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UNE SECTE D’ÉTRANGLEURS :
LES THUGS

P. Larousse  « Grand dictionnaire universel du XIXe siècle »

THUG, s. m. - Membre d’une association d’Indous qui se livrent à la pratique des sacrifices humains.

Encyclopédie. Le thuggisme a ses prêtres, ses mystères, ses rites; il a ses initiations et ses fonctions diverses. Son organisation remonte à une antiquité des plus reculées. II s’attribue, comme toutes les autres religions d’ailleurs, une origine divine. La déesse Kâli, qui, dans la mythologie indoue, représente l’un des deux principes sur lesquels repose le système de l’univers, le principe de la destruction, institua, paraît-il, pour lutter avec avantage contre le principe de la création, l’ordre des thugs.

Ceux-ci auraient donc reçu une mission analogue à celle des insectes, des oiseaux et des carnivores, chargés par la nature de réprimer l’excédant de sa production végétale et animale. La déesse Kâli révéla donc elle-même aux thugs l’art sacré de la strangulation ; de plus, étendant sa protection sur ces pieux missionnaires de son culte, dont les impies pouvaient méconnaître le but méritoire et trois fois saint, elle se chargea de faire disparaître les traces de leurs sacrifices bénis.

Le malheur voulut qu’un jour des adeptes, des novices sans doute, poussèrent l’indiscrétion jusqu’à épier les faits et gestes de la déesse Kali. Ils la surprirent au moment où, descendue sur la terre, elle enlevait les corps des victimes offertes en holocauste. Comme il est d’usage parmi les divinités de punir, de génération en génération, en la personne de tous les pauvres humains, les escapades fugitives d’un seul ou de quelques-uns, les thugs furent condamnés, à compter de ce jour, à faire disparaître eux-mêmes les preuves compromettantes de ce que les incrédules persistaient à appeler leurs meurtres.

Loin de ralentir le zèle religieux des sectateurs de la déesse Kali, cette condamnation ne fit que l’accroître. Il en résultait des dangers de plus à courir ! Tant mieux pour les âmes dévotes; et le thuggisme ne fit pas seulement des prosélytes parmi les Indous, il en fit aussi parmi leurs vainqueurs, parmi les mahométans. « Qui sait même, se demande M. Léon de Wailly à qui nous empruntons une partie de ces renseignements, s’il n’y aura pas eu quelques Anglais aussi qui se seront laissés aller à la tentation ? ». Un gentleman poursuivi de pays en pays par le spleen, et réduit, après avoir épuisé toute la somme des émotions d’ici-bas, à se faire étrangleur en vue du ciel, voilà certes une surprise de haut goût.

La cérémonie de l’initiation des profanes au thuggisme a lieu de la manière suivante : on baigne le néophyte afin de le purifier, on le revêt de vêtements neufs et on le présente, dans le cérémonial prescrit en pareil cas ; à ses futurs complices, c’est-à-dire à ses futurs frères ; puis on se rend dans un lieu consacré, où le gourou invoque la déesse Kâli, et la supplie de déclarer par quelque signe visible si elle daigne accueillir au nombre de ses fidèles le candidat étrangleur. Il n’y a guère d’exemple que l’aspirant ait jamais été repoussé ; la déesse est pleine de complaisance, et elle a toutes sortes de façons de manifester sa volonté. Le vol d’un oiseau, le cri d’un animal quelconque indiquent que le récipiendaire est digne d’ être admis. On rentre alors dans la maison d’un initié, et, mettant aux mains du nouveau membre la hache de fer, symbole significatif de l’association, le gourou lui fait prononcer ses vœux. Aussitôt qu’il a prêté le serment solennel qui le lie, le prêtre lui met sur la langue un morceau de sucre consacré, et tout est dit.

Il n’est pas permis aux thugs de répandre le sang, et c’est en les étranglant qu’ils font périr leurs victimes. Celui qui répand seulement une goutte de sang tombe dans le plus profond mépris; il est banni de sa caste et abandonné même par ses compagnons. Chaque sacrifice humain est précédé de cérémonies en l’honneur de la déesse, et sa part du butin est fidèlement remise à ses chams ou prêtres, qui seuls sont initiés aux mystères de son culte. On n’est purifié du meurtre que par cet abandon volontaire, auquel on a soin d ajouter un petit cadeau pour le prêtre personnellement.

Dans son Voyage d’une femme autour du monde, Mme Ida Pfeiffer raconte qu’étant à Calcutta et se proposant de poursuivre sa route au delà de Delhi, on cherchait par d’effroyables récits à lui faire peur des thugs. Selon elle, ils forment une société à part; ils vivent de meurtre et de brigandage, et, comme les bandits italiens, sont prêts, st on les paye, à commettre tous les crimes. « Beaucoup de voyageurs, dit-elle, prétendent que les thugs appartiennent à une secte religieuse et qu’ils ne tuent pas par cupidité ou par vengeance, mais, suivant leurs idées, pour accomplir un acte méritoire. J’ai pris beaucoup d’informations, et partout on m’a dit que ce n’était pas une loi religieuse, mais la haine, la vengeance ou la cupidité qui les poussaient à de tels crimes. Ces étrangleurs ont besoin pour leur épouvantable métier d’une adresse extraordinaire, et aussi d’une patience et d’une persévérance infatigables ; ils poursuivent souvent leur victime durant un mois entier, et l’étranglent dans son sommeil ; ou bien ils lui jettent par derrière, autour du cou, un mouchoir tordu ou une corde qu’ils tirent si brusquement et avec tant de force que la mort est instantanée. A Delhi, on me donna des nouvelles plus consolantes; on m’assura qu’on m’avait fait de ces dangers une peinture exagérée, qu’il était généralement très-rare dans les Indes qu’on attaquât les voyageurs, et que le nombre des thugs avait considérablement diminué. D’ailleurs ils n’osent rien entreprendre contre les Européens, parce que le gouvernement anglais dirige contre les coupables les poursuites les plus sévères ».

Cette dernière ligne de Mme Ida Pfeiffer nous amène à rappeler que le thuggisme est un des arguments favoris de l’Angleterre et de ses partisans contre les Indous. Comment respecter la nationalité d’un peuple qui compte dans son sein une pareille association ? Ne serait-ce pas, toutefois, selon la remarque de M. de Wailly, faire acte de justice que de ne pas rendre 180 millions d’individus responsables des excès auxquels le fanatisme religieux peut entraîner une portion relativement minime de la population? Doit-on confondre la victime avec l’assassin, avec les thugs ceux qu’ils étranglent ?

Signe de fin