu que non seulement Berthe Braquehais s’est associée à ce qu’il appelle un acte de légèreté, mais qu’elle l’a provoqué par ses regards et ses serrements de main.

Mais il n’a pu lui-même expliquer cette faiblesse subite d’une fille honnête pour un homme qu’elle ne connaît pas, qu’en lui prêtant l’idée de l’épouser, et cela seul permet de juger ce qu’il y avait de sérieux dans ses allégations. Aussi, sous le vif des réponses de cette jeune fille, devant le magistrat instructeur, L... a-t-il été obligé de faire un aveu qui atteste à la fois son cynisme et l’innocence de sa victime : « Oui, vous étiez vierge, a-t-il dit, vous étiez pure, vous avez cru, dans votre naïveté que ce que je faisais était nécessaire, et vous n’avez pas résisté ».

L’accusé se plaçait ainsi dans l’une des conditions possibles du crime que nous avons ci-dessus énoncées, et cet aveu d’un viol par surprise et par ruse devait éclairer d’une vive lumière tous les faits, en apparence étranges, relevés par l’information. L’ascendant de L… avait été si grand sur ses clientes, la confiance qu’il avait su leur inspirer avait été telle, que Berthe Braquehais, sa mère et leur amie, la femme Lebarq, n’avaient pas même soupçonné l’existence d’un crime. Toutes trois, malgré les souffrances éprouvées par Berthe et certaines constatations de nature à éveiller leurs inquiétudes, avaient cru seulement à des manœuvres exercées pour « amener le sang par en bas ». Toutes trois, parmi lesquelles cependant deux femmes mariées, avaient cru à l’emploi d’un tuyau en caoutchouc pour amener ce résultat. Audacieusement trompées, elles admettaient, suivant une expression significative de la dame Lebarq, que c’était sans doute « une espèce de traitement comme ça ». La dame Braquehais et sa fille avaient continué chez le dentiste des visites que la découverte de la vérité fit aussitôt cesser, et il ne fallut rien moins que les révélations brutales et folles de l’accusé pour la convaincre que, se croyant seulement être sa cliente, elle était aussi sa victime.

Dans ces conditions, étant acquis à l’information que L...  avait, à l’insu de la fille Braquehais, fait autre chose sur sa personne que ce que celle-ci avait entendu laisser faire, et le viol étant ainsi établi, par l’aveu même de l’inculpé, il restait à préciser, s’il se pouvait, les moyens véritables employés par lui, pour arriver à ses fins.

L... avait pu, en effet, provoquer chez la fille Braquehais, par l’emploi du chloroforme ou de toute autre substance anesthésique, un sommeil plus ou moins profond, ou bien avait pu profiter de ce que la jeune fille confiée à ses soins était tombée dans un état d’insensibilité, dont il pouvait apprécier la mesure pour abuser d’elle. L’abus était d’autant plus facile que la malade était renversée sur le dos, qu’elle ne pouvait rien voir, qu’elle était sans la moindre défiance vis-à-vis de l’homme qui avait en réalité pris à ses yeux le rôle de médecin, et qu’elle devait facilement croire à la nécessité de certaines pratiques.

Des médecins ont été consultés, et il n’est que juste d’avouer qu’ils n’ont pas reconnu les symptômes d’une anesthésie provoquée dans les sensations diverses éprouvée par Berthe Braquehais, au moment où L... lui frottait les gencives avec une substance restée inconnue. Ils n’ont pas attaché plus d’importance à l’hébétude éprouvée par la malade au moment où elle sortait de son engourdissement. Mais les dires des experts n’excluent pas la possibilité pour l’accusé d’avoir abusé de cet état d’engourdissement ou d’insensibilité, de quelque manière d’ailleurs qu’il ait été produit. Leurs conclusions, dans tous les cas, ne sauraient altérer en rien les résultats précis de l’instruction sur l’honorabilité incontestable des époux Braquehais, sur la vie privée de leur fille, sur sa bonne foi reconnue au moins un instant par L... lui-même, sur son attitude et sur tous ses actes, soit avant, soit après l’attentat dont elle a été l’objet, circonstances importantes et décisives qui attestent la vérité absolue de ces déclarations.

Les renseignements les plus fâcheux ont été du reste recueillis sur le compte du sieur L..., et les actes qui lui sont reprochés ne sont que la suite d’une vie de débauche dans laquelle cet homme a perdu, avec le respect des gens qui se confiaient à ses soins, le respect de sa propre situation, jusqu’à celui de l’honnêteté professionnelle.

Interrogatoire de L... :

Demande : Vous n’avez jamais été condamné. Sur votre passé, les recherches ont été difficiles. Vous avez eu une existence nomade dans les différentes parties de la France et même en Algérie. Parmi les renseignements, il y en a un compromettant. On alléguait la participation à la Commune. Je dois dire que, par les documents officiels, cette allégation est inexacte. Au point de vue de la moralité, vos habitudes sont irrégulières, même depuis que vous vivez avec une femme que vous avez rendue mère de trois enfants. Vous vous êtes mariés en France en mars dernier. Vous avez prétendu avoir auparavant épousé religieusement cette femme à Genève. Le … de Genève n’a pas célébré ce mariage. Pourquoi ne pas vous être adressé à lui ?

Réponse. Il ne nous aurait pas mariés sans nos papiers.

Demande. Après l’investissement de Paris, vous pouviez les faire venir.

Réponse. C’est vrai.

Demande. Vous avez attendu. Vous avez exercé votre profession dans diverses villes. À Rouen, dès votre arrivée, vous faites de la publicité, vous vous installez dans un hôtel confortable pour recevoir vos clients. Dans le nombre se trouvent la femme. Bracquehais et sa fille. Quelles questions leur avez-vous adressées?

Réponse. Le jour où elles sont venues à l’hôtel d’Angleterre, je ne leur ai adressé que des questions indispensables aux besoins de ma profession.

Demande. Il parait, au contraire, que vous auriez demandé si la jeune fille avait subi le contact d’un homme ?

Réponse. Jamais.

Demande. Elles le prétendent ; vous dites non : la jeune fille et sa mère prétendent que vous aviez voulu procéder à une visite de cette jeune fille ?

Réponse. Jamais. La mère ne m’aurait pas laissé faire.

Demande. Vous lui aviez dit que vous étiez docteur ; sur ce premier point, il y a désaccord entre vous et la mère qui prétend vous avoir autorisé à cet examen. Vous avez mis la jeune fille sur ce fauteuil ; vous lui avez mis aux gencives une substance quelconque qui l’a brûlée. Vous lui avez dit de renverser la tête ; vous lai avez recommandé de tenir avec ses doigts sa lèvre levée contre les fosses nasales ?

Réponse. Jamais ; et dans quel but ?

Demande. Je n’en sais rien, mais le fait est attesté par la fille Braquehais.

Réponse. Elle a relevé les lèvres comme toutes les personnes auxquelles on soigne les dents.

Demande. Cette fille prétend qu’après quelques instants elle a perdu connaissance, et elle n’a repris ses sens que quand vous l’avez secouée fortement. Le lendemain 26, elle est revenue, vous auriez procédé de la même manière ; elle a perdu connaissance pendant un temps qu’elle ne peut évaluer, mais assez long. Enfin, le surlendemain 28, en quittant l’hôtel d’Angleterre, elle éprouva des douleurs au bas des jambes ; elle a dit à sa mère ; « Je ne sais ce qu’on m’a fait dans cette partie du corps, je voudrais voir mon médecin pour qu’il m’explique ce que le dentiste m’a fait ». Elle est allée chez le médecin avec sa mère ; il était absent. On a attendu environ une demi-heure ; mais il n’est pas rentré. En quittant la demeure du médecin, les douleurs ont augmenté. A défaut de médecin, la jeune fille a parlé à une vieille amie de sa famille, à une femme Lebarq, qui l’a vue naître ; celle-ci a constaté des ecchymoses et des taches de sang sur les cuisses. Vous avez eu avec elle des rapports intimes ?

Réponse. Oui. J’ai cédé à ses provocations.

Demande. La mère était-elle toujours présente ?

Réponse. Je ne me rappelle pas.

Demande. Arrêtons-nous. Dans l’information, vous avez toujours soutenu la présence de la mère, et quand, il y a huit jours, je vous ai interrogé, vous avez protesté que vous ne compreniez pas comment on avait pu soutenir que vous aviez dit que la mère était présente. Je vous ai répondu que la présence de la mère était reconnue par tous, même par vous. Est-ce vrai ?

Réponse. Je ne me rappelle pas.

Demande. Les jurés apprécieront. Voici votre réponse à l’interrogatoire que je vous ai fait subir : « C’est elle qui me provoquait. La mère n’était pas présente. Si M. le juge d’instruction l’a dit, il ne m’a pas compris ». Quand je vous ai objecté que vous aviez signé cette déclaration, que, par conséquent il n’y avait pas d’erreur, vous m’avez répondu : « J’ai toujours entendu parler de la pièce à côté, où la mère se trouvait ». Vous reconnaissez maintenant que vous ne m’avez pas dit la vérité et que la mère n’était pas présente ?

Réponse. Vous savez vous-même qu’épuisé par les émotions de ces interrogatoires répétés, je ne savais plus ce que je disais.

Demande. Vous revenez maintenant à votre première déclaration : la mère était présente. Il y a de ces impossibilités morales qui frappent toutes les consciences ; même une prostituée ne se livrerait pas devant sa mère, la fille Braquehais n’a pu consentir dans ces conditions. Or, non seulement la fille Braquehais n’est pas une prostituée, c’est une fille parfaitement honorable ; on n’a rien trouvé contre elle, et on ne dira rien contre elle à l’audience. Cependant, votre femme, votre frère, aidés de votre domestique, se sont livrés contre elle à une véritable enquête. Un jour, votre frère est allé à Isneauville trouver un jeune homme qui aurait dû épouser la fille Braquehais ; on lui a dit : « Vous avez eu des rapports avec la fille Braquehais », et il a nié. Non, elle n’en avait eu avec personne, et elle est sortie pure de cette enquête malveillante. On est allé jusqu’à dire que c’était une fille à soldat, et voici pourquoi : Un jour, elle revoit à la gare un jeune homme qu’elle connaissait depuis longtemps, qui avait subi une longue captivité en Prusse après là guerre, elle se jette dans ses bras ; elle avait alors treize ans, et voilà comment elle était une fille à soldat ! Ceci montre à MM. les jurés le caractère de l’enquête à laquelle on s’est livré.

Réponse. Je suis resté étranger à toutes ces recherches, et j’en ignore le résultat.

Demande. La mère y était, vous le reconnaissez. Vous avez donc une étrange idée de la puissance de vos charmes, pour que vous supposiez que dès le deuxième jour cette fille s’offre ainsi à vous et devant sa mère ! Il est en outre certain que cette jeune fille, en sortant de chez vous, éprouvant des douleurs vives, a demandé à sa mère de la conduire chez son médecin. Eh bien, peut-on admettre qu’une jeune fille qui sait ce qu’elle a fait, et qui vient de se livrer, fasse une pareille demande ? Vous êtes intelligent, pouvez-vous concevoir cela ? Pouvez-vous supposer qu’une jeune fille aille ainsi se donner à vous ?

Réponse. Elle ne m’a pas résisté.

Demande. Quand le juge d’instruction vous a fait des observations, vous êtes arrivé à dire : « Je ne dis pas positivement qu’elle m’ait provoqué, mais elle s’est facilement laissé faire ». Cela n’est pas la même chose. Vous a-t-elle donc provoqué par ses sourires, ses serrements de main, ou bien, au contraire, n’a-t-elle pas simplement cédé à vos instances ?

Réponse. Ce sont ses attitudes seules, son allure, qui ont amené ce qui s’est passé entre nous.

Demande. Avez-vous dit à M. le juge d’instruction que vous aviez placé la mère dans une position telle, qu’elle ne pouvait rien y voir ?

Réponse. C’est possible, monsieur, j’avais la tête perdue.

Demande. MM. les jurés voient bien les variations de l’accusé. Il a déclaré d’abord qu’il avait été provoqué, plus tard qu’il n’avait pas trouvé de résistance, ensuite, revenant à son premier système, qu’il avait été provoqué; aujourd’hui il ne se rattache à aucun de ces deux systèmes, il n’affirme rien.

À l’accusé : Devant le juge d’instruction, vous avez prononcé des paroles qui ne peuvent s’interpréter que comme un aveu : la fille Braquehais a raconté les faits avec beaucoup de calme, car la maladie dont elle est atteinte, au dire des médecins, la porte plutôt à l’affaissement qu’à l’excitation, et vous avez repris : « Oui, vous étiez pure, vous étiez vierge, vous avez cru, dans votre naïveté, que ce que je faisais était nécessaire, et vous n’avez pas résisté. Sauvez-moi, sauvez ma femme et mes enfants, dites que je ne vous ai pas violée, et je vous donne tout ce que je possède. Avez-vous prononcé ces paroles ?

Réponse. Oui, mais c’était en acceptant comme certaine l’affirmation de M. le juge d’instruction que cette fille était vierge.

Demande. On ne peut admettre vos paroles avec un autre sens que l’aveu de votre crime. Si elle vous avait provoqué, comme vous l’avez soutenu, vous n’auriez pas prononcé ces paroles. La jeune fille est aujourd’hui enceinte de six mois ; dans un état de santé que décriront les médecins. Je n’en parle pas. Mais je redoute sa comparution ici, ne sachant pas quelle sera la conséquence d’une attaque de nerfs probable. C’était et c’est encore une honnête fille. Son avenir est perdu, si son accouchement dans de telles conditions ne la tue pas ; elle ne peut se représenter dans aucune maison honnête. Un homme de votre profession qui a la confiance de ceux qui vont dans son cabinet, cet homme qui, par un moyen quelconque, paralyse la volonté de celle qui s’est adressée à lui, commet un de ces viols qui méritent le moins d’indulgence. Eh bien, quel peut-être le mobile de cette fille ? Vous a-t-elle jamais demandé de l’argent à vous ou aux vôtres ?

Réponse. Jamais.

Demande. Donc qu’on ne parle plus de chantage. Et quand vous lui disiez que vous lui donneriez ce que vous possédiez, elle a bondi sur son fauteuil et vous a refusé énergiquement.

Réponse. Mais elle mentait. Je vous jure que je ne l’ai pas violée.

Demande. Vous ne devez pas prêter serment. Vous reconnaissez qu’il n’y a pas de chantage. Donc, ce n’est pas de l’argent qu’il faut à cette, fille. Vous avez dit aussi qu’elle vous accusait, parce qu’elle était trompée dans ses espérances ; qu’elle vous croyait célibataire et qu’elle comptait peut-être vous épouser, vous, le grand dentiste de Rouen ?

Réponse. J’ai dit seulement qu’elle pouvait avoir formé ces projets.

Demande. Vous savez bien qu’une fille qui s’offre ainsi trouve un homme, mais pas de mari. Se livrer dès la deuxième entrevue, ce n’était pas le moyen de vous épouser.

Réponse. Elle aura peut-être voulu se poser en victime d’un viol pour sauver sa réputation. J’ai cru que c’était pour cela qu’elle voulait se faire visiter par un médecin.

Demande. Vos habitude, au point de vue de la moralité, sont tristes et viennent à l’appui des allégations de la fille Braquehais. Il y a contre vous un témoin qui n’est pas suspect, c’est le domestique qui a été l’auxiliaire de votre femme dans ses recherches contre la fille Braquehais ; il a dit : « L..., c’est un saligot ; a voulu prendre ma femme à son service ; mais je sais trop comment il se comporte avec les femmes pour lui mettre ma femme entre les mains ». Une femme était depuis deux jours à votre service ; le deuxième jour, vous la saisissez par la taille, la placez sur un lit et vous abusez d’elle. Il y a mieux, vous êtes marié à une femme dont, il semble, vous auriez pu vous contenter pour satisfaire vos passions ; elle est jeune et elle est la mère de vos enfants. Eh bien, vous étiez installé rue Thiers, en ce moment ; une bonne a déclaré que tous les soirs, en rentrant chez vous, vous passiez par sa chambre avant d’arriver à celle où dormaient votre femme et vos trois filles. Une femme, qui paraît honnête, a déclaré dans l’instruction qu’un jour qu’elle venait se faire soigner les dents, vous aviez pris une posture telle qu’elle vous a prié de vous retirer ; elle a bien compris à quoi vous seriez arrivé si elle vous avait laissé faire.

Réponse. Je me suis placé devant elle, voilà tout.

Demande. Non, il y a plus qu’une nuance entre se placer devant la malade et la position affirmée par le témoin. Voici à quoi se résume votre interro–gatoire vous reconnaissez les relations avec la fille Braquehais ; mais vous prétendez qu’elle a consenti, qu’elle vous a provoqué ; si ensuite elle a prétendu avoir été violée par vous, c’est qu’elle a su que vous étiez marié et qu’elle ne pouvait vous épouser.

Réponse. Oui, monsieur, je suis coupable ; j’ai fait un acte blâmable, mais je n’ai pas commis de crime : la fille Braquehais a consenti.

Demande. Je vous rappelle que le crime est du 27 février dernier, et que ce n’est qu’au mois de mars suivant que vous avez donné un nom à votre femme et un père à vos enfants.

Sur les réquisitions de M. l’avocat général, la Cour ordonne que l’audience aura lieu à huis clos pour l’audition des témoignages de la femme Braquehais, de la fille Braquehais et de la femme Lebarq.

L’audience publique est reprise à deux heures trois quarts ; l’affluence du public est considérable.

On entend M. Amédée Lévesque, soixante-deux ans, docteur en médecine à Rouen.

M. Lévesque. Le 4 avril, dit-il, j’ai été requis par le procureur de la République pour visiter la fille Braquehais. Cette jeune fille est d’une constitution très lymphatique, très faible et très délicate.

Environ vingt jours après, nous fûmes appelés par M. le juge d’instruction, avec MM. les docteurs Cauchois et Thierry, pour nous entendre poser plusieurs questions : savoir si un agent anesthésique quelconque avait été employé sur la fille Braquehais, et, dans le cas affirmatif, si cet état avait pu aider ou faciliter la perpétration du crime.

Nous interrogeâmes la fille Braquehais, avec l’autorisation de M. le juge d’instruction, qui nous expliqua comment, après avoir respiré quelque chose, elle tombait en somnolence, ne se rendait plus compte de rien et ne se réveillait que quand L...  la tirait de son fauteuil, Elle prétendait que toujours les choses s’étaient passées ainsi et qu’elle n’avait conscience de rien.

Nous ne voyions pas qu’il résultât de tous ces faits qu’un agent anesthésique eût été employé ; elle nous dit qu’en effet elle n’avait pas éprouvé de troubles particuliers, de nausées, symptômes qui révèlent l’emploi d’un agent de cette nature.

La mère qui était présente n’a rien constaté de semblable, ni particulièrement cet état semblable à l’ivresse qui résulte de l’anesthésie.

Nous allions nous retirer quand la mère nous demanda de donner une consultation à sa fille ; nous y consentîmes et nous l’interrogeâmes ; elle nous répondit qu’elle éprouvait fréquemmentde grands malaises et des étouffements violents. Ce fut pour nous un trait de lumière ; c’était la révélation pour nous, comme ce l’eût été pour tout médecin, d’un état particulier appelé hystérie. Cet état peut produire un état analogue à l’anesthésie et notamment l’insensibilité. Pour nous en assurer, un de nos confrères prit une épingle et piqua la jeune fille à diverses parties du corps ; nous lui mîmes du papier roulé dans les narines, nous lui mîmes dans la bouche du sel et du sucre et nous constatâmes que bien qu’elle eût la sensation du toucher, elle ne se rendait pas compte de la nature de la sensation et était insensible à nos opérations.

Nous répétâmes les mêmes expériences sur différentes parties du côté droit et elle ne manifesta aucune sensibilité.

Nous nous sommes dit : Il est important, pour la manifestation de la vérité, de constater cet état d’anesthésie et d’insensibilité naturelles ; car, si elle était dans cet état dont elle ne paraissait pas avoir conscience, qu’elle ignorait au moment des actes commis par L..., ces actes se trouveraient ainsi expliqués sans l’emploi du chloroforme.

La jeune fille, interrogée par nous, nous dit que cet état devait remonter à l’époque de ses visites chez le dentiste. La mère nous donna des renseignements semblables et nous indiqua que, vers cette même époque, elle avait reconnu chez sa fille des troubles nerveux considérables. À notre avis, ces phénomènes existaient probablement avant le 27 février, mais ont dû se développer à ce moment.

Le docteur Cauchois et le docteur Thiéry confirment l’opinion de M. le docteur Lévesque sur le point de savoir si la fille Braquehais a été soumise à un agent anesthésique. Leur opinion très ferme est que la fille Braquehais n’a pas été endormie.

M. Clouet, chimiste, rue de la Grosse-Horloge, à Rouen, a trouvé dans les pièces d’instruction une fiole contenant 20 grammes de chloroforme.

M. Brouardel, docteur en médecine à Paris : La ques­tion qui nous a été posée est celle de savoir si la fille Braquehais avait pu être victime des faits reprochés au dentiste L...  sans qu’elle en eût eu la sensation. Quelque absolue qu’ait pu être l’insensibilité de la fille Braquehais, nous pensons que si elle n’était pas endormie, elle eût été avertie par les autres sens tenus en éveil, par la vue et l’ouïe. Éveillée, la fille Braquehais ne pouvait subir sans s’en apercevoir les atteintes de l’accusé.

Pour qu’il y ait eu abolition de tous les sens, il fallait que la victime ait été dans le sommeil, et il n’avait pas été produit par le chloroforme, ni par le protoxyde d’azote, ni par un autre agent anesthésique.

Lorsque je vis la jeune fille, je pus me rendre compte qu’elle était d’un caractère mélancolique, et que cet état particulier de mélancolie et d’hystérie constaté par mes confrères, révélait des phénomènes spéciaux. Il suffisait de lui renverser la tête et de lui appliquer les doigts sur les deux yeux pour qu’instantanément elle s’endormît. J’en fis l’expérience et la jeune fille s’endormit en une demi-minute ou trois-quarts de minute. Elle dormait bien ; je pus m’assurer que son sommeil n’était pas simulé. Cet état particulier est ce qu’on appelle l’hypnotisme ; il produit une insensibilité telle que, chez les personnes qui en sont atteintes, il est possible de pratiquer une opération simple sans les réveiller.

En ce qui concerne le dentiste L..., il n’est pas démontré qu’il ait appliqué les doigts sur les yeux, mais les effets que j’ai signalés ont pu être produits par des pratiques analogues, dont la principale est de faire tenir la patiente les yeux en l’air. Ainsi renversée dans un fauteuil, une personne dans un état nerveux semblable peut s’endormir aussitôt.

Telle est la conclusion relative à laquelle je suis arrivé.

Il est juste d’ajouter que la fille Braquehais, maintenant enceinte de cinq mois, peut ne pas s’être trouvée, au moment des faits en question, dans l’état oit elle se trouve maintenant.

M. l’avocat général : La vue d’un flacon placé sous les yeux de la malade pourrait-elle entraîner le sommeil ?

Le témoin : Oui, pourvu que les yeux soient toujours portés en haut.

Me Lachaud :Le docteur ne considère pas les expériences dont il vient de parler comme des expériences de magnétisme ?

Le témoin : Non, monsieur, je ne voudrais pas m’engager sur ce terrain.

M. Christophe, commissaire de police à Rouen.

M. le président :Vous avez été appelé à prendre des renseignements sur la famille Braquehais et sur la fille elle-même.

Le témoin : Les renseignements ont été excellents sur la famille Braquehais ; les père et mère sont universellement estimés dans leur quartier. Quant à la jeune fille, elle n’est pas très aimée dans son voisinage où on la considère comme un peu fière et d’une gaîté un peu folle. Au point de vue des moeurs, on a un peu parlé d’elle parce qu’elle a été sur le point d’épouser un sieur Saudreuil ; le mariage s’est manqué à cause de la mauvaise conduite du jeune homme ; il a ensuite été question pour elle d’un soldat ; mais le mariage n’a pas davantage réussi. On ne reprochait rien de sérieux à la fille Braquehais au point de vue des mœurs.

M. le curé de Saint-Romain et Mme la supérieure des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ont donné sur son compte les meilleurs renseignements.

Me Lachaud relève ce trait particulier du caractère de la fille Braquehais, constaté par le rapport de M. le commissaire de police, d’être outre mesure rieuse et bizarre, et le défenseur ajoute qu’il y a loin de là à la mélancolie dont on a parlé.

Chevrier (Joseph), vingt-sept ans, ayant été au service de L... .

M. le président : Pendant combien de temps avez-vous été au service de L...?

Le témoin : Environ trois mois.

M. le président : Étiez-vous à son service pendant qu’il donnait ses consultations à l’hôtel d’Angleterre ?

Le témoin : Oui, monsieur.

M. le président : La mère de la fille Braquehais n’assistait-elle pas aux visites de sa fille chez L... ?

Le témoin : Oui.

M. le président : N’a-t-elle pas, en arrivant chez L... la première fois, manifesté l’intention de se retirer et pourquoi ?

Le témoin : Oui, elle a dit que les outils lui faisaient peur, et je l’ai rassurée en lui disant que jamais les femmes n’avaient crié chez M. L... .

M. le président : Vous êtes marié, et pourquoi votre femme n’est-elle pas entrée -au service de L... ?

Le témoin : Parce qu’elle a une place très douce et que je voulais qu’elle y restât.

M. le président : Vous avez dit dans l’instruction que c’était parce qu’une femme n’était pas en sûreté chez lui ?

Le témoin ajoute que s’il s’est associé aux recherches de la dame L...  contre la fille Braquehais, c’était pour cette dame elle-même, car, quant à lui, il le considérait comme un « saligot ».

M. le président : Le 27 février, quand la fille Braquehais est sortie de chez L... , ne l’avez-vous pas vue mettre sa t^rte dans sa main et sangloter ?

Le témoin : Oui, monsieur.

Fille Orange, domestique à Cany.

M. le président : Vous avez été au service de L... pendant qu’il était à l’hôtel d’Angleterre, puis rue Thiers. Où couchiez-vous ?

Le témoin  : Je couchais près de la salle à manger et de la chambre à coucher de Mme L...

M. le président : Est-ce que le soir, en rentrant, L...  n’allait pas passer quelques instants avec vous avant de passer dans la chambre de sa femme, et n’avait-il pas avec vous des rapports coupables ?

Le témoin : Oui, Monsieur.

M. le président à L… : Reconnaissez-vous ces relations ?

L… : Oui, Monsieur, à l’hôtel d’Angleterre où j’étais seul ; mais non rue Thiers, où j’étais avec ma femme.

M. l’avocat général Chrétien soutient l’accusation.

Me Lachaud présente la défense.

Déclaré coupable avec circonstances atténuantes, L… est condamné à dix ans de réclusion, sans surveillance à l’expiration de sa peine.

Signe de fin