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« SUR L’OLIVIER SACRÉ »
DISCOURS SUR L’ARÉOPAGE (397/396 av. J-C.)
ÉCRIT PAR LYSIAS POUR L’ACCUSÉ

Traduction Gernet et Bizos
( Éd. « Les Belles Lettres », Paris 1924 )

Devant un tribunal populaire athénien,
l’accusateur et l’accusé devaient,
en principe, présenter personnellement
l’un sa demande, l’autre ses moyens de défense.
Ceux qui le souhaitaient pouvaient faire
rédiger d’avance leur discours par une sorte d’avocat,
que l’on nommait un « logographe ».

Lysias fut le plus fameux d’entre eux.
D’où l’intérêt du présent document
qui donne une idée de la méthode
à suivre pour convaincre un jury populaire :
elle repose moins sur des textes de droit
que sur la psychologie et la logique du discours.
On notera que ce discours est suffisamment bref
pour que le plaideur puisse l’apprendre par cœur.

[1] Jusqu’ici, j’avais l’idée, citoyens du Conseil, qu’en vivant loin des affaires, on pouvait, si on voulait, n’avoir ni procès ni ennuis ; mais me voici aux prises avec des accusations si inattendues, avec des sycophantes si malintentionnés qu’à mon avis, ceux même qui ne sont pas encore nés doivent, comme qui dirait, trembler pour l’avenir : car les manœuvres de ces gens-là font courir les mêmes dangers aux innocents qu’aux pires criminels.

[2] Et voyez dans quel embarras me met ce procès : d’abord, ils m’ont dénoncé pour avoir arraché un olivier de mon champ ; sur quoi ils allèrent faire une enquête auprès des fermiers des oliviers sacrés : mais, par ce moyen-là, ils ne purent rien trouver à ma charge ; alors, c’est un tronc d’olivier qu’ils m’accusent maintenant d’avoir fait disparaître ; ils comptent que cette accusation sera plus difficile à réfuter pour moi, tandis qu’ils auront le champ plus libre pour leurs racontars.

[3] Et sur une inculpation que mon adversaire a longuement machinée avant de venir ici et que j’ai tout juste connue par la lecture qui vous en était faite à vous, mes juges, me voici obligé de me défendre pour garder ma patrie et ma fortune. Néanmoins, je vais tâcher de vous exposer les choses depuis le commencement.

[4] Le champ en question a appartenu à Pisandre ; quand les biens de celui-ci eurent été confisqués, Apollodore de Mégare le reçut en don du peuple et le cultiva un certain temps ; puis, peu avant les Trente, Anticlès le lui acheta et l’afferma ; enfin, la paix rétablie, je l’achetai moi-même à Anticlès.

[5] Dès lors, citoyens du Conseil, ce que j’ai à montrer, j’imagine, c’est qu’au moment où je fis l’acquisition du champ, il ne s’y trouvait ni olivier ni tronc d’olivier : car, pour le temps antérieur, y aurait-il eu un grand nombre d’oliviers sacrés, il me semble que je ne saurais en être responsable ; s’ils ont été arrachés par d’autres que par nous, il n’est pas juste que nous soyons inculpés pour un délit qui n’est pas le nôtre.

[6] En effet, vous savez tous que, entre autres dommages de guerre, les campagnes éloignées furent ravagées par les Lacédémoniens, les environs dévastés par les nôtres : et alors, serait-il juste de me punir aujourd’hui pour les malheurs publics de ce temps-là ? Aussi bien, ce champ, confisqué pendant la guerre, resta plus de trois ans sans être vendu ;

[7] et il ne serait pas étonnant qu’on y ait déraciné des oliviers, dans un moment où nous ne pouvions même pas protéger nos propres biens. Vous le savez, citoyens du Conseil — particulièrement ceux d’entre vous qui sont chargés de ces affaires : bien des domaines qui, avant la guerre, étaient couverts d’oliviers privés ou sacrés, en ont été dépouillés en grande partie, et le sol y est nu ; or, quand les propriétaires sont les mêmes depuis la paix que du temps de la guerre, vous ne les tenez pas pour responsables si les arbres ont été arrachés par d’autres :

[8] eh bien, si vous mettez hors de cause ceux qui ont exploité sans interruption, vous devez à plus forte raison absoudre ceux qui ont acquis en pleine paix.

[9] Sur ce qui s’est passé avant moi, citoyens du Conseil, je pourrais encore en dire bien plus long ; mais je pense qu’en voilà assez. Je n’avais pas acquis le champ depuis cinq jours que je le donnai à bail à Callistratos : c’était sous l’archontat de Pythodoros;

[10] il le cultiva pendant deux ans ; il n’y avait, quand il le reçut, ni olivier privé, ni olivier sacré, ni enclos d’olivier. Pendant la troisième année, ce fut Démétrios, ici présent, qui l’exploita. La quatrième, je le louai à Alcias, affranchi d’Antisthène, qui est mort. Les trois années suivantes, c’est Protéas qui a été fermier — le champ étant dans le même état. Que les témoins se présentent.

TÉMOINS

[11] Depuis ce temps-là, j’exploite en personne. D’après les dires de l’accusateur, c’est sous l’archontat de Souniadès que j’aurais déraciné l’olivier de l’enclos ; et mes fermiers, qui ont exploité avant moi pendant pas mal d’années, témoignent qu’il n’y avait pas de tronc d’olivier dans le champ : y a-t-il une preuve plus éclatante que mon adversaire est un menteur ? Il est impossible, n’est-ce pas, que le dernier qui cultive ait fait disparaître ce qui n’existait pas avant lui.

[12] Jusqu’à présent, citoyens du Conseil, chaque fois qu’on me disait un homme avisé, méticuleux, incapable de rien faire qu’avec pondération, avec calcul, je pestais : je trouvais que ces mots-là ne m’allaient pas. Aujourd’hui, je voudrais bien que vous eussiez tous de moi cette opinion : vous vous diriez alors que, si j’avais entrepris pareille chose, j’aurais regardé à deux fois ce qu’on pouvait gagner à déraciner l’olivier et ce qu’on pouvait perdre à le laisser; ce qui pouvait m’en revenir de n’être pas découvert, et ce qu’il pouvait m’en cuire à votre tribunal, si je l’étais.

[13] Car, en pareil cas, on ne fait jamais le mal pour le mal, mais par intérêt ; voilà le point de vue qui doit être le vôtre ; voilà sur quelles considérations les adversaires doivent fonder leur accusation, en montrant clairement l’avantage qui pouvait résulter du délit.

[14] Or, mon accusateur ne saurait prouver, ni que la pauvreté m’ait contraint à un pareil acte, ni que le domaine fût endommagé par la présence de ce tronc d’olivier, ni que celui-ci fût une gêne pour des vignes, ni qu’il fût trop près d’un bâtiment, ni que je fusse ignorant des dangers que je courais devant votre tribunal. Si je commettais ce délit, vous voyez d’ici les lourdes charges que j’accumulais contre moi :

[15] d’abord, c’est en plein jour que je déracinais le tronc d’olivier, comme si je n’aurais pas dû me cacher de tout le monde, mais rendre témoins tous les Athéniens ; et si l’acte était simplement honteux, à la rigueur on pouvait ne pas se soucier des passants : mais ce n’était pas le déshonneur que j’encourais, c’était une peine capitale.

[16] De plus, n’aurais-je pas été le plus malheureux des hommes, en allant mettre dans le secret mes propres serviteurs ? Ils n’étaient plus mes esclaves, ils étaient mes maîtres pour le restant de mes jours : ils pouvaient commettre les pires fautes contre moi, je n’aurais pas pu les châtier ; j’aurais trop bien su qu’il était en leur pouvoir de se venger et, en me dénonçant, d’acquérir la liberté.

[17] Admettons encore que j’eusse la folie de ne pas me soucier de mes esclaves : comment aurais-je osé, après avoir eu tant de fermiers, tous au courant, faire disparaître le tronc d’olivier ? Le profit était maigre pour moi; en revanche, comme il n’y avait pas prescription, tous ceux qui avaient exploité étaient également intéressés à ce que le tronc d’olivier fût intact, pour pouvoir, s’ils étaient accusés, rejeter la faute sur leur successeur. Et au contraire, vous avez vu qu’ils me déchargent et se laissent comprendre ainsi dans l’accusation au cas où ils mentiraient.

[18] Mettons que je me fusse couvert de ce côté : pouvais-je gagner tous les passants, et les voisins qui non seulement savent les uns sur les autres ce que tout le monde peut voir, mais qui vont fureter dans les secrets les plus jalousement gardés ? Sans doute, j’ai des amis parmi eux, mais il y en a d’autres avec qui j’ai des démêlés, pour des questions de bien :

[19] c’est ceux-là dont mon adversaire devait produire le témoignage, au lieu de se borner à lancer des accusations impudentes, en racontant que je dirigeais la besogne, que les esclaves coupaient le tronc de l’olivier et que le conducteur des bœufs emporta le bois après l’avoir chargé sur sa voiture !

[20] En vérité, Nicomaque, tu aurais dû, dans le moment même, appeler les passants sur les lieux comme témoins, et rendre le délit manifeste : ainsi tu ne m’aurais laissé aucune possibilité de défense. Si j’étais ton ennemi personnel, c’était le moyen de te venger une fois pour toutes. Si l’intérêt de la cité te faisait agir, tu pouvais me convaincre par ce procédé sans passer pour un sycophante.

[21] Voulais-tu faire une bonne affaire ? Tu faisais la meilleure qui se pût : le délit étant manifeste, je n’aurais vu qu’une chance de salut : te suborner. Tu n’as rien fait de tel, et maintenant c’est par tes seuls discours que tu prétends me faire condamner ; tu te plains qu’à cause de mon influence et de mon argent, personne ne veut te servir de témoin.

[22] Et pourtant, quand tu m’as vu, à ce que tu dis, arracher l’olivier sacré, tu n’avais qu’à amener sur les lieux les neuf archontes, ou encore des membres de l’Aréopage ; tu n’avais pas besoin d’autres témoins : ceux-là mêmes auraient connu la vérité de tes dires, qui devaient statuer sur l’affaire.

[23] Situation étrange que la mienne : s’il produisait des témoins, il trouverait juste qu’on les crût ; il n’en a pas, et il prétend que ce soit une charge contre moi. De sa part, cela ne m’étonne pas : un sycophante pourra être à court de témoins, il ne le sera jamais de pareils arguments. Mais vous n’avez pas, il me semble, à adopter son opinion.

[24] Vous savez que, dans mes autres propriétés en plaine, il y a beaucoup d’oliviers sacrés qui furent à moitié brûlés : si j’avais voulu, j’aurais pu avec bien moins de danger les faire disparaître, ou les abattre, ou travailler la terre à la charrue ; aussi bien, dans la quantité, le délit eût été moins visible.

[25] Mais la vérité, c’est que je leur attache autant de prix qu’au droit de cité et à toute ma fortune, considérant le danger que courent ces deux biens. J’en appelle là-dessus à votre témoignage : tous les mois, vous vous occupez de cette question ; tous les ans, vous envoyez des inspecteurs : jamais aucun d’eux ne m’a condamné à l’amende pour avoir cultivé dans le rayon interdit autour des oliviers.

[26] À coup sûr, si je me soucie à ce point-là de peines médiocres, je ne vais pas tenir pour négligeable une condamnation qui m’atteindrait dans ma personne. Comment ! les nombreux oliviers sur lesquels le sacrilège était plus facile à commettre, il est attesté que je les soigne religieusement : le seul que je ne pouvais déraciner sans qu’on le sût, me voici accusé de l’avoir fait disparaître !

[27] Et puis, à quel moment valait-il mieux pour moi commettre le délit, sous la démocratie ou sous les Trente ? Je ne dis pas, notez-le, que je fusse en faveur à cette époque ou qu’aujourd’hui je sois mal vu: je dis simplement que, pour qui voulait faire le mal, il y avait plus de facilités alors qu’aujourd’hui. Eh bien, on ne pourra me convaincre d’avoir commis ce délit ou aucun autre, même à ce moment-là.

[28] D’autre part, à moins d’être le pire ennemi de moi-même, comment aurais-je pu tenter, avec la surveillance que vous exercez, de faire disparaître l’olivier sacré d’un champ où il n’y a pas un arbre, mais, à ce qu’il prétend, un seul tronc d’olivier entouré d’une palissade, que le chemin contourne, qui est flanqué de voisins des deux côtés, qui n’est pas fermé par un mur, et qui est visible de toutes parts ? Qui donc, dans ces conditions, aurait osé entreprendre pareille chose ?

[29] Voici d’ailleurs qui est étrange : vous, à qui la cité confie la surveillance permanente des oliviers sacrés, vous ne m’avez jamais frappé d’une amende pour avoir cultivé à leur détriment, vous n’avez jamais eu à me juger pour en avoir fait disparaître; et mon adversaire, qui n’a pas de champ voisin, qui n’a pas été choisi comme surveillant, qui est trop jeune pour être au courant de ces choses, me dénonce pour avoir supprimé un olivier sacré !

[30] Je vous prie donc d’accorder moins de crédit à de pareilles allégations qu’aux faits, et de ne pas tolérer de tels racontars de mes ennemis sur des points que vous connaissez directement : pesez mes paroles, et aussi toute ma conduite de citoyen.

[31] Dans toutes les charges publiques, j’ai montré plus de zèle que la cité n’en exigeait de moi : dans la triérarchie, dans les contributions, dans la chorégie, dans toutes les autres liturgies, j’ai fait les choses aussi bien que personne.

[32] Pourtant, en faisant tout juste mon devoir sans y mettre autrement de zèle, je n’aurais risqué ni l’exil ni la confiscation : j’en serais plus riche tout en étant innocent, et sans avoir mis ma personne en danger ; au contraire, en faisant ce dont il m’accuse, je ne gagnais rien et j’exposais ma personne.

[33] Or, vous reconnaîtrez tous que, sur les grands objets, c’est aux grandes preuves qu’il est le plus juste d’avoir égard, et que le témoignage de toute la ville mérite plus de crédit que les accusations de mon seul adversaire.

[34] Voyez encore, citoyens du Conseil, les autres indices. Je vins le trouver, accompagné de témoins ; je lui dis que j’avais encore tous les esclaves que je possédais au moment où j’avais acquis le champ, et que j’étais prêt à lui livrer pour la question celui qu’il voudrait ; c’était là, à mon sens, l’épreuve la plus décisive pour étayer ses dires et pour établir mes actes.

[35] Il s’y refusa, prétendant que les esclaves ne méritaient aucun crédit. Je trouve cela admirable : quand il s’agit d’eux-mêmes, les esclaves mis à la question s’accusent, tout en sachant qu’ils seront exécutés ; et quand il s’agit de leurs maîtres, dont ils sont les ennemis nés, ils aimeraient mieux endurer la torture que d’échapper à la souffrance présente par une dénonciation !

[36] Il est pourtant bien clair, j’imagine, que, si je ne livrais pas mes esclaves sur une sommation de Nicomaque, cela paraîtrait équivaloir à un aveu ; donc, puisqu’il les a refusés quand je les lui offrais, il est juste que vous ayez de lui la même opinion — d’autant que le danger n’est pas égal pour tous les deux :

[37] car s’ils avaient parlé sur mon compte comme il le désirait, il ne m’était même plus possible de me défendre ; au lieu que, s’ils ne confirmaient pas ses dires, il n’était passible d’aucune peine ; il lui était donc bien plus naturel d’accepter l’offre qu’il n’était dans mes intérêts de la faire. J’ai poussé jusque-là la bonne volonté parce que je trouvais avantageux pour moi que vous eussiez tous les moyens d’information : torture, témoignages, indices.

PÉRORAISON

[38] Or, vous devez vous demander, citoyens du Conseil, laquelle des deux parties est le plus digne de foi : celle pour qui beaucoup de témoins ont déposé, ou celle pour qui aucun n’a pu s’y résoudre ; ce qui est le plus vraisemblable, ou que ce soit lui qui mente — il le peut sans danger — ou que ce soit moi qui aie commis un pareil délit, au prix d’un si grand risque ; et si vous trouvez qu’il soutienne la cause de la ville, ou de méchantes accusations de sycophante.

[39] Pour moi, je crois que votre opinion est faite : Nicomaque a été gagné par mes ennemis pour m’intenter ce procès ; il n’espérait pas démontrer ma culpabilité, mais il se disait qu’il tirerait de l’argent de moi : car, comme ces sortes d’accusations sont les plus graves et les plus dangereuses, on fait tout, en général, pour y échapper.

[40] Eh bien, moi, citoyens du Conseil, je n’ai pas voulu : aussitôt qu’il m’a accusé, je me suis livré à votre discrétion ; le danger ne m’a fait composer avec aucun de mes ennemis, plus empressés pour me calomnier qu’ils ne le seraient pour se louer eux-mêmes : m’attaquer en face, aucun ne l’a jamais osé ; alors, ils lancent à mes trousses des accusateurs de cette sorte, que vous ne sauriez croire sans injustice.

[41] Vraiment, je serais le plus malheureux des hommes si j’étais injustement banni : je n’ai pas d’enfants, je suis seul, ma maison deviendrait déserte ; ma mère serait sans ressources, et moi, sur une accusation infamante, je serais privé d’une si belle patrie, moi qui pour elle ai combattu tant de fois sur mer, tant de fois sur terre, moi dont la conduite fut toujours digne, sous la démocratie comme sous l’oligarchie.

[42] Je m’arrête : je ne sache pas qu’il y ait lieu d’insister là-dessus à votre tribunal. Je vous ai prouvé qu’il n’y avait pas de tronc d’olivier sur mon champ ; je vous ai fourni des témoignages et des présomptions : ne les oubliez pas en portant votre sentence ; veuillez demander à l’accusateur pourquoi, pouvant établir le flagrant délit, il a attendu si longtemps pour m’intenter un procès aussi grave ;

[43] pourquoi, pouvant démontrer par les faits ma culpabilité, il essaye de vous convaincre par de purs discours sans produire un seul témoin ; pourquoi enfin, sur mon offre de livrer tous les esclaves qu’il prétend avoir assisté au délit, il a refusé de les recevoir.

Signe de fin