L’INCENDIE DU MOULIN :
un cas d’escroquerie à l’assurance
Texte paru dans l’Almanach Vermot à la date du 12 juin 1931
Se non è vero, è bene trovato
Quoique ne figurant pas au premier rang des infractions qui font la Une des journaux,
l’escroquerie à l’assurance n’en constitue pas moins un délit pénal type.
D’un point de vue psychologique, elle suppose calcul, supputations, réflexion,
mauvaise foi, intention arrêtée de se faire payer une somme non due.
D’un point de vue matériel ; d’une part elle implique des mensonges
assortis de manœuvres frauduleuses susceptibles
de tromper des personnes sur leurs gardes ;
d’autre part elle fait comme victimes, non seulement la compagnie d’assurance en cause,
mais encore et surtout l’ensemble des assurés : vous, moi.
Cette fraude trouble manifestement l’ordre social. De surcroît elle incite
ceux qui connaissent des fins de mois difficiles à suivre cet exemple pour,
selon la formule classique, « liquider leur fonds de commerce ».
Une scène de la vie paysanne... On connaît bien, dans les sociétés d'assurances, aux fins de mois, aux échéances difficiles, ces sortes d'aventures ; mais on n'apas toujours près de soi un esprit délié pour les tirer au clair.
Bien sûr que le père Mazerol ne témoignait pas beaucoup de regret devant les cendres encore chaudes de son moulin, un beau moulin cependant et qui marchait dur, assis sur la rivière qui traversait le village... Non, vrai, son contentement éclatait malgré lui.
Il allait et venait, donnait ces détails aux « messieurs de l’assurance » et surtout faisait des projets... Oh ! des projets !
Son moulin avait brûlé !... Bien sûr que c’était un bon moulin et qu’aurait pu aller longtemps, vu toutes les réparations qu’il y avait faites... Mais, enfin, puisque c’malheur était arrivé, lui, l’pére Mazerol, i’suivrait l’progrès...! On est de son temps, que diable ! A c’t’heure, on n’parlait plus que d’turbines dans les moulins modernes, eh bien il aurait un moulin monté sur turbines... ainsi, il économiserait du temps et du personnel, et puis la farine serait plus belle et la clientèle, qui le boudait depuis quelque temps, reviendrait à lui, confiante et fidèle.
Maintenant, comment, le feu avait-il pris ?... Ça, il l’ignorait, vu qu’il était justement à la foire ce matin-là... Vous savez bien, la foire à Romilly où qu’il avait affaire, rapport à deux vaches et huit moutons — tout son bétail — à vendre, bien entendu... Dame, les affaires n’allaient guère, est-ce qu’il cherchait à le cacher !...
On l’avait vu vendre un cheval, puis un autre, enfin le dernier, et justement le moulin était arrêté depuis deux bons mois, faute de blé à moudre.
Alors il était parti à la foire avec Joseph, son domestique, laissant bien clos le moulin et la petite ferme. Et tout à coup, vers dix heures, - il était depuis sept heures sur la route de Romilly -, les voisins avaient vu une fumée âcre et épaisse sortir du moulin, et puis ça devenait soudain un torrent de flammes, un brasier comme, de mémoire d’homme, on n’en avait vu dans le pays.
Certes, la rivière était là, mais où était-on outillé pour combattre un tel incendie ?... que pouvaient quelques seaux d’eau sur cette fournaise ?
Ah ! Ça n’avait pas été long. Quand le père Mazerol était revenu ayant vendu ses bêtes, qu’est-ce qui restait de son moulin, de sa grange, de sa ferme même ?... des murs, et voilà tout.
Le moulin et la ferme, achetés 35.000 francs, étaient assurés pour 50.000, et le père Mazerol énumérait les réparations, les transformations qu’il avait apportées à sa propriété depuis quatre ans qu’il l’avait acquise.
Cependant les inspecteurs de la compagnie d’assurance étaient sur les lieux et menaient leur enquête ; un mystère vraiment trop grand pesait là.
Comment le feu avait-il pris dans le moulin fermé depuis deux mois, où n’entrait plus que le père Mazerol, et rarement encore, pour y quérir la paille et le fourrage des bêtes, rentrés là maintenant ?
« J’ai quitté l’village à sept heures, répétait obstinément le bonhomme, tout l’monde vous l’dira. »
Ceci ne faisait aucun doute. De sept à dix heures, le temps du meunier, minutieusement contrôlé, le mettait à l’abri de tout soupçon. Lui et Joseph n’avaient pas quitté le champ de foire. Il devenait donc impossible de songer à un retour au moulin, par un chemin détourné et désert... Les voisins ? trop éloignés... Un chemineau ?... Non plus : les serrures retrouvées étaient fermées à double tour.
Alors, quoi ?... Le mystère demeurait énervant et lourd. Et le père Mazerol, rajeuni, heureux, répétait, allant de l’un à l’autre : « Un mystère !... un vrai mystère, mais j’y peux rien, et ben sûr que j’le r’grette, c’ pauv’ moulin où qu’a péri ma femme et mes p’tits gars... v’la juste deux ans l’mois prochain ... l’année d’leur communion, t’nez ! »
* *
*
Cependant M. Lilas, l’un des trois inspecteurs - un retraité de la Sûreté de Paris-, s’égarait dans le moulin en ruines. C’était pitoyable et sinistre... des pierres... des murs noircis, des fers tordus... Seules les dalles du bas, chauffées à blanc, descellées, subsistaient dans leur ensemble. C’était sur elles un amoncellement de cendres.
Du bout de sa canne, l’inspecteur fouillait le chaos... Ça ?... c’était de la brique... Ça ?... des cendres de bois... Ça ?... eh ! pardi, de la paille, du foin brûlé...
M. Lilas s’est penché, sa main tâte… le voici maintenant qui ajuste son lorgnon... il se penche à nouveau... Le père Mazerol lui, là-bas, s’indigne de la valeur reconnue, 300 francs, à un bahut de chêne.
- J’en ai r’fusé 500 francs, l’an passé, à des Parisiens, assure-t-il.
- Mais oui, mais oui, donnez donc 500 francs, dit M. Lilas, passant devant les hommes.
Mais il ne s’arrêta pas. La canne sous le bras, les mains dans ses poches, l’air indifférent, il entra dans la vaste cuisine, la belle pièce de la ferme, là où l’on recevait les clients, là où l’on offrait à boire, et, la seule aussi qui n’eût pas trop souffert du feu infernal.
Une table de chêne longue et étroite, des escabeaux, deux lits que séparait une armoire massive, une maie, une cuisinière à cuivres étincelants, la meublaient sans l’envahir, et dans le fond, tel un autel, une cheminée haute et large se dressait.
M. Lilas regarda sur la cheminée une couronne de fleurs d’oranger, sous globe de verre, reposant entre deux brassards de moire blanche, et de chaque côté de cette relique, un chandelier de bois doré, dont l’un se prolongeait d’un cierge immense, un de ces cierges à cire dure à poignée de papier rose. Dans l’autre chandelier, cette poignée seule subsistait encore.
Il se retourna au bruit que fit le père Mazerol qui entrait...
- C’est la couronne de ma défunte femme, expliqua-t-il, et les brassards de mes p’tits gars.
- Et ça ? Du bout de sa canne, M. Lilas désignait le cierge.
- Ça... c’est leur cierge d’communion. C’lui d’l’aîné...
- Père Mazerol, dit M. Lilas interompant sans façon le bonhomme, voulez-vous que nous dînions ici ce soir ? nous achèverons en toute tranquillité l’expertise des dommages, et ensuite c’est moi qui régale...
- Ah ! pour ça, j’veux ben... Hé, Joseph, cours ici que j’te cause...
* *
*
Les ordres donnés avec un beau billet bleu, M. Lilas appela ses collègues.
- Messieurs, dit-il, nous allons dîner ici. C’est une fantaisie... Or, j’en ai une autre... je voudrais dîner à la seule lueur de ce cierge.
Et comme le père Mazerol avait un geste de protestation :
- Je le paie 50 francs.
- Ah ! pour lors, fit le fermier en riant, ben sûr que le v’là. Drôle d’idée tout d’même.
Il eût un soupir en posant le cierge sur la table.
- Messieurs, dit M. Lilas souriant, il est six heures... vous avez bien entendu, six heures... mettons-nous à table, j’allume le cierge.
Ce fût un joyeux dîner où ne manqua ni le bon vin, ni la bonne chère. Au fromage, les cigares circulèrent, accompagnant le café et le vieux marc.
- Huit heures et demie, dit soudain M. Lilas ; hâtons-nous, messieurs, nous n’aurons bientôt plus de lumière.
Le père Mazerol eut un bon rire, le rire débonnaire de- l’homme heureux, confiant, sûr de soi, de l’avenir...
- J’ai des lampes ! fit-il riant encore.
M. Lilas tira sa montre.
- Messieurs, il est neuf heures... notre cierge va s’éteindre... Joseph, donnez-nous une lampe... nous avons encore à causer. Mon expérience est terminée.
- Quelle expérience ?
- Supposons, père Mazerol, qu’un homme tout dévoué à vos intérêts... voyons, cherchez qui peut être tout dévoué à vos intérêts ?... que cet homme - nous allons le trouver - ait suscité cet incendie...
- Comment ça ? fit le père Mazerol, avec un calme imperturbable.
- Cet homme connaissait votre situation précaire, vos ressources si restreintes qu’elles ne vous permettaient pas d’apporter à votre moulin les réparations nécessaires à son fonctionnement... Un bon incendie, quand on est assuré, ça arrange tout, surtout quand on est assuré au-delà de la valeur... Cet homme...
- Ah ! ben, v’là qu’est drôle ! assura le meunier naïf et souriant ; et comment qu’il aurait pu faire, c’bon homme ?
- Imaginez de la paille et du foin, jetés à terre comme dans votre moulin ; au milieu de cette paille, je place un cierge, un grand cierge comme celui que nous venons de brûler ; je l’isole bien afin que sa flamme haute ne puisse rien atteindre, mais à sa base je l’enveloppe de foin...
- De foin, répéta le père Mazerol, devenu livide.
- Ce cierge, vous avez vu, met trois heures à se consumer... Je l’allume au moment de partir, il est sept heures...
Le meunier s’était rejeté sur sa chaise, les traits contractés, les yeux fous.
- Sept heures... pourquoi sept heures ? bégaya-t-il.
- Mais parce qu’à dix heures, quand s’allumera l’incendie, je serai depuis trois heures à la ville, et que j’aurai ainsi un alibi indiscutable... Père Mazerol, où donc est le cierge qui manque à ce chandelier... là... pas celui que nous avons brûlé ?...
Et comme le meunier affolé cachait son visage dans ses mains, M. Lilas reprit doucement :
- Vous ne savez pas ?... eh bien, je vais vous le dire... vous montrer au moins ce qu’il en reste... un peu de cire qui a coulé et s’est durcie, sur la dalle où on l’avait fixé... Voulez-vous voir ? Père Mazerol, savez-vous quel est l’incendiaire ?
Affaissé sur sa chaise, anéanti, fini, le meunier dit simplement :
- C’est moi !
Paul CERVIÈRES