LA CONDAMNATION DE JEHANNE D'ARC
Extraits de l’excellent ouvrage de Pierre Champion
« Procès de condamnation de Jeanne d’Arc »
(Paris 1921, Champion Éditeur)
Séance du 23 mai 1431
ADMONESTATION
Au nom de monseigneur de Beauvais et monseigneur le vicaire de l’inquisition, au nom de vos juges, je vous admoneste, je vous prie, je vous exhorte, que par cette piété que vous portez à la passion de votre Créateur, pour cette dilection que vous devez avoir pour le salut de votre âme et de votre corps, vous corrigiez et amendiez les erreurs qui vous sont reprochées, que vous retourniez à la voie de la vérité, en obéissant à l’Église et en les soumettant toutes à son jugement et à sa détermination. En ce faisant, vous sauverez vôtre âme, et vous rachèterez, comme je l’espère, votre corps de la mort. Mais si vous ne le faites pas, et si vous vous obstinez, sachez que votre âme sera engloutie dans le gouffre de la damnation ; quant à la destruction de votre corps, je la crains. Ce dont Jésus-Christ daigne vous préserver !
Séance du 24 mai 1431
EXTRAIT DU PROCÈS-VERBAL :
Ladite Jeanne se tenait présente devant nous, sur un échafaud ou ambon. Là tout d’abord, nous fîmes prononcer une solennelle prédication par maître Guillaume Erart, personne insigne, docteur en théologie sacrée… qui commença par cette parole de Dieu : « Le sarment ne peut de lui-même porter fruit s’il ne demeure attaché au cep »…
Comme elle ne voulut accéder à nos monitions, nous, évêque susdit, commençâmes à lire la sentence définitive. Comme nous l’avions déjà en grande partie lue, Jeanne se prit à parler, et dit qu’elle voulait tenir tout ce que l’Église lui ordonnerait, ce que nous juges, voudrions dire et sentencier, et obéir en tout à notre ordonnance [et volonté]. Et elle dit par plusieurs fois que, puisque les gens d’Église disaient que ses apparitions et révélations (qu’elle prétendait avoir eues) n’étaient ni à soutenir, ni à croire, elle ne les voulait soutenir; mais, du tout, s’en rapportait aux juges et à notre mère sainte Église.
Alors en présence des susnommés, d’une grande multitude (de clergé et de peuple), elle fit et proféra sa révocation et l’abjuration, suivant la forme d’une certaine cédule qui fut lue alors, rédigée en français. Elle prononça cette abjuration de sa bouche et signa de sa propre main la cédule dont le texte suit :
ABJURATION DE JEANNE
Toute personne qui a erré et failli en la foi chrétienne, et qui depuis, par la grâce de Dieu, est retournée à la lumière de la vérité et à l’union de notre mère sainte Église, se doit très bien garder que l’ennemi d’enfer ne la reboute et fasse rechoir en erreur et en damnation. Pour cette cause, moi, Jeanne, communément appelée la Pucelle, misérable pécheresse, après que j’aie connu les lacs (filets) d’erreur par lesquels j’étais tenue, et, par la grâce de Dieu, après avoir fait retour à notre mère sainte Église, afin qu’on voie que, non par feinte, mais de bon cœur et de bonne volonté je suis retournée à elle, je confesse que j’ai très gravement péché en feignant mensongèrement d’avoir eu révélations et apparitions de par Dieu, de par les anges et sainte Catherine et sainte Marguerite, en séduisant les autres, en croyant follement et légèrement, en frisant divinations superstitieuses, en blasphémant Dieu, ses saints et ses saintes ; en outrepassant la loi divine, la sainte Écriture, les droits canons; en portant un habit dissolu, difforme et déshonnête, contraire à la décence de nature, et des cheveux rognés en rond à la mode des hommes, contre toute honnêteté du sexe de la femme ; en portant aussi des armures par grande présomption ; en désirant cruellement l’effusion du sang humain; en disant que, toutes ces choses, je les ai faites par le commandement de Dieu, des anges et des saintes dessus-dites, et qu’en ces choses j’ai bien fait et n’ai point failli ; en méprisant Dieu et ses sacrements ; en faisant sédition et idolâtrie, en adorant de mauvais esprits et en les invoquant.
Confesse aussi que j’ai été schismatique, et par plusieurs manières que j’ai erré en la foi. Lesquels crimes et erreurs, de bon cœur et sans fiction, par la grâce de Notre Seigneur, retournée à la voie de vérité, par la sainte doctrine et par votre bon conseil, celui des docteurs et maîtres que vous m’avez envoyés, j’abjure et renie, et en tout y renonce et m’en sépare. Et sur toutes ces choses devant dites, me soumets à la correction, disposition, amendement et totale détermination de notre mère sainte Église et de votre bonne justice.
Aussi je voue, jure et promets à monseigneur saint Pierre, prince des apôtres, à notre Saint-Père le pape de Rome, son vicaire et à ses successeurs, à vous messeigneurs, à monseigneur l’évêque de Beauvais et à religieuse personne frère jean Le Maistre, vicaire de monseigneur l’inquisiteur de la foi, comme à mes juges, que jamais, par quelque exhortation ou autre manière, ne retournerai aux erreurs devant dites, desquelles il a plu à Notre Seigneur me délivrer et m’ôter ; mais, pour toujours, je demeurerai en l’union de notre mère sainte Église et en l’obéissance de notre Saint-Père le pape de Rome.
Et ceci je le dis, affirme et jure par le Dieu tout-puissant, et par ces saints Évangiles.
Et en signe de ce, j’ai signé cette cédule de mon seing . Ainsi signée : JEHANNE V
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[Suite du procès-verbal] Enfin, après que nous, les juges, eûmes reçu sa révocation et abjuration, comme il est dit plus haut, nous, évêque susnommé, rendîmes notre sentence définitive en ces termes :
SENTENCE APRÈS L’ABJURATION
Au nom du Seigneur, amen.
Tous les pasteurs de l’Église qui désirent et ont cure de conduire fidèlement le troupeau du Seigneur doivent réunir toutes leurs forces, quand le perfide semeur d’erreurs travaille laborieusement à infecter de tant de ruses et de poisons virulents le troupeau du Christ, afin de s’opposer, avec d’autant plus de vigilance et d’instante sollicitude, aux assauts du Malin. C’est une nécessité, surtout en ces temps périlleux où la sentence de l’apôtre annonça que plusieurs pseudo-prophètes viendraient au monde et qu’ils y introduiraient sectes de perdition et d’erreur; lesquels pourraient séduire, par leurs doctrines variées et étranges, les fidèles du Christ, si notre mère sainte Église, avec les secours de saine doctrine et des sanctions canoniques, ne s’efforçait de repousser avec diligence leurs inventions erronées.
C’est pourquoi par devant nous, Pierre, par la miséricorde divine évêque de Beauvais, et par devant frère Jean Le Maistre, vicaire en ce diocèse et en cette cité de l’insigne docteur maître Jean Graverent, inquisiteur de la perversité hérétique au royaume de France, et spécialement député par lui en cette cause, tous deux juges compétents en cette partie, toi, Jeanne, dite vulgairement la Pucelle, tu as été déférée en raison de plusieurs crimes pernicieux et tu fus citée en matière de foi. Et vu et diligemment examiné la suite de ton procès et tout ce qui y fut fait, principalement les réponses, confessions et affirmations que tu y donnas; considéré aussi la très insigne délibération des maîtres de la Faculté de Théologie et de Décret en l’Université de Paris, bien mieux encore de l’assemblée générale de l’Université; celle enfin des prélats, des docteurs et des savants, tant en théologie qu’en droit civil et canon, qui se rassemblèrent en cette ville de Rouen, et ailleurs, en grande multitude, pour qualifier et apprécier tes assertions, tes dits et tes faits; après avoir pris conseil et mûre délibération des zélateurs pratiques de la foi chrétienne; ayant considéré et retenu tout ce qui devait être par nous considéré et retenu en cette matière, tout ce que nous, et chaque homme de jugement droit, pouvions et devions remarquer :
Nous, ayant devant les yeux le Christ et l’honneur de la foi orthodoxe, afin que notre jugement semble émaner de la face du Seigneur, nous avons dit et décrété, et nous prononçons que tu as très gravement délinqué, en simulant mensongèrement révélations et apparitions, en séduisant autrui, en croyant légèrement et témérairement, en prophétisant superstitieusement, en blasphémant Dieu et les saintes, en prévariquant la loi, la sainte Écriture et les sanctions canoniques, en méprisant Dieu dans ses sacrements, en suscitant des séditions, en apostasiant, en tombant dans le crime de schisme et en errant sur tant de points en la foi catholique.
Cependant, après avoir été admonestée charitablement à tant de reprises, après une attente si longue, enfin, Dieu aidant, tu revins au giron de notre sainte mère l’Église, et, comme nous aimons à le croire, d’un cœur contrit et d’une foi non feinte, tu as révoqué à bouche ouverte tes erreurs, alors qu’elles venaient d’être réprouvées dans une prédication publique, et, de ta propre bouche, tu les as abjurées de vive voix, ainsi que toute hérésie. Suivant la forme voulue par les sanctions ecclésiastiques, nous te délions par ces présentes des liens de l’excommunication par lesquels tu étais enchaînée; pourvu que toutefois tu fasses retour à l’Église, avec un cœur vrai et une foi non feinte, et que tu observes ce qui t’est et te sera enjoint.
Mais toutefois, parce que tu as délinqué témérairement envers Dieu et sainte Église, comme on l’a dit plus haut, pour que tu fasses une salutaire pénitence, nous te condamnons finalement et définitivement à la prison perpétuelle, avec pain de douleur et eau de tristesse, afin que tu y pleures tes fautes et que tu n’en commettes plus désormais qui soient à pleurer, notre grâce et modération étant sauves.
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ADMONITION
[Suite du procès-verbal] Ce même jour après midi, nous, frère Jean Le Maistre, vicaire susnommé, assisté de nobles seigneurs et maîtres Nicolas Midi, Nicolas Loiseleur, Thomas de Courcelles, et frère Ysambard de La Pierre, et de plusieurs autres, nous nous rendîmes dans la prison où Jeanne était alors.
Il lui fut exposé par nous et par nos assesseurs, comment ce jour-là Dieu lui avait fait grande grâce, et aussi que les hommes d’Église lui avaient montré grande miséricorde en la recevant à grâce et pardon de notre sainte mère Église ; c’est pourquoi il convenait que ladite Jeanne se soumît humblement et obéît à la sentence et ordonnance de messeigneurs les juges et des gens d’Église, qu’elle abandonnât entièrement ses erreurs et ses inventions anciennes, et n’y retournât jamais; et ils lui exposèrent qu’au cas où elle reviendrait à ses anciennes erreurs, jamais plus à l’avenir l’Église ne la recevrait à clémence, et qu’elle serait abandonnée complètement. En outre il lui fut dit qu’elle quittât ses habits d’homme et prît ceux de femme, comme il lui avait été commandé par l’Église.
Or Jeanne répondit que volontiers elle prendrait ces habits de femme, et qu’elle obéirait et se soumettrait en tout aux gens d’Église. Des habits de femme lui ayant été présentés, elle les revêtit, ayant déposé sur-le-champ ses habits d’homme ; elle voulut et permit en outre qu’on lui rasât et enlevât les cheveux qu’auparavant elle portait taillés en rond.
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Lundi 28 Mai 1431
[Suite du procès-verbal]Le lundi suivant, 28 mai, le lendemain de la Sainte-Trinité, nous, juges susdits, nous rendîmes dans la prison de Jeanne, pour voir son état et disposition. Là furent présents seigneurs et maîtres Nicolas de Venderès, Guillaume Haiton, Thomas de Courcelles, frère Ysambard de La Pierre, Jacques Le Camus, Nicole Bertin, Julien Flosquet et John Grey.
Or, comme ladite Jeanne était vêtue d’un habit d’homme, savoir robe courte, chaperon, pourpoint, et autres vêtements à l’usage des hommes (cet habit, elle l’avait cependant naguère rejeté, sur notre ordre, et avait pris habit de femme), nous l’avons interrogée pour savoir quand et pourquoi elle avait repris cet habit d’homme. Cette Jeanne répondit qu’elle avait naguère repris ledit habit d’homme et laissé l’habit de femme.
Interrogée pourquoi elle avait pris cet habit, et qui le lui avait fait prendre, répondit qu’elle l’avait pris de sa volonté, sans nulle contrainte, et qu’elle aimait mieux l’habit d’homme que celui de femme.
Item lui fut dit qu’elle avait promis et juré de ne pas reprendre ledit habit d’homme. Répondit qu’onques n’entendit qu’elle eût fait serment de ne pas le prendre.
Interrogée pour quelle cause elle l’avait repris, répondit [qu’elle l’avait fait] parce qu’il lui était plus licite de le reprendre et [plus convenable] d’avoir habit d’homme; étant entre les hommes, que d’avoir l’habit de femme. Item dit qu’elle l’avait repris parce qu’on ne lui avait pas tenu ce qu’on lui avait promis, c’est assavoir qu’elle irait à la messe et recevrait son Sauveur, et qu’on la mettrait hors des fers.
Interrogée si elle n’avait auparavant abjuré, et spécialement juré de ne pas reprendre cet habit d’homme, répondit qu’elle aimait mieux mourir que d’être aux fers ; mais si on veut la laisser aller à la messe et ôter hors des fers, et la mettre en prison gracieuse [et qu’elle ait une femme], elle sera bonne et fera ce que l’Église voudra…
Mercredi 30 Mai 1431
[Suite du procès-verbal] Ce mercredi, vers la neuvième heure du matin, nous juges susdits, nous trouvant au Vieux-Marché de Rouen, près l’église Saint-Sauveur… fut amenée ladite Jeanne par devant nous, sous les yeux du peuple qui se trouvait réuni audit lieu en grande multitude : on la plaça sur un échafaud ou ambon.
Et pour l’admonester salutairement et édifier le peuple, solennelle prédication fut faite par l’insigne docteur en théologie, maître Nicolas Midi. Il prit pour thème la parole de l’Apôtre, chapitre 12 de la première épître aux Corinthiens : « Si quid patitur unum membrum, cornpatiuntur alla membra - Si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui ».
Cette prédication finie, de nouveau nous admonestâmes cette Jeanne de pourvoir au salut de son âme, de songer à ses méfaits, de faire pénitence et de montrer vraie contrition. Et nous l’exhortâmes à croire le conseil des clercs et notables personnes qui l’instruisaient et l’enseignaient touchant son salut; et spécialement à suivre le conseil de deux vénérables frères Prêcheurs qui se tenaient alors près d’elle, et que nous lui avions commis pour l’instruire sans relâche et lui prodiguer, dans leur zèle, salutaires admonitions et salutaires conseils.
Cela fait, nous, évêque et vicaire susdits, eu égard à ce qui précède, et par quoi il appert que cette femme, par témérité obstinée, ne s’est jamais vraiment départie de ses erreurs et de ses abominables crimes; bien plus, considérant qu’elle s’est montrée mille fois plus damnable par la malice diabolique de son obstination, en feignant fausse contrition, en simulant perfidement pénitence et repentir, avec parjure du saint nom de Dieu et blasphème de son ineffable Majesté; qu’ainsi elle s’est déclarée obstinée, incorrigible et hérétique, relapse en hérésie, absolument indigne de toute rémission et de la communion que nous lui avions miséricordieusement offerte auparavant; attendu toutes et chacune des choses à considérer en cette affaire, après mûre délibération et conseil de nombreuses et savantes personnes, nous avons procédé à la sentence définitive en ces termes :
SENTENCE DÉFINITIVE
Au nom du Seigneur, amen.
Toutes les fois que le venin pestilentiel de l’hérésie s’attache obstinément à un des membres de l’Église, et le transfigure en un membre de Satan, il faut veiller avec un soin diligent afin que la contagion néfaste de cette pernicieuse souillure ne s’insinue à travers les autres parties du corps mystique du Christ. Aussi les décrets des saints pères ont-ils prescrit qu’il fallait que les hérétiques endurcis fussent séparés du milieu des justes, plutôt que de laisser réchauffer dans le sein de notre pieuse mère Église ces vipères pernicieuses, pour le grand péril des autres fidèles.
C’est pourquoi nous, Pierre, par la miséricorde divine évêque de Beauvais, et frère Jean Le Maistre, vicaire de l’insigne docteur Jean Graverent, inquisiteur de la perversité hérétique, et spécialement député par lui en cette cause, juges compétents en cette partie, nous avons déclaré par juste jugement que toi, Jeanne, vulgairement dite la Pucelle, tu es tombée en des erreurs variées et crimes divers de schisme, d’idolâtrie, d’invocation de démons, et plusieurs autres nombreux méfaits. Cependant, comme l’Église ne ferme pas son giron à qui revient à elle, estimant qu’avec une pensée pure et une foi non feinte tu t’étais détachée de ces erreurs et crimes, puisque, certain jour, tu as renoncé à eux, tu as fait serment en public, tu as fait vœu et promesse de ne retourner jamais aux dites erreurs ou à quelque hérésie, sous aucune influence ou d’une manière quelconque; mais plutôt, de demeurer indissolublement dans l’unité de l’Église catholique et la communion du pontife romain, ainsi qu’il est plus amplement contenu dans la cédule souscrite de ta propre main; attendu que par la suite, après cette abjuration de tes erreurs, l’auteur du schisme et de l’hérésie a fait irruption dans ton cœur qu’il a séduit, et que tu es retombée, ô douleur! dans ces erreurs et dans ces crimes, tel le chien qui retourne à son vomissement, ainsi qu’il résulte suffisamment et manifestement de tes aveux spontanés et de tes assertions, nous avons reconnu, par des jugements très fameux que, d’un cœur feint plutôt que d’un esprit sincère et fidèle, tu as renié de bouche seulement tes précédentes inventions et erreurs.
Par ces motifs, nous te déclarons retombée dans tes anciennes erreurs, et, sous le coup de la sentence d’excommunication que tu as primitivement encourue, nous jugeons que tu es relapse et hérétique ; et par cette sentence que, siégeant en ce tribunal, nous portons en cet écrit et prononçons, nous estimons que, tel un membre pourri, pour que tu n’infectes pas les autres membres du Christ, tu es à rejeter de l’unité de ladite Église, à retrancher de son corps, et que tu dois être livrée à la puissance séculière; et nous te rejetons, te retranchons, t’abandonnons, priant que cette même puissance séculière modère envers toi sa sentence, en deçà de la mort et mutilation des membres ; et, si de vrais signes de repentir apparaissent en toi, que le sacrement de pénitence te soit administré.
*
EXÉCUTION DE LA SENTENCE
Texte de Marius Sepet, dans son très bel ouvrage
intitulé simplement « Jeanne d’Arc »,
édition Jean de Bonnot Paris 2002
… Le bûcher était d’une effrayante hauteur. Les fagots s’entassaient sur une assise en maçonnerie, à laquelle on arrivait par des degrés, et qui supportait un poteau très élevé. Au sommet du poteau un vaste tableau présentait aux regards de la foule ces mots, écrits en gros caractères :
Jeanne, qui se fait nommer la Pucelle, menteresse, pernicieuse,
abuseresse du peuple, devineresse, superstitieuse, blasphémeresse de Dieu,
présomptueuse, mécréante en la foi, vanteresse, idolâtre, cruelle,
dissolue, invocatrice de diables, apostate, schismatique et hérétique
… Après une courte exhortation, Cauchon donna lecture de la sentence. « Jeanne étant retournée, ô douleur! à ses erreurs et à ses crimes, comme un chien qui retourne à son vomissement », il la retranchait à l’Église, et il la livrait à la puissance séculière, priant toutefois celle-ci, suivant la formule que lui imposait une antique tradition de la procédure inquisitoriale, formellement rappelée dans le dernier vote des assesseurs, d’éviter à la condamnée « la mort et la mutilation des membres ». Il disait cela en face de son innocente victime et du bûcher!
Jeanne était jusqu’alors, sauf quelques soupirs, quelques sanglots, demeurée dans le silence. Elle se jette à genoux, et commence à faire à haute voix devant la foule ses lamentations et ses prières…
Cependant la soldatesque anglaise, ces farouches mercenaires que rien n’émeut, commencent à s’impatienter : « Hé! prêtre, crient-ils à Jean Massieu, nous ferez-vous dîner ici! »… Deux sergents… [vont chercher] la condamnée. On lui enlève son chaperon, on la coiffe d’une mitre de papier, où sont écrits ces mots : Hérétique, relapse, apostate, idolâtre. On l’entraîne vers le juge séculier qui, voyant la fureur des Anglais, ne prononce aucune sentence; il fait seulement signe de la main, en disant « Menez, menez. »
Jeanne est sur le bûcher; son confesseur l’y a suivie, et il l’exhorte avec tendresse. Elle est liée au poteau, et promène ses regards sur cette foule qui l’environne. « Ah! Rouen! Rouen! s’écrie-t-elle, j’ai bien peur que tu n’aies à souffrir de ma mort. » Soudain elle pousse un cri : « Maître Martin, prenez garde, descendez..., le feu. » Le bourreau venait d’allumer les fagots par en bas. Ladvenu rejoint Ysambard au pied du bûcher, et ils ne cessent tous deux de parler à Jeanne à travers les flammes, de tenir le crucifix devant ses yeux. Cependant la fumée s’élève, le bois pétille, la flamme terrestre enveloppe le chaste corps de la Pucelle, et au même moment le feu divin embrase son cœur : elle voit les anges, elle voit les saintes; elle comprend la délivrance. « Saint Michel! saint Michel! Non, mes voix ne m’ont pas trompée, ma mission était de Dieu, Jésus! Jésus! » La douleur lui arracha un dernier cri d’angoisse : « De l’eau! de l’eau bénite! » Mais bientôt elle redit avec une énergie nouvelle : « Jésus! Jésus! Jésus! » Et elle meurt en criant : « Jésus! »
Le bourreau écarta les flammes, pour montrer à la populace qu’il n’y avait pas eu de subterfuge, de substitution de personne, que c’était bien la Pucelle qui avait été brûlée vive; puis, rapprochant les fagots et attisant l’incendie avec de huile et du soufre, il acheva son œuvre. Les restes de la vierge de France, c’est-à-dire un peu de poussière, quelques ossements, son cœur et ses entrailles, furent jetés dans la Seine par l’ordre de Winchester.
Le bourreau inconsolable d’avoir servi d’instrument à l’atroce vengeance de l’Angleterre vint, tremblant, éperdu, trouver Ladvenu et Ysambard, disant qu’aucune exécution ne lui avait causé une telle douleur, racontant comme quoi, malgré tous ses efforts, le cœur de Jeanne n’avait pu être entamé par les flammes, criant que Dieu ne lui pardonnerait jamais.
Les deux religieux virent dans l’après-midi, arriver au couvent un autre pénitent : c’était un soldat anglais qui avait parié qu’il jetterait un fagot dans le bûcher de Jeanne. Il s’approchait pour accomplir ce bel exploit, quand tout à coup on le vit pâlir, chanceler, s’affaisser sur le sol. Ses compagnons l’emportèrent dans une taverne voisine, où ils eurent toutes les peines du monde à le faire revenir. « Elle expirait, dit-il, et comme elle disait : Jésus! j’ai vu alors une colombe sortir de la flamme et monter au ciel ».
Jean Thiessart, secrétaire du roi d’Angleterre, en revenant du supplice, s’en allait par les rues, le front penché, les yeux hagards, répétant à tous ceux qui voulaient l’entendre : « Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte ».
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ARRÊT DE RÉHABILITATION
DE JEANNE D'ARC
RENDU LE 7 JUILLET 1456
( Extrait de l’ouvrage « le procès de réhabilitation de Jeanne D’Arc »,
publié par le Club du meilleur livre en 1954)
L’an mil quatre cent cinquante-six, septième jour du mois de juillet, à huit heures du matin, en la grande salle du palais de Révérendissime Père et Seigneur in Xto Mgr l’Archevêque de Rouen, siège habituel du Tribunal pour les affaires de cette nature ; par-devant Nosseigneurs Jean, par la miséricorde divine Archevêque et Duc de Reims, Guillaume, Évêque de Paris, Richard, Évêque de Coutances ; Jean Bréhal, professeur de théologie sacrée et l’un des Inquisiteurs de la perversité hérétique pour le royaume de France, tous juges délégués et commissaires, etc.
Comparurent en jugement Jean d’Arc, l’un des principaux demandeurs (sans révocation toutefois des procureurs par lui constitués pour cette cause) ; Maître Guillaume Prévosteau, procureur d’Honorables Personnes Ysabelle et Pierre d’Arc, demandeurs ; Maître Simon Chapitault, promoteur député ; assistés du conseil de Vénérable, Circonspecte et Scientifique Personne Maître Pierre Maugier, docteur en Décret, avocat député. Chacun d’eux, en fait, réellement et par écrit, produisit et exhiba la citation à lui décernée contre Révérend Père in Xto Mgr l’Évêque actuel de Beauvais, le Sous-Inquisiteur de la perversité hérétique dans le diocèse de Beauvais, le promoteur des causes criminelles de la Cour de Beauvais, et tous autres croyant avoir part à l’affaire, ensemble ou séparément, pour ouïr porter le droit et prononcer la sentence définitive en cette cause. Ils demandèrent et chacun demanda que la contumace fût décrétée contre les parties citées, absentes ni ne s’étant préoccupées de répondre au terme de ce jour, afin que les juges, après y avoir procédé, pussent enfin prononcer le droit et leur définitive sentence.
Accédant à cette requête au nom de la justice, les juges et commissaires réputèrent contumaces les prévenus qui n’avaient pas répondu à leur citation ni ne s’étaient fait représenter. Puis la sentence définitive fut, par l’organe de Mgr l’Archevêque, lue dans la forme qui suit :
Au nom de la Sainte et Indivisible Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
Par la grâce de l’Éternelle Majesté, le Christ Sauveur, Seigneur, Dieu et homme ensemble, a préposé le Bienheureux Pierre et ses successeurs apostoliques au gouvernement et contrôle de son Église militante, afin qu’éclairés par la lumière de la Vérité, ils enseignent à marcher dans les voies de la justice, aimant les bons, assistant les opprimés et redressant ceux qui se sont dévoyés, par l’exercice d’une justice conforme à la raison. Nous donc, Jean, par la grâce de Dieu Archevêque de Reims ; Guillaume, Évêque de Paris; Richard, Évêque de Coutances ; Jean Bréhal, o.p., professeur de théologie sacrée, et l’un des Inquisiteurs de la perversité hérétique dans le royaume de France, en vertu de l’autorité à nous spécialement déléguée par Notre-Très-Saint-Père le Pape.
Vu le procès solennellement instruit devant Nous, en vertu du mandat apostolique qui Nous a été présenté de la part d’Honorable Veuve Isabelle d’Arc et de Pierre et Jean dits d’Arc, mère et frères germains, naturels et légitimes de feu Jeanne d’Arc dite la Pucelle, de bonne mémoire, et au nom de leur famille, demandeurs, contre le Sous-Inquisiteur de la perversité hérétique dans le diocèse de Beauvais, contre le promoteur des affaires criminelles de la Cour del’évêché de Beauvais ; contre pareillement Révérend Père en le Christ, Monseigneur Guillaume de Hollande, Évêque de Beauvais, ainsi que contre tous autres un et chacun intéressés pour leur part tant conjointement que séparément, défendeurs ;
vu la citation péremptoire et l’exécution d’icelle par Nous décernée contre lesdits prévenus, à l’instance des demandeurs et de Notre promoteur institué, juré et créé pour cette cause, à voir mettre à exécution le rescrit, comme à se constituer en partie adverse, répondre et procéder selon le droit ;
vu la requête des susdits demandeurs, ainsi que les faits, raisons, conclusions par eux mis par écrit en forme d’articles concluants, tendant à la déclaration de nullité, iniquité et fausseté d’un prétendu procès en matière de foi, naguère intenté contre ladite défunte en cette même cité par feu Mgr Pierre Cauchon, alors Évêque de Beauvais, feu jean Le Maistre, prétendu Sous-Inquisiteur dans ce même diocèse de Beauvais, et Jean d’Estivet, promoteur ou se comportant en promoteur de l’affaire ; tendant de même à la cassation et annulation des abjurations, sentences et séquelles de toute nature et à la réhabilitation de ladite défunte et à toutes autres fins expresses ;
vu, dûment lu et examiné les livres originaux, instruments, preuves, actes, notules et protocoles du susdit procès, à nous baillés et présentés en vertu de nos lettres compulsoires, par les notaires et autres ; vu les seings et écritures d’iceux reconnus en notre présence; vu le long examen de ces pièces, ainsi que la collation et confrontation des livres et des notes agrégées, effectués avec les notaires et officiers dudit procès, comme avec les conseillers appelés à cette instance dont il nous fut possible d’obtenir la comparution ;
vu de même les informations préliminaires, prises tant par Révérendissime Père et Seigneur in Xto Mgr Guillaume, Cardinal-prêtre du Titre de Saint-Martin-des-Monts et légat du Saint-Siège apostolique pour le royaume de France, avec le concours de l’Inquisiteur et après étude des livres et instruments à eux présentés, que par Nous-mêmes et Nos commissaires ;
vu et considéré les différents traités de très distingués prélats, docteurs et praticiens qui, après avoir examiné tout au long les livres et instruments dudit procès, permirent d’élucider les points douteux ; tels qu’ils furent produits et composés selon les ordonnances dudit Révérendissime Père et les Nôtres ;
vu les susdits articles et interrogatoires à Nous présentés de par les demandeurs et le promoteur et admis à la preuve après dues citations ; attendu les dépositions des témoins tant sur les mœurs et l’extrace de ladite défunte, (enquête effectuée sur elle, à Poitiers et ailleurs, en présence de nombreux prélats, docteurs et experts, en particulier de Révérendissime Père Renaud, de son vivant Archevêque de Reims et métropolitain de L’Évêque de Beauvais ; que sur la merveilleuse libération de la cité d’Orléans, la marche sur Reims et le couronnement royal ; sur les circonstances du procès lui-même, ses caractères et sa procédure;
vu d’autres lettres, instruments et preuves, outre lesdites lettres, dépositions et attestations produites dans les délais fixés par le droit avec forclusion prononcée contre les contradicteurs ; ouï Notre promoteur, qui, au vu de ces documents, s’est joint pleinement aux demandeurs et les reprit tous pour sa part, en vertu et au nom de Notre office, aux fins expressément stipulées par les demandeurs... ; vu d’autres requêtes et réserves faites pour sa part et au nom des demandeurs et par nous admises ensemble avec les motifs de droit résumés à Notre usage et par Nous reçus;
après quoi, ayant au nom du Christ conclu en la cause, et assigné à aujourd’hui le prononcé de la sentence ; vu et mûrement examiné en tous sens tous et chacun des faits et documents sus-mentionnés, ensemble avec certaines propositions commençant par « Quaedam femina », que les juges, au terme du premier procès, prétendirent avoir été extraites des déclarations de ladite défunte, et qu’ils transmirent pour avis à un grand nombre de personnages solennels ; propositions que lesdits promoteurs et demandeurs ont attaquées comme iniques, fausses, étrangères aux-dites déclarations et mensongèrement fabriquées.
Afin que Notre présent jugement procède de la face de Dieu, qui est le pondérateur des esprits, seul parfait connaisseur et juge très exact de Ses révélations; Lui qui souffle où Il veut et exhausse parfois des faibles pour confondre les forts ; qui n’abandonne pas ceux qui se confient en Lui, mais les assiste dans la prospérité comme dans les tribulations ; après mûre délibération, tant sur les préliminaires que sur la conclusion de l’affaire, avec des experts éprouvés et prudents ; vu leurs opinions solennelles, traités fondés sur d’impressionnantes consultations et compilations d’ouvrages, jugements exprimés oralement et par écrit, tant sur la forme que sur la matière dudit procès, et d’après quoi les faits de ladite défunte sont estimés plus dignes d’admiration que de châtiment ; constatant avec stupeur le jugement réprobatoire et déterminé porté contre elle, à raison de la forme et de la matière ; et remarquant qu’en telle matière, il est extrêmement difficile de prononcer un jugement déterminé (n’est-ce pas le Bienheureux Paul lui-même qui déclarait, au sujet de ses révélations, ne pas savoir s’il les avait eues en corps ou en esprit, et s’en rapporter là-dessus à Notre-Seigneur?) ;
… En premier déclarons et, selon l’exigence de la justice, décrétons que les propositions commençant par « Quaedam femina » dans le prétendu procès et l’instrument des prétendues sentences prononcées contre ladite défunte, seraient, furent et sont un extrait corrompu, frauduleux, calomnieux, perfide et déloyal du prétendu procès et des déclarations de ladite défunte ; que la vérité a été tue et des faussetés introduites en plusieurs points essentiels, grâce à quoi la conscience des juges et consultants était susceptible de se voir égarée ; qu’ont été dûment ajoutées plusieurs circonstances aggravantes, non contenues dans le procès et les déclarations susdites, retranchées certaines circonstances atténuantes et justifications, altérée enfin la forme des mots, qui en modifie l’essence. A ces causes, nous cassons, supprimons et annulons ces propositions, comme fausses, mensongères, frauduleusement extraites, et dissemblables des déclarations de l’accusée elle-même; nous en ordonnons la lacération immédiate.
(On procède à cette lacération.)
Vu d’autre part avec attention les autres parties du même procès, et spécialement deux prétendues sentences qui y sont contenues, et que les juges qualifient de lapse et de relapse; dûment considéré la qualité des juges susdits et de ceux à la garde de qui ladite Jeanne était commise ;
vu les récusations, soumissions, appels et multiples requêtes par lesquels ladite Jeanne réclama que tous ses dits et ses faits fussent transmis au Saint-Siège apostolique et à Notre-Très-Saint-Seigneur le Souverain Pontife, auquel elle se soumettait et soumettait tous ses actes ;
attendu, quant à la matière dudit procès, l’abjuration prétendue, fausse, artificieuse, extorquée par la force et la terreur, en présence du bourreau et sous la menace du bûcher imminent, et que ladite défunte ne put ni préméditer ni comprendre ; attendu d’autre part les traités et opinions de prélats et docteurs solennels experts en droit divin et humain, selon lesquels, aux termes de très élégantes dissertations sur la nullité et l’injustice de cette cause en de nombreux aspects, les forfaits imputés à ladite Jeanne dans lesdites prétendues sentences ne peuvent aucunement se déduire du cours du procès ou en être extraits ;
attendu tous et chacun autres éléments d’information qui étaient à considérer en l’occurrence ;
… Nous, siégeant en tribunal et ayant Dieu seul devant les yeux, par Notre sentence définitive que siégeant en tribunal Nous portons par cet acte,
… Disons, prononçons, décrétons et déclarons que lesdits procès et sentences, entachés de dol, chalonge [calomnie judiciaire], iniquité, mensonge, erreur manifeste de droit et de fait, de même que ladite abjuration et toutes leurs exécutions et séquelles ont été, sont et seront nuls, invalides, inexistants et vains ;
et ce néanmoins, autant que de besoin et de raison, les cassons, supprimons, annulons et déclarons dénués de toute validité ; déclarons en outre que ladite Jeanne, ses parents et les demandeurs eux-mêmes, n’ont été entachés d’aucune souillure d’infamie à l’occasion des prémisses, et qu’ils en doivent être réputés exempts et saufs ; les en disculpant autant que de besoin est ;
ordonnons que sera notre sentence solennellement exécutée soit intimée au plus tôt dans cette ville, en deux endroits : l’un, ce jour d’hui même, sur la place de Saint-Ouen, après procession générale préalable ; l’autre, demain, au Vieux-Marché, au lieu où ladite Jeanne fut affreusement et cruellement étouffée par le supplice du feu ; prédication solennelle y sera faite, et une croix érigée pour entretenir à jamais sa mémoire et implorer le salut de son âme et de celles des autres défunts ; nous réservant de faire exécuter, intimer, signifier notoirement pour l’avenir Notre sentence dans les cités et lieux insignes de ce royaume, selon qu’il pourrait Nous apparaître opportun, et parachever ce qui resterait à accomplir.
Portée, lue et promulguée fut cette présente sentence par les Seigneurs juges, en présence de Révérend Père in Xto Mgr l’Evêque de Démétriade ; Hector de Coquerel, Nicolas du Boys, Alain Olivier, Jean du Bec, Jean de Gouys, Guillaume Roussel, Laurent Sureau, chanoines ; Martin Ladvenu, Jean Roussel, Thomas de Fanoullières. Desquelles écritures en leur totalité Maître Simon Chapitault, promoteur, Jean d’Arc et Prévosteau, au nom des autres, demandèrent un exemplaire, etc.
Fait au palais archiépiscopal, l’an du Seigneur 1456, le septième jour du mois de juillet.