Page d'accueil > Table des rubriques > Le phénomène criminel > Crimes et procès célèbres > Le coup d'’État du 18 Brumaire an VIII

LE COUP D’ÉTAT DU 18 BRUMAIRE AN VIII
Napoléon Bonaparte prend le pouvoir

Par H. Martin  ( Histoire de France )

Ce célèbre coup d’État a suivi l’habituel cheminement criminel :

l’idée de changer de Constitution était partagée par beaucoup,
la décision de passer à l’action est prise par certains,
un complot s’ensuit, comprenant notamment Bonaparte et Sieyès,
des actes préparatoires sont accomplis, tel un rassemblement militaire,
le commencement d’exécution est marqué
par la décision de transfert des Conseils à Saint-Cloud,
l’acte qui consomme le crime
est la nomination des trois Consuls par une minorité acquise aux conjurés.

Beaucoup de républicains sincères jugeaient qu’un changement était indispensable dans la Constitution pour sauver la République, et qu’il fallait remplacer les cinq directeurs par un pouvoir exécutif plus concentré. Ils étaient ainsi entraînés à préparer, sans le vouloir, la ruine de la liberté …

Les généraux affluaient autour de Bonaparte, disposés pour la plupart à le suivre où il voudrait. Moreau était à Paris, justement mécontent du Directoire : on ne lui avait pas laissé le commandement de cette armée d’Italie qu’il avait sauvée à Novi. Bonaparte le gagna par d’adroites prévenances et des témoignages de haute estime. Moreau ne voulut pas entrer dans le détail des plans de Bonaparte ; mais il lui déclara qu’il était, comme lui, « fatigué du joug des avocats, qui perdaient la République ». Il se mit, avec ses aides de camp, à la disposition de Bonaparte. Macdonald et Sérurier s’engagèrent aussi. Berthier Murat, Lannes, Marmont, travaillèrent à embaucher les officiers des armes diverses.

La police fermait les yeux : le ministre Fouché s’arrangeait de façon à obtenir la récompense de sa complicité si le coup réussissait, sans se perdre, s’il échouait. Les autorités départementales étaient acquises par le commissaire auprès du département de Paris (préfet), Réal.

Deux des directeurs, Sieyès et Roger-Ducos, étaient à Bonaparte. Un troisième, Barras, était annulé par la défiance et le mépris universels. Bonaparte trompa les deux derniers, Gohier et Moulins, gens honnêtes, mais peu clairvoyants. Il s’était lié intimement avec eux et les accabla, jusqu’à la dernière heure, de témoignages d’amitié et de confiance. Le ministre de la guerre, l’ancien conventionnel Dubois-Crancé, essaya en vain de leur ouvrir les yeux.

Le 15 brumaire an VIII (6 novembre 1799), eut lieu. dans l’église Saint-Sulpice, alors appelée « Temple de la Victoire », un banquet offert au général Bonaparte. Les Anciens avaient eu la pensée de l’offrir au nom du Corps législatif. Les Cinq-Cents, alarmés et irrités des bruits qui couraient, s’y étaient montrés contraires. On avait pris le parti de l’organiser par souscription. Le président du Directoire, Gohier, présidait le festin, entre Bonaparte et Moreau.

« Là, dit le plus récent historien de Napoléon (Lanfrey), là se trouvaient réunis, échangeant quelques propos d’une banalité glacée, la plupart des auteurs du complot avec ceux qui devaient en être les victimes, les uns et les autres inquiets, défiants, préoccupés de l’événement dont les suites pouvaient être terribles ».

Bonaparte s’était fait apporter, par un aide de camp, un petit pain et une demi-bouteille de vin. Il avait peur d’être empoisonné !

Il but à l’union de tous les Français. On l’écouta en silence. Il sortit précipitamment et courut chez Sieyès pour arrêter avec lui les derniers arrangements. Ils convinrent de supposer une conspiration jacobine, afin de donner prétexte aux Anciens de décréter la translation des deux Conseils à Saint-Cloud. La Constitution accordait au Conseil des Anciens le droit de changer la résidence du Corps législatif, en cas de « péril public ». Le péril public que redoutaient Sieyès et Bonaparte, c’était que le peuple de Paris ne prît parti pour la Constitution contre les conspirateurs. Le même décret, quoique les Anciens n’en eussent pas constitutionnellement le droit, donnerait à Bonaparte le commandement de toutes les forces militaires de la division de Paris. Une fois les Conseils transportés à Saint-Cloud, Sieyès et –Roger-Ducos démissionneraient, et l’on obtiendrait, de gré ou de force la démission des trois autres directeurs. Le Directoire ayant ainsi disparu, on ferait instituer par les deux Conseils trois consuls provisoires, Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos, qui seraient chargés de préparer une nouvelle Constitution. On comptait arracher le consentement des Cinq-Cents, entourés à Saint-Cloud de troupes dévouées à Bonaparte.

Rien ne fut décidé sur le fond même de la Constitution. Bonaparte affecta, en termes généraux, de s’en rapporter à la science de son futur collègue, et Sieyès n’insista pas.

Il fut décidé que le coup se ferait dans trois jours.

Le 18-brumaire (9 novembre), à six heures du matin, une foule de généraux et d’officiers, convoqués par Bonaparte, se réunirent dans un petit hôtel qu’il habitait rue Chantereine (rue de 1a Victoire). Le commandant de la division de Paris, Lefèvre, n’avait pas été mis au courant de ce qu’on préparait : c’était un bon général, très patriote, mais peu éclairé. Il arriva mal disposé. –Eh bien ! Lefèvre, lui dit Bonaparte, vous, l’un des soutiens de la République, la laisserez-vous périr entre les mains de ces avocats ? Tenez, voilà le sabre que je portais aux Pyramides ; je vous le donne comme un gage de mon estime et de ma confiance.

- « Oui, s’écria Lefèvre : jetons les avocats à la rivière ! »

Bonaparte ne fut pas si heureux auprès de Bernadotte. Il était venu en habit bourgeois, amené par son beau-frère Joseph Bonaparte. Il refusa de se joindre à l’entreprise, affirma qu’elle ne réussirait pas et se retira sans vouloir promettre de rester neutre.

Le Conseil des Anciens se réunissait en ce moment même. On n’avait pas convoqué ceux des membres dont l’opposition était prévue. Tout se passa comme l’avaient arrangé Bonaparte et Sieyès. Afin de pourvoir à de prétendus périls, les Anciens décrétèrent la translation des deux Conseils à Saint-Cloud pour le lendemain. Bonaparte fut chargé de prendre les mesures nécessaires à l’exécution du décret et de commander toutes les forces militaires. Une proclamation courte et vague accompagna le décret.

Bonaparte se rendit au Conseil des Anciens avec tout son brillant état-major. On lui lut le décret. – « Citoyens représentants, dit-il, la République périssait : votre décret vient de la sauver... Nous voulons une République fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale. Nous l’aurons : je le jure en mon nom et au nom de tous mes compagnons d’armes ! »

Tous les généraux s’écrièrent : « Je le jure ! »

Mais Bonaparte n’avait pas prêté le serment légal à la Constitution de l’an III. Le philosophe Garat, l’ancien ministre de la Convention, en fit l’observation. Le président des Anciens, l’ex-constituant Lemercier, fit passer outre, sous prétexte qu’après le décret rendu, on ne pouvait plus discuter qu’à Saint-Cloud.

Bonaparte alla passer la revue des troupes au Carrousel, dans le jardin des Tuileries et sur la place de la Concorde. Assuré des chefs de corps, il avait convoqué les régiments à une revue, avant même d’être investi du commandement par les Anciens. Le ministre de la guerre, Dubois-Crancé, avait donné en vain contre-ordre.

Bonaparte fut acclamé par les soldats et bien accueilli par la population, qui accourait étonnée et curieuse. Ce qui se passait ne lui faisait pas l’effet d’une révolution. On distribuait dans les rues une petite brochure qui expliquait qu’il était nécessaire de « restaurer la Constitution. - Ce serait, y était-il dit, un sacrilège que d’attenter au gouvernement représentatif, dans le siècle des lumières et de la liberté. »

Tandis que l’on convoquait les Anciens à sept heures du matin, les Cinq-Cents n’avaient été convoqués qu’à onze heures. De vives interpellations eurent lieu au sujet du décret de translations. Le président des Cinq-Cents, Lucien Bonaparte, répondit, comme le président des Anciens, qu’on ne pouvait plus discuter que le lendemain à Saint-Cloud. Les Cinq-Cents se séparèrent aux cris de : « Vive la Constitution de l’an III ! » Les plus énergiques songeaient à chercher des moyens de résistance.

Bonaparte poursuivait activement son œuvre. Augereau s’étant présenté aux Tuileries, il lui conseilla, pour lui et pour Jourdan, de ne pas se rendre le lendemain à Saint-Cloud et de ne pas s’opposer à un mouvement irrésistible.

Sieyès et Roger-Ducos avaient déjà donné leur démission. Talleyrand s’entremit auprès de Barras, qui ne demandait plus que sûreté pour sa personne et pour son argent. Barras envoya sa démission aux Tuileries.

Bonaparte en prit occasion pour jouer une scène théâtrale. – « Qu’avez-vous fait, dit-il d’une voix tonnante au secrétaire de Barras, qu’avez-vous fait de cette France que j’avais laissée si brillante ? J’avais laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ; j’avais laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ; j’avais laissé les millions de l’Italie, j’ai retrouvé des lois spoliatrices et la misère ! Que sont devenus cent mille hommes qui sont disparus du sol français ? C’étaient mes compagnons d’armes ! Ils sont morts ! Un tel état de choses ne peut durer : il mènerait au despotisme par l’anarchie ! »

Cette harangue était destinée, non point au secrétaire de Barras, mais au public ; elle fut envoyée sur-le-champ aux journaux.

Les deux derniers directeurs, Gohier et Moulins; réveillés enfin de leur naïve sécurité, voyaient s’échapper de leurs mains leur dernier moyen d’action par la défection de Barras. Il n’y avait plus de Directoire. Ils se rendirent cependant aux Tuileries pour tenter un dernier effort.

Bonaparte essaya de les séduire. « Réunissez-vous à nous, dit-il, pour sauver la République ! Votre Constitution n’en donne pas les moyens... : elle croule de toutes parts; elle ne peu plus aller ! »

- « Qui vous a dit cela ? répondit Gohier : des perfides qui n’ont ni la volonté ni le courage de marcher avec elle. Partout la République est triomphante, triomphante sans vous ! »

En ce moment, Bonaparte reçut la nouvelle que le faubourg Saint-Antoine commençait à s’agiter autour de son ancien commandant, Santerre. Il déclara au directeur Moulins, ami de Santerre, qu’il ferait fusiller celui-ci s’il remuait.

Il essaya en vain d’arracher la démission de Gohier et de Moulins. Ni menaces ni caresses n’y firent. Ces deux hommes d’intelligence médiocre, mais de cœur droit, assurèrent par leur fermeté l’honneur de leur mémoire. Ils retournèrent à la résidence du Directoire, au Luxembourg, que Bonaparte fit garder par des troupes. Moreau avait accepté le commandement de ce poste, qui faisait de lui le geôlier des directeurs. Bonaparte compromettait malignement ce grand général dans un rôle indigne de lui. Compromettre les hommes dont les talents ou l’honnêteté le gênaient, afin de les réduire à être ses instruments, fut toujours sa politique.

La journée du 18 brumaire avait réussi dans Paris. Le mouvement des faubourgs n’aboutit pas. Restait celle du lendemain à Saint-Cloud. Que feraient les deux Conseils ?

Les meneurs de la majorité des Anciens et de la minorité des Cinq-Cents se réunirent, le soir, aux Tuileries, avec Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos et le ministre de la police, Fouché. Sieyès proposa de faire arrêter quarante des principaux opposants des deux Conseils. Ce fut Bonaparte qui refusa. Il se croyait tellement assuré du succès, qu’il jugeait la violence inutile.

Quelques uns des représentants qui avaient pris part à l’événement commençaient à s’inquiéter de leur ouvrage et à contester la nécessité d’une dictature. Ils eussent souhaité maintenant que Bonaparte se contentât de prendre place dans un nouveau Directoire. Il était trop tard ! Bonaparte leur dit nettement qu’il s’agissait de changer la Constitution : qu’il fallait une dictature momentanée, par le fait, sinon par le titre.

On n’osa insister. On convint d’établir trois Consuls provisoires et d’ajourner les deux Conseils à trois mois. Bonaparte sortit sans que rien n’eût été réglé sur la Constitution future. « Vous avez un maître ! » dit Sieyès.

Ce maître, c’était lui qui l’avait fait.

Durant la nuit, une douzaine de représentants du peuple s’étaient concertés pour organiser la résistance. Ils avaient décidé qu’ils rassembleraient les collègues dont ils étaient sûrs avant l’heure fixée pour la séance de Saint-Cloud, et qu’ils donneraient à Bernadotte le commandement de la garde des Cinq-Cents.

Il y avait là une chance sérieuse ; mais ils avaient eu l’imprudence de se réunir chez un député corse, Salicetti, qu’ils croyaient ennemi de Bonaparte. Salicetti les dénonça, et la police de Fouché les empêcha de se réunir à Saint-Cloud.

Les deux Conseils entrèrent en séance à Saint-Cloud, le 19 brumaire, un peu avant deux heures : les Anciens siégeaient dans une des salles du palais ; les Cinq-Cents, dans l’Orangerie. Un des principaux adhérents de Bonaparte proposa aux Cinq-Cents de nommer une commission pour aviser aux dangers de la République. C’était un moyen d’éviter le débat. L’assemblée presque en masse répondit par le cri de « Vive la Constitution ! à bas la dictature ! » Elle décida que tous les députés, par appel nominal, renouvelleraient le serment de fidélité à la Constitution de l’an III. Le président, Lucien Bonaparte, fut obligé de jurer comme les autres.

C’était néanmoins une faute : cette formalité donnait du temps aux adversaires.

Les Anciens, cependant, n’avaient plus la presque unanimité de la veille. Les opposants, cette fois, étaient présents et réclamaient des explications. On vint lire aux Anciens une lettre du secrétaire général du Directoire annonçant que quatre des directeurs avaient donné leur démission. Tout devait être mensonge dans cette affaire, puisque ni Gohier ni Moulins n’avaient démissionné.

Bonaparte, averti des hésitations des Anciens, se présenta tout à coup devant eux. Troublé de cette résistance imprévue, intimidé et irrité de l’être, il parla d’une manière incohérente et désordonnée, violente et vague tout à la fois. Il protesta contre l’accusation de vouloir être un César ou un Cromwell, tout en affirmant que le vœu de ses camarades et celui de la nation l’appelaient depuis longtemps à l’autorité suprême. « Sauvons la liberté et l’égalité ! » dit-il.

Un député lui cria : - « Et la Constitution ? »

— « La Constitution ! répondit-il avec emportement, vous l’avez violée au 18 fructidor ; vous l’avez violée au 22 floréal; vous l’avez violée au 30 prairial ! ».

C’était hardi de la part de l’homme qui avait poussé le plus ardemment au 18 fructidor.

« La Constitution ! reprit-il, elle ne peut plus être pour nous un moyen de salut, parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne ! »

Et il conclut en demandant une concentration de pouvoirs, qu’il abdiquerait dès que les dangers seraient passés.

- « Quels dangers ? » lui demanda-t-on.

Il répondit par des déclamations contre les factions et finit par éclater contre les Cinq-Cents, « où se trouvaient, dit-il, des hommes qui voulaient rétablir les comités révolutionnaires avec l’échafaud ! Si quelque orateur payé par l’étranger parlait de me mettre hors la loi, j’en appellerais à vous, mes braves compagnons d’armes dont j’aperçois les baïonnettes ! Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la fortune et du dieu de la guerre ! »

Il sortit, laissant, aux Anciens, ses partisans inquiets et ses adversaires ranimés.

La fortune dont se vantait Bonaparte chancelait. Jourdan, Augereau, Bernadotte, étaient à Saint-Cloud, prêts à saisir les circonstances et à se montrer aux troupes. Bonaparte sentit qu’il n’y avait plus un moment à perdre et alla des Anciens aux Cinq-Cents.

Les Cinq-Cents venaient de décider l’envoi d’un message aux Anciens, pour leur demander les motifs de la translation des deux conseils. On leur avait lu la démission de Barras. Ils discutaient la nomination d’un autre directeur à sa place. Bonaparte parut. Il était escorté de quelques généraux et de grenadiers de la garde du Corps législatif.

A la vue des armes, l’assemblée se leva en tumulte. « Qu’est-ce que cela ? cria-t-on : - Des sabres ici ! des baïonnettes ! » Une foule de représentants s’élancèrent au-devant de Bonaparte.

« Vous violez le sanctuaire des lois ! » lui cria le député Bigonnet. « Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? » dit le député Destremx. De toutes parts éclatèrent les cris : « A bas le tyran ! hors la loi le dictateur ! » Plusieurs le saisirent au collet en criant : « Hors d’ici ! » et le secouèrent rudement.

Il pâlissait et défaillait, lui, tant de fois impassible devant la mitraille. Le général Lefèvre et les grenadiers restés près de la porte accoururent. Les grenadiers le prirent à bras-le-corps, le dégagèrent et l’entraînèrent hors de la salle.

Les clameurs continuaient ; les propositions s’entrecroisaient. « II faut avant tout, s’écria un représentant, déclarer que la garde du Corps législatif n’est pas sous le commandement de Bonaparte - Il faut déclarer, dit un autre, que toutes les troupes qui sont ici font partie de notre garde. » Le président Lucien essaya de défendre son frère. Les cris : « Hors la loi le dictateur ! »  retentirent de nouveau. « Vous voulez que je mette hors la loi mon propre frère ! » répondit Lucien avec désespoir théâtral. II protesta ; il lutta obstinément. On vit alors quelle faute avait commise l’Assemblée, en se donnant pour président le complice naturel de l’homme qu’elle redoutait.

Les cris de : « Hors la loi ! » s’entendirent au dehors, dans le groupe où se tenait Bonaparte. Il y eut un moment d’effroi. On se rappela le 9 thermidor. Sieyès seul garda son sang-froid. « Ils vous mettent hors la loi, dit-il à Bonaparte ; ce sont eux qui y sont ! »

Bonaparte, par une inspiration soudaine, envoya dix grenadiers chercher son frère. Les grenadiers pénétrèrent dans la  salle et entraînèrent Lucien.

C’était un coup de maître : on n’avait pu intimider l’assemblée ; il s’agissait de la faire envahir par la garde même du Corps législatif, qu’on avait mise sous le commandement de Murat. L’attitude de cette garde était incertaine, et l’on hésitait à lui donner des ordres auxquels peut-être elle n’obéirait pas.

Les conspirateurs avaient maintenant avec eux le président même de l’Assemblée. Lucien monta à cheval à côté de son frère et harangua les soldats : « Le président des Cinq –Cents, dit-il, vous déclare que ce Conseil est opprimé par des représentants qui menacent leurs collègues et lèvent sur eux le poignard ! Ce sont des brigands soldés par l’Angleterre ! Ils sont en rébellion contre le Conseil des Anciens. Au nom du peuple, soldats, délivrez la majorité de vos représentants. Les vrais législateurs vont se rendre auprès de moi ; ceux qui resteront dans l’Orangerie ne sont plus les représentants du peuple ! Vive la République ! »

Les soldats crièrent : « Vive Bonaparte ! ». Ils hésitaient toutefois encore ; Lucien saisit une épée, et, la tournant vers son frère : « Je jure, dit-il, de percer le sein de mon propre frère si jamais il attente à la liberté des Français ! »

Murat fit battre la charge et entraîna les soldats. Ils s’arrêtèrent, toutefois, sur le seuil de l’Assemblée. « Citoyens représentants, cria leur colonel, je vous invite à vous retirer, sur l’ordre du général ! On ne répond plus de la sûreté du Conseil ».

Les représentants répondirent par le cri de « Vive la République ! Vive la Constitution de l’an III ! » et restèrent à leurs places. « Grenadiers, en avant ! », cria le commandant. Le bruit du tambour étouffa les dernières protestations de l’Assemblée. Les soldats avancèrent, poussant devant eux les représentants du peuple. La salle fut évacuée.

Le soir, vers neuf heures, Lucien Bonaparte rassembla une trentaine de membres des Cinq-Cents, qui déclarèrent être la majorité du Conseil et décrétèrent que Bonaparte, les généraux, les grenadiers, avaient bien mérité de la patrie. Boulay de la Meurthe, l’apologiste des coups d’État, le rapporteur des décrets du 18 fructidor, proposa et fit voter les mesures convenues entre les conjurés : la nomination de trois Consuls, l’ajournement à trois mois du Corps législatif, la formation de deux commissions des Conseils chargées d’aider les Consuls dans « les changements à apporter à la Constitution », enfin, l’exclusion de cinquante-sept représentants du peuple, parmi lesquels le général Jourdan.

Le décret fut porté, à une heure du matin, aux Anciens, qui le ratifièrent. « Les changements à apporter à la Constitution, était-il dit dans le décret, ne peuvent avoir pour but que de garantir la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté, l’égalité, la sûreté et la propriété. »

Les trois Consuls vinrent prêter serment devant les deux Conseils. Le petit groupe des Cinq-Cents s’était peu à peu grossi de ces hommes qui se rallient toujours à la fortune. Bonaparte jura, le premier, fidélité inviolable à la légalité, à la liberté, au système représentatif. Le président Lucien félicita ses collègues par une harangue où il conclut que, « si la liberté française était née dans le Jeu de paume de Versailles, elle avait été consolidée dans l’Orangerie de Saint-Cloud. »

Le 21 brumaire, parut une proclamation de Bonaparte aux français. Il y déclarait avoir repoussé les propositions des partis (c’était lui qui avait fait aux partis des propositions non acceptées) ! Il assurait n’avoir été que l’exécuteur du plan de restauration sociale conçu par les Anciens, et affirmait qu’aux Cinq-Cents vingt assassins s’étaient précipités sur lui, le stylet à la main, et qu’un de ses grenadiers avait été frappé d’un coup de stylet en se mettant entre les assassins et lui.

Tout cela était de pure invention. Il n’y avait eu à Saint-Cloud ni stylets ni assassins.

On rendit de grands honneurs au grenadier qu’on prétendait avoir été le sauveur de Bonaparte.

Le mensonge était partout. Les complices du coup d’État ne parlaient que des principes de 89 et « des idées libérales ». Ce fut même alors que se répandit l’usage de ce dernier mot.

Signe de fin