LA SOCIÉTÉ DU VIEUX-TAUREAU :
En chine impériale, des villageois éliminent des brigands
par Régis Évariste Huc (1854)
A part les sociétés secrètes, organisées dans le but de renverser la dynastie mandchoue, et que le gouvernement ne manque pas de poursuivre à outrance, toutes les associations sont permises. Les Chinois ont, du reste, une aptitude remarquable pour former ce qu’ils appellent des houi ou corporations. II y en a pour tous les états, pour tous les genres d'industrie, pour toutes les entreprises et toutes les affaires. Les mendiants, les voleurs, tout le monde s’organise en associations ; personne ne reste isolé dans sa sphère.
Quelquefois ces sociétés, nées spontanément, exercent leur autorité avec une énergie et une audace dont les plus fiers mandarins seraient incapables. Non loin de notre mission, nous fûmes témoin de l'organisation d'une société particulièrement redoutable. Ce pays, habité par une population moitié chinoise et moitié mongole, est entrecoupé d’un grand nombre de montagnes, de steppes et de déserts. Les villages situés dans les gorges et dans les vallées ne sont pas assez importants pour que le gouvernement ait jugé à propos d'y placer des mandarins. Cette contrée sauvage était devenue le repaire de plusieurs bandes de voleurs et de scélérats. Ils pillaient les troupeaux et les moissons, allaient attendre les voyageurs dans les défilés, les dépouillaient sans pitié et souvent les mettaient à mort ; quelquefois même ils se précipitaient sur un village et en faisaient le saccagement. Nous avons été forcé de voyager souvent dans cet abominable pays, pour visiter nos chrétiens ; mais il était toujours nécessaire de se réunir en grand nombre et de ne se mettre en route que bien armés de pied en cap. A plusieurs reprises on s'était adressé aux mandarins des villes les plus rapprochées, et aucun n’avait jamais osé engager une lutte avec cette armée de bandits.
Ce que les magistrats avaient redouté d’entreprendre, un simple villageois l'essaya et réussit. « Puisque les mandarins, dit-il, ne peuvent pas ou ne veulent pas venir à notre secours, nous n'avons qu'à nous protéger nous-mêmes, associons-nous, formons un houi. » II est d’usage, en Chine, que les associations s’organisent dans un repas. Le villageois ne recule pas devant la dépense ; il tue un vieux bœuf et expédie des lettres d’invitation dans tous les villages de la contrée. Tout le monde approuva l’idée de cette sorte d’assurance mutuelle, et l'on fonda une société qu'on appela Lao-niou-houi, c’est-à-dire Société du Vieux Taureau, pour conserver le souvenir du repas qui avait présidé à sa formation. Le règlement en était court et simple. Les membres devront chercher à enrôler le plus de monde possible dans la société. Ils s’engageront à se prêter partout et toujours un mutuel appui pour traquer les voleurs, grands et petits. Tout voleur ou receleur aura la tête coupée immédiatement après avoir été arrêté. Il n’y aura ni procès ni enquête. Peu importe que l’objet volé soit une futilité ou de quelque importance ... Et, comme il était facile de prévoir que des expéditions de ce genre entraîneraient nécessairement des démêlés avec les tribunaux, tous les membres étaient solidaires. La société tout entière prenait la responsabilité de toutes les têtes coupées. Un procès intenté à un associé devenait le procès de tout le monde.
Cette formidable Société du Vieux Taureau se mit à fonctionner avec un ensemble et une énergie sans exemple ; outre les nombreuses têtes de grands et de petits voleurs qu’elle abattait avec une effrayante facilité, une nuit les associés se réunirent en grand nombre, et en silence, pour aller s’emparer d’un tsey-ouo, « nid de voleurs ». C’était un mauvais village caché dans le fond d’une gorge de montagne ; la Société du Vieux Taureau l’investit de toute part, y mit le feu, et tous les habitants, hommes, femmes et enfants, furent brûlés ou massacrés. Nous vîmes, deux jours après cette affreuse expédition, les débris encore fumants de ce nid de voleurs.
Il ne fallut que peu de temps pour extirper ou intimider tous les brigands de la contrée, et y faire respecter la propriété, à un tel point, que tout le monde serait passé devant un objet égaré sur un chemin sans oser y toucher.
Ces rapides et sanglantes exécutions mirent en émoi les mandarins des villes voisines. Les parents des victimes firent retentir les tribunaux de leurs plaintes, et demandèrent à grands cris la mort de ceux qu’ils appelaient des assassins. La société, fidèle à sa consigne, se présenta, comme un seul homme, pour répondre à toutes les accusations, et soutenir le procès monstre qui lui était intenté ; elle n’en fut nullement effrayée, parce que, dès le commencement, elle avait prévu un dénouement semblable. L'affaire alla jusqu’à Pékin, et la cour des crimes, après avoir dégradé et condamné à l’exil un grand nombre de fonctionnaires, dont la négligence était cause de tout ce désordre, approuva la Société du Vieux Taureau. Le gouvernement voulut pourtant lui donner une existence légale en la plaçant sous la direction des magistrats ; il modifia les règlements, exigea que les membres porteraient, pour être reconnus, une plaque délivrée par le mandarin du district, et que, de plus, le titre de « Société du Vieux Taureau » serait remplacé par celui de Tai-ping-che, c’est-à-dire « Agence de pacification générale » ; c’était le nom qu’elle portait quand nous quittâmes le pays pour entreprendre le voyage du Tibet.
On peut voir, d’après ce que nous venons de dire, que les Chinois ne sont pas tout à fait aussi esclaves de leurs mandarins qu'on se l’imagine en Europe.