LA CONSPIRATION DU DOGE FALIERO
Extrait de l’ouvrage : « Les prisons de l’Europe »
De M. ALBOIZE ET A. MAQUET
Tome VII : « Les Plombs de Venise »
( Paris 1845 )
Au Moyen-âge la peine ordinairement prononcée
contre celui qui portait une dénonciation mensongère
était la peine encourue par la personne dénoncée.
Aussi faisait-on peser sur celui qui était accusé
une présomption implicite de culpabilité.
C’est l’une des raisons pour lesquelles
les prisonniers étaient le plus souvent incarcérés
dans des conditions on ne peut plus déplorables.
À cet égard les Plombs du Palais des Doges de Venise
sont restés célèbres depuis que le trop fameux
Casanova serait parvenu à s’en évader.
Moins heureux, le fils d’un doge, arrêté pour outrage
à un simple particulier, mourut pendant son incarcération.
En ce qui concerne la Conspiration de Faliero,
on retiendra principalement deux points :
d’abord comment une conspiration peut prendre corps,
ensuite quelles sanctions sont susceptibles d’être prises
(l’une d’elles, de caractère préventif, est encore clairement visible).
I - LES PLOMBS DE VENISE
Nous voici maintenant chez un peuple civilisé. Il nous sera donné d’étudier le despotisme de l’oligarchie au sein même d’une République, et, si cruelle que soit l’ambition quand elle se déchaîne contre des ennemis, nous la trouverons moins ingénieuse à faire le mal que l’orgueil et l’amour-propre, vices ordinaires des despotes isolés.
Dans Venise, au temps de sa splendeur, on n’emprisonnait guère que les coupables selon la loi et les coupables selon la politique de l’État. Ces derniers composent une liste longue et douloureuse. Les conspirateurs, on sait quelle valeur peut avoir ce mot, nous fourniront le tableau que nous cherchons.
Les Plombs de Venise sont une prison d’État qui prend son nom de sa position même. C’est une rangée double en profondeur de cellules, situées sous la couverture de plomb du palais des Doges ; chacune de ces chambres est éclairée par une ou deux fenêtres grillées de gros barreaux de fer, au travers desquels le prisonnier peut apercevoir, selon le côté du parallélogramme qu’il occupe, soit la couverture de plomb de l’église Saint-Marc, soit d’autres palais et quelque coin de la place publique.
Mais il semble que les distances aient été calculées savamment pour empêcher toute communication, soit sensible, soit verbale, entre les prisonniers et les habitants des maisons voisines.
Sous ces Plombs, arrosés l’hiver par une eau pluviale qui gèle quelquefois, la température est tellement froide, que le prisonnier, privé de feu, peut mourir de froid, s’il n’a pas d’argent ou si sa chambre ne renferme pas de cheminée ou de poêle ; dans l’été, au contraire, le soleil chauffe tous ces Plombs, qui d’abord cuisent en quelque sorte le prisonnier dans sa chambre, comme ferait un couvercle chargé de braise ; et si le malheureux, grimpant à ses barreaux, cherche à aspirer quelques bouffées d’air, il ne respire que la vapeur embrasée qui s’élève des toits voisins, chauffés à blanc par ce soleil de trente-cinq degrés.
Le supplice le plus cruel, après cette chaleur, est l’incessante persécution des insectes, qui se disputent le sang du prisonnier dès l’heure où le vent de mer commence à rafraîchir un peu les parois de sa cellule. Alors fondent sur la victime des nuées de cousins, armés d’énormes dards, qui, d’un corps humain, ne font bientôt qu’une plaie cachée sous d’informes tumeurs. Le sang, allumé par la chaleur du lendemain, se charge de nouvelles âcretés qui déterminent des démangeaisons atroces. Ensuite arrivent les puces en une quantité si prodigieuse, que les draps en sont noirs, et qu’il y en a comme un nuage dans l’air : puis, sortant de leurs demeures inviolables, des légions de punaises accourent se gonfler aux mêmes sources où les insectes volants et bondissants se sont déjà amplement désaltérés.
Il n’est pas une âme raisonnable qui ne convienne que ces supplices équivalent aux tortures les plus douloureuses. Ce n’est pas toujours le coup de masse du bourreau ou le brodequin de fer qui tue le prisonnier ; mais le supplice de chaque seconde, l’irritation perpétuelle d’un esprit aigri par les souffrances du corps, voilà ce qui conduit un martyr à la mort.
Nous ne pouvons, dans ces prisons étrangères, à moins de cas particuliers, donner les états de la nourriture et de l’entretien des prisonniers, comme en ces prisons gouvernées par des règlements invariables. Sous les Plombs, un homme peut vivre ou peut mourir, selon qu’il a déposé entre les mains du geôlier une somme assez forte pour assouvir l’avarice de ces insectes humains. Trop souvent, pour un captif sous les Plombs, les charançons et les moustiques n’ont pas été les plus difficiles à satisfaire. [de l’autre côté du « Pont des soupirs » existent une série d’autres cellules, certaines nommées Puits]
L’histoire des Plombs peut se diviser en deux parties, comme l’histoire de la république elle-même. Puissante sur terre et sur mer, Venise s’attaquait à des ennemis puissants ; dégénérée, tombée aux serres de l’aigle d’Autriche, elle ne cache plus dans ses Plombs que des voleurs ou de pauvres rêveurs à qui la liberté de l’Italie n’a pas paru une chimère impossible à réaliser.
Mais dans la première époque on voit les prisonniers sortir des Plombs pour aller mourir sur la place Saint-Marc, entre les deux colonnes où l’on exécutait les malfaiteurs ; dans la Venise moderne [texte de 1845] on sort des Plombs pour aller au Spielberg. Les murs de la vieille prison semblent trop animés aux geôliers ; peut-être laisseraient-ils échapper quelques soupirs indiscrets.
II - LA CONSPIRATION DU DOGE FALIERO
En 1354, Marino Faliero, chevalier, comte de Val de Marino dans les marches de Trévise, fut élu Doge de la république. C’était un homme de talents éprouvés et d’un courage indomptable. Déjà vieux, il avait épousé une jeune et belle femme.
L’ambassade chargée de porter à Faliero la nouvelle de son élection vint le trouver à la cour du Saint-Père, qui se tenait alors à Avignon. Le temps était tellement obscur en raison des brouillards, lorsque le nouveau Doge arriva sur la place Saint- Marc, qu’il débarqua précisément entre les deux colonnes dont nous parlions tout à l’heure, lieu d’exécution ordinaire des criminels.
La populace superstitieuse ne manqua pas de regarder cet événement comme un présage de mauvaise fortune. Cependant Marino Faliero était capable par lui-même de rassurer les esprits sur son gouvernement. Il était écrit, dit la chronique, que le présage funeste ne concernait que lui seul.
Le jour vint pendant lequel on célébra à Venise la fameuse course de taureaux. Le Doge y doit assister avec sa famille. La fête terminée, on se retire dans le palais ducal, où commence une collation suivie d’un bal auquel toute la noblesse est conviée.
Ce soir-là, un jeune gentilhomme, nommé Michel Steno, se trouvant au milieu de l’assemblée, commit une inconvenance assez grave pour que le Doge lui ordonnât de sortir. Steno avait le cœur fier, et l’outrage lui parut intolérable. Il résolut d’en tirer vengeance.
Nous ne pouvons admettre, n’ayant pour cela que l’autorité des romanciers et des dramaturges, que Marino Faliero ait vu sa jalousie d’époux mise en jeu par les attaques amoureuses dirigées contre sa femme par Michel Steno. On verra dans le caractère vénitien, comme aussi dans le cours naturel des événements, d’assez graves motifs pour que le Doge ait été poussé à la conduite qu’il tint depuis ce moment jusqu’à sa mort.
Steno , furieux, nous l’avons dit, sortit de la salle du bal. Mais il entra dans la salle d’audience, et comme nul ne se trouvait là pour le voir, il écrivit ces mots sur le fauteuil du Doge :
Marino Faliero a épousé la plus belle des femmes :
mais elle n’est pas à lui seul ;
cependant il la garde.
Le lendemain, le Doge s’était placé pour rendre la justice, quand ses yeux s’arrêtèrent sur la honteuse inscription. Il pâlit, et adressa une plainte au Sénat, qui, dans son indignation, décréta qu’il serait alloué une somme considérable au délateur.
Une délation est chose aisée à trouver dans Venise : on apprit bientôt que le coupable était Michel Steno. Le Conseil des Quarante requit aussitôt son arrestation.
Voici quelle fut la défense que présenta le jeune gentilhomme :
– J’assistais au bal donné par le Doge, et ma maitresse, une jeune patricienne que j’aime tendrement, était conviée comme moi à cette fête. Je n’ai pu supporter patiemment l’outrage que j’ai reçu en la présence de celle que j’aime ; outrage qui me fait perdre son amour. Je me suis vengé d’un terrible affront par une espièglerie dont l’on a tort d’exagérer l’importance ; car ces sortes de dénonciations anonymes n’ont pour but que d’inquiéter celui dont le délateur veut se venger; mais presque toujours la découverte du coupable amène la révélation de l’imposture. Est-ce une réparation que le seigneur Doge demande ? Elle lui est faite par la seule connaissance du coupable. Il sait et tout le monde saura que j’avais intérêt à me venger, et que j’ai saisi aveuglément la première occasion pour cela.
Le conseil apprécia ces excuses. Il prit en considération la jeunesse, la folle colère, et l’amour même de Michel Steno ; et il le condamna seulement à deux mois de prison et à un an d’exil.
Michel Steno passa les deux mois de prison dans une chambre des Plombs ; et, le temps de l’exil arrivé, il partit, accompagné jusqu’au navire par ses parents et bon nombre de ses amis.
Cependant Marino Faliero n’avait pas trouvé la réparation suffisante. Il prétendait que, la majesté de la république ayant été violée en sa personne, il avait droit d’attendre pour réparation la peine que porte le Conseil contre les coupables de lèse-majesté ou de haute trahison, c’est-à-dire la mort ou le bannissement à perpétuité.
Mais on laissa dire Marino Faliero, qui dès lors se renferma dans un muet et implacable ressentiment contre les seigneurs qui avaient presque absous un des leurs, malgré son attentat contre le chef suprême de la république.
Les circonstances aidèrent beaucoup le Doge à la vengeance que lui-même médita contre la seigneurie de Venise. C’est, dit le chroniqueur, une suite de la fatalité qui poussait insensiblement vers sa perte le Doge Marino Faliero.
Quelque temps après cette affaire, un gentilhomme de la maison Barbaro, visitant l’arsenal, demanda certaines choses au maître des galères. L’amiral de l’arsenal assistait à cette visite. Il prit la parole, et dit au gentilhomme que sa demande était impossible à satisfaire. Le gentilhomme insista ; l’amiral tint bon, et une querelle s’engagea entre eux. L’amiral fut frappé au visage d’un coup de poing qui l’atteignit à l’œil, et comme le gentilhomme portait une bague avec un chaton de pierre, la peau fut coupée, et le sang jaillit.
Dans cet état, l’amiral courut au Palais ducal, et porta plainte devant le Doge. Marino Faliero savait combien cet amiral avait de crédit parmi le peuple, combien il était disposé à détester la tyrannie des seigneurs de Venise.
– Vous vous plaignez, lui dit-il, d’un outrage qui vous a été fait ?
– Oui, seigneur.
– Vous vous plaignez à moi ?
– Sans doute.
– Et pourquoi faire ?
– Pour obtenir justice.
Marino sourit, dédaigneusement.
– Vous êtes étranges, vous autres, répliqua-t-il ; est-ce que vous valez mieux que le Doge ?
– Non, seigneur; un amiral est le très humble serviteur de votre Altesse.
– Alors réfléchissez donc. Si vous ne valez pas le Doge, pourquoi seriez-vous mieux traité que lui ? J’ai été insulté, moi, et plus cruellement que vous ; car votre petite plaie au visage se fermera ; le sang s’arrêtera dans quelques jours vous serez guéri ; mais la blessure faite à mon honneur ne se guérira jamais ; et chacun rit dans Venise du premier magistrat de la république. Quant à moi, qui sait la profondeur de la blessure que cet outrage a creusée dans mon cœur ?...
L’amiral demeura pensif.
– Eh bien ! dit Marino Faliero, vous plaignez-vous toujours ?
– Seigneur, vous avez raison, dit l’amiral, vous avez été bien cruellement offensé.
– Et je ne me plains pas !
– Pourquoi ? dit l’amiral à voix basse.
– Parce que je suis le plus faible, répliqua Marino Faliero, en attachant un regard scrutateur sur l’amiral.
– Eh bien ! Seigneur, s’écria celui-ci outré de colère, dites un mot, un seul, et bientôt nous serons vengés de ces misérables seigneurs de Venise qui se font un jeu d’insulter les honnêtes gens, se mettant à l’abri derrière la complaisance qu’ils ont les uns pour les autres.
– Que dites-vous là ? dit froidement Marino Faliero.
– Seigneur, si j’étais secondé...
– Eh bien ?...
– Eh bien ! je me chargerais tout d’abord de cette entreprise.
– Que feriez-vous ?
– La chose du monde la plus simple, seigneur... Mais m’écoutez-vous avec bienveillance ?
– Je vous écoute comme un homme curieux de savoir comment on pourrait se venger... Il y a plus... ma famille supporte aussi impatiemment que moi l’outrage que l’on me fait. Je suis bien aise que ma famille prenne part à l’idée de représailles que vous me fournissez... Faites appeler mon neveu Bertuccio.
L’amiral connaissait le courage et la loyauté de ce jeune homme ; il fut charmé de l’ouverture qui lui allait être faite. Bertuccio Faliero accourut aussitôt qu’il comprit de quoi il s’agissait.
– Bertuccio, dit le Doge, vous avez à cœur mon honneur, qui est le vôtre. Voici l’amiral de l’arsenal qu’un gentilhomme vient de frapper au visage, et qui a juré de se venger. Apprenons un peu comment il s’y prendra, lui. C’est au moins une consolation pour nous de savoir que la vengeance n’est pas impossible à Venise... Maintenant, parlez, amiral.
– Seigneur, dit ce dernier, voici le moyen que j’emploierais si j’étais soutenu par le Doge - ce que je ne demande pas, ajouta-t-il en voyant le mouvement assez indifférent d’ailleurs que fit Marino Faliero. Je rassemblerais les marins de l’arsenal, hommes courageux et vraiment républicains, car ils ont vu les grandes batailles, et savent que devant la mort le gentilhomme est égal au plébéien. Je rassemblerais certains partis populaires déjà fort mécontents de l’oppression que fait peser sur eux la seigneurie de Venise, et je leur dirais : Amis, il faut que nous nous défassions aujourd’hui de ces insolents exacteurs qui pillent notre bien et insultent nos femmes. Il faut que nous affranchissions notre pays de cinquante à soixante tyrans qui se multiplient chaque année comme l’ivraie. Il faut que nous vengions nos injures nous-mêmes ; et comme presque tous ont reçu des injures, ils me comprendront.
Marino Faliero demanda de quelles ressources les conspirateurs pouvaient disposer.
– Nous avons plus d’hommes qu’il ne nous en faut. Ce qui nous manque, c’est un chef qui soit, non pas le serviteur de trois ou quatre Conseils des Dix et des Quarante, mais le véritable Roi de Venise. Doge, tu es digne de devenir notre prince. Veux-tu que nous changions ton bonnet ducal en une couronne ?
– Je le veux, si j’en suis réellement digne, répliqua Marino Faliero ; mais tout en apprenant de vous qu’il y a une conspiration qui couve, je voudrais, en général prévoyant, savoir de quelle façon vous ferez éclater le complot.
– Venez ce soir au milieu de nous, Prince, et livrez-vous sans restriction à nous.
– J’irai, répliqua Marino Faliero.
Il y alla en effet, et sa présence au milieu d’hommes mécontents de la tyrannie des nobles de Venise alluma en eux un nouvel enthousiasme. Il lui fut expliqué que les compagnies des conspirateurs prendraient les armes et se réuniraient à un signal donné ; que, forçant les palais des seigneurs sans défiance, l’armée révolutionnaire irait les écraser dans leurs nids, jusqu’alors inviolables.
– Quel signal ? demanda un des membres. Il faudrait quelque bruit éclatant comme celui du canon.
– Ou de la cloche de Saint-Marc, dit une voix, celle d’Israël Bertuccio, le plus hardi, le plus intelligent des conjurés.
– Mais, fit observer Bertram, un autre conjuré qui s’était tenu à l’écart, oubliez-vous que la cloche de Saint-Marc, au son de laquelle tous les citoyens doivent courir en armes sur la place, ne peut être mise en branle que par l’ordre du Doge, en cas d’alarme ou de danger pressant ?
– Eh bien, s’écria Marino Faliero, le Doge donnera l’ordre, et la cloche de Saint-Marc sonnera pour que chacun accoure, et que les mauvais soient tués par les bons.
Ils se séparèrent sur ces paroles. Le mercredi 15 avril 1355 devait amener l’exécution. Marino Bertuccio son neveu, Israël Bertuccio, tenaient seuls les secrets de l’entreprise ; les autres chefs eux-mêmes ne savaient rien de ce qui devait se passer. Ils étaient chargés seulement d’exciter quelque tumulte, afin de donner prétexte au Doge de faire sonner la cloche de Saint- Marc.
Tout marchait au gré de leurs désirs, lorsque ce Bertram, initié au complot, craignant de voir compromis dans le mouvement un patricien, Nicolo Lioni, son patron, alla le prier de ne pas sortir s’il entendait sonner la cloche de Saint-Marc.
Niccolo Lioni fut surpris ; Bertram ne voulut pas s’expliquer davantage ; mais le patricien, dont l’inquiétude commençait à grandir, fit arrêter le délateur et le força de comparaître devant le Conseil des Dix.
Bertram, menacé de la torture, avoua tout ce qu’il savait. On sut le nom des principaux conspirateurs, qui furent arrêtés isolément séance tenante. Quant au Doge, dont la culpabilité ressortait évidemment des dépositions de Bertram, un conseil particulier fut nommé pour approfondir la situation.
Les officiers de nuit (signori di notte) furent chargés d’entrer au palais et d’arrêter Marino Faliero : d’autres reçurent la mission d’empêcher que personne n’approchât de la Tour du beffroi. Le Doge, arrêté, fut traduit aussitôt devant le Conseil, qui l’interrogea comme accusé de haute trahison.
Marino Faliero refusa de répondre, disant qu’il était le prince et le chef. On passa immédiatement aux accusés d’un rang inférieur. Israël Bertuccio et Filippo Calendaro, chefs des marins du port, furent condamnés à être pendus aux piliers du principal balcon du palais. Comme ils voulaient expliquer leur conduite au peuple, on prit soin de les bâillonner.
Il paraît constant que ces conspirateurs furent renfermés dans les Plombs, pendant le court intervalle qui s’écoula entre leur arrestation et leur supplice. Cette prison se remplit peu à peu de tous ceux du complot que Bertram désigna aux Dix, et qui se dénoncèrent les uns les autres dans les tortures.
Beaucoup de ces malheureux avaient été enrôlés par les chefs, sous prétexte de servir l’État dans une entreprise dont le véritable but leur serait révélé au moment de l’exécution. Lorsqu’ils furent emprisonnés, les uns dans les Plombs, les autres dans les Puits, les Dix, jugeant qu’ils n’avaient plus rien à redouter, s’occupèrent de trancher la question relativement au Doge, et le vendredi 16 avril intervint un arrêt du conseil qui condamnait Marino Faliero à être décapité sur le palier même de l’escalier de pierre où les Doges prêtent serment de fidélité à la république.
Marino Faliero jouit jusqu’au dernier moment des prérogatives de son rang suprême. Il ne perdit le titre de Doge qu’avec la vie ; et les Dix, feignant de lui épargner la honte d’un supplice public, mais craignant en réalité quelque soulèvement du peuple en faveur du condamné, ordonnèrent que les portes du palais seraient fermées jusqu’à l’exécution de la sentence.
À midi, Marino Faliero fut amené sur le palier de l’escalier des Géants, où l’arrêt lui fut lu par l’un des membres du conseil. Il s’agenouilla, et se laissa paisiblement enlever le bonnet ducal ; puis le bourreau lui trancha la tête d’un seul coup d’épée. Aussitôt les portes furent ouvertes au peuple, qui assiégeait en foule le palais et qui vint contempler avec terreur le cadavre sanglant de son prince. Au même instant la fenêtre ouvrant sur le balcon donnait passage à l’un des Dix, lequel tenant d’une main l’épée, dégoutante de sang, cria d’une voix haute :
« Le traître a subi son jugement. »
Après Marino Faliero les prisonniers des Puits et des Plombs furent pendus aux piliers du balcon, les uns par couples, les autres isolément ; fort peu furent condamnés à la prison perpétuelle ; un plus petit nombre encore eut la vie sauve.
Ainsi fut sauvée l’aristocratie vénitienne par la mort de son chef. Voulant rendre plus solennelle et plus efficace la condamnation, elle confisqua tous les biens de Marino Faliero, bannit ses parents, et raya son nom du livre d’or de Venise. Elle fit couvrir d’un voile noir le portrait du mort, qui manque à la collection des portraits des Doges dans la salle du Grand conseil.
*
N.B. : Encore de nos jours on peut voir, dans la frise composée par les portraits des doges successifs qui fait le tour de cette salle, un rectangle
noir, masquant le portrait de Faliero, destiné à rappeler aux futurs doges le sort réservé à celui qui envisagerait de s’élever au rang de roi.
Seconde observation. La Sérénissime n’était pas une aristocratie au sens étymologique ( le pouvoir politique confié aux meilleurs ), mais
une ploutocratie ( le pouvoir politique confisqué par les plus riches ).