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LA CONSPIRATION DU GÉNÉRAL MALET

Un coup d’audace qui renversa quelques instants le Premier Empire
par A. THIERS ( Histoire du consulat et de l’empire )

Les faits se déroulent lors de la retraite de Russie.
Napoléon est à Dorogobouge, près de la Bérézina

On détenait depuis plusieurs années, dans les prisons de la Conciergerie, un ancien officier, le général Malet, gentilhomme franc-comtois, républicain ardent et sincère, formé comme beaucoup d’hommes de son temps et de sa naissance à l’école de J. J. Rousseau, devenu général de la république, et ne pardonnant pas à Napoléon de l’avoir détruite. La domination d’une seule idée rend un homme fou, ou capable de choses extraordinaires, et produit souvent les deux résultats à la fois.

L’idée unique qui remplissait l’esprit du général Malet, c’est qu’un chef d’État faisant constamment la guerre devait être un jour ou l’autre emporté par un boulet, qu’avec cette nouvelle, vraie ou même inventée, il devait être facile d’enlever toutes les autorités, et de faire accepter à la nation un autre gouvernement, car la personne de Napoléon était tout, hommes, choses, lois, institutions. Sous l’empire de cette préoccupation, il avait sans cesse combiné dans son esprit les moyens de surprendre les autorités avec la nouvelle inventée de la mort de Napoléon, de proclamer un gouvernement nouveau, et d’amener aux pieds de ce gouvernement la nation fatiguée de despotisme, de silence et de guerre.

En 1807 et en 1809, il avait songé un instant à la réalisation de sa chimère, et quelques confidences, inévitables ou non , ayant mis la police sur la voie de ce qu’il méditait, on l’avait enfermé. II était depuis cette époque détenu à Paris. Prisonnier, sa préoccupation n’en était devenue que plus exclusive, et en voyant Napoléon à Moscou, il s’était. dit que c’était le moment ou jamais d’essayer l’exécution de son plan, mais cette fois en ne mettant personne dans son secret, en tirant tout de lui-même, de lui seul, et au moyen de la plus incroyable audace.

Transféré dans une maison de santé près de la porte Saint-Antoine, et là s’étant lié avec un prêtre doué de la même discrétion, et animé des mêmes sentiments que lui , il avait. imaginé de supposer la mort de Napoléon, en n’avouant à personne le mensonge de cette supposition, de fabriquer de faux ordres, une fausse délibération du Sénat, et à l’aide de cette délibération imaginaire qui rétablirait la république, de se rendre à la caserne, d’entraîner un régiment, avec ce régiment d’aller aux prisons pour délivrer plusieurs militaires actuellement détenus, tels que le général Lahorie, ancien chef d’état-major de Moreau, le général Guidal, compromis pour quelques relations avec les Anglais, de partir avec ces généraux, de s’emparer de la personne de tous les ministres, de convoquer à l’Hôtel de ville un certain nombre de grands personnages réputés peu favorables au gouvernement, et d’y proclamer la république.

Quoiqu’il eût profondément médité sur son sujet, et beaucoup songé à tous les détails d’exécution, il restait des choses pourtant auxquelles il n’avait pas pourvu, soit qu’il fût pressé d’agir, soit qu’il s’en fiât à la fortune, qui doit être de moitié dans toutes les entreprises extraordinaires, à condition cependant qu’on ne lui laisse à faire que le moins possible.

Aidé du prêtre qu’il s’était associé, il avait choisi deux jeunes gens, fort innocents, mais fort courageux, n’ayant pas son secret, et destinés à lui servir d’aides de camp. Avec leur secours il s’était procuré, dans un lieu voisin de sa maison de santé, des uniformes et des pistolets. Le 22 octobre 1812 au soir, jour même où Napoléon manœuvrait autour de Malo-Jaroslawetz, il profite de la nuit faite, s’échappe par une fenêtre de la maison de santé où il était (le prêtre, qui l’avait assisté de sa plume, s’était enfui à l’avance), court au logement où l’attendaient ses deux jeunes gens, habille l’un d’eux en aide de camp, revêt lui-même l’habit de général, leur dit que Napoléon est mort le 7 octobre à Moscou, que le Sénat réuni la nuit a voté le rétablissement de la république, et, montrant les faux ordres soigneusement préparés dans sa prison, se rend à la caserne Popincourt où se trouvait la dixième cohorte de la garde nationale, commandée par un ancien officier tiré de la réforme.

Ce dernier, avant d’être mis à la tête de cette cohorte, avait servi quelque temps en Espagne, et très honorablement. Il s’appelait Soulier. Le général Malet le fait éveiller, s’introduit auprès de son lit, lui annonce que Napoléon est mort, tué à Moscou d’un coup de feu le 7 octobre, que le Sénat s’est assemblé secrètement, a décidé le rétablissement de la république, a nommé le général Malet commandant de la force publique dans Paris, et feignant de n’être pas le général Malet, mais le général Lamotte, l’un des généraux employés à Paris, dit qu’il vient par ordre supérieur prendre la 10e légion pour la conduire sur divers points de la capitale où il a des missions à remplir.

Le commandant Soulier, saisi de cette nouvelle, n’imaginant pas dans sa simplicité qu’on pût l’inventer, la déplore, mais se met en devoir d’obéir. Il se lève, fait assembler la cohorte, lui transmet dans la cour de la caserne la nouvelle apportée par le prétendu général Lamotte, nouvelle accueillie avec surprise, mais sans incrédulité, tant elle paraît à tous naturelle et à quelques-uns agréable, car il y avait dans les cohortes d’anciens officiers républicains rappelés au service, et beaucoup de soldats tirés à leur grand déplaisir de leurs foyers, après avoir satisfait plusieurs fois à toutes les lois de la conscription. Tous obéissent sans un doute, sans une objection.

Le général Malet, prétendu général Lamotte, les conduit à la Force avant le jour, mande le chef de la prison, lui montre un ordre d’élargissement pour les généraux Lahorie et Guidal, obtient leur délivrance par suite de la même crédulité, les fait appeler, leur annonce en les embrassant la grande nouvelle, les trompe comme les autres, assiste à leur joie qu’il feint de partager, leur exhibe les décrets du Sénat, et leur trace la conduite qu’ils ont à tenir. Guidal doit aller enlever le ministre de la guerre, Lahorie doit se rendre chez le ministre de la police, le saisir, le transférer à la Conciergerie, tandis que lui, Malet, se transportant à l’état-major de la place, s’emparera du général Hulin.

La consigne donnée c’est de faire sauter la cervelle à quiconque refusera d’obtempérer aux ordres du Sénat, que Guidal et Lahorie ne songent même pas à révoquer en doute. Malet, s’était dit avec raison que des complices trompés n’hésiteraient point, et exécuteraient ses instructions avec une bonne foi qui entraînerait tout le monde. Malet se sert de l’un de ses jeunes gens pour envoyer au préfet de la Seine, Frochot, les faux décrets du Sénat, et l’injonction de préparer l’Hôtel de ville, où doit se réunir le gouvernement provisoire. L’autre agent improvisé de Malet court à l’un des régiments de la garnison, avec ordre au colonel de garder par des détachements toutes les barrières de Paris, de manière à ne laisser ni entrer ni sortir personne.

Toutes ces choses rapidement convenues, afin de mener à bien cette surprise de Paris endormi, on se rend chez le duc de Rovigo au moment où le jour allait poindre. Le ministre de la police, ayant passé la nuit à expédier des dépêches, avait rigoureusement interdit qu’on l’éveillât. Le général Lahorie, à la tête d’un détachement de la 10e cohorte, pénètre dans son hôtel, enfonce la porte de sa chambre, entre à travers les débris de cette porte, et, le frappe de surprise en apparaissant devant lui. Il avait servi avec le duc de Rovigo, et avait avec lui des relations d’amitié. Rends-toi sans résistance, lui dit-il, car je t’aime et ne veux pas te faire de mal. L’Empereur est mort, l’Empire est aboli, et le Sénat a rétabli la république. Le duc de Rovigo répond à Lahorie qu’il est insensé, qu’une lettre de l’Empereur arrivée dans la soirée dément cette assertion, que la nouvelle est fausse, et qu’il est l’auteur ou le jouet d’une imposture. Lahorie, aussi convaincu que peut l’être le duc de Rovigo, affirme; le duc de Rovigo nie. Lahorie ordonne alors qu’on le saisisse. Le duc de Rovigo cherche à détromper la troupe, mais il est naturel à l’homme qu’on arrête de contester, et sa position suffit pour empêcher qu’on ne le croie. Lahorie, d’après ses instructions, aurait dû brûler la cervelle au duc de Rovigo; il ne le veut, pas, court auprès de Guidal qui était près de là pour se consulter avec lui. Guidal le suit. Tous les deux persistant dans leur crédulité, mais ne voulant pas tuer un ancien camarade, imposent silence au duc de Rovigo, et sans lui faire de mal l’envoient à la Conciergerie, où déjà le préfet de police était transféré par les mêmes moyens.

Jusqu’ici tout va bien ; mais l’arrestation du duc de Rovigo a retardé un peu celle du ministre de la guerre, et de son côté le général Malet perd du temps à celle du général Hulin, commandant la place de Paris. S’étant transporté chez lui avec un détachement de la même cohorte, il le surprend au lit, le fait lever, emploie auprès de lui les assertions qui ont déjà eu tant de succès, ne le trouve pas incrédule à la nouvelle de la mort de Napoléon, mais très récalcitrant quand il s’agit du rétablissement de la république par une délibération du Sénat, et en reçoit pour réponse l’invitation de produire ses ordres. Le général Malet, plus fidèle à son plan que ses complices improvisés, répond au général Hulin qu’il va les lui communiquer dans son cabinet, se fait conduire dans ce cabinet, et là renverse le général d’un coup de pistolet tiré à bout portant.

Malet sort ensuite, se rend chez le chef d’état-major Doucet, lui répète tout ce qu’il avait dit aux autres, lui annonce de plus sa nomination au grade de général, et l’engage à livrer sur-le-champ le commandement de la place. Soit que l’acte de violence auquel le général Malet venait de se porter eût affaibli sa résolution, soit que le premier doute rencontré dans cette journée l’eût ébranlé, il se montre moins ferme avec ce chef d’état-major. Il hésite, perd du temps, et encourage l’incrédulité qu’il n’accable pas sur-le-champ d’une affirmation absolue ou d’un nouveau coup de pistolet. Un autre officier de la place, nommé Laborde, survient, se rappelle les traits du général Malet, devine tout de suite qu’il s’agit d’une audacieuse conspiration, appelle un officier de police qui justement connaissait Malet, et qui avait contribué à sa translation d’une prison à l’autre.

Cet officier de police, certain que le général est un des sujets de son autorité, lui demande pourquoi et comment il a quitté sa prison, l’embarrasse, le déconcerte, et lui fait perdre tout ascendant sur sa troupe. Malet veut alors se servir de ses armes. On se jette sur lui, on lui lie les mains, on le met en arrestation devant sa troupe hésitante et commençant à croire qu’elle a été trompée. II se flatte encore d’être secouru par ses complices, mais au lieu d’eux ce sont des soldats de la garde impériale, qui, prévenus en toute hâte, accourent, débarrassent l’état-major de la place de ses assaillants, et font prisonniers ceux qui étaient venus faire des prisonniers.

En une heure le duc de Rovigo est délivré, le préfet de police également, et chacun d’eux a repris possession de son ministère. Ce qui paraîtra plus singulier que tout ce dont on vient de lire le récit, c’est que le préfet de la Seine, arrivant de la campagne à la pointe du jour, surpris de tous côtés par la nouvelle dont l’Hôtel de ville était plein, n’avait pas pu croire qu’elle fût inventée, et s’était mis à aménager les appartements demandés, lentement à la vérité, non pas qu’il doutât, mais parce qu’il avait peu de goût pour le gouvernement républicain qui paraissait devoir succéder à l’Empire. Ce qui n’étonnera pas moins, c’est que le chef du régiment qu’on avait chargé de garder les barrières avait obéi, et avait envoyé des détachements pour s’en emparer.

Il était à peine midi que tout était terminé, que les choses étaient remises à leur place, les autorités, un moment surprises, étaient rétablies dans leurs fonctions, et que Paris, apprenant cette rapide succession de scènes, passait de la crainte que lui inspiraient toujours les tentatives de ce qu’on appelait les terroristes, à un immense éclat de rire contre une police détestée, et si aisément prise au dépourvu. Que tout autre ministre eût été enlevé, soit ; mais le ministre de la police lui-même ! c’est ce dont on ne pouvait trop rire, trop s’amuser, trop parler, et la crainte, après avoir précédé le rire, le suivait aussi, car il y avait à faire de bien tristes réflexions sur un pareil état de choses.

Tant de crédulité à admettre les ordres les plus étranges, tant d’obéissance à les exécuter, accusaient non pas les hommes, toujours si faciles à tromper, et si prompts à obéir quand ils en ont pris l’habitude, mais le régime sous lequel de telles choses étaient possibles. Sous ce régime de secret, d’obéissance passive et aveugle, où un homme était à lui seul le gouvernement, la constitution, l’État, où cet homme jouait tous les jours le sort de la France et le sien dans de fabuleuses aventures, il était naturel de croire à sa mort, sa mort admise de chercher une sorte d’autorité dans le Sénat, et de continuer à obéir passivement, sans examen, sans contestation, car on n’était plus habitué à concevoir, à souffrir une contradiction. On n’aurait pas surpris par de tels moyens un État libre, parce qu’il y a mille contradicteurs à rencontrer à chaque pas dans un pays où tout homme raisonne et discute ses devoirs. Dans un État despotique, le téméraire qui met la main sur le ressort essentiel du gouvernement, est le maître, et c’est ce qui donne naissance aux conspirations de palais, signe honteux de la caducité des empires voués au despotisme. Il existait pourtant un héritier de Napoléon, et on n’y avait pas même songé !

Il n’y avait donc personne à accuser que le régime existant, mais la police et l’autorité militaire craignant que Napoléon ne s’en prît à l’une ou à l’autre de cette bizarre aventure, voulaient chacune que de l’examen des faits ressortit sa propre justification et la condamnation de sa rivale. La police n’avait pas découvert ce complot, et l’autorité militaire s’y était prêtée avec une facilité qui pouvait passer pour de la connivence. Toutes deux cependant étaient innocentes. La police n’avait pu découvrir ce qui était dans la tête d’un seul homme, et il était naturel que l’autorité militaire inférieure crût une chose aussi croyable que la mort de Napoléon. La première n’était donc pas inepte, ni la seconde infidèle, mais de peur d’être accusé il fallait accuser. D’ailleurs le ministre de la police et le ministre de la guerre ne s’aimaient point. Le duc de Feltre avait tous les dehors du bien, le duc de Rovigo tous les dehors du mal, et chez aucun des deux la réalité ne répondait aux apparences.

Le duc de Rovigo chercha la vérité, à la découverte de laquelle il avait grand intérêt, et cette vérité tournait à la décharge de tout le monde, le général Malet excepté.

Le duc de Feltre voulut voir partout des complices de Malet, afin que la police parût coupable de ne les avoir pas trouvés, quand ils étaient en si grand nombre.

Sous un pareil régime, de telles préoccupations devaient avoir sur le sort des accusés une influence funeste. Le gouvernement, composé des ministres, des grands dignitaires présents à Paris, s’assembla sous la présidence de l’archichancelier Cambacérès, et arrêta ce qu’il y avait à faire. L’archichancelier, avec son art d’adoucir les aspérités, de neutraliser les propositions extrêmes, ce qui est du bon sens, mais ce qui n’est pas toujours de la justice, fit décider la formation d’une commission militaire à laquelle furent déférés plus de vingt prévenus.

En réalité il n’y avait qu’un coupable, car outre l’attentat politique que le général Malet avait essayé de commettre, il avait renversé presque mort à ses pieds un homme qui heureusement n’en mourut pas. Mais les généraux Lahorie et Guidal, entrés volontiers sans doute dans son projet, entrés toutefois sur l’articulation d’un fait faux auquel ils avaient cru, d’ordres supposés qu’ils avaient admis, n’étaient des coupables ni devant Dieu ni devant les hommes. C’étaient, à la vérité, des officiers d’un grade élevé, et fort suspects ; ils avaient participé assez longuement à un attentat, soit ; mais si pour eux un doute pouvait naître, pouvait-il y en avoir un seul à l’égard du commandant de la 10ème cohorte, le commandant Soulier brave militaire, qui avait appris la mort de Napoléon avec chagrin, y avait ajouté foi, et avait obéi ? Quant à celui-là, une peine, et une peine telle la mort, était une iniquité ! Pourtant il fut condamné avec treize autres accusés. La police demanda en sa faveur un sursis, qui était nécessaire à la continuation de l’instruction. Ce sursis fut refusé.

En cinq jours quatorze malheureux furent arrêtés, et condamnés, et douze exécutés !

Signe de fin