UN CONTRAT DE VENTE D’ESCLAVES
selon Eugène Sue, « Atar Gull »
Note de l’auteur de l’ouvrage : Le Traité évoqué ci-dessous est historique et existe en double au greffe du tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l’appui d’un procès fait à un nègre.
Il était environ midi, et le capitaine Benoît, légèrement vêtu, s’occupait à remettre sa dunette en ordre… Malheureusement le matelot de veille à l’avant du brick, vint l’arracher à ces occupations d’intérieur, pour lui annoncer qu’une pirogue accostait à bâbord.
C’était un des mulâtres de Fan-Hop qui saluant Benoît, lui dit :
- « Mon maître vous attend... capitaine... »
- « Enfin... il est donc arrivé le vieux serpent! je n’y comptais plus ».
- « Capitaine, il revient du Kraal au moment même avec beaucoup de noirs et le roi Taroo qui les escorte ; ils n’attendent que vous et les marchandises, capitaine ».
- « Caiot, » dit Benoît, à son quartier-maître, fais armer la -chaloupe, mets-y neuf hommes, et embarque à bord les caisses et ballots que tu trouveras dans les soutes ».
- « On est paré, dit Caiot au bout d’une demi-heure ».
- « Ah ça, mon garçon, reprit le capitaine, je te laisse à bord; fais toujours bien aérer l’entrepont, préparer les barres de justice, les fers, les menottes, que tout cela soit propre, convenable, décent, enfin qu’ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près ».
- « N’y a pas de soin, capitaine, ça sera gréé à donner envie d’y fourrer les pieds et mains ; je vais faire balayer le lit de ces messieurs, et il faudra qu’ils soient bien difficiles s’ils ne sont pas contents ; car les draps ne feront pas de plis, je vous jure ».
- « C’est cela, mon garçon, avant tout l’humanité, vois-tu ; parce qu’enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt ou tard sa. Récompense ... » ajouta Benoît de la meilleure foi du monde.
Quand les marchandises furent arrimées à bord de la chaloupe et que plusieurs matelots s’y furent placés, M. Benoît descendit dans sa yole, et, devançant l’autre embarcation, arriva bientôt près de M. Van-Hop qui l’attendait à sa porte.
- « Allons donc, allons donc, capitaine ; arrivez donc en flâneur. »
- « C’est bien plutôt vous, père Van-Hop ; deux jours… deux jours entiers... »
- « Si vous croyez que les affaires vont vite avec ces gaillards-là,-vous vous trompez ; ils sont plus adroits qu’on ne le pense, diable ! Mais enfin le roi Taroo est là dans ma case ; vous allez le voir et vous entendre avec lui... mais vos marchandises ? »
- « Ma chaloupe les apporte, j’ai laissé un homme dans la yole pour montrer le chemin aux autres et les conduire ici. »
- « Avec les marchandises ? »
- « Sans doute... Soyez tranquille... »
- « Bien... très bien... Maintenant je vais vous présenter à Sa Majesté... »
- « Dites-moi donc, compère, je ne suis guère en toilette pour me présenter devant Sa Majesté... J’ai une barbe de sapeur... et puis une veste... »
- « Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l’œil... vieux coquet ?» dit plaisamment le courtier en poussant Benoît dans l’intérieur de la maison.
Le roi Taroo, majestueusement assis sur la table (au grand déplaisir de Van -Hop), les jambes croisées comme un tailleur, fumait dans une grande pipe.
C’était un fort vilain nègre de quelques quarante ans, paré de son mieux, fièrement coiffé d’un vieux chapeau à trois cornes chargé de petites plaques de cuivre, et portant pour tout vêtement une grande canne à pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait a peine les reins.
Comme le courtier parlait fort agréablement namaquois, il servit d’interprète, et après une heure de vive et chaleureuse discussion, on convint de se fier aux lumières de Van-Hop qui devait rédiger les bases du traité consenti de part et d’autre ; il tira donc un écritoire de corne d’un secrétaire de noyer, tailla soigneusement une plume qu’il approcha vingt fois de ses yeux et qu’il imbiba d’encre, à la grande satisfaction de Benoît dont la patience était à bout. Puis il lut lentement ce qui suit à Benoît, après l’avoir préalablement traduit au roi Taroo.
Sur l’habitation de l’Anse aux prés, ce... etc.
Moi, Paul Yan-Hop, agissant au nom de... Taroo (nom de baptême en blanc), chef du Kraal de Kanti-Opow, tribu des grands Namaquois, je vends, au nom dudit Taroo, à M.Benoît (Claude-Borromée-Martial ) capitaine du brick la Catherine, savoir :
- Trente-deux nègres, race de petits Namaquois, sains, vigoureux et bien constitués, de l’âge de vingt à trente ans, ci-contre : 32 nègres.
- Item : Dix-neuf négresses à peu près du même âge, dont deux pleines et une ayant un petit de quelques mois... que le vendeur donne noblement par dessus le marché, ci-contre : 19 négresses.
- Item :Onze négrillons et négrillonnes de neuf à douze ans, ci-contre : 11 négrillons.
- Total, 32 nègres, 19 négresses, 11 négrillons.
Et le courtier accentuait son addition comme s’il eût dit :- Total : 32 livres, 19 sous, 11 deniers.
Lesquels il livre audit-Benoît ( Claude-Borromée-Martial), moyennant :
Ici le courtier fut interrompu... – « Mon bon Van-Hop, dit le capitaine, ajoutez : Et à dame Catherine-Brigitte Loupot, son épouse, comme étant en communauté de biens, meubles et immeubles... ». – « Ce n’est pas la peine... M. Benoît. ». – « Si fait, car je dois bien ça à ma pauvre épouse. ». - « Comme-vous voudrez... ».
Le chef Taroo s’étant fait expliquer par Van-Hop le sujet de la discussion, et n’y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum. Le courtier continua, après avoir accédé au désir de Benoît, et mentionna dame Catherine Brigitte Loupot; il reprit :
- Moyennant
- Vingt-trois fusils complets, garnis de leur baguette, batterie et baïonnette;
- Cinq quintaux de poudre â tirer;
- Vingt quintaux de fer en barre;
- Quinze quintaux de plomb en saumon;
- Et six caisses de verroteries, colliers, bracelets en cuivre et en fil de laiton, qu’il s’oblige à remettre à moi, Fan-Hop (Paul), agissant aux nom et place du chef Taroo.
Item : Pour mes frais de commission, déplacement, etc.. ledit Benoît s’engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille livres en argent monnayé et ayant cours, sans préjudice du marché fait, pour lui avoir fourni les -matériaux nécessaires pour radouber et remâter son brick.
Fait en double entre nous, etc.
Ceci lu et entendu, le chef Taroo, agita la tête, et levant un bras en signe d’acquiescement, pinça le nez de l’époux de Catherine, qui répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois.
- « Voici la plume, capitaine, dit Van Hop, maintenant signez ».
- « Tout cela est bel et bon ; mais, avant de signer, je voudrais voir nos messieurs et nos mesdames ».
- « Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens, qui, comme on dit, conseillent d’acheter chat en poche... venez par ici... vous les examinerez tout à votre aise.»
Ils s’approchèrent alors de l’enclos où l’on avait provisoirement renfermé les noirs.
Hommes, femmes, enfants, étaient étendus à terre, les mains liées derrière le dos par une corde qui, leur entourant aussi les pieds de nœuds assez lâches pour qu’ils pussent marcher, remontait encore faire le tour du col et se rattachait enfin au gros palmier qu’on leur faisait porter en route sur les épaules, par mesure de prudence.
Benoît examina ces noirs en fin connaisseur.
Il leur fit craquer leurs articulations pour juger de la souplesse des membres, puis ouvrir la bouche afin de voir l’état des dents, du palais et des gencives;
Élever et abaisser les paupières dans le but de s’assurer si le globe de l’œil était pur et limpide ;
Regarda la plante de leurs pieds pour y être certain qu’il n’y avait aucune trace de chiques ou insectes malfaisants qui déposent leurs œufs sous l’épiderme, et causent ainsi de violentes maladies... quelquefois le tétanos... par exemple ;
Leur frappa doucement le sternum et écouta si la poitrine résonnait bon creux;
Leur mit le genou sur l’estomac, sans appuyer trop fort... (oh! non certes, le cher homme!) mais seulement pour juger si, malgré cette pression, la respiration s’échappait facile et sonore...
Enfin, il s’occupa encore longtemps d’apprécier ou de découvrir une foule de défauts ou de qualités qu’il nous est impossible d’énumérer ici.
Après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les chances probables de son marché, il dit à Van - Hop :
-« J’accepte, compère, et vous faites une affaire d’or ».
- « Peuh... mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je vous prie, ce gaillard que le chef Taroo m’a donné pour épingles. C’est un des plus beaux nègres que j’ai vendus de ma vie ; voyez, c’est fort comme un bison; grand comme une girafe; mais par exemple il est si têtu, si têtu, qu’après l’avoir roué de coups, pour l’engager à se servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici comme un jeune taureau » récalcitrant, tenez, plutôt... »
Et il lui montrait un nègre qu’on pouvait-juger d’une haute et puissante stature quoiqu’il fut courbé en deux, ayant les pieds et les mains joints et attachés ensemble.
- C’est je crois, continua Van-Hop, « le » chef du Kraal ennemi, un petit Namaquois ; il s’entête mais quinze jours de régime du bord et des colonies, il deviendra doux comme une gazelle.
Taroo, qui les avait suivis, après s’être ingéré de glorieuses rasades d’eau-de-vie, s’approcha; et la vue de son ennemi rallumant sans doute sa colère et sa haine, il se mit à-injurier et menacer bien grossièrement le petit Namaquois, mais celui-ci fermait les yeux avec une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant triste et doux.
Ce sang froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au malheureux noir; mais comme elle ne l’atteignit pas, il allait sans doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit, en bon namaquois :
- « Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant, et vous allez me le détériorer... Ne confondons pas, s’il vous plait.»