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UN ASSASSINAT JUDICIAIRE :
LE PROCÈS DU DUC D’ENGHIEN

Extrait de l’ouvrage de M. Dupont,
« Le tragique destin du duc d’Enghien »
(édition Hachette, Paris 1938)

Arrêté du 29 ventôse an XII décidant des poursuites du duc d’Enghien :

Sur le compte-rendu par le Grand-juge, ministre de la Justice, de l’exécution des ordres donnés par le Gouvernement le 16 de ce mois, relativement aux conspirateurs qui s’étaient réunis dans l’Électorat de Bade ;

Le Gouvernement arrête que le ci-devant duc d’Enghien, prévenu d’avoir porté les armes contre la République, d’avoir été et d’être encore à la solde de l’Angleterre, de faire partie des complots tramés par cette dernière puissance contre le sûreté intérieure et extérieure de la République, sera traduit devant une commission militaire composée de sept membres nommés par le Général gouverneur de Paris, et qui se réunira à Vincennes.

XIV - DEVANT LA COMMISSION MILITAIRE

Sur les indications du général Hulin, Harel a fait aménager la salle en façon de tribunal. Dans le fond, devant la cheminée où des bûches ont été entassées, une longue table a été placée, avec un fauteuil au centre pour le président et six chaises destinées aux autres membres de la commission ; le devant de la table, du côté opposé à l’âtre, a été laissé libre ; des chandeliers l’éclairent. Les autres meubles ont été rangés contre la muraille, afin de dégager le reste de la pièce. Seule, une chaise isolée, à six pas en avant et en face du président, marquera la place de l’accusé.

L’installation terminée, les juges devisant à demi voix en attendant l’ouverture des débats, l’entrée d’un nouveau personnage jette un froid : Savary. Il serre la main de Hulin et reste sans mot dire debout, le dos au feu, derrière le fauteuil destiné au président. Les mains au dos, il demeurera là jusqu’à la fin, dominant le tribunal, faisant peser sur lui le regard du maître. Cette présence menaçante, continuelle, sera pour beaucoup dans la décision de la commission.

L’aide de camp de Murat, avec discrétion, s’est assis à l’écart.

Vers minuit et demi Dautancourt fait son entrée. Les juges prennent leurs places et Hulin invite le rapporteur à lire les pièces du dossier. A l’extrémité de la table, le major de la gendarmerie d’élite s’acquitte de sa tâche avec célérité. Trois d’entre ces pièces l’arrêté, l’ordre de Murat et le rapport de Réal sont déjà connus de tous ; l’attention s’éveille au moment où va commencer la lecture du procès-verbal d’interrogatoire. La lumière va-t-elle jaillir de ce premier contact avec le duc d’Enghien ?

Cependant un des membres de la commission le colonel Ravier, demande la parole : « Mon général, déclare-t-il, je tiens à faire observer que nous ne remplissons pas les conditions exigées par la loi ; aucun témoin n’a été cité, le dossier ne contient aucune pièce à charge ou à décharge, enfin l’accusé n’a pas été pourvu d’un défenseur. Je me demande si, dans ces conditions, nous avons le droit de siéger.»

Peut-être l’un des collègues du colonel du 18ème de ligne partage-t-il son avis, mais aucun ne prend la parole pour l’appuyer. La présence de Savary n’est pas, sans doute, étrangère à cette abstention. A quoi bon discuter sur un point dont, chacun en est certain, l’aide de camp de Bonaparte imposera le rejet ? Hulin, d’ailleurs, fait remarquer au colonel qu’ils ne sont pas constitués en conseil de guerre, mais en commission militaire, juridiction spéciale instituée par la Convention en l’an III, ne relevant d’aucune règle et libre d’employer tous les moyens qu’elle juge propres à connaître la vérité et à rendre sa sentence. Rien ne l’oblige donc aux formes légales de la justice et elle juge sans appel.

Ravier n’insiste pas. Dautancourt lit alors son procès-verbal, dans lequel les juges ne trouvent aucun des faits nouveaux escomptés; il termine en exposant la demande d’audience au Premier Consul formulée par le duc d’Enghien. Un certain trouble s’empare des juges. L’un d’eux, le colonel Barrois, est d’avis d’y faire droit.

«Je crois de notre devoir, dit-il, de transmettre cette supplique au général Bonaparte. Cela ne nous empêchera pas de siéger entre-temps. En moins de quatre heures, un cavalier bien monté peut porter un message à la Malmaison et nous rapporter la réponse».

Sans prendre nettement parti, les autres membres de la commission et Hulin lui-même ne s’élèvent pas contre la proposition; ils y voient un moyen de se décharger en partie de la lourde responsabilité pesant sont sur eux ; mais Savary, d’un ton sec, intervient: «Une telle démarche est inopportune et déplairait certainement au Premier Consul.»

Sa déclaration jette un froid;nul ne relève cette intrusion abusive dans la discussion. L’ombre du maître s’est étendue sur ces hommes assemblés et craintifs. Après un instant de silence gêné, Hulin ordonne : «Allez chercher l’accusé.»

Pendant qu’un gendarme va porter cet ordre au lieutenant Noirot, un des membres de la commission fait remarquer l’avantage qu’il y aurait à ce que les débats ne fussent pas secrets. Avec l’assentiment de Savary, il est décidé que la porte donnant sur le palier sera ouverte à deux battants et que les officiers commandant les compagnies stationnées dans la grande cour seront admis à assister à l’audience. Quelques-uns d’entre eux montent jusqu’au logement d’Haret et, debout, s’apprêtent à voir juger un prince de la maison de France.

Quelques minutes encore et le duc d’Enghien est introduit. D’un pas ferme, fixant ses juges avec fierté, il s’avance jusqu’à la hauteur de la chaise placée en face du président et, le corps droit, la tête haute, attend sans aucune morgue, mais sans aucune apparence de crainte.

La gravité de sa situation ne lui échappe pourtant plus. Si Bonaparte avait voulu simplement faire de lui un otage, à quoi auraient servi un appareil aussi exceptionnel, un tel déploiement de forces. Certes le Prince n’envisage pas, tant le crime qu’on lui impute lui semble insensé, une condamnation à mort, mais il redoute un emprisonnement à vie dans quelque cachot, et cette pensée lui est insupportable. Cependant, malgré son appréhension, il n’est pas homme à renier aucun de ses actes; il ne regrette rien de son passé, de ce passé conforme à sa foi, à ses convictions, au sang royal qui coule en dans ses veines. Quoi qu’il puisse lui en coûter, il est décidé à défendre hautement les idées qu’en conscience il croit justes.

Devant lui, éclairés par les bougies, les visages de ses juges lui apparaissent, visages fermés, impénétrables. Par une sorte de pudeur, ces soldats concentrent en eux les sentiments dont ils sont agités et où la survivance des vieilles passions révolutionnaires se heurte à une invincible estime pour cet adversaire courageux, désarmé et, somme toute, à sa façon, loyal.

Au centre, les dominant de sa taille de géant, Hulin attire surtout son attention. En cet homme au masque rude il voit son adversaire le plus redoutable, celui avec lequel il va devoir croiser le fer et dont il devra parer les coups.

Hulin, à la vérité, se trouve assez embarrassé du rôle inaccoutumé qu’on lui a confié. En tant que juriste, son expérience est nulle, et cette inexpérience se trouve compliquée du fait des bases fragiles sur lesquelles est échafaudée l’accusation. Faute de mieux, il se décide à questionner l’accusé en suivant servilement les termes portés dans l’arrêté du gouvernement.

Après avoir obtenu les renseignements habituels sur l’identité et l’âge du prévenu, il lui demande s’il a porté les armes contre la France. Le duc répond d’un ton ferme :

- « Je l’ai déjà reconnu dans l’interrogatoire que j’ai subi tout à l’heure et dont j’ai signé le procès-verbal. Vous pouvez vous y référer ; il reflète exactement la vérité. Oui , j’ai fait la guerre au gouvernement républicain afin de soutenir les droits de ma famille et de mon rang et je suis prêt à la faire encore. J’ai même, dans ce but, effectué une démarche auprès du gouvernement de Sa Majesté britannique pour prendre du service dans son armée à l’occasion de la nouvelle guerre. Ma naissance, mes opinions me rendent à jamais l’ennemi de votre gouvernement.»

- « Êtes-vous encore à la solde de l’Angleterre ?

- « Je le suis encore, et je reçois de cette puissance cent cinquante guinées par mois.»

Toute cette partie de l’interrogatoire ne révélant rien aux juges qu’ils ne sachent déjà n’éveille en eux aucun sentiment d’hostilité nouvelle contre le Prince. Il n’en est pas de même lorsque Hulin aborde la partie de l’accusation relative au complot contre le Premier Consul. Chez ces soldats soumis à l’ascendant du chef qui les a conduits à la victoire, c’est là, on le conçoit, le principal grief dont peut être chargé l’accusé. Une sorte de fièvre les saisit et leurs regards se concentrent sur le Prince. Celui-­ci sent le danger et y fait face bravement. Sa voix s’élève et retentit dans le prétoire.

- «Me croire capable de complot et d’assassinat est me faire insulte. Une pareille manière d’agir est tellement contraire à mon rang et à ma naissance que je m’étonne que vous ayez pu m’en croire capable. Non seulement je n’ai été mêlé en rien au complot que l’on prétend avoir été ourdi contre le général Bonaparte, mais j’ai été tenu dans l’igno­rance la plus absolue à son sujet et je n’en connais ni les auteurs ni le but.»

L’accent du Prince dénote une sincérité complète : d’autre part, rien, dans le rapport de Réal, ne contredit son affirmation. Mais ce n’est pas là l’affaire de Hulin : comment croire qu’un homme tel que le duc d’Enghien, acharné à vouloir faire la guerre au gouvernement de la République, aurait pu être tenu à l’écart des projets tramés contre son chef ? D’un ton sévère, il s’adresse à l’accusé :

- «Comment pourriez-vous nous persuader, monsieur, que vous ignoriez aussi complètement ce qui se passait en France, quand non seulement le pays que vous habitiez mais le monde entier en étaient instruits? Comment, étant donné votre rang et votre naissance, que vous prenez tant de soins à nous rappeler, pouvez-vous prétendre être resté indifférent à des événements d’une si haute importance et dont toutes les conséquences devaient être en votre faveur ?»

Puis, mettant dans ses paroles toute la gravité qu’elles comportent, il ajoute :

- « A la manière dont vous nous répondez, vous semblez, monsieur, vous méprendre sur votre position. Prenez-y garde, ceci pourrait devenir sérieux, et les commissions militaires jugent sans appel.»

Le Prince ne répond pas immédiatement. Dans un éclair, lui est apparue la gravité de sa situation. Bref débat dans son esprit: changera-t-il son attitude ? Essaiera-t-il de détourner l’orage amassé sur sa tête en tentant d’apitoyer ses juges? Non. Ayant bien mesuré le danger, il fait cette nouvelle déclaration d’une voix claire et en fixant le président dans les yeux :

- «Je ne puis, monsieur, que vous répéter ce que je vous ai déjà dit. Apprenant que la guerre était déclarée contre la France, j’avais fait demander à l’Angleterre du service dans ses armées. Le gouvernement anglais m’avait fait répondre qu’il ne pouvait m’en donner, mais que j’eusse à rester sur le Rhin, où incessamment j’aurais un rôle à jouer... Et j’attendais... Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous dire.»

Ces paroles, si précises, tombent sur l’auditoire et résonnent dans la salle comme un glas. La guerre contre la France, et non plus seulement contre la République!... L’ordre donné par l’Angleterre à l’émigré qu’elle paie !.. Le rôle à jouer sur le Rhin ! Autant de mots, autant de blessures au cœur de ces soldats de la Révolution !

Obsédés par les dernières révélations de Cadoudal et de ses complices, se rappelant que les conjurés n’attendaient que l’arrivée d’un prince pour frapper le Premier Consul, ils ne peuvent séparer ces intentions abominables du rôle que le duc d’Enghien était appelé à jouer sur le Rhin. Le plan de l’Angleterre, dans leur esprit, forme un tout indivisible. Sans doute, Cadoudal devait donner le signal de la conflagration, mais comment imaginer que le duc d’Enghien, chargé d’envahir l’Alsace à la tête d’un corps d’émigrés et de la soulever, n’ait pas été tenu au courant de l’événement qui déclencherait sa marche en avant ? Comment, même, ne pas imaginer qu’il puisse y avoir identité entre le prince attendu et le prince chargé de porter la guerre dans les provinces frontières. Voulue ou non, il semble y avoir connexion entre l’assassinat de Bonaparte et l’offensive projetée sur le Rhin... L’aveu du duc d’Enghien pèsera lourdement sur la décision de la commission militaire.

« Emmenez l’accusé et faites évacuer la salle » ordonne Hulin.

Savary, Brunet, les officiers témoins de l’interrogatoire s’éloignent et les portes sont refermées. Tandis que le Prince, sous la conduite du lieutenant Noirot, traverse une fois de plus la cour noyée d’ombre et de pluie, les juges restent seuls.

La délibération commence.

XV - LA SENTENCE

Quel débat doit se livrer dans la conscience de ces juges ! Les voilà seuls dans cette salle encore vibrante des déclarations de l’accusé, seuls en face de l’effroyable responsabilité dont ils vont devoir se charger devant l’histoire. Sans doute ne voient-ils pas très clair en eux-mêmes, sans doute n’ont-ils pas, au fond de leur âme, la conviction indubitable de la culpabilité du duc d’Enghien quant à sa connivence avec Cadoudal; seulement, ce qui éclate à leurs yeux, d’après les aveux de l’inculpé lui-même, c’est son obéissance totale aux instructions de l’éternelle ennemie de la France, l’Angleterre, et sa volonté de porter la guerre sur le territoire de sa propre patrie dès qu’il en recevra l’ordre. Seule l’attente du signal convenu l’a empêché jusque-là de se lancer sur le Rhin et de livrer les plaines d’Alsace aux horreurs d’une invasion armée.

Ils sont soldats et, à cette heure, ne sont plus même que cela. Dans leur esprit se dresse une image hideuse: la trahison. Ils oublient les circonstances du drame, le trouble des opinions, les divisions entre citoyens et l’origine de l’immense bouleversement qui a abouti à cette chose impie la guerre entre frères d’un même pays. Ayant prêté serment au gouvernement consulaire, comment pourraient-ils absoudre un homme décidé à rallumer ces luttes inexpiables ? Peuvent-ils ne pas tenir compte, dans la somme de leurs griefs, de ce qu’ont prouvé les révélations de l’enquête sur Cadoudal: la simultanéité, voulue par l’Angleterre, de l’attentat contre Bonaparte, des soulèvements dans les provinces et de l’attaque sur le Rhin ? Ces trois crimes sont unis entre eux par un lien si solide qu’ils ne parviennent pas à les envisager séparément: l’accusé en pâtira.

Plus d’un, assurément, voudrait invoquer en sa faveur des circonstances atténuantes afin d’éviter le pire, car ils répugnent à envoyer à la mort un adversaire aussi chevaleresque. Ils n’en voient point. Et pourtant, s’ils connaissaient la loi, ils pourraient trouver un motif sinon à l’indulgence, au moins à un ajournement du procès. D’après la loi contre les émigrés votée par la Convention, seul est passible des commissions militaires celui qui a été arrêté sur le territoire français; ce n’est certes pas le cas du duc d’Enghien. Mais aucun d’eux n’a connaissance de cette condition qui leur permettrait de se récuser, et Réal, dont la présence à Vincennes avait pour but de les éclairer, Réal n’est pas là. Les juges ne seront donc guidés que par leur conscience, nous dirions presque par leur instinct, tant, chez ces hommes si peu faits pour rôle qui leur est confié, la fibre militaire sera seule à jouer.

C’est dans ces conditions si défavorables au Prince que s’ouvre la délibération. Elle sera brève, quelques minutes à peine, car les membres de la commission ont hâte d’en finir.

Le général Hulin déclare qu’il va poser ses questions en se référant à l’acte d’accusation, en l’espèce l’arrêté du gouvernement, et qu’il recueillera les réponses en commençant par celle du moins ancien en grade.

L’accusé est-il coupable d’avoir porté les armes contre la République française ?

Aucun doute n’est possible. Les réponses arrivent, rapides et identiques : oui... oui....

Est-il coupable d’avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi de la France ?

Même unanimité, même absence d’hésitation.

Est-il coupable d’avoir reçu et accrédité près de lui des agents dudit gouvernement anglais, de leur avoir procuré les moyens de pratiquer des intelligences en France, d’avoir conspiré contre la sûreté extérieure et intérieure de l’État ?

Cette question, inspirée du rapport Réal, fait évidemment état des lettres saisies chez le duc d’Enghien et où M. de Lanans, d’accord avec Drake, ministre d’Angleterre à Munich, communique au Prince les desiderata du gouvernement britannique concernant la préparation de l’invasion de l’Alsace. Elle se rattache également aux renseignements recueillis par le duc et trouvés dans une de ses lettres au sujet de l’état d’esprit des troupes de l’armée du Rhin et des possibilités de leur rébellion. Sans nul doute la question, telle qu’elle est posée par Hulin, peut être interprétée de différentes manières; aucune pièce ne prouve la participation directe et personnelle du Prince aux tentatives de l’Angleterre contre la sûreté intérieure de la République, mais les deux premiers crimes imputés à l’accusé ont déjà formé l’opinion des juges. Ils répondent encore « oui » à l’unanimité.

Hulin en vient à 1a quatrième question.

Est-il coupable de s’être mis à la tête d’un rassemblement d’émigrés et autres, soldés par l’Angleterre, et formé sur les frontières de la France dans le pays de Fribourg et de Baden ?

Sur ce point, aucune tergiversation : oui, il est coupable.

Est-il coupable d’avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendant à faire soulever les départements circonvoisins pour y opérer une diversion favorable à l’Angleterre ?

Sans doute, étant donné la liaison étroite établie entre le Prince et le comité d’Offenbourg, dont l’activité était principalement dirigée vers le soulèvement des provinces baignées par le Rhin, la commission admet cette culpabilité, bien qu’aucune preuve matérielle n’en existe. Les réponses sont toutes affirmatives.

Dernière question, précise Hulin.

L’accusé est-il coupable d’être l’un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du Premier Consul et devant, en cas de succès de cette conspiration, entraîner l’envahissement de la France ?

La question est perfidement posée. Devant l’impossibilité de prouver la participation du duc d’Enghien au complot de Cadoudal, le président de la commission militaire s’efforce cependant à l’y mêler en invoquant le fait indéniable que la réussite du complot contre Bonaparte sera le signal de la marche en avant du corps d’émigrés rassemblés sur le Rhin. Envisagée sous cet angle, la complicité du Prince est évidente, mais c’est une complicité inconsciente, involontaire, donc inopérante du point de vue légal comme du point de vue moral. Or c’est là l’accusation la plus grave !

Mais le siège des juges est fait, et les « oui » successifs, tombant à la façon d’un couperet, viennent enlever à Louis de Bourbon sa dernière chance de salut.

« Je vais maintenant, conclut Hulin, interroger chacun de vous sur l’application de la peine. »

De nouveau les réponses arrivent, effroyables « La mort... la mort.... »

« En conséquence, déclare le président, Louis de Bourbon, ci-devant duc d’Enghien, est condamné à la peine de mort à l’unanimité. Dautancourt, veuillez faire connaître au général Savary la décision de la commission. je vais, pendant ce temps, rédiger le jugement.»

Dautancourt sorti, le général Hulin se penche sur sa tâche, tâche ardue, s’il en fut. Il s’agit pour lui de mettre noir sur blanc 1e résumé des débats et leur conclusion, la sentence. Totalement étranger aux choses du prétoire, le commandant des grenadiers de la garde hésite, tâtonne et peine de toute sa moyenne intelligence et de sa complète inaptitude. Parfois il demande conseil à ses collègues, mais ceux-ci, non moins novices, ne lui sont d’aucun secours.

Après plus d’une heure de discussions et d’efforts, Hulin parvient à rédiger la première partie du jugement. Elle est ainsi conçue :

Aujourd’hui, le 30 ventôse an XII de la République.

2 heures du matin.

La commission militaire, formée en exécution de l’arrêté du gouvernement en date du 29 courant, composée des citoyens Hulin, général commandant les grenadiers de la Garde des consuls, président; Guiton, colonel du 1er régiment de Cuirassiers; Bazancourt, colonel du 4ème régiment d’infanterie légère; Ravier, colonel du 18ème régiment de ligne; Barrois, colonel du 96ème ; Rabbe, colonel du 2ème régiment de la Garde de Paris; le citoyen Dautancourt, remplissant les fonctions de capitaine-rapporteur ; tous nommés par le général en chef, gouverneur de Paris

S’est réunie au château de Vincennes,

A l’effet de juger le ci-devant duc d’Enghien sur les charges portées dans l’arrêté précité.

Le Président a fait amener le prévenu libre et sans fers et a ordonné au capitaine-rapporteur de donner connaissance des pièces tant à charge qu’à décharge, au nombre d’une.

Après lui avoir donné lecture de l’arrêté susdit, le président lui a fait la question suivante :

- Vos noms, prénoms, âge et lieu de naissance ?

- A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d’Enghien, né à Chantilly le 2 août 1772.

A lui demandé s’il a pris les armes contre la France ?

A répondu qu’il avait fait toute la guerre et qu’il persistait dans la déclaration qu’il a faite au capitaine-rapporteur, et qu’il a signée. A de plus ajouté qu’il était prêt à faire la guerre, et qu’il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l’Angleterre contre la France.

A lui demandé s’il était encore à la solde de l’Angleterre ?

A répondu que oui ; qu’il recevait par mois 150 gainées de cette puissance.

La commission, après avoir fait donner au prévenu lecture de ses déclarations par l’organe de son président, et lui avoir demandé s’il avait quelque chose à ajouter dans ses moyens de défense, il a répondu n’avoir rien à dire de plus, et y persiste.

Le président a fait retirer l’accusé ; le conseil délibérant à huis clos, le président a recueilli les voix, en commençant par le plus jeune en grade ; le président ayant émis son opinion le dernier, l’unanimité des voix l’a déclaré coupable.

Là, Hulin s’arrête. Quelle loi est donc applicable à l’accusé? Il l’ignore et ses collègues, consultés, ne la connaissent pas davantage. Il y a un instant de désarroi parmi les membres de la commission. Peuvent-ils condamner un homme à mort sans savoir l’article de loi qui lui est applicable? S’il en est ainsi, cette condamnation, du point de vue légal, ne s’appuiera sur rien !

Et pourtant, il faut que ce jugement soit rédigé ! Après une interminable discussion, Hulin prend son parti. II n’a pas le choix. Il laissera en blanc les passages litigieux; on les complétera plus tard en prenant conseil des personnalités compétentes.

Et il termine sa rédaction d’une façon dont le moins qu’on en puisse dire est qu’elle passe les bornes du sans-gêne :

.... et lui a appliqué l’article... de la loi du... ainsi conçu... et, en conséquence, l’a condamné à la peine de mort.

ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite, à la diligence du capitaine-rapporteur après en avoir donné lecture, en présence des détachements des corps de la garnison, au condamné.

Fait, clos et jugé sans désemparer, à Vincennes, les jour, mois et an que dessus ; et avons signé......

Hulin signe le premier et passe la plume à son. voisin; bientôt les sept signatures s’étalent au bas de ce document singulier.

Leur oeuvre tragique achevée, les juges ne se trouvent nullement soulagés. Comment n’auraient- ils pas le sentiment de leur iniquité ? Leur sentence est rendue, ils ne peuvent revenir en arrière. mais quel poids à porter ! Ah ! s’ils pouvaient en faire assumer la responsabilité finale à un autre ! Ils ne se communiquent pas leur pensée secrète, et celle-ci, cependant, palpite, augmente, les tenaille au fond d’eux-mêmes. L’un d’eux se décide enfin à l’exprimer tout haut.

Reprenant sa proposition première, Barrois demande si, avant de passer outre, il ne serait pas opportun de soumettre au Premier Consul la demande d’audience du duc d’Enghien. Peut-être, après tout, satisfait d’avoir obtenu une condamnation de principe, Bonaparte ne serait-il pas fâché de faire grâce ?

La suggestion du colonel du 96ème rencontre, auprès de ses collègues, une approbation unanime. Le général Hulin lui-même s’y rallie avec empressement.

Reprenant la plume, il commence un rapport au Premier Consul l’informant de la condamnation à mort du duc d’Enghien et sollicitant ses ordres…

*

Le récit de l’assassinat judiciaire du duc d’Enghien figure également dans « Les mémoires d’Outre-Tombe » de Chateaubriand ; de manière moins détaillée sans doute, mais plus vivante puisqu’émanant d’un témoin.

Le poète enchaîne sur les derniers mots de l’arrêt de condamnation « Fait, clos et jugé, sans désemparer à Vincennes… », par ce triste constat :

« La fosse étant faite, remplie et close, dix ans d’oubli, de consentement général et de gloire inouïe s’assirent dessus ; l’herbe poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares affligés rôdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du fossé vers l’endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers l’apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration vint : la terre de la tombe fut remuée et avec elle les consciences ; chacun crut alors devoir s’expliquer » (1).

(1) Chateaubriant cite une brochure écrite sur le sujet par Dupin en 1823. Je n’ai pas pu la consulter.

Signe de fin