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QUELLES PERSONNES
PEUVENT EXERCER L’ACTION CIVILE

Par Faustin Hélie « Traité de l’instruction criminelle »
( 2e éd., Paris 1866, T.I, p.642 et s., n°536 et s. )

Si les nombreuses réformes survenues en la matière
ont rendu anachroniques quelques passages de ce texte,
les principes que son auteur développe demeurent actuels
et le législateur serait sage de ne pas les perdre de vue.

Dans une saine démocratie égalitaire,
l’action civile ne doit pas dégénérer en action populaire
et être abandonnée aux intérêts de groupes de pression.

536. Nous avons exposé ci-dessus les rapports des parties lésées avec l’action publique et l’espèce de participation qu’elles prennent, non point à l’exercice même, mais à la mise en mouvement de cette action.

Il faut maintenant considérer ces parties dans leurs rapports avec l’action civile elle-même ; il faut donc rechercher d’abord quelles conditions leur sont imposées pour qu’elles puissent l’exercer.

Ces conditions se résument dans cette règle que le droit de rendre plainte n’appartient qu’aux personnes qui ont été lésées par un crime, un délit ou une contravention. Nous allons essayer de la démontrer.

On trouve ce principe inscrit dans la loi romaine à côté du droit d’accusation dont les citoyens étaient investis. On distinguait, en effet … les crimes privés et les crimes publics. Or, dans la poursuite des délits privés, les parties lésées avaient seules l'action. Ainsi, en matière d’injures, la personne injuriée pouvait seule poursuivre : Ipsi qui passus est injuriam, actio injuriarum competit ; en matière de vol, l’action n’appartenait qu’à celle que la soustraction avait lésée : Cujus interfuit non subripi, is actionem furti habet. Dans les accusations publiques elles-mêmes, le même principe était encore appliqué. La loi, en effet … n’admettait pas indistinctement in judiciis publicis tous les citoyens à l’exercice du droit d’accusation : les uns étaient repoussés pour cause d’indignité, les autres pour cause d’incapacité ; il était nécessaire qu’ils justifiassent de certaines conditions d’idonéité.

Mais, dès qu’il s’agissait de la partie lésée, aucune exception n’était opposée au droit d’accusation ; les indignités et les incapacités s'effaçaient à la fois ; les femmes, les pupilles, les condamnés eux-mêmes, les faux témoins, tous ceux que leur infamie rejetait de l’accusation, reprenaient la capacité de l’exercer aussitôt que leur intérêt se trouvait engagé dans la poursuite, aussitôt qu’ils alléguaient une injure soufferte, une lésion dans leur personne ou dans leur famille : Hi omnes, si suam injuriam exsequantur, mortem propinquorum defendant, ab accusatione non excludantur. La loi faisait donc fléchir toutes ses défiantes devant l’action privée ; cette action était en quelque sorte privilégiée ; aucune déchéance ne l’arrêtait ; aucune indignité personnelle ne lui faisait obstacle. Mais c’était la lésion qui fondait le droit, c’était le préjudice éprouvé qui était la source unique de l’action ; il fallait que l’accusateur justifiât qu’il poursuivait la réparation du dommage qu’il avait souffert, de sa propre injure ou de l’injure de ses proches : Si liberorum vel patronorum suorum mortem vel rem suam exsequantur.

537. Cette règle se développa avec plus d’énergie dans notre ancien droit. À l’époque mérovingienne, où la loi pénale avait la vengeance privée pour principe, où l’offensé avait un véritable droit de guerre, où les compositions avaient pour principal but le dédommagement de la partie lésée, il est clair que cette offense, cette lésion étaient la base nécessaire de la poursuite. Il fallait bien que la partie poursuivante puisât son droit dans son injure, puisque l accusation publique n a jamais existé dans la législation germanique. D’ailleurs, l’action des parties lésées était la conséquence du principe de la loi pénale ; la vengeance n’était légitime que lorsqu’elle suivait l’offense ; la poursuite ne pouvait donc résider que dans les mains des parties offensées.

Les justices seigneuriales au douzième siècle, et les justices royales au treizième, suivirent la même pratique. Beaumanoir enseigne que le juge ne doit recevoir les plaintes que lorsqu’elles touchent les intérêts des parties qui les forment : «  En toutes requêtes et en autres, quelles quelles soient, qui sont faites à seigneur ou à justice, les sires qui ont la justice doivent prendre garde si la requête qui lui est faite touche la partie ». Et si plusieurs personnes veulent se porter à la fois parties dans une accusation, le juge doit choisir celle que la querelle touche de plus près et qui a le plus d’intérêt à la poursuite : «  Et quand plusieurs veulent se faire droitement partie, les sires devant qui li plus est, doit élire le plus convenable à poursuivre l’accusement, si comme celui à qui la querelle touche de plus prés ». L’intérêt du plaignant, c’est-à-dire la lésion causée par le crime, était donc la source de l’action.

Plus nous avançons, plus notre principe, qui n’a jamais cessé d’être au fond de la législation, va se dessiner avec fermeté. Imbert rappelle, au commencement du seizième siècle, que la partie civile ne poursuit que son intérêt civil et pécuniaire. Il ajoute : «  Les parties civiles demandent réparation de leur intérêt civil qu’ils ont souffert à cause du délit commis en leurs personnes ou en leurs biens.». Pierre Ayrault pose nettement la règle : «  En France, nous n'avons d’accusateurs aujourd’hui que ceux qui ont un intérêt particulier ou droit par transport ou cession de ceux-là  ». Et, comme s’il craignait que ces termes ne fussent pas assez précis, il répète un peu plus loin : «  En France, nous ne recevons accusateur que celui qui est fondé au plus vrai et plus légitime intérêt ». La partie civile n’était donc recevable qu’autant qu’elle justifiait de l’intérêt le plus vrai et le plus légitime. Et pourquoi cette restriction ? Parce que, nous dit Ayrault, «  la loi ne doit pas faire ouverture aux passions » ; elle ne doit, en effet, protection qu’aux intérêts lésés. C’est en conformité de cette doctrine que l’article 1er du chapitre II de l’ordonnance du 30 août 1536 qualifiait les parties poursuivantes de parties civiles et intéressées. L’action des parties s’était réfugiée dans l’action civile ; c’était un nouveau motif d’en circonscrire l’exercice dans les mains des parties lésées, puisque toute action suppose un intérêt.

538. À mesure que la jurisprudence se développe au dix-septième siècle, ce point de droit acquiert plus de précision. Tous les criminalistes qui ont écrit postérieurement à l’ordonnance de 1670 le formulent presque dans les mêmes termes. Rousseaud de Lacombe enseigne que : « Toute partie civile doit avoir son intérêt dans l’accusation qu’elle poursuit, et elle ne peut la poursuivre que par rapport à son intérêt pécuniaire ou à une réparation de l’injure qui lui a été faite. Il n’y a que les procureurs généraux et les procureurs du roi auxquels il appartient d’accuser et de faire des poursuites pour la vindicte publique ». Jousse constate la même jurisprudence : « Pour pouvoir rendre plainte, il faut y être intéressé ; et il est défendu aux juges de recevoir des plaintes pour raison de faits qui n’intéressent point les parties, sauf à recevoir ces parties pour dénonciateurs ». Enfin, Muyart de Vouglans répète après ces deux auteurs : «  Pour pouvoir accuser parmi nous, il faut nécessairement deux choses : d’une part, avoir un intérêt particulier à l’accusation, et de l’autre, avoir les capacités requises par la loi à cet effet. Quant à l’intérêt, il doit être direct, comme lorsqu’on poursuit l’injure qu’on a soufferte dans sa personne, ou dans son honneur ou dans ses biens.... C’est une maxime générale que, comme il peut se rencontrer deux sortes d'intérêts dans une accusation, l'intérêt public et l'intérêt privé, par le défaut de l'un ou de l'autre de ces intérêts, le droit d’accuser cesse absolument parmi nous. Ainsi les parties privées ne sont point reçues à accuser, si elles n’ont souffert aucun préjudice, soit dans leur personne, soit dans celle de leurs proches ».

Ces auteurs ne faisaient qu’énoncer, en la résumant, la doctrine appliquée par les parlements. C’est ainsi qu’un arrêt du parlement de Paris, du 12 janvier 1717, avait jugé que des paroissiens n’étaient pas recevables à porter plainte contre leur curé pour fait d’inconduite et de débauche, parce qu’ils n’avaient à la répression de ces faits qu’un intérêt indirect ; c’est ainsi qu’un autre arrêt, du 16 septembre 1741, avait déclaré abusive une procédure faite par l’official de Nevers, sur une accusation intentée par le chapitre de Jannay contre un de ses membres, pour dérèglement et scandale dans sa conduite, parce que ce délit n’avait lésé personnellement aucun des plaignants ; c’est ainsi, enfin, qu’un arrêt du 18 octobre 1661 avait jugé que des maîtres de communautés (sous le régime des jurandes) n’étaient pas recevables à accuser les jurés de prendre de l’argent des aspirants à la maîtrise, parce qu’ils n’avaient qu’un intérêt indirect à prévenir l’admission des récipiendaires par des voies illicites. D’autres arrêts du parlement de Paris, des 23 août 1718 et 28 février 1742, et du parlement de Dijon, des 26 mars 1716 et 26 août 1741, avaient consacré le même point de droit.

539. Cette doctrine a passé dans notre droit nouveau, avec une formule plus rigoureuse encore.

La loi du 16-20 septembre 1791, titre V, article 1er, porte : « Tout particulier qui se prétendra lésé par le délit d’un autre particulier pourra porter plainte ». L’instruction pour la procédure criminelle du 29 septembre 1791 avait expliqué ces termes : «  Tout dommage donne lieu à une action. L’action résultant du dommage causé par un délit se nomme plainte ». Ainsi, sous cette législation, comme sous l’ordonnance de 1670, la plainte supposait une lésion causée par un délit, une lésion personnelle.

L’article 94 du Code du 3 brumaire an IV avait reproduit la disposition de la loi de 1791 ; mais l’article 6 du même Code expliquait encore cette disposition dans les mêmes termes à peu près que l’instruction que nous venons de citer : « L’action civile a pour objet la réparation du dommage que le délit a causé ; elle appartient à ceux qui ont souffert de ce dommage ». C’est encore la même condition ; il faut avoir souffert pour être admis à porter plainte.

Nous arrivons au Code d’instruction criminelle. L’article 63 a répété à son tour l’article 94 du Code du 3 brumaire an IV, puisé lui-même dans la loi de 1791 : « Toute personne qui se prétendra lésée par un crime ou délit pourra en rendre plainte et se porter partie civile ». En même temps, l’article 1er reproduit la disposition de l’instruction de 1791 et de l’article 6 du Code de brumaire : « L’action en réparation du dommage causé par un crime, par un délit ou par une contravention, peut être exercée par tous ceux qui ont souffert de ce dommage ». Ainsi, dans notre législation nouvelle comme dans toutes les législations antérieures, la lésion occasionnée par le délit et éprouvée par le plaignant est la base du droit de plainte. Il est rare qu’un principe demeure aussi complètement invariable à travers tant de phases diverses.

540. Est-il nécessaire maintenant de justifier une règle qui repose sur tant de textes ? Cette tâche sera facile. C’est un principe général que l’intérêt est la mesure des actions, et que toute demande qui n’a pas un objet appréciable est inadmissible. Or quel est le but, le but unique de l’intervention de la partie civile ? C’est, la loi vient de nous le dire, d’obtenir la réparation du dommage qu'elle a souffert. Il faut, en effet, distinguer la dénonciation de la plainte : la dénonciation n'a pour objet que de révéler le fait à la justice, la plainte a pour but d’en demander la réparation. La première peut être faite par toute personne, car le dénonciateur n’est pas partie au procès ; la seconde ne peut être portée que par la partie qui a souffert, car elle a pour objet une réparation civile. Cette distinction a été posée très nettement par Legraverend : « On ne peut rendre plainte que quand on a été lésé par un fait ; c’est là ce qui distingue surtout la plainte de la dénonciation. Tout citoyen peut se porter dénonciateur d’un attentat à l’ordre social ; mais le droit d’en rendre plainte n’appartient qu’à la partie dont cet attentat blesse les intérêts privés.

La plainte et, à plus forte raison, la constitution de la partie civile ne tendent donc qu’à obtenir des dommages-intérêts. Autrement quels en seraient le caractère et le but ? Les citoyens, dans notre droit, n’ont pas la mission de poursuivre les crimes et les délits ; ils peuvent en provoquer la poursuite ; mais cette faculté même ne leur a été donnée par la loi que comme moyen de surveiller leurs intérêts et de les faire valoir. C'est par suite de ce principe que les articles 359 et 366 du Code d’instruction criminelle ne s’occupent des parties civiles que pour prescrire qu’il soit statué sur leurs dommages-intérêts. Or, que représentent les dommages-intérêts ? Ils représentent exactement le préjudice souffert, la lésion produite par le délit. Point de dommage, point de dédommagement, et par conséquent point d’action civile.

Une autre argumentation nous amène encore à la même conclusion. Le plaignant, en prenant la qualité de partie civile, intervient au procès ; il entre dans la cause, il figure aux débats, il discute les faits et les témoignages, il accuse, il donne à l'accusé un second adversaire à côté du ministère public. Quel est son titre pour être investi de ce pouvoir, pour remplir cette fonction ? Il n’en peut avoir d’autre que le préjudice qu’il a éprouvé. Pour qu’il soit admis à se plaindre, il faut qu’il ait lieu de se plaindre ; pour qu'il ait le droit d’accuser, il faut que le délit l'ait frappé dans sa personne ou dans ses intérêts. Sa présence, étant une aggravation de la position de l'accusé, ne peut se justifier que par la nature du fait et la complexité de ses effets : s’il a blessé deux intérêts, l’intérêt public et l’intérêt privé, il est naturel que l’accusé trouve deux adversaires ; mais s’il n’en a froissé qu'un seul, comment expliquer sa lutte avec deux parties ? La lésion de l’intérêt privé peut donc seule motiver la présence de la partie civile.

Il résulte de ces textes et de ces observations que l’admission de la partie civile est entièrement subordonnée à l’intérêt qu’elle apporte aux débats, c’est-à-dire au préjudice qu’elle a souffert par l’effet du délit. C'est ce préjudice qui lui confère son titre et qui fonde son action.

541. Ce principe posé, il importe de déterminer quels doivent être le caractère et les éléments de ce préjudice ; car il est évident qu’il ne peut être ici question d’un dommage imaginaire ou qui atteindrait indirectement les goûts, les affections ou les habitudes d'une personne. Quand il s’agit d’attribuer une action en justice, de déclarer un droit à une réparation, il faut nécessairement que le dommage qui fait naître ce droit et cette action soit sérieux et appréciable.

La première condition est que le dommage soit personnel à celui qui veut se porter partie civile. En effet, l’article 1er du Code d’instruction criminelle n’accorde l’action civile qu’à celui qui a souffert du dommage, et l’article 63 à celui qui se prétend personnellement lésé. Ainsi, celui qui, pour se porter partie civile, n’alléguerait que l’intérêt commun qu’ont tous les membres de la cité à la répression des crimes, ne pourrait être admis, car les citoyens n’ont pas d’action pour poursuivre la réparation des offenses qui n’intéressent que la société en général. Il devrait se borner à dénoncer le fait en laissant au ministère public le soin de le poursuivre.

542. Mais dans quels cas le dommage doit-il être considéré comme personnel ? La personne n’est-elle pas atteinte lorsque la famille est blessée ? L’intervention sera-t-elle recevable « lorsque l’injure, suivant les expressions de Muyart de Vouglans, nous a été faite dans la personne, l’honneur on les biens de nos proches ou de ceux que nous avons dans notre puissance ? La loi romaine et notre ancienne jurisprudence admettaient cet intérêt comme une base suffisante de l’action civile. Il faut distinguer aujourd’hui.

L’action est recevable à l’égard des crimes, délits et contraventions commis au préjudice des personnes qui sont placées sous notre puissance ; mais ce n’est point à raison de l’intérêt indirect que nous pouvons avoir à leur réparation, ce n’est point parce que nous nous trouvons lésés, c’est parce que nous exerçons les droits de la personne qui a été directement blessée. Le père, [le mari,] le tuteur qui portent plainte à raison de l’injure soufferte par le fils mineur, [la femme] ou le pupille, n’agissent point en leur nom personnel, mais au nom de ceux-ci ; ils les représentent en justice. Les maîtres, au contraire, ne représentent point leurs domestiques et préposés ; ceux-ci ne sont point dans leur puissance; ils ne pourraient donc rendre plainte en leur nom du délit dont ils auraient souffert dans l’exercice même de leurs fonctions, à moins que ce délit ne compromît directement leurs intérêts.

Mais, quant aux crimes et délits qui ont porté dommage à nos proches, nous n’avons, en général, aucune action pour en poursuivre la réparation. En effet, le dommage ne frappe ni notre personne ni nos biens ; il n'ouvre donc aucun droit en notre faveur, et par conséquent ne peut donner lieu à aucune réclamation. L’article 727 du Code civil n’exige point que l’héritier, instruit de meurtre du défunt, en poursuive la punition en se rendant partie civile ; il lui impose seulement l’obligation de dénoncer le crime à la justice.

543. M. Merlin a formulé cette règle restrictive avec une extrême précision : « Pour être admis à rendre plainte, il faut avoir un intérêt direct et un droit formé de constater le délit lorsqu’il existe et d’en poursuivre la réparation civile contre le délinquant. Il faut avoir un intérêt direct, et c’est en cela que la plainte diffère de la simple dénonciation. Pour dénoncer un crime à un officier public, il suffit d’en avoir connaissance ; mais pour s’en constituer l’accusateur, non seulement ce n’est pas assez de le connaître, il ne sert même de rien d’avoir à la punition un intérêt éloigné et indirect ». Il ne faut pas confondre toutefois l’intérêt moral avec l’intérêt indirect. Un homme peut être lésé dans sa réputation aussi bien que dans sa personne et ses propriétés. Son droit d’intervention est incontestable s’il est certain que cette lésion morale a été le résultat d’un crime ou d’un délit, car le préjudice qu’elle produit est non moins grave et peut être parfaitement apprécié.

Il faut, en second lieu, suivant M. Merlin, que la partie ait un droit actuel à la réparation du délit. Car l’action dérive de la lésion, elle ne peut donc naître qu’avec elle ; si cette lésion est incertaine, si le fait qui peut vous blesser ultérieurement ne vous blesse pas actuellement, la partie ne peut se constituer ; car quel serait le but de son intervention et de quel dommage demanderait-elle la réparation d'un dommage à venir et par conséquent inappréciable encore. Mais comment le constater et comment l’estimer ? M. Merlin a établi cette seconde condition à l’admission de la partie civile avec la même clarté que la première : « Il ne suffit pas que le délit puisse un jour vous préjudicier pour que la justice reçoive votre plainte ; il faut qu'il vous porte, dès ce moment même, un préjudice réel ; il faut que, dés aujourd'hui, vous en ressentiez les funestes effets ; il faut, en un mot, que, dans l’instant précis où vous en parlez, votre fortune, votre honneur, votre vie en aient éprouvé les atteintes. Sans cela de quoi vous plaindriez-vous, si ce n’est d’une vaine terreur ? Mais la justice n’est point faite pour s’occuper de vos craintes peut-être puériles, ni pour suivre l’impulsion de votre inquiète prévoyante : en un mot, ce ne sont pas des visions, ce sont des choses qu’il lui faut.

544. On doit néanmoins prévoir une objection. L'article 63du Code d’instruction criminelle porte ces mots : Toute personne qui se prétend lésée... Ne pourrait-on pas induire de ces termes qu’il suffit que la lésion soit alléguée pour que l’intervention doive être admise ? Celte induction ne serait pas fondée. Il importe d’abord de remarquer que l’article 1er du titre V de la loi du 16-29 septembre 1791 et l'article 94 du Code du 3 brumaire an IV étaient absolument conçus dans les mêmes termes ; c’est la reproduction d’une formule consacrée par la législation, ce n’est point l’application d’une règle nouvelle. Or, à côté de cette formule, la législation de 1791 exigeait que le dommage eût été causé par le délit, l'article 6 du Code de brumaire ne donnait l’action civile qu’à ceux qui avaient souffert de ce dommage. Notre Code lui-même n’accorde également l’action en réparation du dommage causé par un crime qu’à ceux qui ont souffert de ce dommage (art. 1er). Il ne suffit donc pas d’alléguer une lésion, il faut en préciser la nature et la gravité pour que le droit soit ouvert. C’est dans ce sens que l’expression de la loi doit être entendue.

La prétention, en effet, c’est la demande. Mais une demande n’est recevable qu’autant que la partie a capacité pour la former. Les juges doivent examiner cette capacité avant d’examiner si la demande elle-même est fondée. II faut donc que le plaignant qui veut se constituer partie civile fasse in limine litis, nous ne dirons pas la justification, mais l’indication précise du dommage qu’il a éprouvé. C’est là le titre de son intervention, c’est la condition de son action. C’est dans le débat sans doute qu’il doit trouver la preuve de la responsabilité de l’agent ; mais avant le débat il sait ce qu’il a souffert, il sait la lésion qu’il a éprouvée ; il peut donc en préciser la nature, en définir l’étendue ; il ne s’agit pas encore de l’imputer au prévenu, il s’agit d’établir le fait d’où naît le droit. S’il en était autrement, il suffirait de l’allégation la plus vaine, il suffirait d’élever une prétention quelconque à des dommages-intérêts pour motiver l’intervention d’une partie civile dans un procès criminel. Toute personne, quelque étrangère qu'elle fût à l’affaire, trouverait celte voie ouverte à son animosité et reprendrait en quelque sorte sous cette forme nouvelle l’ancienne accusation populaire. Vainement le prévenu la repousserait en objectant son défaut d’intérêt ; les juges ajournant l’examen de cette fin de non-recevoir à la fin des débats, la partie prendrait place au procès et exercerait provisoirement tous les droits d’une partie poursuivante, sauf à être déclarée incapable d’intenter son action après qu’elle l’aurait pleinement exercée. Le juge doit donc procéder à un double examen : au seuil de la procédure, il doit examiner si la partie est recevable dans son intervention ; à l'issue des débats, si le préjudice qu’elle a prétendu avoir souffert lui donne droit à des dommages-intérêts.

Cette distinction a été consacrée par la Cour de cassation. Cette Cour, en effet, dans une espèce où l’irrégularité de l’intervention d'une partie civile était présentée comme un moyen de nullité, a rejeté le pourvoi : « Attendu que le Code d’instruction criminelle, en accordant par ses articles 63 et 67, en suite des dispositions des articles 1, 2 et 3 du même Code, la faculté de se porter partie civile à ceux qui se prétendaient lésés par un crime ou par un délit, sous les charges qui leur sont imposées, par la loi, a, par cela même, laissé aux tribunaux saisis de l'action publique la faculté d’apprécier s’il y a lieu d’admettre leur intervention ». Ainsi, la Cour de cassation reconnaît aux juges saisis de l’action publique le pouvoir d'apprécier la régularité de l'intervention, et par conséquent de la rejeter avant l'ouverture des débats, si elle ne leur paraît pas justifiée. De là la nécessité pour la partie qui se constitue d’indiquer son intérêt, et pour les juges de le constater in limine litis.

545. Mais si cet intérêt nexistait pas et que la partie eût été néanmoins admise à se constituer, cette intervention irrégulière entacherait-elle le jugement de nullité ? La Cour de cassation a résolu cette question négativement : `Attendu que l’action du ministère public pour la poursuite des crimes et l’action civile étant indépendantes l’une de l’autre, le défaut d’intérêt de la partie civile ne peut vicier la procédure criminelle dans laquelle elle est intervenue ». On conçoit que la jurisprudence, tout en posant la règle qui subordonne l’intervention à la lésion, ait hésité à faire dépendre la validité d’une procédure de la régularité de cette intervention ; car la séparation des deux actions étant le principe général de la législation, il semble contradictoire d'admettre l'influence de l’une sur l'autre. Et cependant cette influence, nous l’avons vu précédemment, est un fait incontestable. Les deux autorités ne se confondent pas, mais elles s’appuient l’une et l’autre ; elles demeurent séparées, mais elles se servent mutuellement d’auxiliaires.

N’est-il pas évident que l’admission d'une partie civile dans un procès criminel donne à l’accusé un adversaire de plus, et l’adversaire le plus redoutable, parce qu’il est excité par des passions personnelles ? N’est-il pas évident que cette intervention et les forces qu’elle apporte à l'accusation. peuvent avoir pour résultat une condamnation jusque-là incertaine ? Et comment dénier dès lors à l’accusé le double droit de repousser in limine litis une irrégulière intervention et de contester après le jugement la légitimité d’une intervention admise malgré ses réclamations ? Ne suffit-il pas qu’il ait été contraint de lutter contre un adversaire que la loi ne lui donnait pas, que le débat ait été vicié par le concours d’un élément étranger, pour qu’il ait lieu de se plaindre ? La loi, à la vérité, ne prononce point, de nullité ; mais elle n’en prononce pas davantage dans les cas où les formes les plus essentielles à la défense ont été enfreintes, et la jurisprudence n’a point hésité à suppléer cette peine. Or, quelle forme intéresse à un plus haut degré l’accusé que l’admission au débat d’une partie qui vient lutter contre sa défense ? quelle est la garantie dont l’omission lui apporte plus de péril ? Ne pourrait-on pas admettre que, lorsque l’intérêt de la partie a été contesté à l’audience, la décision qui statue sur cet incident peut être attaquée et devenir un moyen de nullité ?

546. Maintenant, et pour résumer toute cette discussion, nous poserons donc en principe que nul ne peut être admis à se porter partie civile : 1° s’il n’a pas été personnellement lésé par un crime, un délit ou une contravention ; 2° si la lésion qu’il a éprouvée ne lui confère pas un intérêt direct et un droit actuel à une réparation. Telle est la base de l’action, la condition nécessaire de son existence.

Mais, à côté de cette condition légale, il ne faut pas omettre de mentionner la capacité personnelle dont la partie doit en même temps justifier.

L’action civile, en effet, quelle que soit la juridiction devant laquelle elle est portée, conserve sa nature intrinsèque ; elle est donc soumise, comme toute autre action civile, aux règles communes du droit ; il faut donc que la partie qui l’exerce ait la jouissance de ses droits, et par conséquent la capacité d’ester en justice.

Cette capacité ne peut être contestée qu'à l’égard des femmes mariées, des mineurs, des interdits et des étrangers.

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551. Reprenons successivement chacun des principes qui viennent d’être posés sur la capacité des parties civiles et suivons en l’application dans différentes espèces.

Le premier de ces principes est qu’il n’y a lieu à l’action civile devant les tribunaux répressifs qu’autant que le dommage prend sa source dans un fait qualifié crime et délit.

Cette règle a été consacrée par la jurisprudence dans plusieurs espèces. Un individu, après la rupture d’un projet de mariage avait été cité en police correctionnelle pour rétention frauduleuse d’effets mobiliers, et la partie civile formait en même temps une demande en dommages-intérêts. La Cour de cassation a jugé « que le fait de rétention imputé n'offrait aucun caractère de délit ; qu’il suivait du système adopté par les premiers juges une confusion du dol civil et du dol criminel, essentiellement distincts, et une instruction par la voie correctionnelle de la preuve par témoins contre et outre le contenu aux actes, et ce en contravention aux principes généraux du droit ». L'arrêt déclare en conséquence que l'action civile n'était pas recevable devant la juridiction correctionnelle.

Dans une autre espèce, un individu étant poursuivi devant le tribunal de police pour avoir exposé des denrées en vente dans un autre lieu que sur le marché, les adjudicataires des droits de place intervinrent et prétendirent joindre à l’action publique leur action civile en réparation du dommage qu'ils soutenaient avoir éprouvé par la privation des droits qui leur étaient dus. La Cour de cassation a écarté cette prétention par les motifs : « que les tribunaux de répression ne sont compétents pour connaître de la réparation civile d’un dommage qu’autant que le fait d’où résulte ce dommage constitue par lui-même un crime, un délit ou une contravention ; que, dans l’espèce, le fait de n’avoir point payé les droits de place n’était réprimé par aucune loi pénale et ne donnait point ouverture à l’action publique ; qu’à la vérité ce fait concourait avec celui de la contravention résultant, contre le contrevenant, d’avoir vendu ailleurs que sur le marché ; mais qu’il n’en était pas moins un fait distinct de la contravention même ; qu’il ne constituait qu’une infraction aux actes passés par le maire en sa qualité d’administrateur des biens communaux ; que le tribunal de police était donc incompétent pour l’apprécier sous le rapport des réparations civiles auxquelles il pouvait donner lieu »…

Il serait inutile de multiplier les exemples : le principe en lui-même est incontestable ; les difficultés ne peuvent naître que de l’appréciation des faits : toute la question se réduit à savoir si ces faits sont ou ne sont pas prévus par la loi pénale.

552. Toutefois, il faut encore que le dommage soit la conséquence et le résultat direct du délit. Ainsi, un individu est arrêté par erreur et mis en jugement comme accusé d’un crime. Acquitté par la cour d’assises, il se porte partie civile, à raison du dommage que son arrestation lui a fait subir, dans une accusation subséquente poursuivie contre le véritable auteur du crime. Cette intervention est-elle recevable ? La négative paraît évidente. Les poursuites dont le plaignant avait été l’objet lui avaient assurément causé un dommage ; mais ce dommage n’était point une conséquence du crime ; le crime ne l’avait lésé sous aucun rapport ; sa perpétration n’avait porté préjudice ni à sa personne ni à sa fortune ; il y était demeuré complètement étranger La lésion qu’il avait éprouvée n’était née que de la poursuite qui avait été légèrement exercée contre lui ; c’est le fait de cette poursuite, l’erreur de la justice qui avait troublé son existence. Or, ce fait n’est-il pas indépendant de la volonté de l’accusé ? Comment le lui imputer s’il n’avait rien fait pour rejeter les soupçons sur le plaignant ? Dira-t-on qu’il devait se dénoncer lui-même pour empêcher cette poursuite injuste ? Il le devait sans doute, mais c’était un devoir de sa conscience, et la violation d’un devoir ne suffit pas pour donner lieu à des dommages-interêts. En un mot, la partie plaignante ne devait point être reçue à se constituer, car elle n’avait aucun intérêt à la répression du crime, et la lésion qu’elle avait éprouvée émanait, non du crime lui-même, mais d’un fait postérieur et distinct.

553. Le deuxième principe est que l’action civile n’est recevable qu'autant que la partie a été lésée par le fait. II suit de là d’abord qu’une lésion quelconque doit être constatée, ensuite que cette lésion doit être personnelle.

Une lésion quelconque doit être constatée. Cette condition est-elle remplie lorsque l’accusation a pour objet une simple tentative qui n’a été suivie d’aucun effet ? La cour d’assises de la Seine a jugé cette question affirmativement dans une espèce où l’accusé avait tiré sur le plaignant deux coups de pistolet qui ne l’avaient pas atteint : « Attendu qu’aucune disposition de la loi n’a déterminé quel genre d’intérêt doit être allégué par le plaignant, et que le fait seul qu’il a été l’objet de la tentative de meurtre établit son intérêt à intervenir comme partie civile ».

Cette décision est-elle en harmonie avec la règle que nous avons posée dans le paragraphe précédent ? Il n’est pas exact de dire que la loi n’a pas déterminé le genre d’intérêt qui doit fonder l’action ; car elle a voulu que cette action prit sa source dans un dommage (art. 1er), dans une lésion quelconque (art. 63), matérielle on morale. Il n’y a que la partie qui a été lésée qui peut l’intenter. Or quelle est la lésion qu’une tentative peut produire quand elle n’a été suivie d’aucun effet ? Il est évident que ce n’est point une lésion matérielle, puisque le crime n’a pas eu de résultat, puisque la tentative de meurtre, comme dans l’espèce, n’a occasionné ni homicide ni blessure. Il est également évident que ce n’est point une lésion morale ; où serait cette lésion ? Le plaignant peut craindre assurément qu’une telle tentative ne se renouvelle, et par conséquent il doit désirer qu’elle soit punie. Mais les peines sont appliquées dans un intérêt public et non dans un intérêt privé. Il ne peut appartenir à un simple citoyen de provoquer cette application ; c’est la fonction du ministère public, ce n’est pas la sienne. La prétention qu’il élèverait d’intervenir et de se porter partie civile pour se préserver d’un nouvel attentat serait dérisoire ; car elle équivaudrait à la demande d’un châtiment, à des réquisitions pénales. Faudrait-il chercher le mal moral dans la terreur que la tentative a causée ? Mais peut-on apprécier et réparer le mal d’une simple alarme ? « La justice n’est point faite, comme l’a dit M. Merlin, pour s’occuper de vos craintes, peut-être puériles, ni poursuivre l’impulsion de votre inquiète prévoyance ». Il ne suffit pas, il faut bien le remarquer, d'avoir souffert, la loi exige qu’on ait souffert d’un dommage. C’est cette condition légale qui manque ici. Il faut ensuite que le dommage soit appréciable, puisque la réparation est exclusivement pécuniaire ; or, comment réparer, comment estimer le danger d’une vaine tentative, la frayeur qu’elle a donnée, la crainte qu’elle ne se répète ? [cette opinion est minoritaire]

554. Nous avons dit que la lésion doit être personnelle. Cette règle peut donner lieu dans son application à quelques difficultés.

En effet, la lésion peut atteindre dans certains cas notre personne, non seulement en nous frappant nous-mêmes, mais encore en frappant des personnes auxquelles des liens étroits nous attachent. La loi romaine avait prévu, relativement à la poursuite des injures, cette sorte de dommage…et faisait remonter au chef de la famille, comme s’il les supportait personnellement, toutes les injures qui étaient portées à chacun de ses membres. Notre législation moderne a renversé cette antique fiction et l’a remplacée par la réalité. Chaque membre de la famille poursuit directement la réparation des injures qu’il a souffertes, et si le père ou le tuteur intervient, c’est au nom de la personne lésée, c'est seulement pour l’aider à faire valoir ses droits, à soutenir son action, c’est pour suppléer à son impuissance ou à sa faiblesse. Nous avons établi ce point précédemment.

………………………………….……

562. Il nous reste à suivre dans son application la dernière des trois règles qui ont été posées au commencement de ce chapitre.

Cette règle consiste dans la condition imposée à l’action civile d’avoir pour fondement un droit et par conséquent un intérêt appréciable au moment où elle s'exerce.

L’application de cette condition a donné lieu à deux difficultés.

La première consiste à savoir si la chambre syndicale d’une corporation quelconque est recevable à se constituer partie civile à raison des infractions aux règles de la profession, qui peuvent avoir été commises par les membres de la corporation. Plusieurs courtiers de commerce avaient été dénoncés aux syndics de la communauté pour immixtion personnelle dans des actes illicites. La chambre syndicale porta plainte et se constitua partie civile. Cette intervention ayant été contestée, la chambre d’accusation de la cour de Paris, par arrêt du 6 mai 1834, déclara que la chambre syndicale, ne pouvant être lésée par les faits dénoncés, n’avait ni droit ni qualité pour figurer dans la poursuite comme plaignante ou partie civile. Un pourvoi fut formé contre cet arrêt, et on alléguait à l'appui que les faits imputés causaient un préjudice évident à la communauté des courtiers, soit en aliénant la confiance du public, soit en monopolisant les profits entre les mains de quelques-uns de ses membres, soit en faisant baisser le prix des charges ; d’où la conséquence que l’exception tirée du défaut d’intérêt n’était pas fondée. Mais la Cour de cassation a rejeté le pourvoi. « attendu qu’un intérêt direct et un droit actuel peuvent seuls servir de base à une intervention civile ; que l’arrêt de la cour royale de Paris, en jugeant que la chambre syndicale n’a pu, en cette qualité, c’est-à-dire en tant qu’elle représente les intérêts généraux de la communauté des courtiers de commerce, être lésée par les infractions reprochées aux contrevenants, et en la déclarant non recevable dans sa demande à fin d’action civile, a tiré des faits par elle reconnus une conséquence légale et s’est conformée aux principes de la matière ». Cette décision est évidemment conforme à la règle que nous avons posée. Il ne suffit pas, pour fonder l’action civile, d’un intérêt imaginaire, il ne suffit même pas de la crainte sérieuse d’un dommage futur ; il faut justifier d'un préjudice actuel, il faut en montrer les atteintes, en préciser la nature et l’étendue. La chambre syndicale avait sans doute un intérêt à la répression, mais un intérêt indirect ; elle alléguait un dommage, mais un dommage indéterminé et dès lors inappréciable. Son intervention devait donc être repoussée.

563. La deuxième question est de savoir si les personnes qui exercent une profession soumise à de certaines conditions d’aptitude et de capacité peuvent intenter l’action civile contre les tiers qui s’immiscent indûment dans l’exercice de cette profession, ou si elles doivent se borner à dénoncer ces infractions au ministère public. Cette question, qui s'est présentée dans des espèces diverses, a principalement été agitée dans l’intérêt des pharmaciens.

Un pharmacien de Valençay avait cité en police correctionnelle les religieuses de Lacroix pour débit illégal de médicaments et réclamé des dommages-intérêts. La cour de Bourges rejeta cette action : « attendu qu’un particulier n’est recevable à se pourvoir devant les tribunaux correctionnels que lorsque le fait dont il se plaint, retenu comme délit par la loi, lui fait éprouver un préjudice appréciable ; que des espérances trompeuses ne peuvent être un motif de se pourvoir en justice ; qu’aucun droit acquis n’est lésé par la concurrence qui fait l’objet de la plainte ».

La même question fut soulevée dans les mêmes termes devant la cour de Paris, qui jugea également « que le droit de se -constituer partie civile dans un procès correctionnel ne peut appartenir qu’à la partie qui éprouve un préjudice résultant directement du délit ou de la contravention objet de la poursuite ; que les appelants n’ont pas, en leur qualité de pharmaciens et à raison du dommage qu’ils prétendent éprouver par le résultat d’une concurrence illicite, le droit d’intenter l’action dont il s’agit au procès, ni par conséquent celui d’intervenir au procès en qualité de parties civiles ; qu’ils ne peuvent être considérés comme parties lésées dans le sens de l’article 63 du Code d’instruction criminelle ». Mais, sur le pourvoi des pharmaciens, la Cour de cassation annula cet arrêt : « attendu que la vente et l’exposition des médicaments et préparations médicinales sont exclusivement attribuées aux pharmaciens reçus après les épreuves établies par l’autorité publique ; que dés lors les pharmaciens reçus ont un intérêt actuel et un droit né à empêcher l’annonce des remèdes secrets et la vente des médicaments par des individus sans titre légal... ; que l’action en réparation du dommage causé peut être exercée par tous ceux qui en ont souffert, quelle que soit la difficulté qui puisse s’élever pour l’appréciation de ce dommage…

L’affaire ayant été renvoyée par la Cour de cassation devant la cour de Rouen, cette cour adopta, dans les termes les plus absolus, par son arrêt du 25 janvier 1833, l’opinion consacrée par la cour de Paris. Le pourvoi dut alors être porté devant les chambres réunies de la Cour de cassation, qui confirmèrent de leur côté l’arrêt de la chambre criminelle, par les motifs : «que l’exercice illégal de la pharmacie porte nécessairement un dommage aux pharmaciens, puisqu’il constitue une usurpation des droits qui leur sont garantis par la loi ; que le fait même de cette concurrence illicite donnant aux pharmaciens un intérêt actuel et un droit né tant à en arrêter la continuation qu’à obtenir la réparation du dommage consommé, il s’ensuit que l’action en réparation de ce dommage repose sur une cause légale, et que dès lors cette action est recevable ; que la difficulté d’apprécier un dommage ne rend pas non recevable l’action en réparation de ce dommage; que cette difficulté, qui peut exister relativement à d’autres dommages que ceux résultant de concurrences illicites, n’a pas empêché la loi de confier dans tous les cas l’appréciation du dommage et de sa réparation à la sagesse des tribunaux qui, en effet, ont souvent fait usage de ce pouvoir ou cas de concurrences illicites ; que, lorsque les tribunaux ne croient pas avoir les éléments nécessaires pour arbitrer d’office, ils peuvent ordonner toutes les voies d’instruction qui leur sont ouvertes par la loi, mais qu’il ne leur appartient pas de déclarer l’action non recevable à. raison de la seule difficulté d’apprécier le quantum d’un dommage reconnu en principe ».

564. Cette jurisprudence ne nous semble pas avoir fait une saine application des règles de la matière. Il n’est pas douteux, d’abord, que les plaignants avaient, dans l’espèce, un certain intérêt à la poursuite; ils avaient cet intérêt général que toute industrie, toute profession peut avoir à étouffer une concurrence, une rivalité clandestine. Mais un intérêt de cette nature était-il suffisant pour leur attribuer l’action civile ? C’était là la question. [qui se pose en d’autres termes de nos jours]

Les plaignants ne pouvaient invoquer d’autre titre que la lésion même qu’ils avaient pu éprouver. En effet, la loi du 21 germinal an XI n’a point donné aux pharmaciens le droit de poursuivre la répression des infractions à la police de la pharmacie ; ils ne peuvent que les dénoncer au ministère public ; car, si la loi a établi des conditions d’aptitude pour l’exercice de cette profession, ce n’est pas dans l’intérêt des pharmaciens eux-mêmes, mais bien dans celui de la santé publique ; et cela est si vrai que leur nombre est illimité et que les officines peuvent s’ouvrir partout. Ils sont à cet égard dans la même position que les libraires, les imprimeurs, les avocats, les médecins, les débitants de la régie : le diplôme, le brevet ou la licence donne le droit d’exercer la profession, mais ne donne point un droit exclusif ; les conditions d’exercice sont établies dans un intérêt général et non dans un intérêt privé ; leur violation constitue donc un délit contre l’ordre public. Il suit de là que la poursuite n’en appartient qu’au ministère public, et que si quelques individus de la profession qui se prétendrait lésée par la concurrence veulent se joindre à l’action publique ou exercer directement une action civile, leur intervention ne peut avoir d’autre base qu’une lésion qu’ils doivent justifier.

Or, quelle peut être, dans l’espèce, la lésion éprouvée ? D’après la règle que nous avons posée précédemment, la partie qui se prétend lésée doit justifier d’un intérêt direct et personnel et d’un droit actuel à la réparation du délit ; il faut donc que le plaignant ait été directement et personnellement lésé et que cette lésion soit constatée de manière à devenir la base d’une indemnité. Trouvons-nous ici ces conditions ? Les plaignants, qui n’étaient que quelques-uns des pharmaciens de leur résidence, alléguaient que les remèdes secrets vendus par les prévenus avaient dû les empêcher de vendre des médicaments, et que par conséquent cette concurrence illicite les avait nécessairement lésés. Mais où se trouvait cette lésion ? Elle ne pouvait évidemment consister que dans l’appréciation du montant des bénéfices qu’ils auraient pu faire sur les médicaments que la concurrence les avait empêchés de vendre. Mais était-il certain que les personnes qui avaient acheté les remèdes prohibés en auraient acheté d’autres ? Était-il certain que ces personnes, en supposant qu’elles en eussent acheté, les eussent pris précisément chez les plaignants ? Il fallait donc, pour arriver à. la lésion prétendue, traverser une triple hypothèse : il fallait supposer qu’il y avait eu concurrence, que cette concurrence avait été nuisible, enfin qu’elle avait nui personnellement aux plaignants.

Ce n’est pas tout. Comment estimer la valeur de cette perte hypothétique ? comment calculer le chiffre des bénéfices que les plaignants avaient manqué de faire en ne procédant pas à des ventes imaginaires ? Cette difficulté a paru si grande que des cours impériales se sont fondées sur ce seul motif pour ne pas admettre l’action civile ; mais la Cour de cassation leur a répondu en déclarant : « que la difficulté d’apprécier un dommage ne rend pas non recevable l’action en réparation de ce dommage; » ce qui conduirait à dire que là où il n’y a pas de dommage appréciable les tribunaux doivent néanmoins l’apprécier, que là où ils n’en aperçoivent aucun ils doivent néanmoins en reconnaître. Il est évident qu’il faut distinguer si la difficulté d’appréciation tombe sur la lésion elle-même ou seulement sur le chiffre de cette lésion. Si elle ne tombe que sur le chiffre, les juges doivent, sans aucun doute, par tous les moyens d’instruction qui sont à leur disposition, arriver à déterminer un chiffre quelconque. Mais si l’incertitude du chiffre résulte de l’incertitude de la lésion elle-même, si la difficulté remonte jusqu’au principe même de la réparation, si, en un mot, c’est ce principe qui parait douteux et non pas seulement son application, l’action civile n’a plus de base, elle tombe d’elle-même ; et les tribunaux ne peuvent avoir le devoir de poser un chiffre d’indemnité là où ils ne constatent pas de droit.

En résumé, nous pensons que la lésion incertaine que peut produire une concurrence illicite ne suffit pas pour ouvrir l’action civile. La Cour de cassation nous paraît avoir confondu l’intérêt général que les membres d’un corps, d’une communauté, d’une profession, peuvent avoir à la répression d’un délit, et l'intérêt spécial, fondé sur une lésion personnelle, dont tout plaignant doit justifier et qui est le titre de son action. C’est dans cette distinction, qu’elle n’a pas faite, que réside la règle de la matière.

Nous avons achevé de parcourir les principales applications que les principes qui régissent l’action civile ont reçues dans la pratique. Cette discussion a eu pour but de mettre ces principes en relief et de faire saisir l’importance des garanties qu’ils recèlent en eux-mêmes. Il ne faut jamais perdre de vue dans cette matière que deux intérêts distincts se trouvent en présence, l’intérêt de la partie lésée d’une part, et l’intérêt de la défense de l’autre, et que ces deux intérêts doivent trouver auprès de la justice une égale protection.

Signe de fin