LE PROCÈS DE GANELON :
UN JUGEMENT DE DIEU
(Extrait de la Chanson de Roland, traduction J. Bédier)
CCLXX
L’EMPEREUR est rentré à Aix. Ganelon le félon, en des chaînes, de fer, est dans la cité, devant le palais. Des serfs l’ont attaché à un poteau; ils entravent ses mains par des courroies de cuir de cerf, ils le battent fortement à coups de triques et de bâtons. Il n’a point mérité d’autres bienfaits. A grande douleur il attend là son jugement.
CCLXXI
Il est écrit dans la Geste ancienne que de maints pays Charles manda ses vassaux. Ils sont assemblés à Aix, à la chapelle. C’est le haut jour d’une fête solennelle, celle, disent plusieurs, du baron saint Sylvestre. Alors commence le plaid, et voici ce qu’il advint de Ganelon, qui a trahi. L’empereur devant lui l’a fait traîner.
CCLXXII
« Seigneurs barons », dit Charlemagne, le roi, « jugez-moi Ganelon selon le droit. Il vint dans l’armée jusqu’en Espagne avec moi : il m’a ravi vingt mille de mes Français, et mon neveu, que vous ne reverrez plus, et Olivier, le preux et le courtois : les douze pairs, il les a trahis pour de l’argent. ». Ganelon dit : « Honte sur moi, si j’en fais mystère! Roland m’avait fait tort dans mon or, dans mes biens, et c’est pourquoi j’ai cherché sa mort et sa ruine. Mais qu’il y ait là la moindre trahison, je ne l’accorde pas. » Les Francs répondent : « Nous en tiendrons conseil.»
CCLXXIII
Devant le roi, Ganelon se tient debout. Il a le corps gaillard, le visage bien coloré : s’il était loyal, on croirait voir un preux. Il regarde ceux de France, et tous les jugeurs, et trente de ses parents qui tiennent pour lui, puis il s’écrie à voix haute et forte : « Pour l’amour de Dieu, barons, entendez-moi! Seigneurs, je fus à l’armée avec l’empereur. Je le servais en toute foi, en tout amour. Roland, son neveu, me prit en haine et me condamna à la mort et à la douleur. Je fus envoyé comme messager au roi Marsile : par mon adresse, je parvins à me sauver. Je défiai le preux Roland et Olivier, et tous leurs compagnons : Charles et ses nobles barons entendirent mon défi. Je me suis vengé, mais ce ne fut pas trahison. » Les Francs répondent : «Nous irons en tenir conseil. »
CCLXXIV
Ganelon voit que commence son grand plaid. Trente de ses parents sont là, avec lui. Il en est un à qui s’en remettent les autres, c’est Pinabel, du château de Sorence. Il sait bien parler et dire ses raisons comme il convient. Il est vaillant, quand il s’agit de défendre ses armes. Ganelon lui dit : « Reprenez-moi à la mort! retirez-moi de ce plaid! » Pinabel dit : « Bientôt vous serez sauvé. S’il se trouve un Français pour juger que vous devez être pendu, que l’empereur nous mette aux prises tous deux, corps contre corps : mon épée d’acier lui donnera le démenti. » Ganelon le comte s’incline à ses pieds.
CCLxxv
Bavarois et Saxons sont entrés en conseil, et les Poitevins, les Normands, les Français, Allemands et Thiois sont là en nombre; ceux d’Auvergne y sont les plus courtois. Ils baissent le ton à cause de Pinabel. L’un dit à l’autre : « Il, convient d’en rester là. Laissons le plaid, et prions le roi qu’il proclame Ganelon quitte pour cette fois; que Ganelon le serve désormais en toute foi, en tout amour. Roland est mort, vous ne le reverrez plus; ni or ni argent ne le rendrait. Bien fou qui combattrait ! » Il n’en est pas un qui n’approuve, hormis Thierry, le frère de monseigneur Geoffroy.
CCLXXVI
Vers Charlemagne ses barons s’en reviennent. Ils disent au roi : « Sire, nous vous en prions, proclamez quitte le comte Ganelon; puis, qu’il vous serve en tout amour et toute foi! Laissez-le vivre, car il est très haut seigneur. Ni or ni argent ne vous rendrait Roland. » Le roi dit : « Vous êtes des félons. »
CCLXXVII
Quand Charles voit que tous lui ont failli, il baisse la tête douloureusement. «Malheureux que je suis!» dit-il. Or voici venir devant lui un chevalier, Thierry, frère de Geoffroy, un duc angevin. Il a le corps maigre, grêle, élancé, les cheveux noirs, le visage assez brun. Il n’est pas très grand, mais non plus trop petit. Il dit à l’empereur, courtoisement : «Beau sire roi, ne vous désolez pas ainsi. Je vous ai longtemps servi, vous le savez. Fidèle à l’exemple de mes ancêtres, je dois, dans un tel plaid, soutenir l’accusation. Si même Roland eut des torts envers Ganelon, Roland était à votre service : c’en devait être assez pour le garantir. Ganelon est félon, en tant qu’il a trahi : c’est envers vous qu’il s’est parjuré et qu’il a forfait. C’est pourquoi je juge qu’il soit pendu et qu’il meure, et que son corps soit traité comme celui d’un félon qui fit une félonie. S’il a un parent qui veuille m’en donner le démenti, je veux, de cette épée que j’ai ceinte, soutenir sur l’heure mon jugement. » Les Francs répondent : « Vous avez bien dit .»
CCLXXVIII
Devant le roi Pinabel s’est avancé. Il est grand et fort, vaillant et agile; celui qu’un de ses coups atteint a fini son temps. Il dit au roi : « Sire, c’est ici votre plaid : commandez donc qu’on n’y fasse pas tant de bruit ! Je vois céans Thierry, qui a jugé. Je fausse son jugement et je combattrai contre lui. » Il remet au roi, en son poing, un gant de peau de cerf, le gant de sa main droite. L’empereur dit : « Je demande de bons garants.» Trente parents s’offrent en loyaux otages. Le roi dit : « Et je vous le mettrai donc en liberté sous caution. » Il les place sous bonne garde, jusqu’à ce qu’il soit fait droit.
CCLXXIX
Quand Thierry voit qu’il y aura bataille, il présente à Charles son gant droit. L’empereur le met en liberté sous caution, puis il fait porter quatre bancs sur la place. Là ceux qui doivent combattre vont s’asseoir. Au jugement de tous, ils se sont provoqués selon les règles. C’est Ogier de Danemark qui a porté le double défi. Puis ils demandent leurs chevaux et leurs armes.
CCLXXX
Puisqu’ils sont prêts à s’affronter en bataille, ils se confessent; ils sont absous et bénis. Ils entendent leurs messes et reçoivent la communion. Ils laissent aux églises de très grandes offrandes. Puis, tous deux reviennent devant Charles. Ils ont chaussé leurs éperons, ils revêtent des hauberts blancs, forts et légers, lacent sur leurs têtes leurs heaumes clairs, ceignent des épées dont la garde est d’or pur, suspendent à leurs cous leurs écus à quartiers, saisissent de leurs poings droits leurs épieux tranchants, puis se mettent en selle sur leurs destriers rapides. Alors pleurèrent cent mille chevaliers, qui, pour l’amour de Roland, ont pitié de Thierry. Quelle sera la fin, Dieu le sait bien.
CCLXXXI
Sous Aix la prairie est très large : là sont mis aux prises les deux barons. Ils sont preux et de grande vaillance, et leurs chevaux sont rapides et ardents. Ils les éperonnent bien, lâchent à fond les rênes. De toute leur vigueur, ils vont s’attaquer l’un l’autre. Les écus se brisent, volent en pièces, les hauberts se déchirent, les sangles éclatent, les troussequins versent, les selles tombent à terre. Cent mille hommes pleurent, qui les regardent.
CCLXXXII
Les deux chevaliers sont tombés contre terre. Rapidement, ils se redressent debout. Pinabel est fort, agile et léger. Ils se requièrent l’un l’autre; ils n’ont plus leurs destriers. De leurs épées aux gardes d’or pur, ils frappent et refrappent sur leurs heaumes d’acier : les coups sont forts, jusqu’à fendre les heaumes. Grande est l’angoisse des chevaliers français : « Ah! Dieu », dit Charles, « faites resplendir le droit! »
CCLXXXIII
Pinabel dit : « Thierry, reconnais-toi vaincu! Je serai ton vassal en toute foi, en tout amour; à ton plaisir je te donnerai de mes richesses; mais trouve pour Ganelon un accord avec le roi! » Thierry répond : « je ne tiendrai pas long conseil. Honte sur moi si j’y consens en rien! Qu’entre nous deux, en ce jour, Dieu montre le droit! »
CCLXXXIV
Thierry dit : « Pinabel, tu es très preux, tu es grand et fort, tes membres sont bien moulés, et tes pairs te connaissent pour ta vaillance : renonce donc à cette bataille! Je te trouverai un accord avec Charlemagne. Quant à Ganelon, justice sera faite de lui, et telle qu’à jamais, chaque jour, il en sera parlé. ». Pinabel dit : « Ne plaise au Seigneur Dieu! Je veux soutenir toute ma parenté. Je ne me rendrai pour nul homme qui vive. J’aime mieux mourir qu’en subir le reproche. » Ils recommencent à frapper des épées sur leurs heaumes, qui sont incrustés d’or. Contre le ciel volent, claires, les étincelles. Les séparer, nul ne pourrait. Ce combat ne peut finir sans qu’un homme meure.
CCLXXXV
Pinabel de Sorence est de très grande prouesse. Sur le heaume de Provence, il frappe Thierry : le feu jaillit, l’herbe s’enflamme. Il lui présente la pointe de sa lame d’acier. Elle descend sur son front. Il en a la joue droite toute sanglante. Il lui fend son haubert jusqu’au-dessus du ventre. Dieu le protège, Pinabel ne l’a pas renversé mort.
CCLXXXVI
Thierry voit qu’il est blessé au visage. Son sang tombe clair sur l’herbe du pré. Il frappe Pinabel sur son heaume d’acier brun, le brise et le fend jusqu’au nasal, fait couler du crâne la cervelle; il secoue sa lame dans la plaie et l’abat mort. Par ce coup sa bataille est gagnée. Les Francs s’écrient : « Dieu y a fait miracle! Il est bien droit que Ganelon soit pendu, et ses parents qui ont répondu pour lui. »
CCLXXXVII
Quand Thierry eut gagné sa bataille, l’empereur Charles vint à lui. Quatre de ses barons l’accompagnent, le duc Naimes, Ogier de Danemark, Geoffroi d’Anjou et Guillaume de Blaye. Le roi a pris Thierry dans ses bras; des grandes peaux de son manteau de martre, il lui essuie la face, puis rejette le manteau : on lui en met un autre. Très tendrement on désarme le chevalier, on le monte sur une mule arabe; on le ramène avec joie et en bel arroi. Les barons rentrent dans Aix, mettent pied à terre sur la place. Alors commence la mise à mort des autres.
CCLXXXVIII
Charles appelle ses ducs et ses comtes : « Que me conseillez-vous à l’égard de ceux que j’ai retentus? Ils étaient venus au plaid pour Ganelon; ils se sont rendus à moi comme otages de Pinabel ». Les Francs répondent « Pas un n’a le droit die vivre. » Le roi appelle Basbrun, un sien voyer : « Va, et pends-les tous à l’arbre au bois maudit. Par cette barbe dont les poils sont chenus, s’il en échappe un seul, tu es mort et venu à ta perte. » Il répond : « Que puis-je faire d’autre ? » Avec cent sergents il les emmène de vive force : ils sont trente, qui furent tous pendus. Qui trahit perd les autres avec soi.
CCLXXXIX
Alors s’en furent Bavarois et Allemands et Poitevins et Bretons et Normands. Tous sont tombés d’accord, et les Français les premiers, que Ganelon doit mourir en merveilleuse angoisse. On amène quatre destriers, puis on lui attache les pieds et les mains. Les chevaux sont ardents et rapides : devant eux, quatre sergents les poussent vers un cours d’eau qui traverse un champ, prêts à les saisir. Ganelon est venu à sa perdition. Tous ses nerfs se distendent, tous les membres de son corps se brisent; sur l’herbe verte son sang se répand clair. Ganelon est mort de la mort qui sied à un félon prouvé. Quand un homme en trahit un autre, il n’est pas juste qu’il s’en puisse vanter.