PROFESSION : VOLEUR
par Sutherland et Cressey (Principes de criminologie, éd. Cujas 1966)
Le vol professionnel :
Exemple de système de comportement.
Attention, le droit américain distingue encore mal le vol de l’escroquerie.
Le vol professionnel est présenté comme l’illustration d’un système de comportement qui peut être défini et expliqué comme une unité. La principale question qui se pose sur le vol professionnel est la suivante comment naît-il et se propage-t-il dans notre civilisation ? Une question secondaire : comment un individu entre-t-il dans ce groupe professionnel ?
Les principales, mais non les seules, spécialités des voleurs professionnels sont le vol à l’américaine, le vol à l’étalage et le vol à la tire. Tous ceux qui commettent ces infractions ne sont pas des voleurs professionnels. Les voleurs professionnels font du vol un véritable métier. Ils emploient des techniques qui se sont perfectionnées au cours des siècles et qui se transmettent par tradition et de personne à personne. Ils ont une morale, un esprit de corps et une unité de vues. Ils jouissent d’un grand prestige parmi les autres voleurs et dans la pègre politique et criminelle en général. Ils se fréquentent les uns les autres, mais leurs rapports avec les autres criminels sont plus réservés et ils choisissent leurs collègues avec soin. Ils manifestent un certain mépris pour les amateurs dont ils parlent comme de « gamins névrosés », parce que les infractions maladroitement exécutées dont ils sont les auteurs suscitent l’hostilité du public et rendent à la fois plus difficile et moins profitable la pratique du vol professionnel. Cette association différentielle donne naissance à un langage commun ou argot, à peu près inconnu de ceux qui n’appartiennent pas à la profession. Ils sont aussi organisés. Un voleur est un professionnel, quand il répond aux cinq caractéristiques suivantes : travail régulier, compétence technique, conformisme de groupe, prestige, organisation. Le voleur amateur n’est pas un professionnel, pas plus que celui qui vend des valeurs mobilières d’une manière régulièrement malhonnête. Le cas n’est pas si clair pour les cambrioleurs ou les brigands professionnels, car la différence essentielle est ici dans la technique employée et l’identification. Les méthodes du voleur professionnel s’apparentent beaucoup à celles du camelot ou de l’acteur : elles consistent à savoir faire entrer en jeu l’intérêt, l’attention et le comportement de la victime. Le voleur professionnel doit compter sur son astuce et sa présence d’esprit, le cambrioleur ou le gangster a plus souvent recours à la violence ou à la menace de violence. Les voleurs professionnels ont des modes de comportement collectifs pour les principales situations dans lesquelles les placent leurs activités criminelles. En conséquence, le vol professionnel est un système de comportement et une entité sociologique.
Les motifs des voleurs professionnels sont très proches de ceux des autres groupes professionnels : ils veulent gagner de l’argent en toute sécurité. Ce désir s’explique de lui-même. Le problème qui se pose ici est de savoir comment les voleurs professionnels s’arrangent pour assurer leur sécurité tout en violant la loi. Beaucoup d’entre eux ont poursuivi leurs activités illicites leur vie durant et n’ont jamais été emprisonnés pour plus de quelques jours d’affilée ; d’autres n’ont eu qu’une ou deux condamnations au cours d’une période d’activité de vingt ou trente ans.
La sécurité, dans la carrière des voleurs professionnels s’obtient de trois manières. Tout d’abord, ils choisissent des spécialités qui comportent le minimum de risques. Le vol à l’américaine est relativement sûr parce que la victime consent généralement à participer à une transaction malhonnête et ne peut pas, quand elle découvre qu’elle a été jouée, déposer plainte sans se faire du tort. Ainsi, dans les trois principales espèces de vol à l’américaine pratiquées sur une grande échelle, - connus des professionnels américains sous les noms de wire, pay-off et rag - les victimes ont toujours l’illusion de léser quelqu’un. Dans le wire (« télégramme ») l’escroc convainc la victime de la possibilité de retarder les télégrammes donnant les résultats d’une course assez longtemps pour permettre à la victime de placer des paris auprès des bookmakers quand la course a déjà été courue, fraudant ainsi les bookmakers ; dans le pay-off, la victime a l’impression de léser un important syndicat contrôlant les courses ; dans le rag, elle a l’illusion d’avoir de bons « tuyaux » sur des titres qui semblaient sans valeur. Certaines formes du vol à l’américaine ne supposent pas que la victime soit disposée à faire quelque chose de malhonnête, mais, sous toutes ses formes, il ne comporte que des risques minimes. Ainsi dans la version moderne d’un très ancien type de vol à l’américaine, l’escroc téléphone à la victime en se présentant comme un animateur de jeux radiophoniques ; la victime ayant répondu à une question simple, l’animateur lui annonce qu’elle a gagné une somme d’argent égale au montant de ce qu’elle a chez elle et lui demande d’indiquer le montant de cette somme ; si la victime déclare avoir cent dollars, l’animateur lui annonce qu’un messager va lui apporter cette somme ; lorsque le messager arrive, il est porteur de deux chèques, l’un de cent dollars, et l’autre de deux cents dollars représentant un « double dividende » que la victime aurait gagné au lieu des cent dollars ; - la victime, ayant donné à l’escroc cent dollars en numéraire pour prouver qu’elle a bien cette somme chez elle, reçoit un faux chèque pour les deux cents dollars prétendument gagnés ; l’escroc disparaît ensuite - sans risque. Le vol à l’étalage est de même relativement peu dangereux, car les grands magasins préfèrent ne pas prendre le risque d’accuser de vol un client innocent, et parce que le voleur professionnel fait tout ce qu’il peut pour agir comme un client innocent dont il cherche à prendre l’apparence. Le vol à la tire ne présente pas de grands risques parce que les règles en matière de preuve exigent que l’on puisse témoigner que le voleur a glissé sa main dans la poche de la victime et retiré l’argent, et il est rare que l’on puisse apporter cette preuve.
Deuxièmement, les voleurs professionnels possèdent des méthodes ingénieuses et techniques pour accomplir les infractions de leur choix. Ces méthodes sont transmises par traditions et par apprentissage. Parfois ingéniosité et habileté se réduisent à faire preuve d’une impudence insensée. Tel ce voleur qui, dans le rayon des sports d’un grand magasin, s’empara d’un kayak en aluminium qu’il hissa sur sa tête et sortit sans autre formalité. L’habileté et l’ingéniosité demandent parfois l’intervention d’une tierce personne pour détourner l’attention de la victime pendant qu’on lui vide les poches, la dextérité nécessaire pour voler une montre au poignet de son possesseur, la ruse par laquelle un complice attire l’attention sur lui en pinçant ou bousculant un enfant de façon à créer une diversion dont le voleur profite, la capacité de reconnaître et de ne pas perdre de vue les inspecteurs des grands magasins et les détectives, et celle d’avoir le dernier mot si une discussion s’élève. Il existe aussi mille « trucs » pour se saisir des marchandises à l’étalage et pour les emporter : boîtes d’apparence normale mais pourvues d’un double fond que l’on pose sur le comptoir où sont disposées les marchandises, pantalons nantis de poches cachées, doublures secrètes, « poches marsupiales » attachées autour de la taille, faux bras et ventouses de caoutchouc fixées à des ficelles et des élastiques.
Troisièmement, le voleur professionnel prend ses dispositions pour « arranger » l’affaire pour le cas où il serait pris. Il pense pouvoir toujours « arranger » ainsi toutes ses affaires. Il ne s’occupe généralement pas lui-même de la question, mais s’adresse à un « arrangeur professionnel », car, dans les grandes villes, il en existe presque toujours un, qui s’occupe de régler les affaires de tous les voleurs professionnels. Que l’arrangement soit l’œuvre du voleur ou de son représentant, il prend d’ordinaire la forme d’un paiement en argent direct ou indirect. On promet d’ordinaire à la victime de lui restituer les biens volés, parfois avec une indemnité, s’il refuse d’engager des poursuites, ou s’il témoigne de manière à ne pas accabler le voleur. Beaucoup d’affaires sont arrangées de cette manière, car il importe davantage à la victime de recouvrer ses biens que de voir la justice poursuivre le voleur. Si cette opération échoue, on cherche à corrompre la police, le procureur, l’huissier (bailiff) ou le juge. Le policier peut conseiller à la victime de reprendre son argent et de ne pas se donner les tracas d’un long procès, ou encore son témoignage peut contredire celui de la victime ou des autres témoins, et il peut rendre d’autres services encore. Le procureur peut refuser d’exercer des poursuites, ou s’il est obligé de poursuivre, il peut présenter très mollement les moyens de preuve susceptibles de faire condamner le voleur. Enfin, en dernier ressort, le juge peut être acheté et persuadé de ne pas condamner le voleur ou de lui imposer une peine minime. Il n’est pas nécessaire que tous ces représentants de l’autorité publique agissent malhonnêtement. Il suffit d’en trouver un qui fausse ou déforme les moyens de preuve ou les décisions. Comme l’a dit Maurer, « La culture prédominante pourrait avoir facilement raison des cultures prédatrices, et qui plus est, elle pourrait les annihiler, car aucune sous-culture criminelle ne pourrait être le moteur d’une action continue et de type professionnel sans la connivence de la loi ».
La profession de voleur existe donc dans la société moderne, parce que les victimes préfèrent le retour de leur bien à une justice abstraite, parce que les fonctionnaires sont sous la coupe des partis politiques ou qu’ils y trouvent leur avantage. Le vol professionnel existe également parce que les entreprises commerciales ne se refusent pas à acheter des biens volés et que les avocats sont prêts à défendre les « voleurs » professionnels en utilisant les arguments les plus ingénieux et en employant toutes les ruses possibles. Le vol professionnel existe non seulement parce qu’il y a des individus disposés à voler, mais aussi parce que la société ne leur oppose pas un front uni. En d’autres termes, la société est désorganisée en face du vol.
L’entrée de tel individu déterminé dans le groupe professionnel ne présente qu’un intérêt secondaire, car ce n’est pas dans la biographie de l’un des membres de la profession que l’on découvrira l’explication du vol professionnel. Il est au contraire nécessaire de comprendre la profession pour expliquer le voleur. L’admission ne dépend pas, en effet, de la seule volonté de celui qui décide de devenir un voleur professionnel. Ce n’est pas de cette manière qu’il pourra y parvenir, pas plus qu’on ne peut décider de devenir un joueur de football professionnel. Dans un cas comme dans l’autre, il faut être accepté par les autres. L’entrée dans la profession se fait par cooptation.
Nul ne peut acquérir les techniques professionnelles et ne peut travailler sans risques en coopération avec les autres sans une formation et un apprentissage. Lemert a fait remarquer que l’émission de chèques faux est, de nos jours, un crime d’isolés plutôt que de criminels professionnels, comme c’était le cas au XIX° siècle et au début du XX°, surtout parce que le faussaire n’a plus besoin de faire son apprentissage et de travailler en collaboration avec d’autres faussaires. L’enseignement des techniques professionnelles ne peut être donné que par ceux qui sont déjà dans la profession. On entre donc dans la profession par cooptation. Si un néophyte s’acquitte correctement de ses tâches d’apprenti ou de compagnon, on peut lui confier des fonctions plus importantes et il arrive peu à peu à accomplir les mêmes tâches que les membres qualifiés de la profession.
Les voleurs professionnels n’accordent pas le bénéfice de cet apprentissage à tous ceux qui désirent se joindre à eux. Ils ne donnent évidemment leur aide qu’à ceux avec qui ils entretiennent des rapports d’amitié, c’est-à-dire à leurs camarades d’hôtel, de garni, ou de prison, et aux garçons de café, aux caissiers et aux chauffeurs de taxi. La plupart du temps les voleurs font leur connaissance en dehors de leur activité professionnelle, et la confiance naît peu à peu. Ils éprouvent de la sympathie pour tel collaborateur éventuel qui la leur rend. Les voleurs lui suggèrent parfois de se joindre à eux, mais le plus souvent, c’est lui qui le demande, car il espère ainsi gagner plus d’argent qu’en poursuivant ses occupations régulières, et parce qu’il est attiré par leur mode de vie. Il y en a certainement des milliers d’autres qui ont toutes les qualités requises pour devenir des voleurs professionnels mais avec qui ils n’entrent pas en contact. L’entrée dans la profession se fait donc par sélection, la sélection est impersonnelle en ce sens qu’un individu doit être placé dans une situation telle qu’il doit avoir des contacts avec des voleurs professionnels pour qu’il puisse développer des relations personnelles. La sélection est, de plus, personnelle en ce sens que les voleurs doivent être attirés par le candidat et lui par eux. Il dépend de lui d’entrer dans la profession, mais il dépend tout autant d’eux de l’y admettre.