Page d'accueil>Table des rubriques>Le phénomène criminel>Crimes et procès célèbres>Christine de Suède prononce une condamnation à mort, par Charles de Martens

Après son abdication, séjournant en France,
LA REINE CHRISTINE DE SUÈDE
JUGE, CONDAMNE ET FAIT EXÉCUTER
UN HOMME DE SA SUITE DU CHEF DE TRAHISON

par Charles de Martens « Causes célèbres du droit des gens »
( 2ème éd., Leipzig, 1858 )
Mise à mort, en 1657, du marquis de Monaldeschi,
par ordre de la reine Christine de Suède,
près de laquelle il remplissait les fonctions de grand écuyer.

Jugement ou assassinat ?
Jugement selon les critères de l’époque,
puisque le condamné a été pleinement convaincu
d’avoir commis le crime à lui reproché,
et qu’il a subi la peine attachée à ce crime.

Jugement régulier ou irrégulier ?
Irrégulier puisque Christine de Suède ne portait plus le titre
de Reine qu’à titre honorifique et n’exerçait plus la fonction.
Irrégulier puisque la compétence juridictionnelle est territoriale
et que les faits se sont déroulés en un lieu soumis
à la juridiction du Roi de France, Louis XIV.

La mort du marquis de Monaldeschi, exécutée par ordre et commandement de la reine Christine de Suède au château royal de Fontainebleau, où cette princesse, descendue volontairement du trône, avait reçu momentanément l’hospitalité de Louis XIV, roi de France, a été un fait trop grave dans l’histoire du droit public des nations, bien qu’il n’ait été suivi du côté de la cour de France d’aucune mesure sévère, pour que nous ne puissions pas en faire une mention toute spéciale dans les Causes célèbres du droit des gens...

Il nous semble nécessaire de rappeler quels étaient le caractère, l’humeur, les goûts de la reine, et l’effet ou l’impression que sa présence en France, pendant le premier séjour qu’elle y fit en 1656, produisit sur l’opinion publique.

Voici comment s’exprime Sismondi en parlant de cette princesse, aussi remarquable par ses vastes connaissances et l’étendue de son esprit, que par les excentricités de sa vie nomade depuis l’abdication devant les États réunis à Upsale en 1654, de la couronne de Suède, en faveur de son cousin Charles-Gustave, qu’elle avait refusé d’épouser, disant que si on la forçait à se marier, « il pourrait aussi facilement naître d’elle un Néron qu’un Auguste ». - « Cette femme, dit Sismondi, brillait par son esprit, sa mémoire, l’étendue de ses connaissances, la fierté de son caractère, mais elle choquait souvent le goût par son mépris des bienséances. Elle affectait du dédain pour les femmes, et par ses habitudes, son costume même, elle voulait se confondre avec les hommes. Elle avait à Bruxelles abjuré le Luthéranisme pour rentrer dans l’église de Rome, non par conviction, mais par indifférence pour toutes les opinions religieuses. Elle avait été ensuite à Rome ; s’ennuyant de ce séjour elle revint en France par Marseille : dans toutes les villes sur son passage elle fut reçue avec tous les honneurs qu’on aurait rendus au roi lui-même : elle fit à Paris, le 8 Septembre 1656, une entrée presque triomphale. Elle alla ensuite voir la cour à Compiègne : on y fut frappé d’abord de son esprit, de ses connaissances multipliées, de l’étude qu’elle avait faite de la société française, au point d’en savoir toutes les anecdotes, et le caractère des principaux personnages : on lui trouva de l’aisance dans la conversation, de la grâce dans sa manière de flatter la reine avec familiarité. Mais aussi on fut choqué de la bizarrerie de son costume, de la licence de sa conversation, de l’inconvenance de ses manières avec les hommes, par lesquels seuls elle voulait être servie, tandis qu’elle ne permettait à aucune femme de l’approcher ; de l’exception qu’elle fit en faveur de Ninon de l’Enclos, cette courtisane semblait être de tout son sexe la seule personne pour laquelle elle eût de l’estime. Bientôt, à la curiosité et à l’intérêt qu’elle avait excités, succédèrent le blâme et ensuite le dégoût. Elle repartit de Compiègne le 23 septembre, dans le plus pauvre équipage, sans suite, sans serviteurs, sans argent, dans des voitures de louage en vraie reine de comédie  ».

Avant Sismondi, D’Alembert avait dit de la reine Christine : « Les inégalités de sa conduite, de son humeur, et de ses goûts ; »le peu de décence qu’elle mit dans ses actions ; le peu d’avantage qu’elle tira de ses connaissances et de son esprit ; sa fierté souvent déplacée ; ces discours équivoques sur la religion qu’elle avait quittée, et sur celle qu’elle avait embrassée ; enfin, la vie, pour ainsi dire errante qu’elle a menée parmi des étrangers qui ne l’aimaient pas : tout cela justifie, plus qu’elle ne l’a cru, la brièveté de l’épitaphe qu’elle ordonna d’inscrire sur son tombeau — D. O. M. vixit Christina ann. LXIII ».

Ce fut au second voyage que fit la reine Christine en France, en 1657, que l’exécution de Monaldeschi eut lieu. Elle désirait, disait-elle, assister à la représentation d’un ballet dans lequel le roi devait danser. Le château de Fontainebleau lui fut assigné pour demeure.

Fidèle à l’impartialité que nous nous sommes imposé comme règle, nous allons laisser parler successivement [des témoins]…

« Vers le mois de Septembre de cette année 1657 dit Arckenholtz, la reine prit la résolution de faire un second tour en France. à cet effet, elle sonda le terrain, et fit comprendre que la curiosité qu’elle avait de voir le ballet où le roi de France devait danser, au carnaval, lui donnait grande envie de s’y trouver. Quoique ce prétexte cachât probablement quelqu’autre dessein, si l’on en croit le Sieur Aitzema, lequel dit positivement que le cardinal Mazarin la soupçonna de vouloir s’entremettre pour procurer la paix à la France et à l’Espagne ; en quoi il croyait pouvoir bien se passer de ses bons offices ; cependant il ne s’opposa pas à son retour en France ; loin de là, elle y fut invitée ».

Elle arriva donc au mois d’Octobre à Fontainebleau, où, environ quinze jours après, se fit le triste massacre du pauvre marquis Monaldeschi, son grand écuyer. Comme on a parlé et écrit si diversement sur la cause et la manière de cette exécution, on ne saurait mieux faire que d’insérer dans cet ouvrage les deux relations auxquelles on a lieu de se fier plus qu’à aucune des autres qui ont été publiées. La première semble avoir été rendue publique par la cour de Christine, peu après l’exécution ; et la seconde a été faite par le Père Le Bel, prieur des Mathurins ou Trinitaires de Fontainebleau qui y assista.

Nous faisons suivre ici les deux pièces.

Relation touchant la mort du marquis de Monaldeschi

En parlant des affaires de Suède, dit Aitzema, il ne faut pas oublier la manière dont la reine Christine a, cette année, puni la trahison du marquis Monaldeschi, son grand écuyer. II a bien paru que cette princesse du Nord n’avait pas fait le meilleur choix, en recevant auprès d’elle des gens du Sud, je veux dire des Italiens. Partie par curiosité, partie pour montrer le zèle qu’elle avait de travailler au rétablissement de la paix entre les deux couronnes, elle était venue de Rome à Paris dans le mois d’Octobre. Comme elle avait longtemps gouverné un royaume, elle ne put tout d’un coup s’abstenir entièrement de se mêler des grandes affaires d’État, quoique la jalousie, vice ordinaire des Italiens, qui était entre le marquis Monaldeschi et le comte Sentinelli , un autre de ses officiers, y donnât aussi occasion. Cette jalousie vint même au point, qu’elle causa la perte du premier. L’on parle et l’on écrit diversement de la manière dont la reine le fit mourir, aussi bien que de la cause de sa mort. Voici ce qu’on en mande de sa propre cour.

Depuis le mois d’octobre à peu près, la reine de Suède avait conçu quelque soupçon du marquis, son grand écuyer, et elle s’y confirmait de jour en jour par différents indices qu’elle avait de son infidélité. Observant toutes ses démarches, et les lettres qu’on lui écrivait, elle y trouva qu’il trahissait ses intérêts, et que, par une double perfidie, il travaillait à faire retomber sur un absent, aussi officier de la reine, le crime dont lui seul était coupable. La reine fit semblant de croire que la trahison venait de cet autre, et elle témoigna au marquis qu’elle n’avait aucun doute de lui, afin de mieux découvrir le tout. Le marquis pensant avoir réussi dans son projet, dit un jour à la reine : Madame, Votre Majesté est trahie, et celui qui la trahit est l’absent connu de V. M., ou moi-même : cela ne peut venir d’aucun autre : V. M. saura bientôt lequel c’est et je la prie de ne point pardonner au coupable. La reine répondit : Que mérite un homme qui me trahit de la sorte  ? Le marquis dit : V. M. doit sans pitié le faire mourir sur le champ, et je m’offre moi-même à être ou l’exécuteur ou le patient : car c’est un acte de justice. -  Bon, dit la reine, souvenez-vous de ces paroles, et pour moi je vous déclare que je ne lui pardonnerai pas.

Cependant elle avait cacheté les lettres interceptées, qu’elle remit entre les mains du prieur des Mathurins de Fontainebleau, afin de les présenter au marquis quand il en serait temps. Lui de son côté, considérant qu’il s’était passé plusieurs ordinaires sans qu’il reçût de lettres, commença à entrer en méfiance, et chercha à trouver à Lyon un autre correspondant plus sûr, donnant à penser par différentes démarches qu’il méditait à prendre la fuite. C’est pourquoi la reine voulut le prévenir, et le fit appeler le 10 novembre, dans la Galerie des Cerfs selon sa coutume. Le marquis tarda un peu, et vint enfin tremblant, pâle, défiguré, le visage changé, tel que toute la cour le remarqua avec surprise depuis plusieurs jours. La reine lui tint d’abord quelques propos indifférents. Cependant elle avait donné ordre de faire venir le prieur dans la galerie, où il entra par une porte qui fut refermée sur le champ, et le capitaine de ses gardes vint par une autre avec deux soldats.

Alors la reine changea de discours, et s’étant fait remettre par le prieur les propres lettres du marquis, elle les lui montra, et lui reprocha son énorme félonie et son horrible trahison, elle lui fit tirer de la poche tous les papiers qu’il avait sur lui , parmi lesquels elle trouva deux lettres contrefaites, l’une adressée à la reine, l’autre au marquis lui-même, où elle découvrit une nouvelle trahison contre elle, encore plus noire que la précédente, dont il voulait se servir pour confirmer la mauvaise impression qu’il avait tâché de donner contre son ennemi. Parmi les lettres qu’il avait composées et fait écrire d’une fausse main, il s’en trouva d’originales écrites de sa main propre. Alors confus et convaincu d’être un faussaire et un traître il se jeta aux pieds de la reine, et confessa que peu de jours auparavant, il avait prononcé sa sentence de mort dans cette même place, de même que David fit au prophète Nathan. Ainsi la reine ordonna au prieur de le confesser, et au capitaine d’exécuter la sentence.

Monaldeschi tout épouvanté, retomba aux pieds de la reine, la priant de changer la sentence de mort en un bannissement perpétuel de l’Europe ; mais la reine lui répondit, qu’il valait mieux pour lui de mourir, que de vivre infâme. Après quoi elle lui tourna le dos, et s’en alla en disant : Dieu vous fasse miséricorde, comme je vous fais justice. L’exécution fut un peu différée par les supplications que le confesseur fit à Sa Majesté, pour sauver la vie au marquis. Celui-ci refusa opiniâtrement de se confesser : mais se voyant enfin sans espérance, il demanda pour confesseur l’aumônier de la reine, son ancien ami. La reine y consentit. Lorsqu’il fut entré, il trouva dans cette extrémité le marquis, qui le pria de vouloir bien encore intercéder pour lui auprès de Sa Majesté. L’aumônier le fit, et les larmes aux yeux il se prosterna une troisième fois aux pieds de la reine. Mais elle demeura inexorable ; alors le marquis se tourna vers ceux qui étaient présents, et leur dit : Mes amis, regardez mon malheur, et apprenez par mon exemple à ne jamais faire de mauvaises actions.

L’ordre de l’exécuter étant encore venu, il se confessa à l’aumônier, et le supplia de vouloir bien avec la plus profonde soumission demander pardon pour lui, d’abord à Sa Majesté, ensuite à tous les innocents contre lesquels il avait conspiré, reconnaissant que tout ce qu’il avait dit à leur préjudice, était de pures impostures et son invention : et il pria le confesseur de leur en faire réparation d’honneur. Le marquis agité par les remords de sa conscience, avait quelques jours auparavant brûlé beaucoup d’écrits et de papiers, et s’était armé d’une cotte de maille qui prolongea l’exécution. Il reçut enfin le coup mortel à la gorge. Un autre coup porté un moment plus tôt, non à dessein, mais par un ordre secret de la justice divine, lui avait abattu les doigts dont il s’était servi pour écrire tant de faussetés. Sa perfidie à l’égard de la reine n’avait rien d’étrange, puisqu’il avait donné d’autres preuves d’infidélité envers le pape Alexandre, son souverain naturel, contre qui il avait fait des satyres et des pasquinades qu’on a trouvé écrites de sa main.

Relation de la mort du marquis de Monaldeschi,
faite par le Père Le Bel

Le 6 novembre 1657, à neuf heures et un quart du matin, la reine de Suède, étant à Fontainebleau, logée à la conciergerie du château, m’envoya quérir par un de ses valets de pied. Il me dit qu’il avait ordre de Sa Majesté de me mener parler à elle, en cas que je fusse le supérieur du couvent. Je lui répondis que je l’étais, et que je m’en allais avec lui pour savoir la volonté de S. M. suédoise.

Ainsi, sans chercher de compagnon, de crainte de faire attendre cette reine, je suivis ce valet de pied jusqu’à l’antichambre. On m’y fit attendre quelques moments. À la fin ce valet de pied étant revenu, il me fit entrer dans la chambre de la reine de Suède. Je la trouvai seule, et lui ayant rendu mes très humbles respects et mes soumissions, je lui demandai ce que S. M. désirait de moi, son très humble serviteur. Elle me dit que, pour parler avec plus de liberté, j’eusse à la suivre, et, étant entrée dans la galerie des Cerfs, elle me demanda si elle n’avait jamais parlé à moi ? Je lui répondis que j’avais eu l’honneur de faire ma révérence à S. M., et de l’assurer de mes très humbles obéissances, et qu’elle avait eu la bonté de m’en remercier, et non autres choses. Sur quoi cette reine me dit, que je portais un habit qui l’obligeait à se fier en moi, et me fit promettre sous le sceau de la confession de garder et de tenir le secret qu’elle me voulait découvrir. Je fis réponse à S. M., qu’en matière de secret j’étais naturellement aveugle et muet ; et que l’étant à l’égard de toutes sortes de personnes, à plus forte raison je devais l’être pour une princesse comme elle ; et j’ajoutai que l’Écriture dit, qu’il est bon de tenir caché le secret du roi : Sacrametum regis abscondere bonum est. Après cette réponse, elle me chargea d’un paquet de papiers, cacheté en trois endroits, sans aucune suscription, et me commanda de le lui rendre en présence de qui elle me le demanderait ; ce que je promis à S. M. suédoise. Elle me recommanda ensuite de bien observer le temps, le jour, l’heure et le lieu où elle me donnait ce paquet, et, sans autre entretien, je me retirai avec ce paquet et laissai cette reine dans la galerie.

Le samedi, dixième jour du même mois de novembre, à une heure après midi, la reine de Suède m’envoya quérir par un de ses valets de chambre, lequel m’ayant dit que S. M. me demandait, j’entrai dans un cabinet pour prendre le paquet dont elle m’avait chargé, dans la pensée que j’eus qu’elle m’envoyait quérir pour le lui rendre. Je suivis ce valet de chambre, lequel m’ayant mené par la porte du donjon, me fit entrer dans la galerie des Cerfs ; et aussitôt que nous fûmes entrés, il ferma la porte avec tant d’empressement que j’en fus un peu étonné. Ayant aperçu vers le milieu de la galerie, la reine qui parlait à un de sa suite, qu’on appelait le marquis (j’ai appris depuis que c’était le marquis de Monaldeschi), je m’approchai de cette princesse. Après lui avoir fait la révérence, elle me demanda d’un ton de voix assez haut, en la présence de ce marquis et de trois autres hommes qui y étaient, le paquet qu’elle m’avait confié. Deux des trois hommes étaient éloignés de la reine de quatre pas, et le troisième, assez près de S. M. Elle me parla en ces termes : Mon père, rendez-moi le paquet que je vous ai donné. Je m’approchai, et le lui présentai.

S. M. l’ayant pris et considéré quelque temps, l’ouvrit, et prit les lettres et écrits qui étaient dedans. Elle les fit voir et lire à ce marquis, lui demandant, d’une voix grave et d’un ton assuré, s’il les connaissait bien. Ce marquis les dénia, mais en pâlissant. Ne voulez-vous pas reconnaître ces lettres et ces écrits ? lui dit-elle (n’étant à la vérité que des copies que cette reine elle-même avait transcrites). S.M. suédoise ayant laissé songer quelque temps le dit marquis sur ces copies, elle tira de dessus elle les originaux, et, les lui montrant, l’appela traître, et lui fit avouer son écriture et son seing. Elle l’interrogea plusieurs fois, à quoi ce marquis s’excusant, répondait du mieux qu’il pouvait, rejetant la faute sur diverses personnes. Enfin, il se jeta aux pieds de cette reine, lui demandant pardon ; et en même temps, les trois hommes qui étaient là présents tirèrent leurs épées hors du fourreau. Alors il se releva, tira la reine tantôt dans un coin de la galerie, et tantôt à un autre, la suppliant toujours de l’entendre et de le recevoir dans ses excuses. S.M. ne lui dénia jamais rien, mais l’écouta avec une grande patience, sans que jamais elle témoignât la moindre importunité ni aucun signe de colère.

Aussitôt se tournant vers moi, lorsqu’il la pressait le plus de l’écouter et de l’entendre : Mon père, me dit-elle, voyez et soyez témoin (s’approchant du marquis et appuyée sur un petit bâton d’ébène à poignée ronde), que je ne presse rien contre cet homme, et que je donne à ce traître et à ce perfide tout le temps qu’il veut, et plus qu’il n’en saurait désirer d’une personne offensée, pour se justifier s’il le peut.

Le marquis, pressé par cette reine, lui donna des papiers et deux ou trois petites clefs liées ensemble qu’il tira de sa poche, de laquelle il tomba deux ou trois petites pièces d’argent ; et après une heure et plus de conférence, ne contentant pas cette reine par ses réponses, S. M. s’approcha un peu de moi, et me dit d’une voix assez élevée, mais grave et modérée : Mon père, je me retire, et vous laisse cet homme, disposez-le à la mort et prenez soin de son âme.

Si cet arrêt avait été prononcé contre moi, je n’aurais pas eu plus de frayeur ; et à ces mots ce marquis, se jetant à ses pieds, et moi de même, en lui demandant pardon pour ce pauvre marquis, elle me dit : Qu’elle ne le pouvait pas ; que ce traître était plus coupable que ceux qui sont condamnés à la roue. Qu’il savait bien qu’elle lui avait communiqué comme à un fidèle sujet, ses affaires les plus importantes et ses plus secrètes pensées. Outre qu’elle ne lui voulait point reprocher les biens qu’elle lui avait faits, qui excédaient ceux qu’elle eût pu faire à un frère, l’ayant toujours regardé comme tel, et que sa conscience seule lui devait servir de bourreau. Après ces mots, S. M. se retirant, me laissa avec ces trois hommes qui avaient leurs épées nues dans le dessein d’achever cette exécution.

Après que cette reine fut sortie, le marquis se jeta à mes pieds, et me conjura avec instance d’aller auprès de S.M. pour obtenir son pardon. Cependant ces trois hommes le pressaient de se confesser lui tenant l’épée contre les reins, sans pourtant le toucher ; et moi, avec les larmes à l’œil, je l’exhortais de demander pardon à Dieu. Alors le chef des trois partit pour aller vers S.M. lui demander pardon, et implorer sa miséricorde pour le pauvre marquis. Mais revenant triste de ce que sa maîtresse lui avait commandé de le dépêcher, lui dit en pleurant : Marquis, songez à Dieu et à votre âme ; il faut mourir.

A ces mots, comme hors de lui, le marquis se jeta une seconde fois à mes pieds, me conjurant de retourner vers la reine, pour tenter encore une fois la voie du pardon et de la grâce ; ce que je fis. Ayant trouvé S.M. seule dans sa chambre, avec un visage serein, et sans émotion, je m’approchai d’elle, me laissant tomber à ses pieds, les larmes aux yeux et les sanglots au cœur ; je la suppliai, par les douleurs et les plaies de Jésus-Christ, de faire miséricorde et grâce à ce pauvre marquis. Elle me témoigna être fâchée de ne pouvoir accorder ma demande, après la perfidie et la cruauté que ce malheureux lui avait voulu faire endurer en sa personne : après quoi il ne devait jamais espérer de rémission ni grâce, et me dit que l’on en avait envoyé plusieurs sur la roue qui ne l’avaient pas tant mérité que ce traître.

Voyant que je ne pouvais rien gagner par mes prières sur l’esprit de cette reine, je pris la liberté de lui représenter qu’elle était dans la maison du roi de France, et qu’elle prît bien garde à ce qu’elle allait faire exécuter, et si le roi le trouverait bon. Sur quoi S.M. répondit : Qu’elle avait le droit de faire justice, et qu’elle prenait Dieu à témoin si elle en voulait à la personne de ce domestique, et si elle n’avait pas déposé toute haine, ne s’en prenant qu’à son crime et à sa trahison, qui n’auraient jamais de pareilles, et qui touchaient tout le monde ; outre que le roi de France ne la logeait pas dans sa maison comme captive réfugiée, qu’elle était maîtresse de ses volontés pour rendre et faire justice à ses domestiques, en tous lieux et en tout temps, et qu’elle ne devait répondre de ses actions qu’à Dieu seul, ajoutant que ce qu’elle faisait n’était pas sans exemple. Et quoique je répartisse à cette reine qu’il y avait quelque différence ; que si les rois avaient fait des choses semblables, ç’avait été chez eux et non ailleurs (1) . Mais je n’eus pas sitôt dit ces paroles, que je m’en repentis, craignant de l’avoir trop pressée.

Sur quoi je lui dis encore : Madame, par l’honneur et l’estime que vous vous êtes acquis en France, et par l’espérance qu’ont tous les bons Français de votre négociation, je supplie très humblement V.M. d’éviter que cette action (quoiqu’à l’égard de V.M , Madame, elle soit de justice) ne passe néanmoins dans l’esprit des hommes pour violente et pour précipitée. Faites plutôt encore un acte généreux de miséricorde envers ce pauvre marquis, ou, du moins, mettez-le entre les mains de la justice du roi, et lui faites faire son procès dans les formes requises. Vous en aurez toute la satisfaction, et conserverez, Madame, par ce moyen, le titre d’admirable que vous portez en toutes vos actions parmi tous les hommes.

Quoi ! mon père, me dit cette reine, moi, en qui doit résider la justice absolue et souveraine de mes sujets, me voir réduite à solliciter contre un traître domestique, dont les preuves de son crime et de sa perfidie sont en ma puissance, écrites et signées de sa propre main !

- Il se peut, Madame, mais V.M. est partie intéressée.

- Non, non, mon père, je le ferai savoir au roi ; retournez et ayez soin de son âme ; je ne puis en conscience accorder ce que vous me demandez.

Et ainsi me renvoya. Je compris pourtant au changement de sa voix, en ces dernières paroles, que si cette reine eût pu différer l’action et changer de lieu, qu’elle l’eût fait indubitablement ; mais que l’affaire était trop avancée pour prendre une autre résolution sans se mettre en danger de laisser échapper le marquis, et peut-être mettre sa propre vie au hasard.

Dans ces extrémités je ne savais que faire, ni à quoi me résoudre. De sortir, je ne le pouvais, et quand je l’aurais pu, je me voyais engagé par un devoir de charité et de conscience, à secourir ce marquis pour le disposer à bien mourir. Je rentrai donc enfin dans la galerie, en embrassant ce pauvre malheureux qui se baignait en ses larmes. Je l’exhortai, dans les meilleurs termes et les plus pressants qu’il me fut possible, qu’il plût à Dieu de l’inspirer de se résoudre à la mort, de songer à sa conscience, puisqu’il n’y avait plus dans ce monde d’espérance de vie pour lui, et qu’offrant et souffrant sa mort pour la justice, il devait en Dieu seul jeter ses espérances pour l’éternité où il trouverait ses consolations.

À cette triste nouvelle, après avoir poussé deux ou trois grands cris, il se mit à genoux, à mes pieds, m’étant assis sur un des bancs de la galerie, il commença sa confession. Mais l’ayant fort avancée, il se releva tout à coup, en poussant des cris douloureux. Je parvins à le remettre, et lui fis faire des actes de foi en renonçant à toutes pensées contraires. Alors, il acheva sa confession en latin, français et italien, ainsi qu’il pouvait mieux s’expliquer, dans le trouble où il était. L’aumônier de la reine arriva comme je l’interrogeais sur un doute. Dès que le marquis l’aperçut, il courut à lui sans attendre l’absolution, espérant grâce de sa faveur. Ils parlèrent bas longtemps ensemble, se tenant les mains, et retirés en un coin de la galerie. Leur conférence finie, l’aumônier sortit et emmena avec lui le chef des trois, commis pour l’exécution. Peu de moments après, l’aumônier étant demeuré dehors, l’autre revint seul, et lui dit : Marquis, demande pardon à Dieu ; il faut mourir : es-tu confessé ?

Et, lui disant ces paroles, le pressa contre la muraille au bout de la galerie où est la peinture de Saint-Germain ; et je ne me pus si bien détourner que je ne visse qu’il lui porta un coup dans l’estomac du côté droit, et que le marquis le voulant parer, prit l’épée de la main droite, dont l’autre, en la retirant, lui coupa trois doigts, et l’épée demeura faussée. Pour lors, il dit à un autre qu’il était armé en dessous ; comme en effet, il avait une cotte de mailles qui pesait neuf à dix livres, et le même, à l’instant redoubla le coup dans le visage ; après lequel ce marquis cria : Mon père ! mon père ! Je m’approchai de lui, et les autres se retirèrent un peu à quartier. Le marquis, un genou en terre, demanda pardon à Dieu, et me dit encore quelque chose où je lui donnai l’absolution, avec la pénitence de souffrir la mort patiemment pour ses péchés, et de pardonner à tous ceux qui le faisaient mourir ; laquelle reçue, il se jeta sur le carreau, et en tombant, un autre lui donna un coup sur le haut de la tête qui lui emporta des os. Le marquis étant étendu sur le ventre, faisait signe, et marquait qu’on lui coupât le col, et le même lui donna deux ou trois coups sans lui faire grand mal, parce que la cotte de mailles qui était montée avec le col du pourpoint, para et empêcha la force des coups. Cependant je l’exhortais de se souvenir de Dieu, et d’endurer avec patience, pour la rémission de ses péchés. Sur quoi le chef m’ayant demandé s’il ne le ferait pas achever, je le rembarrai rudement, en lui disant que je n’avais pas de conseil à lui donner là-dessus ; que je demandais sa vie et non sa mort. Sur quoi, il me demanda pardon, en confessant d’avoir eu tort de me faire une telle demande.

Sur ce discours, le pauvre marquis, qui n’attendait qu’un dernier coup, entendant ouvrir la porte de la galerie, reprit courage, se retourna, voyant que c’était l’aumônier qui entrait, il se traîna du mieux qu’il put, s’appuyant contre le lambris de la galerie, demanda à lui parler. L’aumônier passa à la gauche de ce marquis, moi étant à la droite ; et le marquis se tournant vers l’aumônier, en joignant les mains, lui dit tout bas quelque chose, comme se confessant. Après quoi l’aumônier lui dit : Demandez pardon à Dieu ; et après m’en avoir demandé permission, il lui donna l’absolution. Il me dit ensuite de demeurer auprès du marquis, et qu’il s’en retournait vers la reine.

Au même instant celui qui avait frappé sur le col dudit marquis, et qui était près de l’aumônier à sa gauche, lui perça la gorge d’une épée assez longue et étroite, duquel coup le marquis tomba sur le côté droit, et ne parla plus, mais demeura plus d’un quart d’heure à respirer, durant lequel je lui criais et l’exhortais de mon mieux ; et ainsi ayant perdu son sang, finit sa vie à trois heures et trois quarts après-midi. Je lui dis le De profundis, avec l’oraison ; et après, le chef des trois lui remua un bras et une jambe, déboutonna son haut de chausse et son caleçon, fouilla dans son gousset, et ne trouva rien, sinon en sa poche un petit livre d’heures de la vierge et un petit couteau. Après quoi ils partirent tous les trois, et moi ensuite pour recevoir les ordres de S.M.

Cette reine, assurée de la mort dudit marquis, témoigna du regret d’avoir été obligée de faire faire cette exécution. Mais qu’il était de justice de la faire pour son crime et sa trahison, et qu’elle priait Dieu de la lui pardonner. Elle me commanda d’avoir soin de le faire enlever de là, de l’enterrer, et me dit qu’elle voulait faire dire plusieurs messes pour son âme. Je fis faire une bière, et la fis mettre dans un tombereau à cause de la pesanteur du corps et du mauvais chemin ; puis la fis conduire à la paroisse, par mon vicaire et chapelain, assisté de trois hommes, avec ordre de l’enterrer dans l’église, près du bénitier. Ce qui fut fait et exécuté à cinq heures et trois quarts du soir le lundi douzième jour de novembre.

Cette reine envoya cent livres par deux de ses valets de chambre , pour prier Dieu pour le repos de l’âme dudit marquis ; duquel, le mardi, 13 du dit mois, on publia le service par le son des cloches qui fut célébré le mercredi 14, avec toute solennité et dévotion, dans l’église paroissiale d’Avon, où ce marquis est enterré, et continuâmes un Credo et les messes que cette reine avait ordonnées de dire, pour supplier la bonté divine qu’il lui plaise de mettre l’âme de ce pauvre défunt dans son paradis…

La reine se hâta de faire connaître au roi Louis XIV ce qu’elle avait jugé à propos de faire pour punir un serviteur infidèle et traître … Christine quitta la France peu de temps après et n’y revint plus.


NOTE :

(1) L’histoire d’Angleterre fournit un autre exemple de sentence de mort prononcée par une personne royale et exécutée en conséquence hors de ses États et dans le temps qu’elle n’était pas en possession de la royauté. Charles II, pendant son exil et le séjour qu’il fit â Cologne en 1665, découvrit qu’un de ses domestiques nominé Manning, venu depuis peu d’Angleterre, entretenait une correspondance secrète, quoique fausse, avec Thurloco, secrétaire de Cromwell, et lui faisait savoir ce qui se passait à la cour du roi. Cet homme fut pris et arquebusé sur l’ordre de Chartes II, et les instances de toute sa cour, dans un château du duc de Neubourg.

Signe de fin