LE JEUNE GENGIS KHAN,
ASSASSIN DE SON FRÈRE
R. Grousset, « Le conquérant du monde – Vie de Gengis khan »
Les jeune sauvages qu’étaient Tèmudjin [nom de Gengis Khan enfant] et ses frères avaient les brusques réflexes qu’on pouvait attendre d’eux. Ils en avaient aussi les jalousies domestiques, les sournoises rancunes fraternelles nourries dans l’isolement et la misère. Ces jalousies devaient être avivées par le fait que les enfants de Yèsugèi se trouvaient, on l’a vu, de deux lits différents : d’une part, les quatre fils de la dame Hö’èlun, dont Tèmudjin était l’aîné, d’autre part, les deux fils de l’épouse seconde Soutchigil, savoir Bèktèr et Belgutèi. Entre les deux groupes d’adolescents la lutte ne tarda pas à éclater. L’épopée mongole nous en conte le détail avec une naïveté et une crudité qui, dans le pauvre décor où l’action se déroule, évoquent pour nous une scène de la vie sibérienne à la manière de certains romanciers russes.
Un jour que Tèmudjin, son frère cadet Qasar et leurs deux demi-frères Bèktèr et Belgutèi se livraient à la pêche, assis sur la berge, ils prirent un petit poisson, - un beau petit poisson tout brillant - et, tout de suite, se le disputèrent, Tèmudjin et Qasar, contre Bèktèr et Belgutèi. Les deux derniers furent les plus forts et s’adjugèrent le poisson. En rentrant à la yourte, Tèmudjin et Qasar vinrent se plaindre à leur mère : « Un poisson tout brillant avait mordu à l’hameçon, mais Bèktèr et Belgutèi nous l’ont arraché ! ». A leur grande surprise sans doute, la dame Hö’èlun, loin de leur donner raison, défendit contre ses propres fils ceux de l’épouse seconde. Elle était la femme-chef qui ne songeait qu’à l’intérêt du clan : « Laissez cette affaire ! Comment pouvez-vous, entre frères, vous disputer ainsi ? ». Elle leur rappela leur isolement d’exilés : « Vous n’avez d’autres compagnons que votre ombre ! »; elle leur rappela surtout le devoir de vendetta qui s’imposait à eux : « Vous ne devez avoir qu’une pensée : comment tirer vengeance de l’affront que nous ont infligé les frères Taïtchi’out ? Comment pouvez-vous vous montrer entre vous aussi désunis que le furent jadis les cinq fils de la belle Alan ? ».
Mais Tèmudjin et Qasar ne se laissèrent pas convaincre. Car de la part de Bèktèr le procédé devenait une habitude. Déjà, quelque temps auparavant, il leur avait enlevé une alouette, une alouette que leurs flèches venaient d’abattre. « Hier c’était une alouette, maintenant un poisson. Il ne nous est plus possible de continuer à vivre ensemble ! ». En proférant ces mots, irrités, pleins de rancune, ils écartèrent le tapis qui servait de porte à la yourte et s’élancèrent au dehors...
Et le drame se produisit, rapide, entre ces adolescents à qui leur vie de misère avait donné toutes les passions d’hommes faits. Bèktèr était assis sur une butte d’où il gardait les chevaux de la famille, neuf bêtes, dont un beau hongre à la robe gris argent. Comme deux jeunes Peaux-Rouges dans les romans du Far-West, Tèmudjin et Qasar dressèrent leur plan. Tèmudjin s’approcha par derrière, tandis que Qasar s’avançait de face. Tous deux se glissaient dans l’herbe en rampant, à la manière des chasseurs qui ne veulent pas donner trop tôt l’éveil au gibier. Le gibier, c’était leur demi-frère Bèktèr, toujours assis sur sa butte et ne se doutant de rien...
Il ne s’aperçut de leur approche qu’au moment où déjà ils bandaient leurs arcs en le visant. Il essaya de les calmer en leur rappelant, comme tout à l’heure la mère Hö’èlun, leur solidarité devant l’ennemi commun, les Taïtchi’out : « Au lieu de nous entretuer, il faudrait exécuter notre vendetta contre eux. La honte qu’ils nous ont infligée n’est toujours pas vengée... Pourquoi me traitez-vous comme un cil dans l’œil, comme un éclat de bois dans la bouche ? ». Puis, comme ils restaient inexorables, la flèche prête à partir, il leur adressa une dernière supplication : « Ne détruisez pas mon feu domestique, ne tuez pas mon petit frère Belgutèi ! ». Il dit et attendit la mort, assis, les jambes croisées, au sommet de la colline. Tèmudjin et Qasar, ajustant leurs flèches, le visèrent « comme une cible » l’un de face, l’autre dans le dos. Ils l’abattirent et s’en allèrent, leur coup fait.
Quand les deux jeunes meurtriers rentrèrent à leur yourte, la mère Hö’èlun, rien qu’à leur mine sinistre, comprit ce qui était arrivé. Furieusement, elle les invectiva : « Assassins ! L’un de vous (c’est Tèmudjin), en naissant, serrait déjà dans son poing un caillot de sang noir ! L’autre est pareil à un féroce chien qasar dont il porte le nom. Vous êtes comme le tigre-qablan qui bondit du haut d’un rocher, comme le lion qui ne peut maîtriser sa fureur, comme un serpent géant qui veut engloutir sa proie vivante, comme le faucon qui fond sur son ombre, comme le brochet, qui silencieusement, avale les autre poissons, comme un chameau mâle qui mord au talon son propre chamelon, comme un loup qui profite de l’orage pour se précipiter sur sa victime, comme un canard sauvage qui dévore sa propre couvée quand elle ne peut le suivre, comme un chacal qui, dès qu’il peut se mouvoir, défend son terrier au milieu de la meute, comme un tigre qui emporte sa victime, comme un fauve qui charge aveuglément. Et cependant, sauf votre ombre, vous n’avez pas de compagnons, sauf la queue de vos chevaux vous n’avez pas de fouet. L’outrage que nous ont fait les Taïtchi’out, vous ne pouvez même pas en tirer vengeance ! ».
Ainsi, la grande douairière invectivait contre ses fils en leur citant en exemple des maximes du temps passé et les paroles des anciens.
En attendant, Tèmudjin, ayant tué le seul de ses frères qui osât lui tenir tête, restait, tout jeune qu’il fût, le chef de son clan ...