Page d'accueil > Table des rubriques > La science criminelle > Articles de l'auteur > Les droits de la défense, faits justificatifs méconnus

LES DROITS DE LA DÉFENSE,
FAITS JUSTIFICATIFS MÉCONNUS

(Gazette du Palais 1972 II Doct. 595)

 

Dans son très savant et généreux ouvrage consacré à « La présomption d’innocence » M. Essaïd (1) vient de rappeler que les droits libéraux contemporains reconnaissent à la personne poursuivie un droit au silence  (2) et tolèrent même de sa part certaines infractions.

Droit au silence et autres droits de la défense, qui sont surtout connus sous leur aspect procédural, nous semblent mériter de retenir également l’attention du point de vue des règles du fond  (3). En effet, s’il est certain que les différents droits de la défense permettent aux personnes poursuivies de commettre des actes ordinairement prohibés, la justification technique de cette faveur demeure obscure. Ni la doctrine, ni la jurisprudence, n’ont clairement classé les droits de la défense parmi l’une des trois causes de fond qui entraînent l’impunité de l’auteur d’agissements interdits.

S’agit-il de faits justificatifs, qui effaceraient certaines infractions ? de causes de non-imputabilité, qui empêcheraient de retenir la responsabilité des personnes agissant sous leur empire ? ou d’excuses absolutoires, qui interdiraient seulement de punir ces personnes lorsqu’elles ont été reconnues responsables de l’une de ces infractions ? Le fait que seules certaines infractions bien précises soient couvertes, que le défendeur ne puisse être considéré comme victime d’une contrainte et que, lorsque ces infractions lui sont reprochées, il soit relaxé et non absout, semblerait indiquer que les droits de la défense produisent un effet réel et non personnel. On peut donc légitimement retenir comme hypothèse de travail qu’ils constituent des sortes de faits justificatifs.

Le propre d’un fait justificatif est de sacrifier à titre exceptionnel un intérêt protégé par une loi d’incrimination au profit d’un autre intérêt tenu pour supérieur. Ainsi l’art. 55 C.pr.pén., qui interdit à toute personne de modifier l’état des lieux d’une infraction, cède lorsqu’il s’agit de donner des soins à la victime. Alors le droit à la vie supplante le souci d’une bonne administration de la justice et la personne qui déplace la victime pour la soigner accomplit un acte licite. De même, les droits de la défense paraissent présenter une richesse suffisante pour mettre en échec les légitimes intérêts garantis par certaines lois d’incrimination  (4).

La question qui se pose alors est de savoir quels intérêts protégés par la loi pénale de fond peuvent être sacrifiés aux droits procéduraux de la défense. Sur ce point le législateur nous donne fort heureusement de précieuses indications.

Tout d’abord il ne reconnaît à la défense, ni le droit de porter atteinte à l’intégrité corporelle des personnes, ni le droit de porter atteinte aux biens d’autrui, ni le droit de porter atteinte au bon fonctionnement de l’administration. En effet, à supposer qu’ils existent, le droit de se dérober à un mandement de justice n’autorise pas les violences qui caractérisent la rébellion ; le droit de s’enfuir ne justifie pas plus les violences envers les gardiens (5) que la destruction de biens publics ; le droit de faire disparaître les preuves ne permet ni un bris de scellés ni la destruction d’un document appartenant à autrui (6).

A l’inverse l’art. 63, alinéa 4 C.pén. dispense la personne qui pourrait être poursuivie pour des faits délictueux de l’obligation faite à ceux qui connaissent la preuve de l’innocence d’une personne de témoigner en sa faveur. Le droit du silence fait donc échapper les auteurs et complices à l’obligation, ici particulièrement pressante, de contribuer à une bonne administration de la justice. De même l’art. 41, alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, en disposant que ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux par la défense, sacrifie le droit à l’honneur et à la considération des personnes à l’exercice des droits de la défense.

Si, tenant compte de ces indications légales positives et négatives, on consulte la table des matières d’un ouvrage de droit pénal spécial où les infractions sont classées en fonction de l’intérêt qu’elles protègent (7) on constate que les droits de la défense ne peuvent en définitive produire effet qu’à l’égard de deux catégories d’infractions bien précises : les infractions contre l’administration de la justice (I) et les infractions contre l’honneur des personnes (II). Nous examinerons successivement ces deux cas.

I  -  Les droits de la défense et les atteintes au bon fonctionnement de la justice

Au nombre des infractions habituellement classées sous la rubrique relative aux atteintes au bon fonctionnement de la justice figurent des délits matériels, qui supposent une atteinte effective à la seule administration de la justice, et des délits formels, qui n’impliquent qu’une atteinte éventuelle et principale à la bonne administration de la justice. Cette différence de nature peut justifier une différence de régime.

Une observation préalable doit toutefois être faite. Les délits judiciaires examinés dans cette section ne peuvent guère être commis que par l’auteur d’une infraction principale, c’est pourquoi certains pénalistes n’envisagent à leur égard que le cas de l’auteur de l’infraction principale. Cette conception restrictive ne nous semble pas fondée. En effet on ne voit pas pour quelle raison le défendeur coupable serait mieux traité que le défendeur innocent quant aux infractions commises lors du procès qui leur est intenté. Selon la formule en vigueur pour le délit de fuite, les personnes envisagées dans la présente section seront donc les justiciables ou, si l’on préfère, les suspects soit présents soit éventuels.

A -  Les délits matériels

L’opposition traditionnelle entre droits de la défense et souci d’un exercice efficace de la justice criminelle suggère que, sous peine en particulier de renverser le fardeau de la preuve et de violer par là même la présomption d’innocence (8), on ne doit pas faire application à la défense des incriminations garantissant uniquement la bonne administration de la justice.

Effectivement il semble bien établi que l’on ne peut exercer de poursuites contre le justiciable qui, ou bien s’est éloigné du lieu du délit contre l’ordre d’un officier de police judiciaire (9), ou bien a refusé de comparaître à titre de témoin (10), ou bien a modifié l’état des lieux (11), ou bien a détruit des pièces pouvant intéresser la justice (12), ou bien a recelé le cadavre de sa victime (13) ou bien enfin a fait sortir de prison un objet quelconque  (14).

Pour justifier cette jurisprudence la Chambre criminelle s’appuie, selon les cas, sur des motifs aussi spécifiques que possibles, mais pas toujours convaincants. Ne serait-il pas préférable, pour unifier en droit une matière qui l’est en fait, de s’appuyer sur une règle générale valable pour toute cette catégorie d’infractions ?

Puisque nous avons vu que, en raison pure, les droits de la défense sont susceptibles de constituer des faits justificatifs à l’égard des infractions matérielles contre l’administration de la justice et que, en pratique, notre droit positif considère que la défense ne peut commettre ces infractions, nous pourrions être tentés d’admettre que les droits de la défense sont bien tenus en droit positif pour des faits justificatifs.

Mais une telle conclusion serait hâtive. On ne peut en effet négliger, ni les réticences assurément volontaires de la jurisprudence, ni la réserve de la doctrine. M. Essaïd notamment estime que la défense jouit, non d’un véritable droit à dissimuler la vérité, mais simplement d’une faculté. Cette prudence unanime paraît fondée : un mensonge, une manœuvre plus ou moins déloyale de la défense, peuvent sans doute être tolérés, mais ils ne sauraient être raisonnablement tenus pour licites donc couverts par un véritable fait justificatif.

Dans ces conditions, comment expliquer que les droits de la défense s’opposent à l’existence même des infractions envisagées ? Nous avons rencontré la même difficulté en étudiant la provocation en matière d’injure (15). Dans les deux cas en effet les faits reprochés ne sont considérés, ni comme délictueux, ni pour autant comme licites.

La doctrine n’a pu escamoter la difficulté dans le seul cas où le législateur a pris soin de préciser l’existence de cette cause d’impunité (art. 63 al.4 rappelé ci-dessus). Les analyses qu’elle a alors proposées se caractérisent par une surprenante diversité. Le professeur Hugueney (16) parle d’excuse absolutoire. M. Pageaud (17) et Mme Larguier (18) d’immunité, M. le Professeur Vouin (19) de cause d’exemption légale. Encore faut-il ajouter que, dans un cas proche, Mme Larguier évoque la notion de contrainte (20). Or aucune de ces analyses n’explique le caractère réel et les effets restreints de cette disposition. C’est pourquoi nous pensons qu’il convient de faire application en la matière de la construction que nous avons proposée dans notre étude précitée.

A notre avis, dans les délits matériels contre l’administration de la justice, les droits de la défense ne font pas directement échec à la loi d’incrimination (élément légal de l’infraction) et ne constituent donc pas un véritable fait justificatif; ils s’opposent simplement à ce que soit réalisé l’élément matériel de l’infraction. Les agissements reprochés ne tombent donc pas sous le coup de la loi pénale puisque le délit n’est pas parfaitement constitué, mais ils peuvent par ailleurs être critiqués et, notamment, entrer dans les circonstances de fait servant à étayer l’intime conviction de la juridiction de jugement (21).

Reste alors à préciser quelle partie de l’élément matériel (qui suppose des agissements prohibés portant atteinte à un intérêt protégé) se trouve touchée par les droits de la défense. Dans le cas de l’article 63 al. 4 il n’y a pas de difficulté. Le législateur précisant que la non dénonciation n’est pas illicite lorsqu’elle est le fait des auteurs et complices, c’est alors faute d’agissements prohibés que l’élément matériel du délit n’est pas constitué  (22).

Partant de ce cas particulier on peut soutenir que la jurisprudence prête au législateur l’intention de dispenser les suspects des obligations imposées aux autres citoyens dans le but de faciliter l’administration de la justice criminelle, et relaxe dès lors les suspects prévenus de ce chef au motif que leurs agissements ne sont pas prohibés. Mais cette explication, historiquement erronée, nous semble au surplus artificielle : il est trop facile de prêter une intention au législateur pour couvrir d’une apparence de légalité ce que l’on a décidé soi-même de faire.

De fait la jurisprudence criminelle se montre magnanime et se refuse à reprocher aux justiciables les manœuvres non brutales qu’ils ont pu employer pour lui échapper. Par respect des droits de la défense, les tribunaux répressifs dispensent celle-ci de se plier aux lois facilitant l’établissement des faits délictueux et de la responsabilité de leurs auteurs. Bénéficiaire de l’intérêt protégé par elles, la jurisprudence renonce à invoquer ces lois contre la défense. Cette sorte de consentement de la victime  (23) relève de l’imperium des magistrats, dont on trouve une manifestation symétrique avec le refus d’action opposé à la victime en situation illicite. Mais cette fois les juges ont usé de leur pouvoir propre pour favoriser la défense ; c’est tout à leur honneur.

B -  Les délits formels

Les délits formels sont caractérisés par le simple accomplissement conscient d’actes prohibés. Sans doute ne peuvent-ils être parfaitement constitués que si les agissements reprochés ont été de nature à causer une atteinte quelconque à l’intérêt protégé, mais cette considération présente un caractère purement éventuel. Par suite, si l’on classe certains délits formels parmi les infractions contre l’administration de la justice c’est simplement parce que cette dernière se trouve être le plus souvent la principale victime des agissements considérés. Mais ces délits ne tendent pas seulement à protéger le fonctionnement de la justice, ils visent plus généralement à sanctionner une activité dangereuse pour l’ordre social et pour tous les citoyens ; c’est pourquoi il n’appartient pas à la jurisprudence de faire échapper certaines personnes à leur empire. Le législateur l’a parfois précisé.

Ainsi le justiciable qui ne se fait pas immédiatement connaître après avoir provoqué un accident de la circulation peut être condamné, non seulement pour blessures par imprudence, mais encore pour délit de fuite (art. L. 2 C. route). Cette rigueur s’explique par le fait que le délit de fuite, dans ce cas très facile à commettre, risque fort de mettre définitivement en péril, outre l’administration de la justice, les intérêts civils de la victime qui sont ici prépondérants. En outre ce délit apparaît historiquement comme une infraction de prévention de la non assistance à personne en péril (24).

Plus délicat est le cas du faux témoignage (25). Selon une jurisprudence classique, devant une juridiction de jugement (26) une personne ne peut faire un faux témoignage afin d’éviter de se mettre personnellement en cause  (27), car la solution contraire aurait pour conséquence « de mettre en péril l’administration de la justice ». Mais d’éminents auteurs font observer que le témoin qui n’altère les faits que pour ne pas être englobé dans les poursuites n’est témoin qu’en apparence et qu’en tant que prévenu virtuel il devrait être à l’abri du reproche de faux témoignage (28).

Nous ne sommes pas convaincus par cette critique. Dès lors que l’infraction de faux témoignage peut être commise seulement devant une juridiction de jugement c’est, dans le cas qui nous intéresse, qu’une personne probablement au moins partiellement innocente, est déjà poursuivie pour les faits en rapports avec ceux pour lesquels le témoin craint d’être inquiété. Cette situation particulière crée à la limite un conflit entre les droits de la défense d’un innocent et les droits de la défense d’un délinquant. Des deux ce sont alors évidemment les premiers qui doivent l’emporter. Si l’on peut admettre que l’auteur des faits ne s’accuse pas spontanément, on ne peut tolérer qu’il fasse activement condamner un innocent ou du moins qu’il aggrave le sort d’un coupable partiel. On ne saurait aller plus loin que de lui permettre de refuser de témoigner.

La jurisprudence du siècle dernier prenait d’ailleurs soin de préciser que toute perturbation de la véracité des témoignages, éléments fondamentaux de la preuve en droit pénal, mettrait en péril la fortune, l’honneur et la vie des citoyens traduits en justice (29). Les arrêts récents négligent à tort ce motif, qui souligne combien ce délit formel tend à prévenir les erreurs judiciaires.

Provocation à un faux témoignage, la subornation de témoin se trouve soumise à un régime proche de l’infraction dont elle dérive. Tout d’abord, elle ne saurait être caractérisée lorsque le provocateur a fait pression sur le témoin pour l’inciter au silence (30) : à condition de ne pas commettre une autre infraction pour parvenir à ses fins (menaces, violences...), un délinquant peut écarter un témoin à charge du prétoire comme il peut faire disparaître les preuves matérielles. En revanche le défendeur actuel ou virtuel ne peut pas plus susciter un faux témoignage qu’il ne saurait en commettre un  (31).

Toutefois, dans son arrêt du 26 janvier 1972 rapporté dans le présent journal, la Chambre criminelle met d’actualité la limite matérielle de cette incrimination. Dès lors que le suborneur n’a fait qu’user de recommandations, ce qui suffit ordinairement entre co-inculpés, l’élément matériel de ce délit (qui suppose des pressions) n’est pas constitué et l’infraction ne peut dès lors être reprochée. A contrario on peut penser que, si le suborneur usait de menaces ou de violences à l’égard de ses co-auteurs et complices, le délit serait constitué (32).

En conclusion de cette première partie il apparaît que, à l’égard des pures infractions contre l’administration de la justice, seules touchées, si les droits de la défense ne constituent pas de véritables faits justificatifs, qui rendraient licites des manœuvres et mensonges, ils s’analysent cependant en des faits justificatifs imparfaits faisant obstacles à ce que ces infractions ne soient parfaitement constituées.

II -  Les droits de la défense et les atteintes à l’honneur des personnes

Le souci de la manifestation de la vérité conduit à permettre aux acteurs du procès pénal de s’exprimer en toute liberté, donc de perpétrer éventuellement des délits de parole ou de plume. L’esprit même de notre système procédural autorise le ministère public (33), les témoins (34) ainsi que les experts (35) à commettre au cours de l’enquête de police  (36) et de l’instruction judiciaire, pour les stricts besoins de celles-ci, des injures, diffamations, outrages ou offenses.

Les atteintes ainsi commises sont couvertes par le fait justificatif de permission de la loi prévu à l’article 327 C.pén. La défense ne pouvant être soumise à un régime moins favorable que l’accusation, il est évident qu’on doit lui reconnaître le droit d’invoquer ce fait justificatif général dans les mêmes limites. Ce droit ne présente d’ailleurs guère d’intérêt que pendant l’enquête préliminaire (A) puisque, devant les juridictions d’instruction et de jugement, la défense est protégée par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 (B).

A -  L’enquête de police.

Tant qu’un éventuel suspect n’a pas été convoqué ou interrogé par la police, il peut sans doute effacer les traces qui mènent à lui ; cependant il n’est pas encore assez menacé pour être autorisé de s’en prendre directement à des tiers.

Mais, du moment où la police lui donne la parole en l’interrogeant, et quoique la théorie des inculpations tardives ne joue malheureusement pas à ce niveau, il fait son entrée dans le procès pénal et doit être mis à même d’organiser immédiatement et efficacement sa défense. Ses propos et écrits, comme ceux émanant du Parquet et des témoins, se trouvent dès lors justifiés par la permission de la loi. Ceci n’est toutefois vrai que dans la mesure où ils entrent effectivement dans son système de défense et ne présentent pas un caractère manifestement abusif (37) puisque ce fait justificatif est naturellement limité par son objet, c’est-à-dire, en ce qui concerne le suspect, par le droit de se défendre (38).

C’est en ce sens que l’on doit probablement interpréter une jurisprudence d’aspect contradictoire intervenue d’abord en matière de dénonciation calomnieuse.

Cette jurisprudence trouve sa source dans un arrêt de la Chambre des requêtes du 31 janvier 1859 (39) selon lequel une personne entendue comme témoin ne peut se voir reprocher une dénonciation calomnieuse, car sa déclaration ne présente pas le caractère de spontanéité qui constitue un élément essentiel de ce délit. Mais cet arrêt est périmé depuis que la Chambre criminelle fait bénéficier le témoin de la garantie plus efficace que représente le fait justificatif ci-dessus (34).

Reprenant ce précédent la Chambre criminelle, le 9 mars 1889 (40), a jugé que les réponses du prévenu aux interpellations qui lui ont été adressées ne présentent pas le caractère de spontanéité qui est un élément constitutif du délit de dénonciation calomnieuse. Cependant, le 23 décembre 1911 (41), elle a déclaré délictueuse une dénonciation provoquée au motif qu’elle était inutile pour les besoins de la défense  (42).

La motivation de l’arrêt de 1889 n’était pas fondée. Tout d’abord aucun des termes de l’article 373 C.pén. n’implique cette prétendue condition de spontanéité. Par ailleurs, si cette condition existait réellement, elle présenterait nécessairement, comme entrant dans l’élément matériel de l’infraction, un caractère à la fois objectif et nécessaire, en sorte que, dans toute hypothèse d’interpellation, il devrait être radicalement impossible de considérer que le délit est constitué, et cela même en cas d’abus. C’est pourquoi, dès qu’elle s’est trouvée en présence d’une dénonciation non justifiée par les besoins de la défense, la Chambre criminelle a dû écarter la notion de spontanéité et, en fait, constater que le prévenu avait abusé de la liberté de défense qui lui est reconnue. Cette notion artificielle de spontanéité masque donc en réalité celle d’apparition des droits de la défense.

On peut trouver une confirmation directe de cette analyse dans la jurisprudence relative à l’outrage à agent public résultant de la dénonciation d’un délit imaginaire. En effet, selon un arrêt de la Chambre criminelle du 13 mai 1971 (43), commet le délit de l’article 224 la personne qui a spontanément dénoncé aux agents de la force publique un délit imaginaire, et cela quand bien même elle aurait simplement cherché à se ménager ainsi un moyen de défense avant même d’être recherchée. En revanche il a été jugé en 1931  (44) que la volonté d’un suspect, interrogé par des policiers, d’échapper, au prix de la dénonciation d’un délit imaginaire, à l’inculpation dont il était menacé ne suffit pas à caractériser le délit d’outrage. Là encore, puisque les éléments matériel et moral du délit d’outrage sont réunis et que la spontanéité n’est évidemment pas un élément constitutif de cette infraction, l’incrimination ne peut être mise en échec que par la vertu d’un fait justificatif, lequel ne peut être raisonnablement fondé que sur l’exercice des droits de la défense apparus dès le premier interrogatoire.

B -  L’instruction préparatoire et définitive

Le fait justificatif résultant de la permission de la loi (art. 327), que nous avons vu naître lors de l’enquête préliminaire, continue à produire ses effets pendant toute la durée de l’instruction. Il couvre donc tous les écrits et propos du Ministère public, de la défense, de la victime, des témoins et des experts, qu’ils soient produits ou tenus devant une juridiction d’instruction ou de jugement. Sa portée est toutefois limitée aux allégations en rapport avec les faits de l’espèce.

Mais la défense, à laquelle il convient d’assimiler la victime qui ne peut être raisonnablement soumise à un régime moins favorable bénéficie en outre d’une disposition particulière, l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 instituant, selon la terminologie en vigueur, une immunité judiciaire.

Ce texte, qui peut être invoqué par la défense et la victime mais ne peut l’être ni par le Parquet (33), ni par les témoins (34), ni par les experts (35), couvre les mêmes infractions que le fait justificatif de l’article 327 C.pén.  (45), puisque la jurisprudence l’étend aux outrages qui ne relèvent pas de la loi du 27 juillet 1881 (46), et fait en principe obstacle à toute action publique ou civile. Ainsi, en première approximation, il apparaît comme un simple doublet du fait justificatif de l’article 327 examiné ci-dessus  (47).

La différence entre ces deux textes se situe sur le terrain de la preuve. La personne qui invoque un fait justificatif ordinaire doit rapporter la preuve, sinon de son existence, du moins de sa possibilité (48). Donc celui qui se réclame de l’article 327 doit établir que les propos ou écrits qui lui sont reprochés étaient en rapport avec les faits de l’espèce. Or l’article 41, alinéa 5 dispose que la personne qui entend reprocher à la défense de lui avoir imputé des faits diffamatoires étrangers à la cause doit se faire réserver son action par la juridiction devant laquelle les propos ont été tenus ; il opère ainsi, en fait, un renversement de la charge de la preuve. C’est cette particularité qui a incité M. Chouckroun (49) à ne pas voir dans l’article 41 un véritable fait justificatif. Cette réticence ne nous paraît pas fondée. Comme le montre l’exemple de l’article 329, relatif à la légitime défense de nuit dans un lieu habité, un fait justificatif peut fort bien être assorti d’une règle de preuve favorable à la défense. Il devient alors un fait justificatif privilégié. Telle nous semble être la nature juridique de l’article 41.

Il convient toutefois d’observer que l’article 41 al.4 autorise les juges à sanctionner, sur le plan civil et disciplinaire, les auteurs de discours injurieux, outrageants et diffamatoires. C’est cette disposition qui a conduit M. Sauvel (50) à voir dans l’article 41 une simple cause d’irrecevabilité absolue de l’action publique. Une telle conclusion parait abusive. En effet, comme le fait observer M. le professeur Chavanne (51), cette sanction limitée ne peut intervenir que dans le cas où la mesure d’une défense légitime a été dépassée. C’est dire qu’elle ne peut être prononcée qu’en cas d’abus des droits de la défense, conformément aux principes généraux régissant les faits justificatifs rappelés ci-dessus. Cette restriction à la portée de l’article 41 al.3 nous ramène donc sur ce point précis au fait justificatif général de l’article 327 mais ne peut empêcher de voir en principe dans l’article 41 un fait justificatif privilégié.

En résumé, cette étude nous a montré que la personne menacée de poursuites pénales bénéficie d’un fait justificatif imparfait interdisant de lui reprocher de pures atteintes à l’administration de la justice pénale, que le suspect interrogé au cours de l’enquête préliminaire peut se prévaloir d’un fait justificatif simple lui permettant de mettre des tiers en cause pour les besoins de sa défense et, enfin, que la personne comparaissant devant une juridiction d’instruction ou de jugement bénéficie d’un fait justificatif privilégié faisant présumer utiles à sa défense ses écrits et propos portant atteinte à l’honorabilité des tiers.


NOTES :

(1) M-J. Essaïd, La présomption d’innocence (Rabat 1971).

(2) Robinson et Eser, Le droit du prévenu au silence et son droit à être assisté par un défenseur au cours de la phase préjudiciaire en Allemagne et aux États-Unis d’Amérique (Rev.sc.crim. 1967.567).

(3) Voir : A-M.Larguier, Immunités et impunités découlant pour l’auteur d’une infraction antérieurement com­mise par celui-ci (JCP. 1961 1 1601 bis).

(4) Morin (Répertoire de droit criminel, Paris 1850, v° Défense n.°1 et s.) indiquait que le droit inviolable de se défendre est inhérent à notre système pénal et reconnaissait à l’accusé le droit de dire tout ce qui pouvait être utile à sa défense ; il ne paraissait interdire que les abus.

(5) Il justifie encore moins un meurtre, puni de la peine capitale par l’art.304 al.2 C.pén..

(6) Cass.crim. 11 février 1954 (Bull.crim. n°70 p. 122).

(7) V. surtout Vouin, Droit pénal spécial, T.1 (3e éd.).

(8) Essaïd, ouvrage précité, p.103, n°151.

(9) Art. 61 C.pr.pén. Cette contravention n’est envisagée qu’à l’égard des tiers par Faustin Hélie, Traité de l’instruction criminelle (2e éd.), T.III p.482 n°1511.

(10) Art. 109 C.pr.pén. Roux, Cours de droit criminel (2e éd.), T.II p.317 ; Morin, Répertoire du droit criminel (Paris 1850), v° Témoins n°31 ; Contra : Cass.crim. 6 février 1863 (S.1863.1.279).

(11) Art. 55 C.pr.pén. Rapprocher arrêt ci-dessous.

(12) Art. 439, al.2 C.pén. Cass.crim. 11 février 1954 (Bull.crim. n°70 p.122).

(13) Cass.crim. 19 juillet 1956 (Bull.crim. n°556 p.1005) ; Cass.crim. 21 septembre 1815 (S. 1816 I 18) ; Garraud, ouvrage précité, n°2285 p.734 ; Vouin, ouvrage précité n°372 ; A-M. Larguier, article précité n°17.

(14) Art. 248 C.pén. Cass.crim. 7 mars 1957 (Bull.crim. n°238 p.422) ; A-M. Larguier, article précité n°21.

(15) Note Doucet sous Cass.crim. 8 février 1972 (Gaz. Pal. 6 juillet 1972).

(16) Encyclopédie Dalloz, v° Abstention délictueuse n°64.

(17) Juris-classeur pénal, art. 62-63 n°189.

(18) Article précité n°35.

(19) Ouvrage précité n°363.

(20) Article précité n°22, à propos de l’évasion.

(21) Voir Essaïd, ouvrage précité, p.273 n°451.

(22) Rappr. : Cass.crim. 27 décembre 1960 (Bull.crim. n°624 p.1220), relatif à l’art. 62 qui contient une disposition proche, mais s’analyse en une incrimination de prévention étrangère à notre matière.

(23) M. Fahmy Abdou (« Le consentement de la victime », Paris 1971, p.36) refuse cependant de manière générale aux personnes de droit public le droit de consentir à être victime d’une infraction.

(24) Voir la naissance de ce délit en droit maritime.

(25) Par exemple : Rigaux et Trousse, Les crimes et délits du Code pénal, T.IV, p. 14.

(26) Cass.crim. 17 mars 1965 (Bull.crim. n°80 p.174).

(27) Cass.crim. 11 avril 1964 (Bull.crim. n°112 p.251 - J.C.P. 1964 II 13770, note Larguier) ; Cass.crim. 26 juillet 1945 (Gaz.Pal. T.Q. 1941-1945, v° Faux témoignage, n°3).

(28) Garraud, ouvrage précité, T.VI, n°9295 p.7.

(29) Cass.crim. 15 mars 1866 (S. 1866 1 410).

(30) Cass.crim. 1er avril 1963 (Bull.crim. n°144 p.291).

(31) On observera toutefois qu’un faux témoignage peut être rétracté, alors qu’une subornation de témoin ne peut l’être.

(32) Contra : Garçon, Code pénal annoté, art. 365 n°85.

(33) Cass.crim. 23 novembre 1950 (D. 1951 23).

(34) Cass.crim. 5 août 1884 (D. 1884 I 457, rapp. Petit).

(35) Le Poittevin, Dictionnaire des parquets (7e éd.), V° Immunités judiciaires n°2.

(36) Rappr. : Trib.pol. Paris 8 octobre 1969 (Gaz.Pal. 1970 I 31 - Rev.sc.crim. 1970 p.393 n°5 obs. Levasseur).

(37) Rappelons qu’il ne peut y avoir de faux témoignage à ce stade du procès pénal.

(38) Rappr. la note précitée de M. Levasseur (Rev.sc.crim. 1970 p.393 n° 5).

(39) D. 1859 I 439.

(40) D. 1889 I 387.

(41) Bull.crim. n°619 p.1177.

(42) Rappr. : Cass.crim. 12 juillet 1913 (Bull.crim. n°344) ; Cass.crim. 28 octobre 1943 (S. 1944 I 35) qui se place curieusement pour partie sur le terrain de l’élément moral.

(43) Gaz. Pal. 1971 II 531 note Doucet.

(44) Cass.crim. 12 décembre 1931 (Gaz. Pal. 1932 I 172, D.H. 1932 117). Rappr., en ce qui concerne la violation du secret professionnel : Cass.crim. 20 décembre 1967 (D. 1969 309, note Lepointe ; Rev.sc.crim. 1968.343 note Levasseur).

(45) Une jurisprudence ancienne ne fait pas entrer la dénonciation calomnieuse dans le domaine de l’immunité de la défense : Cass.crim. 1er mars 1860 (D.P. 1861 I 376). Mais un arrêt plus récent y inclut un outrage à officier public consistant en une dénonciation calomnieuse : Cass. crim. 13 mai 1933 (D. 1933 1 172, note Leloir). Cette évolution est heureuse, la doctrine première n’étant pas explicable.

(46) Cass.crim. 6 juin 1902 (D. 1906 I 534). A l’exception évidemment des outrages d’audience.

(47) Voir : Roux, Cours de droit criminel (2e éd.), T.I p.202 ; Merle et Vitu, Traité de droit criminel, p.662 n°680.

(48) Sur ce point voir : Essaïd, ouvrage précité, n° 263 p.169.

(49) « L’immunité » (Rev.sc.crim. 1959 p.29).

(50) « Les immunités judiciaires » (Rev.sc.crim. 1950 p.557).

(51) Juris-classeur pénal, app. art. 283 à 294, fasc. VIII, n°88.

Signe de fin