II - L’intention de tuer relève à l’évidence du for interne de l’agent. Mais il suffit de croiser le
regard de Jacques Clément se préparant à poignarder Henri III, ou d’observer l’ampleur du geste de Ravaillac s’apprêtant à frapper Henri IV,
pour constater qu’une intention criminelle se manifeste extérieurement, ici grâce au talent de l’artiste, par l’attitude de celui qui
accomplit l’acte matériellement délictueux.
De même, pour comprendre que le principe de la personnalité des peines est très largement théorique, il suffit de regarder une Pietà. A ce
moment de la Crucifixion la principale victime est la Vierge Marie ; une mère qui tient dans ses bras son fils supplicié.
Sur un tout autre plan, mais l’idée reste la même, la forme choisie par l'auteur pour la présentation de son
ouvrage est révélatrice de sa pensée. Chacun sait que Montesquieu a écrit « L’esprit des lois » ; mais on pénètre mieux
le sens l'ouvrage si l’on observe que ce titre est immédiatement suivi par les mots : « ou du rapport que les Lois doivent avoir
avec la Constitution de chaque Gouvernement, les Mœurs, le Climat, la Religion, le Commerce, etc. ». Bien plus,on relève deux
énigmatiques citations d’Ovide et de Virgile, figurant l'une au début du premier volume, l'autre au début du second (que l'éditeur
lui fit d'ailleurs supprimer dans les dernières publications) … Prolem sine matre creatam ... Docuit quae maximus Atlas ; de sommaires
recherches invitent à penser que l'auteur rend ainsi hommage à Athéna, déesse de la raison, et à Atlas, dieu tardif des savants, qui
présida aux lois et édifia la voûte du ciel. On observe une nouvelle fois combien il importe de toujours se tourner vers les documents
originaux, chaque fois que cela est possible. [Voir galerie n°2, accès ci-contre]
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Galerie n°1
Galerie n°2
Galerie n°3
( Universités* )
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Prenons un dernier exemple avec la publicité de la loi, qui peut donner lieu, non seulement à une diffusion abstraite au Journal officiel,
mais encore à une diffusion concrète. Pour prévenir la fabrication de fausse monnaie, le Gouvernement a longtemps fait figurer sur chaque
billet de banque l’article du Code pénal réprimant ce crime ; nous le constatons visuellement en regardant la reproduction d’un assignat
(sur laquelle nous avons fait ressortir le rappel de la loi). De plus, afin de concrétiser la formule de « loi gravée dans la
pierre », nous avons pris l’exemple des lois de Gortyne photographiées sur place.
III - Notre volonté de rendre sensibles, presque palpables, les matériaux du droit criminel a inspiré
d’autres rubriques que celle-ci.
Cette idée sous-tend notamment le chapitre consacré aux actes de procédure. Les novices comprennent mieux ce qu’est un « mandat »
quand ils parcourent la formule que le juge d’instruction est appelé à compléter en cas de besoin (les professeurs de notre Ancien droit
allaient jusqu’à bâtir un dossier complet sur une affaire fictive, en sorte que le mandat était présenté rempli). De même, pour assimiler la
notion de procès-verbal rien ne vaut d’avoir entre les mains la copie d’un document de la pratique.
C’est avec le même désir de concrétiser le vocabulaire du droit criminel que, dans notre dictionnaire, nous privilégions les exemples. Avec
cette rubrique, nous ne cherchons pas à approcher une encyclopédie, mais simplement à donner les premières clefs de chaque mot. En règle
générale, après une définition doctrinale, nous donnons un exemple jurisprudentiel et, si possible, une anecdote, qui n’est au fond que du
fait à l’état brut.
Un fait divers éclairera notre but. En 1891, à Aïn Fezza en Algérie, une employée des postes ne put résister au désir de savoir pourquoi la
jeune femme d’un ingénieur de la localité écrivait si souvent à un correspondant en Espagne. La lettre qu’elle ouvrit disait : « Je
n’ai plus de poison, envoie-m’en une provision dans les babouches des enfants ». Dévoilant sa faute professionnelle, elle prévint le
procureur de la République qui put intervenir à temps pour sauver le mari, déjà gravement malade. Jeanne Weiss fut condamnée à vingt ans de
travaux forcés, mais elle se suicida comme l’avait fait son amant juste avant d’être arrêté. Restait une question : Le procureur
devait-il reprocher à la postière son délit de violation du secret des correspondances, ou devait-il lui épargner des poursuites pour avoir
sauvé la vie d’un innocent ? Qu’auriez-vous fait à sa place ? Lui choisit de procéder à un Classement sans
suite*, en usant de son pouvoir d’apprécier l’Opportunité des
poursuites*.
IV - Taine disait sagement qu’il faut placer les faits perceptibles en tête de chaque science.
L’entomologiste Fabre, modèle des chercheurs, a fait de ce principe une véritable religion : Dans mon domaine, disait-il, je ne
suppose rien, n’admets rien ; je cueille le fait brutal, qui seul mérite confiance ; je l’enregistre et me demande ensuite quelle
conclusion repose sur sa solide charpente.
Les faits auxquels les pénalistes doivent par priorité s’attacher sont les actes matériels accomplis par une personne, qui blessent autrui et
méconnaissent le bien commun. Pourtant la majorité de la doctrine ne s’attarde guère sur la notion de faits (ce terme ne figure même pas dans
les index alphabétiques).
Voici l’un des rares points où la doctrine continentale devrait prendre exemple sur les droits anglo-saxons, étrangement archaïques par
ailleurs. Les premiers mots du Traité de droit criminel de Glanville Williams sont sagement consacrés à l’Actus reus ; Sans doute,
remarque-t-il, les principales questions qui se posent en droit pénal général concernent-elles l’exigence d’un état d’esprit délictueux (la
mens rea), mais elles ne peuvent être correctement abordées sans un examen préliminaire de l’acte matériel.
Pour trouver chez nous des propos aussi fermes, il faut se tourner vers les moralistes qui, à la suite de Saint Thomas d’Aquin, ont mis à
l’honneur la notion d’actes humains. Le plan suivi par H.Jones, dans son Précis de théologie morale, constitue à cet égard un modèle :
Livre I, Morale générale ; 1e partie, L’activité personnelle ; Chapitre 1, Les actes humains : Des actes humains
il faut distinguer les actes accomplis par un homme mais qui ne procèdent pas de la connaissance et de la volonté libre… Il n’y a pas d’acte
humain dans ce qu’on appelle les mouvements strictement spontanés, c’est-à-dire les pensées, les imaginations, les désirs… les
bâillements, les ronflements, les éternuements…
V - La première autorité concernée par la notion d’acte humain est le juge répressif. Puisqu’il doit s’en
tenir à des faits matériels et principalement à des actes extérieurs, il n’est pas autorisé à sonder le for interne des prévenus ; il ne
saurait non plus raisonner à partir de sa connaissance personnelle de situations proches. Sous l’empire des faits, les tribunaux ne peuvent
condamner pour délit d’intention ou délit d’opinion ; ils ne peuvent statuer en s’appuyant sur leur expérience ou leur intuition. Double
avantage : d’abord pour la liberté individuelle, ensuite pour la recherche de la vérité.
Ainsi, en application de la règle de procédure voulant qu’il soit saisi de faits, un juge d’instruction ne saurait inculper et placer sous
détention provisoire une personne, qu’en raison d’actes matériels accomplis par celle-ci et pouvant être perçus par les sens du magistrat.
Hommage solennel rendu aux faits, le principe de la saisine in rem constitue l’une des constantes de la science juridique. Le droit chinois
impérial exigeait du magistrat qu’il centre l’instruction sur les faits dénoncés dans l’accusation. Dans notre Ancien droit, Le Brun de la
Rochette souhaitait que les juges répressifs s’arrêtent uniquement à des faits que l’on voit, que l’on touche, que l’on perçoit ou que l’on
connaît par l’un de ses cinq sens. D’un point de vue politique, A. de Tocqueville a souligné que, dans une démocratie libérale, seul un fait
matériel touchant les sens peut servir de base à une action judiciaire.
VI - Dès lors que les juges ne peuvent être saisis que de faits, le législateur ne peut plus utilement
définir les crimes et les délits qu’en termes de faits. C’est en ce sens que l’on parle du principe de la matérialité des incriminations (La
loi pénale, I-113). Le Parlement peut incriminer les actes de violence, mais il ne peut voir de délinquance dans le simple non-conformisme.
De même une incrimination devra être coulée dans des termes que peuvent comprendre exactement des personnes qui n’ont pas fait d’études
juridiques. Le domicile protégé par la loi n’est pas l’endroit où une personne a ses attaches au regard de l’administration, mais le lieu où
elle abrite sa vie privée. En droit criminel, la notion concrète l’emporte ordinairement sur la notion abstraite.
Cette règle s’impose sous de nombreux rapports, et en particulier du point de vue de la production de la preuve. Si le législateur aventure
une notion purement philosophique dans une incrimination, la défense aura beau jeu d’utiliser cette faille pour amorcer un débat sans fin.
Seuls des éléments susceptibles de preuve doivent figurer dans la définition d’une infraction.
VII - La présente rubrique, consacrée aux illustrations, vise à souligner ce rôle capital des faits
matériels, des actes humains, des éléments concrets dans le procès répressif. Tout pénaliste, théoriciens ou praticien, doit constamment
veiller à ne pas laisser son esprit planer dans l’imaginaire.
Mais il doit en même temps ne jamais perdre de vue que l’examen des faits ne constitue qu’un préalable, une sorte de narthex, qu’il faut
franchir avant d’examiner l’essentiel, à savoir la responsabilité morale et sociale du défendeur. La première phase du raisonnement pénal est
soumise à la discipline des faits, la deuxième à une approche de la personne du prévenu.
En droit pénal le crime n’est pas une idée abstraite, une intrigue littéraire, un scénario pour film policier ; c’est avant tout un acte
qui a fait une victime, peut-être même brisé sa vie, et un jugement qui privera un homme de sa liberté.
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