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LE LIT DE PROCUSTE

(Gazette du Palais 30 mars 2002 p. 10)
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I - Dans la Grèce classique, les aèdes contaient qu’un odieux personnage du nom de Procuste (ou Damaste) attirait les voyageurs dans sa demeure où se trouvaient un grand lit et un petit lit. Il obligeait les petits visiteurs à se coucher dans le grand lit, et les grands à se coucher dans le petit lit ; puis il les étirait, ou leur coupait les membres, afin de les mettre à la dimension de leur couche. Nul n’en réchappait jamais. L’ayant vaincu, Thésée le fit mourir en le soumettant au même supplice.

Une version plus ancienne mais plus pénétrante, attestée par Plutarque dans sa « Vie de Thésée », ne parlait que d’un seul lit ; d’un lit surnaturel qui ne correspondait à la taille d’aucun être humain, pas même à celle de Procuste. Sous cette forme, le conte acquiert la valeur d’un mythe comportant un sens caché.

Heureusement, son déchiffrage est facilité par l’identité du héros. Dans la mythologie grecque en effet, tout comme Prométhée et Héraclès, Thésée apparaît non seulement comme un champion du bien contre le mal, mais surtout comme un libérateur de l’Homme face aux forces qui tentent de le dominer et de l’asservir. Alliés à l’humanité naissante, tous trois s’efforcent d’affranchir les êtres humains des forces maléfiques, d’éliminer les oppresseurs et d’asseoir les bases d’une civilisation de l’Homme libre.

On peut alors aisément décrypter le message : Acceptez l’Homme tel que la nature l’a modelé ; acceptez chaque Individu avec toutes ses particularités ; ne rejetez aucune personne simplement parce qu’elle ne correspond pas à l’idée que vous vous faites de l’être humain.

II - Pour saisir l’importance de ce mythe, il convient de se rappeler que toute philosophie politique se développe selon une logique interne inexorable. C’est dès lors à ses fruits, et non à ses prémisses, que l’on doit en apprécier la valeur.

Comme l’a montré Taine, si l’on part des trois axiomes, bonté naturelle, liberté originelle et égalité entre tous les hommes, par une suite de déductions sans failles on aboutit à l’idée de contrat social. Or, selon Rousseau, avec le contrat social, « Chacun de nous met en commun toute sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale. A l’instant même, au lieu de la personnalité particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif qui a sa vie et sa volonté ». Mais comme la souveraineté d’un vaste peuple ne peut se concrétiser que par une délégation de pouvoirs à des représentants, ce sont finalement ceux qui auront réussi à se faire élire ou désigner pour diriger l’État qui vont régir la population en fonction de l’idée qu’ils se font du bien commun.

Pénétrés de ces deux idées de bonté naturelle de l’homme et de contrat social, les dirigeants de la Révolution de 1789 se sont fixé un double but : détruire l’homme ancien, défiguré par la tyrannie royale et la superstition religieuse, puis créer un homme nouveau : l’homme social. « Il faut en quelque sorte recréer le peuple qu’on veut rendre à la liberté », dit Billaud-Varennes. « L’entreprise est sublime, car elle vise à accomplir le destin de l’humanité, à tenir les promesses de l’humanité », ajouta Robespierre. « Nous ferons un cimetière de la France plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière » asséna Carrier.

Mais quel homme nouveau avaient-ils en vue ? Un être à la mesure de leur discours, purement abstrait et irréel, dépourvu d’âme et de personnalité. Non pas un individu vivant sa destinée propre dans le respect tant d’autrui que du cadre social, mais un citoyen relevant de l’État comme la fourmi de la fourmilière. Un être semblable à ces peintures contemporaines, où le visage est tout juste évoqué par une tache blanche. Une pure vue de l’esprit qui ne saurait servir ni de modèle ni de mesure à l’Homme.

D’Alceste, qui se dit prêt « à rompre en visière à tout le genre humain » pour le rendre conforme à l’idée qu’il s’en fait, ou de Philinte, qui prend « tout doucement les hommes comme ils sont », on ne sait qui est le Misanthrope ; ce qui est certain c’est qu’en tant qu’hommes politiques, le premier serait implacable, le second indulgent. Ce sont des Alcestes qui ont enfanté la Terreur et sa double postérité : le national socialisme d’une part, l’international-socialisme d’autre part.

Dans « Le livre noir du communisme », Stéphane Courtois se demande pourquoi cette doctrine s’est si rapidement transformée en un régime criminel. Sa réponse va aux racines du mal : « Une vision abstraite de la société, où les hommes ont perdu toute épaisseur et ne sont plus que des pièces d’une sorte de Meccano. Cette abstraction est une donnée fondatrice de la terreur : on n’extermine pas des hommes, mais des suceurs de sang, des parasites, des poux ».

En dépit de ce drame humain, l’actualité du mythe de Procuste semble encore méconnue. Sa mise en garde contre la logique interne de tout système qui cherche à créer un homme nouveau reste incomprise. Contrairement à ce que beaucoup pensent, ces génocides internes n’ont pas constitué des accidents de parcours, mais sont la conséquence inévitable d’une doctrine faisant prévaloir l’abstrait sur le concret, le temporel sur le spirituel, le social sur l’individuel.

III – Pour recréer le peuple, il ne suffit pas d’éliminer les adultes qui n’ont pas les dimensions idéales du lit de Procuste, notamment les plus cultivés, les plus sages, les plus savants. Il faut surtout prendre le contrôle des enfants : en les coulant dans le moule social à un âge où ils semblent encore malléables et perméables, on peut espérer les imprégner des normes établies par les pouvoirs publics.

Dans cette conception, on considère que l’enfant ne devient un sujet de droit que du jour où il est inscrit à l’État civil, où il reçoit son numéro de Sécurité sociale, où est fixée la date à laquelle il entrera à la crèche puis à l’école. Dans la pure conception socialiste, en effet, les enfants sont la chose de l’État.

Taine, sur ce point encore, nous fournit des déclarations péremptoires : « La Patrie a le droit d’élever ses enfants, elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles, ni aux préjugés des particuliers », dit Robespierre. « Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents. Qui me répondra que ces enfants, travaillés par l’égoïsme des pères, ne deviendront pas dangereux pour la République ? », demanda Danton. « Tous les enfants, sans distinction et sans exception, sont élevés en commun aux dépens de la République ; tous selon la sainte loi de l’égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même éducation, mêmes soins » écrivit Le Peletier de Saint-Fargeau, probablement à l’inspiration de Saint-Just.

Thésée leur aurait répondu que dès sa conception l’enfant est un être humain à part entière, qu’il n’appartient à personne, et qu’il ne doit surtout pas être standardisé par une éducation voyant en lui un simple numéro matricule. La mission confiée par la nature à ses parents consiste à lui enseigner une discipline de vie, et à lui fournir les connaissances de base, qui lui permettront, d’abord de développer pleinement ses facultés, ensuite d’accomplir librement sa destinée.

IV – Puisque même l’enfant apparaît rebelle à une mise aux normes, le dernier espoir des idéologues consiste en une intervention dès le stade embryonnaire. Plus que jamais, avec les grandes découvertes des sciences médicales, ils caressent le rêve de créer, par sélection et hybridation, un citoyen conforme à leur vision du monde.

Dans « Le meilleur des mondes », A.Huxley imagine une société divisée en castes, où les « Alphas » et les « Bêtas » se développent à partir d’un œuf unique, bénéficient d’une individualité propre, fournissent le personnel dirigeant ; et où les « Gammas », les « Deltas » et les « Epsilons » font l’objet d’un clonage, jouissent de bonnes conditions de vie physique, mais restent cantonnés dans une existence bassement matérielle. Cette masse indifférenciée de citoyens primaires constituerait « un instrument majeur de stabilité sociale ». L’auteur fait dire à un personnage : « Nous prédestinons et conditionnons. Nous décantons nos bébés sous forme d’êtres vivants socialisés, sous forme d’Alphas ou d’Epsilons, de futurs Administrateurs, ou de futurs vidangeurs. Chez les Epsilons nous n’avons pas besoin d’intelligence humaine, et on ne l’obtient pas ».

Les avancées de la génétique peuvent faire craindre que cette terrifiante vision ne devienne un jour réalité ; d’autant que le monde politique n’y verrait que des avantages. Les programmes de la Télévision n’apparaissent-ils pas déjà comme une entreprise d’« epsilonation » des masses ?

L’actuel débat sur l’eugénisme prend d’ailleurs une tournure inquiétante. Sans doute la doctrine dominante condamne-t-elle la recherche du citoyen idéal selon la doctrine nazie, donc la stérilisation des anormaux physiques, l’euthanasie des anormaux mentaux et la sélection génétique de l’aryen type. Mais elle semble prête à admettre un eugénisme « individuel et démocratique », selon l’expression de C. Bachelard-Jobard. Or, dans un premier temps, si on leur donne le choix entre un enfant de bon standard et un enfant aléatoire, nombre de parents auront tendance à choisir le premier. Puis, dans un second temps, sous l’influence des Caisses de sécurité sociale et des Caisses d’assurance médicale, on assistera à un glissement des choix individuels vers des critères sociaux.

D’où le risque de voir un jour la société fixer les dimensions du lit de Procuste. Qui sera accepté; qui sera précipité aux Apothètes ou jeté dans la fosse à déchets de la fourmilière ? Retiendra-t-on comme critère physique, un bras manquant ? une main ? un doigt ? une phalange ? Retiendra-t-on comme critère mental un quotient intellectuel inférieur à tel niveau, ou supérieur à tel autre ? Sous la Révolution russe, on a vu exécuter des gens simplement parce qu’ils n’avaient pas les mains calleuses ; au Cambodge, Pol Pot a cherché à éliminer les citadins et les intellectuels dans le but de créer une humanité nouvelle à partir des ruraux, ces « bons sauvages » des « Lumières ».

V – Les Actes des apôtres nous enseignent que, selon le Christ : Dieu ne fait pas de différence entre les hommes et les accepte tels qu’ils sont, leur demandant seulement de faire ce qui est juste. Ils rejoignent ainsi le mythe que la sagesse grecque nous a transmis et que les tragiques leçons du siècle passé ont illustré.

Notre civilisation étant ancrée, au temporel dans la pensée gréco-latine et au spirituel dans le christianisme, jusqu’à ces dernières années on considérait généralement que toute vie humaine était sacrée, depuis le jour de la conception jusqu’au jour de la mort naturelle (voir Doucet, « La protection de la vie humaine » 3e éd. Gazette du Palais, p.38 n°34). Aussi le droit positif protégeait-il énergiquement la vie ; il ne tolérait que l’on donne la mort que dans le cadre de la légitime défense : avortement de la mère dont la grossesse mettait la vie en péril, exécution du meurtrier ayant manifesté un profond mépris de la vie humaine en tuant avec circonstances aggravantes.

L’eugénisme se trouvait ainsi radicalement exclu sur le plan des principes législatifs. Il appartenait aux juges seuls, statuant sur le fait d’espèce qui relève de leur seule compétence, d’apprécier les cas marginaux où le corps médical n’avait pas cru devoir faire vivre un nouveau-né atteint d’une malformation ou d’une maladie particulièrement grave. Mais la doctrine dominante a changé, de spiritualiste elle est devenue matérialiste voire hédoniste.

VI – La rupture a été marquée par la loi Veil du 17 janvier 1975, qui a mis fin au caractère sacré de la vie humaine. Depuis lors une mère peut tuer l’enfant qu’elle porte afin de pouvoir partir en vacances se faire bronzer sur la plage de ses rêves. Cette date a marqué dans notre pays une regrettable fracture entre le légitime et le légal.

Sans doute a-t-on vu ces dernières années fleurir des Comités d’éthique, qui se situent non sur le terrain de la morale mais sur celui de la déontologie. Mais on peut douter de la pertinence de leurs avis, dès lors qu’ils se placent d’un point de vue social et matérialiste, plutôt que d’un point de vue humain et spiritualiste. En pratique, ils ne semblent guère servir qu’à déminer le terrain, et à désamorcer les critiques que pourrait s’attirer la classe politique.

VII – La Cour de cassation a suivi la voie tracée par l’actuel législateur, en refusant de voir un être humain dans l’enfant qui se développe encore dans le sein de sa mère.

Le 30 juin 1999, la Chambre criminelle avait à statuer dans une espèce où une faute médicale avait causé la mort d’un enfant en gestation. Elle a refusé d’admettre que ce fait tombait sous le coup de la loi incriminant l’homicide par imprudence, au motif formel que la loi ne le dit pas expressément. Nous avons critiqué cette décision, en soulignant qu’elle violait la règle d’interprétation selon laquelle le juge ne doit pas distinguer là où la loi ne distingue pas, surtout lorsque cela le conduit à méconnaître l’esprit du texte (Gaz.Pal. 1999 II Chr.139 note Doucet).

Hélas, le 29 juin 2001 ( Gaz.Pal. 8 septembre 2001 note Bonneau, Gaz.Pal. 16 février 2002 Conclusions Sainte-Rose, Bull.crim. n°165 p.546), l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a confirmé cette manière de voir : « Le principe de la légalité des délits et des peines, qui impose une interprétation stricte de la loi pénale, s’oppose à ce que l’incrimination d’homicide involontaire d’autrui soit étendue au cas de l’enfant à naître dont le régime juridique relève de textes particuliers sur l’embryon ou le fœtus ».

VIII – De ces décisions il convient évidemment de rapprocher l’arrêt Perruche, qui a longtemps eu les honneurs de la presse. Là encore, la Cour de cassation a pris une position dangereuse (Cass. 1e civ. 26 mars 1996, Gaz. Pal. 1997 II somm. 383 note Chabas).

Agissant au nom de son fils atteint de rubéole, un père demandait au corps médical réparation de cet état au motif que le laboratoire avait commis une erreur d’analyse et que la mère n’avait dès lors pas pu avorter comme elle l’aurait fait si elle avait été exactement informée. Les juges du fond rejetèrent sa demande en observant que la cause du malheur frappant cette famille résidait dans le fait que la mère s’était trouvée atteinte de la rubéole. Mais la Cour de cassation a censuré cette décision en observant « que les parents avaient marqué leur volonté, en cas de rubéole, de provoquer une interruption de grossesse et que les fautes commises (erreur d'analyse reconnue par le laboratoire et défaut d'information du médecin) les avaient faussement induits dans la croyance que la mère était immunisée, en sorte que ces fautes étaient génératrices du dommage subi par l'enfant du fait de la rubéole de sa mère ». Ainsi, le fait de n’avoir pas mis des parents en mesure de provoquer l’avortement d’un enfant handicapé, est considéré comme une faute pouvant être tenue pour la cause des problèmes posés par la malformation dont l’enfant est atteint.

Cette décision a été confirmée par trois arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en date du 13 juillet 2001 (Gaz.Pal. 8 septembre 2001 p.26 note Guigue). Selon ces arrêts, « l’enfant né handicapé peut demander réparation du préjudice résultant de son handicap si ce dernier est en relation de causalité directe avec les fautes commises par le médecin dans l’exécution du contrat formé avec sa mère et qui ont empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse ». On remarquera que l’Assemblée plénière ne parle plus de cause « génératrice », motif manifestement erroné, mais simplement de cause « directe ». Pour moi, même cette formule atténuée conduit à étendre le domaine de la causalité au-delà du raisonnable.

IX - Au premier regard, cette jurisprudence peut paraître favorable aux enfants handicapés. En réalité il n’en est rien ; car, à longue échéance, elle va susciter trois ordres de réactions négatives.

D’abord l’opinion publique, déjà peu encline à accepter les personnes « différentes », risque de les rejeter plus encore du fait de la reconnaissance judiciaire que les anomalies physiques ou psychiques constituent un dommage. Elle aura tendance à voir dans cette atteinte une capitis deminutio dépossédant l’intéressé de sa dignité de personne humaine. Comme l’a observé un sage commentateur, dans ces conditions mieux vaut ne pas naître que de naître handicapé.

Ensuite, afin d’éviter que leur responsabilité ne puisse être recherchée, les médecins vont être poussés à provoquer des avortements de précaution. On retrouve alors la question ci-dessus : à partir de quel niveau d’anomalie les médecins devront-ils proposer l’avortement ? Quels enfants seront assez parfaitement constitués pour triompher de l’épreuve du lit de Procuste ? Déclaré non viable à sa naissance, mon père n’y aurait pas survécu.

Enfin, et ce n’est pas le moins grave, on voit déjà se présenter la Sécurité sociale. D’un point de vue purement financier, ses organes font observer que le seul fait de la naissance d’un enfant handicapé leur cause un préjudice propre qui consiste dans le coût qui en résultera pour elle. Sans doute ne peut-on négliger de prendre en compte la charge financière supportée par la collectivité, mais qu’on le veuille ou non, à l’usage la légitime recherche de l’équilibre budgétaire passera du second au premier plan et poussera à l’avortement eugénique.

– Ces décisions ne constituent évidemment pas des événements isolés, qui ne remettraient pas en cause l’humanité de l’enfant conçu. Elles apparaissent au contraire comme le reflet d’une philosophie politique, plongeant ses racines dans un lointain passé, qui voit, dans le fœtus une partie des viscères de la femme, et dans l’enfant un simple élément du corps social.

Aujourd’hui, le législateur semble vouloir affirmer que le fait de naître ne saurait être en soi considéré comme un dommage. Il devrait aller plus loin et proclamer que le fait de vivre ne saurait être considéré comme un préjudice pour l’intéressé. Il importe en effet de lutter dès maintenant contre la planification de l’avortement et de l’euthanasie, en réaffirmant l’indivisible dignité de la personne humaine.

Signe de fin