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LES POUVOIRS DES JUGES DU FOND
DANS LE CHOIX ET L’AMÉNAGEMENT
DES PEINES

Par André VITU
Professeur à la faculté de droit, sciences économiques et gestion de Nancy
Observations à la Revue de sciences criminelles 1991 p.331

Texte datant d’avant l’actuel Code pénal,
mais ayant conservé tout son intérêt scientifique

Les magistrats français jouissent d’une très grande liberté pour déterminer, dans leur nature, leur durée et leurs modalités, les sanctions pénales qu’ils prononcent contre les délinquants qui leur sont déférés. Sans doute le principe de légalité criminelle ou légalité des délits et des peines, toujours affirmé en doctrine et rappelé par la Chambre criminelle chaque fois qu’il est nécessaire, est-il là pour assigner des limites à ne pas dépasser, par exemple en interdisant de retenir comme infractionnels des faits que la loi ne réprime pas ou de prononcer des peines dans des cas non prévus par elle. Mais cette rigueur du principe dissimule de moins en moins bien le pouvoir discrétionnaire fort large concédé, par les textes, aux juridictions pénales de notre pays. Les mesures législatives qui se sont accumulées ces dernières années, en vue d’augmenter l’arsenal des moyens dont disposent les juges répressifs, attirent l’attention sur les conditions dans lesquelles ceux-ci font usage des moyens, anciens et nouveaux, mis à leur disposition, et sur l’appréciation souveraine dont ils font preuve pour l’élaboration de leurs sentences.

Lorsque l’occasion s’en présente, la Cour de cassation ne manque pas de redire que c’est par l’exercice d’une faculté discrétionnaire que les juges du fond accordent ou refusent le bénéfice de telle ou telle mesure prévues par la loi pénale, et qu’une motivation n’est indispensable que si elle est exigée spécialement par la loi (ainsi pour le prononcé de l’interdiction de séjour: art. 44, al. 4 ancien C.pén. tel que modifié par la loi du 11 juill. 1975, qui a voulu briser une jurisprudence antérieure libérale : Cass.crim. 22 avril 1969, Bull.crim. n° 139). Choisissons quelques exemples de cette liberté souveraine reconnue aux juridictions du fond.

Il est à peine nécessaire de rappeler, en première place, l’entière faculté qui leur est laissée pour choisir entre l’emprisonnement et l’amende ou de les prononcer tous deux, quand ceux-ci sont cumulativement prévus par la loi, et pour déterminer, dans les limites légales le taux de l’une et l’autre sanction, tout comme pour fixer la gravité de la peine choisie, aux assises, dans la fourchette offerte par le code. Il est plus intéressant de se tourner vers ces techniques individualisatrices qui fourmillent maintenant dans le code pénal et qui permettent de moduler, en toute liberté, l’importance et les aspects des sanctions qu’ils prononcent.

Ainsi, pour l’admission ou le refus de cet outil fondamental, parmi les moyens d’indulgence dont disposent les juges, que sont les circonstances atténuantes, et pour la détermination de leurs effets, la Chambre criminelle rappelle souvent, à des condamnés mécontents de leur sort, que joue ici une « appréciation souveraine des juges du fait, qui ne sont pas tenus de motiver leur décision à cet égard » (Crim. 23 déc. 1955, Bull.crim. n° 599; 21 janv. 1969, ibid. n° 40; 24 oct. 1973, ibid. n° 379; 24 mai 1977, ibid. n° 177; 2 mars 1981, ibid. n° 78; 14 mars 1983, ibid. n° 77). On découvre une affirmation voisine quand le juge refuse d’accorder le sursis : « la suspension de peine ... est purement facultative pour le juge, qui peut toujours s’abstenir de la prononcer sans avoir à s’en expliquer » ; Crim. 9 févr. 1955, JCP 1955.IV.42 ; 8 févr. 1966, JCP 1966.IV.44 ; 6 févr. 1973, Bull.crim. n° 65), tandis qu’il est tenu de motiver sa décision s’il prononce cette mesure, afin de permettre à la Cour de cassation de vérifier, non pas l’opportunité de la mesure en raison des circonstances de fait, mais la réunion des conditions légales mises par la loi à son octroi (Crim. 8 juill. 1936, D.H. 1936.525 ; 24 mars 1944, D.A. 1944.91; 31 juill. 1952, Bull.crim. n° 216; 23 janv. 1969, ibid. n° 48).

La Chambre criminelle proclame la même liberté d’appréciation au profit des juges du fond, lorsque ceux-ci accordent ou refusent au prévenu le bénéfice d’un ajournement du prononcé de la peine (Crim. 23 nov. 1982, D. 1983.IR 144 ; 20 nov. 1985, Bull.crim. n° 368, D. 1986.IR.194), ou du remplacement de l’emprisonnement par une peine de substitution en application des articles 43-1 et suivants du code pénal (Crim. 11 oct. 1989, JCP 1990.IV.33), - ou encore lorsque ces juges décident de frapper l’étranger, condamné pour trafic de stupéfiants, de l’interdiction définitive du territoire français, comme les y autorise l’article L. 630-1 du code de la santé publique (Crim. 21 avr. 1986, Bull.crim. n° 130; 17 juill. 1986, ibid. n° 238, cette Recrue 1987.190; 5 sept. 1989, Bull.crim. n° 315; 29 janv. 1990, ibid. n° 49). Même solution encore, lorsqu’il s’agit d’ordonner ou de refuser, du moins dans les limites établies pour l’application de l’article 5 du code pénal, la confusion des peines (Crim. 13 juin 1989, Bull.crim. n° 255).

Particulièrement riche, mais toujours orientée dans la même direction, est la jurisprudence rappelant la souveraine liberté dont jouissent les juridictions du fait pour octroyer ou non l’avantage que constitue le relèvement des incapacités, déchéances et interdictions découlant des condamnations qu’elles prononcent. Cette liberté se traduit par exemple à propos du refus de décider la non-inscription de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire, non-inscription qui vaudrait relèvement immédiat et total (Crim. 5 sept. 1989, Bull.crim. n° 313). La même faculté discrétionnaire s’exprime, soit dans le relèvement instantané (décidé pour telle ou telle incapacité), soit dans le relèvement différé : la décision de refus ou d’octroi de la mesure est libre et n’a pas à être motivée ; les juges du fond peuvent donc, en toute quiétude, se réfugier dans un silence complet, quel que soit le sens de leur décision, et cela sans avoir à expliquer les raisons profondes de leur choix (Crim. 3 juill. 1975, Bull.crim. n° 179 ; 5 févr. 1979, ibid. n° 51 ; 14 déc. 1982, ibid. n° 289; 10 oct. et 30 nov. 1988, ibid. n° 336 et 408, cette Revue 1989.494; 27 juin 1990, Bull.crim. n° 266). Ainsi trois arrêts inédits de la cour d’appel de Douai, rendus les 31 janvier, 21 et 23 mars 1990, décident, sans s’en expliquer plus amplement, de relever immédiatement les prévenus de la peine complémentaire de la publication des décisions par lesquelles elle frappait l’un deux pour s’être soustrait à l’établissement et au paiement de la TVA, les deux autres pour publicité fausse ou de nature à induire en erreur. D’autres juridictions au contraire sont prolixes, lorsqu’elles ordonnent ce même relèvement, justifiant leur bienveillance par de multiples considérations tenant au comportement du prévenu, au métier qu’il exerce, à la nécessité de son reclassement, voire à sa belle attitude dans la Résistance trente ans auparavant (V. notamment, Paris, 9 nov. 1976, Gaz.Pal. 1977 I 151 ; T. corr. Marseille, 22 janv. 1979, ibid. ; Amiens, 22 sept. 1977, JCP 1979.II.19162).

Lorsqu’ils refusent de suivre le requérant dans sa démarche et de lui accorder le relèvement sollicité, les juges correctionnels peuvent, là encore, s’en tenir à un mutisme que le plaideur ne saurait leur reprocher. Mais il est fréquent qu’ils estiment nécessaire d’expliquer les raisons de leur refus. Ainsi à un conseiller municipal condamné pour fraude fiscale et qui sollicite d’être relevé de l’incapacité d’être inscrit sur les listes électorales, les juges du fond opposent « le manquement grave du devoir civique » qu’a commis le prévenu (Crim. 25 juin 1979, Bull.crim. n° 224). A un individu condamné plusieurs fois pour coups et violences avec arme et conduite en état d’ivresse, qui souhaite obtenir un relèvement total pour pouvoir ouvrir un restaurant avec l’aide de sa famille, les juges du fond objectent qu’il présente un projet insuffisamment élaboré et crédible (Douai, 22 mars 1990, Hadjal, inédit) ; ou encore, à cet étranger réfugié en France mais condamné pour séjour irrégulier et falsification de document administratif, on refuse le relèvement de l’interdiction du territoire français, en soulignant que l’autorité préfectorale, qui avait signalé à la justice la situation irrégulière de l’intéressé, est mal venue à appuyer la requête en relèvement d’une condamnation qu’elle a elle-même provoquée et à invoquer la nécessité de débloquer la situation administrative ainsi créée (Douai, 22 mars 1990, Stancu, inédit).

A ces diverses hypothèses où se manifeste l’extrême liberté d’appréciation des juges correctionnels, on pourrait ajouter également, bien qu’il s’agisse d’un cas maintenant disparu, le prononcé de la relégation, lorsque la loi du 3 juillet 1954 rendit facultative cette mesure d’élimination des multi-récidivistes (Crim. 12 mai 1955, D. 1955.488; 4 et 11 déc. 1957, Bull.crim. n° 804 et 831 ; 14 oct. 1958, D. 1959.5 ; 28 janv. 1959, JCP 1959.IV.27 ; 8 oct. 1963, D. 1964.somm. 39 ; 24 nov. 1964, JCP 1964.IV.170).

Une faculté discrétionnaire n’est cependant pas synonyme d’arbitraire complet. Il est évident que les juges du fond doivent ne faire usage de la faculté qui leur est reconnue que dans les strictes limites établies par la loi : on l’a vu, précédemment, pour l’octroi du sursis simple, qui ne saurait être décidé en méconnaissance des conditions établies par l’article 734-1 du code de procédure pénale. Mais il y a plus. Lorsqu’ils explicitent les raisons sur lesquelles ils croient devoir appuyer leur refus de décider telle mesure, les juges du fond doivent soigneusement prendre garde que la motivation exprimée ne soit ni contradictoire, ni entachée d’une erreur de droit ou de fait.

Car le danger serait de vouloir justifier ce refus en se référant à des considérations générales et impersonnelles, et non à des arguments de nature individuelle, comme ce devrait toujours être le cas lorsqu’il s’agit d’appréciation discrétionnaire. En un tel cas, il arrivera que la Cour de cassation reproche à la motivation utilisée de tomber sous les coups de l’article 5 du code civil, qui prohibe les arrêts de règlement (en ce sens, à propos d’un refus des circonstances atténuantes: Crim. 11 juin 1986, D. 1986.580, note Mlle D. Mayer, cette Revue 1987.411). D’autres fois, elle fera grief aux juges du fond d’avoir posé, plus ou moins nettement, une règle générale, de laquelle il résulterait que, pour certains types d’infractions ou pour certains genres de comportements, il est impossible de faire usage de la faculté offerte par la loi, ce qui est ajouter à celle-ci une condition qu’elle ne comporte pas : ainsi en irait-il, à l’occasion du refus d’un relèvement, de l’affirmation qu’il n’y a pas lieu de se départir de la sévérité voulue par le législateur pour la répression des infractions commises en droit du travail (Crim. 3 oct. 1986, Bull.crim. n° 268), - ou que l’atteinte portée à l’honorabilité du prévenu par la publication de la condamnation qui le frappe est le but recherché par le législateur, motif qui donne à penser que, pour ne pas méconnaître cet objectif, les condamnations pour fraude fiscale échapperaient toutes au domaine d’application de l’article 55-1 du code pénal organisant le relèvement (Crim. 29 oct. 1979, Bull.crim. n° 297), -ou qu’aucun fait nouveau ne permet de revenir sur la condamnation originaire, alors que l’article 55-1 n’impose nullement cette exigence pour qu’un relèvement soit prononcé (Crim. 29 oct. 1979, préc. ; Voir cependant T. corr. Soissons, 23 juill. 1980, Gaz. Pal 1981.l.somm.24, et Angers, 2 oct. 1980, Gaz. Pal. 1981.2.somm.207, qui avaient fait état de cette exigence, mais qui paraissent n’avoir pas donné lieu à recours ultérieur).

En ce domaine comme en bien d’autres, trop parler nuit, et il vaut mieux se contenter d’un mutisme prudent, puisque la loi le permet.

Signe de fin