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L'ENTRÉE EN VIGUEUR
D'UNE NOUVELLE LOI D'INCRIMINATION

(Gaz. Pal 4 septembre 1990, Gaz. Pal 1990 II Doct p. 427)

L’ordonnance n° 2004-164 du 20 février 2004
(relative aux modalités et effets de la publication
des lois et de certains actes administratifs)
donne à cette étude un caractère simplement doctrinal.

Lorsque l'on se place du point de vue du droit judiciaire pénal, le problème de l'application dans le temps d'une loi édictant une nouvelle incrimination comporte deux aspects. Au fil du raisonnement judiciaire, le juge répressif doit en effet successivement se demander, d'abord à partir de quel moment l'incrimination que vient d'édicter le législateur a fait son entrée en droit positif, puis si cette incrimination peut être appliquée aux faits de l'espèce dont il est saisi.

Seule la première de ces deux questions est abordée par l'arrêt de la Chambre criminelle du 1er mars 1990 publié dans ce journal. La réponse qu'il convient de lui apporter trouve sa source dans le décret du 5 novembre 1870 qui vise à « établir d'une manière certaine l'époque où les actes législatifs sont obligatoires ».

On pourrait très bien concevoir que, comme dans certains pays étrangers, la loi s'impose de l'instant même où elle a été votée par le pouvoir législatif. Mais, comme l'observait Planiol (Traité élémentaire de droit civil, 3e éd., T. I, p. 71, n°167), il serait bien rigoureux que « les citoyens puissent être surpris par l'exécution d'une loi nouvelle dont il n'ont pas connu la préparation. C'est pourquoi, en France, il a toujours été admis que la loi ne devient exécutoire qu'après avoir été rendue publique ».

Il en va nécessairement ainsi de nos jours. Dès lors que le droit contemporain est dominé par le principe de la responsabilité subjective (Doucet, « La loi pénale », 3e éd. p.154 n° I-123), on ne saurait admettre que soit reproché à un prévenu un acte dont il ne pouvait savoir qu'il était prohibé par la loi pénale. Plus on applique de manière rigoureuse l'adage selon lequel nul n'est censé ignorer la loi pénale, plus les Tribunaux doivent veiller à ne faire entrer en vigueur une loi qu'après qu'elle ait été effectivement portée à la connaissance des justiciables (Doucet, ouvrage précité, p.108 n° 137). De manière générale, on peut d'ailleurs considérer que les juges répressifs, gardiens des libertés individuelles, ont un droit de regard sur les conditions dans lesquelles les lois pénales sont introduites dans l'ordre juridique.

Le décret de 1870, dont l'autorité à l'égard des Tribunaux répressifs est donc limitée par les exigences du respect des droits individuels, va dans deux directions. D'une part, il prescrit au Gouvernement d'accomplir certaines formalités lors de la publication de la loi ; d'autre part, il accorde aux citoyens un certain délai pour se familiariser avec celle-ci.

1. — L'ACCOMPLISSEMENT DES FORMALITÉS DE PUBLICATION DE LA LOI.

Dans la très grande majorité des cas, les formalités prescrites parle décret de 1870 et les textes spéciaux sont correctement accomplies. Aussi ne peut-on raisonnablement imposer aux juges de rechercher systématiquement si la loi d'incrimination en cause a été publiée dans les formes légales : Cass.crim. 2 mars 1971 (Bull.crim. n° 72, p.185). Mais les tribunaux sont tenus de procéder à ce contrôle lorsque le défendeur en fait la demande expresse : Cass.crim. 23 mai 1978 (Bull.crim. n° 163 p.415). En cas de difficulté c'est naturellement sur la partie poursuivante que pèse la charge de la preuve : Cass.crim. 12 novembre 1932 (Bull crim. n° 235 p.444).

D'ordinaire, une loi d'incrimination se suffit à elle-même. Il arrive cependant que sa mise en oeuvre soit liée aux précisions données par un décret d'application. Le juge devant lequel elle est invoquée doit alors constater, non seulement la publication de la loi elle-même, mais aussi la publication du décret d'application.

A. - La publication de la loi.

L'art. 1er du décret de 1870 dispose que la publication des lois passe par leur insertion au Journal Officiel. Bien évidemment, cette insertion doit rapporter les termes exacts de l'incrimination votée par le législateur. Pour mémoire, rappelons que la technique des errata ne peut guère couvrir qu'une coquille ou une erreur matérielle que les juges répressifs auraient pu corriger d'eux-mêmes. Voir, p.ex.: Cass.crim. 30 décembre 1922 (Gaz.Pal. 1923.1.125, rapport Peyssonié) aux termes duquel « un erratum tardif inséré au Journal Officiel relativement à un texte de loi ou de règlement ne saurait avoir par lui-même un caractère obligatoire ».

De droit commun le Journal Officiel doit être adressé dans toutes les préfectures et sous-préfectures. C'est, dit le décret, du jour où il y est parvenu que court son délai d'application (dont nous parlerons plus loin). La formule nous semble malheureuse. Dès lors que la publication tend à avertir le public de l'existence d'une loi nouvelle, il conviendrait de dire que les formalités ne sont achevées que du moment où le Journal Officiel a été effectivement mis à la disposition des justiciables de l'arrondissement. En matière de publicité des prix, sous le régime des ordonnances de 1945, la Chambre criminelle, le 11 juillet 1967 (Bull.crim. n° 214 p.504), a jugé en ce sens que le Bulletin Officiel devait être «tenu à la disposition du public ». La règle devrait être considérée comme générale.

Par exception, l'art. 2, al. 2 du décret de 1870 autorise le Gouvernement à accélérer la mise en vigueur de la loi : le texte qu'il convient d'appliquer d'urgence devra alors être « affiché partout où sera besoin ». Sur la preuve de cet affichage : Cass.crim. 8 janvier 1953 (Bull.crim. n° 9 p.13). Cette procédure double celle définie par les ordonnances des 27 novembre 1816 et 18 janvier 1817, qui ne semble pas avoir été abrogée : Cass.crim. 18 novembre 1918 (Gaz.Pal. 1918.526).

Rappelant pour mémoire que certaines dispositions administratives connaissent une publicité particulière (ainsi les actes individuels doivent être notifiés), et que les arrêtés concernant la circulation routière se traduisent impérativement par l'installation de panneaux de signalisation, nous soulignerons simplement que toutes ces prescriptions sont absolument impératives. Leur méconnaissance prive la loi de toute force obligatoire et fait obstacle à ce qu'elle soit opposée à un justiciable, quand bien même il en aurait eu par ailleurs connaissance : Cass.crim. 23 novembre 1935 (Bull.crim. n° 134 p. 242), Cass.crim. 2 juillet 1931 (Bull.crim. n° 193 p.366).

B. - La publication des décrets d'application.

Tantôt, le législateur énonce expressément que la loi nouvelle ne sera applicable que du jour où son décret d'application aura été publié. Alors l'incrimination qu'il édicte ne s'intégrera au droit positif qu'après la double publication de la loi puis du décret ; jusque là, les juges répressifs ne pourront jamais songer à l'appliquer. Voir : Casscrim. 16 mars 1971 (Bull.crim. n° 87 p.233). Voir aussi Cass.crim. 18 novembre 1971 (Bull.crim. n° 316 p.800), jugeant que, dans le cas où la loi avait laissé au décret d'application le soin de fixer la date de leur entrée en vigueur commune, et où le décret a omis de donner cette indication, la législation ancienne demeure applicable. Rapprocher, dans une espèce où l'entrée en vigueur de la loi était subordonnée à une condition matérielle : Cass.crim. 5 novembre 1885 (S. 1887.1.223).

Tantôt, au contraire, si le législateur a annoncé un décret d'application, il n'a pas formellement subordonné l'entrée en vigueur de l'incrimination nouvelle à la publication de ce décret. Alors se pose aux juges la question de savoir si cette incrimination doit être immédiatement appliquée. Tout dépend, estime légitimement la jurisprudence, si cette incrimination peut ou non se suffire à elle-même.

Première hypothèse : le décret d'application qui est annoncé précisera le domaine couvert par la loi d'incrimination. Dans ce cas, tant que le décret n'est pas publié, l'étendue de l'incrimination demeure indéterminée, et les juges répressifs ne sauraient évidemment s'y référer pour entrer en condamnation.

Ainsi, invitée à appliquer une loi du 21 juin 1960 incriminant le fait d'intervenir dans les transactions immobilières sans respecter les conditions posées par un décret annoncé mais non encore publié, la Cour d'appel de Paris, le 15 février 1965 (Gaz.Pal. 1965.1.304 et notre note), a relaxé le prévenu au motif qu'elle ne pouvait en l'état distinguer entre les actes licites et les actes prohibés et qu'elle ne pouvait dès lors censurer des agissements que, demain, peut-être, le décret annoncé déclarerait licites. De même, la Cour de cassation, le 1er juin 1977 (Bull.crim. n° 198 p.494), dans une espèce proche, a jugé que « avant la publication du décret, la nouvelle législation était incomplète, ses modalités d'application essentielles demeurant indéterminées, et ne pouvaient dès lors servir de base à une poursuite légale ».

Seconde hypothèse, illustrée par l'arrêt rapporté : la loi instituant une incrimination nouvelle prévoit un décret d'application simplement destiné à fixer des modalités de mise en oeuvre qui faciliteront l'exercice des poursuites. Puisque cette incrimination peut techniquement fonctionner sans retard, rien ne s'oppose à ce que le ministère public fasse l'effort de suivre la procédure de droit commun, et à ce que le Tribunal le suive éventuellement. Le prévenu ne saurait soutenir qu'il a été pris en traître, dès lors qu'il ne pouvait avoir de doute sur l'illicéité de son action, ce qui suppose qu'il ait eu le temps de prendre connaissance du texte nouveau.

II. — L'ÉCOULEMENT DU DÉLAI DE PRISE DE CONNAISSANCE DE LA LOI.

Certaines lois précisent la date à laquelle leurs dispositions entreront en vigueur. Par exemple, le décret impérial du 13 mars 1810 énonçait que le Code pénal de février 1810 ne serait exécutoire qu'à compter du 1er janvier 1811 ; il fallait bien une pleine année pour que justiciables et juristes puissent assimiler le nouveau corpus. De même, l'art. 94 de la loi du 30 décembre 1985 précisait que le nouveau délit de malversation des syndics serait applicable à compter du 1er janvier 1986 ; voir Cass.crim. 12 juin 1989 (Bull.crim. n° 251-1 p.622).

A défaut d'indication donnée par la loi nouvelle sur ce point, il faut se reporter aux textes généraux. De droit commun, le décret de 1870 laisse aux intéressés un délai minimum pour se renseigner, mais en outre il autorise les juges à leur accorder un délai de grâce.

A. - Le délai minimum.

Le décret de 1870, en son art. 2 al. 1er, a posé en principe que les lois et décrets ne sont obligatoires qu'un jour franc après l'accomplissement de l'ensemble des formalités de publication (l'art. 191 du Traité de Rome dispose que les règlements publiés dans le Journal Officiel de la Communauté entrent en vigueur à la date qu'ils fixent ou, à défaut, le vingtième jour suivant leur publication). Un arrêt de la Cour de cassation du 3 août 1933 (Bull.crim. n° 177 p.341) fournit un bon exemple chiffré du droit interne : une loi du 7 février 1933 avait été insérée au Journal Officiel du 9 février et la Cour d'appel de Douai en avait fait application le 10 ; la Chambre criminelle censure sa décision en observant que le Journal Officiel n'avait pu parvenir au plus tôt à la préfecture locale que le 9, et que la loi n'était dès lors applicable, au mieux, qu'à compter du 11. Les justiciables devaient avoir toute la journée du 10 pour étudier le texte nouveau.

Lorsque le Gouvernement, usant de la procédure d'urgence, a fait procéder à l'affichage de la loi, cette dernière, énonce l'art. 2, al. 2, du décret de 1870, est d'exécution immédiate. Cette expression ne doit pas faire illusion. Même dans cette hypothèse, il faut impérativement laisser aux citoyens le temps de se mettre au courant. C'est pourquoi la jurisprudence considère que le jour de l'affichage ne peut être pris en compte, et qu'une loi décrétée d'urgence ne s'applique que « le jour qui suit celui de l'affichage » : Cass.crim, 17 février 1932 (Gaz.Pal. 1932.1.636).

Encore appartiendrait-il aux Tribunaux répressifs, puisqu'ils doivent veiller au respect du principe de la responsabilité subjective, de retarder le point de départ du délai s'il apparaissait, soit que le Journal Officiel n'a pas été immédiatement mis à la disposition du public, soit que les mesures d'affichage n'ont pas produit une publicité effective (cas où les affiches auraient été apposées à onze heures du soir en plein hiver). De plus, ils peuvent allonger la durée du délai.

B. - Le délai de grâce.

L'article 4 du décret de 1870 autorise les Tribunaux a accueillir l'exception d'ignorance de la loi soulevée par le défendeur, si la contravention a eu lieu dans le délai de trois jours francs, à partir de la promulgation (en réalité, à partir du jour où toutes les formalités de publicité ont été accomplies). Puisqu'elle est favorable à la défense, cette disposition doit être entendue de manière extensive, c'est pourquoi on admet généralement qu'elle concerne toutes les lois d'incrimination et ne vise donc pas seulement les contraventions, mais encore les délits et les crimes.

S'agissant d'un moyen de défense de fond, puisqu'elle fera obstacle à la qualification pénale des faits, l'exception d'ignorance peut être invoquée en tout état de la procédure, elle peut même être soulevée d'office par les juges. Au cas où elle apparaît fondée, elle priverait la poursuite pénale de base légale et obligerait le juge répressif à se déclarer incompétent. Cette décision purement négative de la juridiction répressive ne fait naturellement pas obstacle à ce que l'affaire soit reprise devant la juridiction civile.

Mais l'exception d'ignorance revêt un caractère plus individuel que collectif. C'est pourquoi, pour faire face à un problème général, il vaut mieux user de la technique consistant à retarder le point de départ du délai de prise de connaissance de la loi. Il en serait ainsi dans le cas, envisagé d'un point de vue procédural par l'art. 801 du Code de procédure pénale, où la publication d'une loi serait effectuée quelques instants seulement avant le début d'une période de congé et où les journaux télévisés n'en rendraient pas précisément compte.

Supposons, par exemple,. qu'une loi d'incrimination soit publiée un Vendredi saint en fin d'après-midi. Alors les juges répressifs devraient déclarer que l'infraction pénale nouvelle n'a pu effectivement être connue que le mardi suivant, et que, par suite, elle n'est entrée en vigueur que le lendemain mercredi au plus tôt.

Signe de fin