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L’AFFAIRE DE LA BRINVILLIERS,
vue par deux écrivains :

I - Madame de Sévigné, dans ses « Lettres »
II - Alexandre Dumas, dans « les Crimes célèbres »

I - Lettres de Mme de Sévigné

A Paris, mercredi 29 avril [1676].

Mme de Brinvilliers n’est pas si aise que moi : elle est en prison, elle se défend assez bien; elle demanda hier à jouer au piquet, parce qu’elle s’ennuyait. On a trouvé sa confession; elle nous apprend qu’à sept ans elle avait cessé d’être fille; quelle avait continué sur le même ton; qu’elle avait empoisonné son père, ses frères, et un de ses enfants, et elle-même; mais ce n’est que pour essayer d’un contre-poison : Médée n’en avait pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession était de son écriture; c’est une grande sottise; mais qu’elle avait la fièvre chaude quand elle l’avait écrite, que c’était une frénésie, une extravagance, qui ne pouvait pas être lue sérieusement.

A Paris, vendredi 1er mai.

On ne parle ici que des discours, et des faits et gestes de la Brinvilliers. A-t-on jamais vu craindre d’oublier dans sa confession d’avoir tué son père ? Les peccadilles qu’elle craint d’oublier sont admirables. Elle aimait ce Sainte-Croix, elle voulait l’épouser, et empoisonnait fort souvent son mari à cette intention. Sainte-Croix, qui ne voulait point d’une femme aussi méchante que lui, donnait du contre-poison à ce pauvre mari; de sorte qu’ayant été ballotté cinq ou six fois de cette sorte, tantôt empoisonné, tantôt désempoisonné, il est demeuré en vie, et s’offre présentement de venir solliciter pour sa chère moitié :on ne finirait point toutes ces folies.

A Paris, vendredi 3 juillet

L’affaire de la Brinvilliers va toujours son train. Elle empoisonnait de certaines tourtes de pigeonneaux, dont plusieurs mouraient qu’elle n’avait point dessein de tuer. Le chevalier du guet avait été de ces jolis repas, et s’en meurt depuis deux ou trois ans. Elle demandait l’autre jour s’il était mort; on lui dit que non; elle dit en se tournant : « Il a la vie bien dure. »

A Paris, vendredi 10 juillet.

On a confronté Penautier à la Brinvilliers; cette entrevue fut fort triste : ils s’étaient vus autrefois plus agréablement. Elle a tant promis que, si elle mourait, elle en ferait bien mourir d’autres, qu’on ne doute point qu’elle n’en dise assez pour entraîner celui-ci, ou du moins pour lui faire donner la question, qui est une chose terrible. Cet homme a un nombre infini d’amis d’importance, qu’il a obligés dans les deux emplois qu’il avait. Ils n’oublient rien pour le servir; on ne doute pas que l’argent ne se jette partout; mais s’il est convaincu, rien ne le peut sauver...

A Paris, ce vendredi 17 juillet.

Enfin c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air. Son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent, de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tous étonnés. Elle fut jugée dès hier ; ce matin, on lui a lu son arrêt, qui était de faire amende honorable à Notre-Dame et d’avoir la tête coupée, son corps brûlé, les cendres au vent.

On l’a présentée à la question; elle a dit qu’il n’en était pas besoin, et qu’elle dirait tout. En effet, jusqu’à cinq heures du soir elle a conté sa vie, encore plus épouvantable qu’on ne le pensait. Elle a empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvait en venir à bout), ses frères et plusieurs autres ; et toujours l’amour et les confidences mêlés partout. Elle n’a rien dit contre Pennautier.

Après cette confession, on n’a pas laissé de lui donner, dès le matin, la question ordinaire et extraordinaire; elle n’en a pas dit davantage. Elle a demandé à parler à Monsieur le procureur général; elle a été une heure avec lui. On ne sait point encore le sujet de cette conversation.

A six heures on l’a menée, nue en chemise et la corde au cou, à Notre-Dame faire l’amende honorable. Et puis on l’a remise dans le même tombereau, où je l’ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un confesseur auprès d’elle, le bourreau de l’autre côté ; en vérité, cela m’a fait frémir. Ceux qui ont vu l’exécution disent qu’elle a monté` sur l’échafaud avec bien du courage. Pour moi, j’étais sur le pont Notre-Dame avec la bonne d’Escars; jamais il ne s’est vu tant de monde, ni Paris si ému ni si attentif. Et demandez-moi ce qu’on a vu, car pour moi je n’ai vu qu’une cornette, mais enfin ce jour était consacré à cette tragédie. J’en saurai demain davantage, et cela vous reviendra…

A Paris, mercredi 22 juillet.

…Encore un petit mot de la Brinvilliers : elle est morte comme elle a vécu, c’est-à-dire résolument. Elle entra dans le lieu où l’on devait lui donner la question, et voyant trois seaux d’eau : « C’est assurément pour me noyer, dit-elle, car de la taille dont je suis, on ne prétend pas que je boive tout cela. ».

Elle écouta son arrêt, dès le matin, sans frayeur ni sans faiblesse; et sur la fin, elle le fit recommencer, disant que ce tombereau l’avait frappée d’abord, et qu’elle en avait perdu l’attention pour le reste. Elle dit à son confesseur, par le chemin, de faire mettre le bourreau devant elle, « afin de ne point voir, dit-elle, ce coquin de Desgrez qui m’a prise » ; il était à cheval devant le tombereau. Son confesseur la reprit de ce sentiment; elle dit : « Ah, mon Dieu ! je vous en demande pardon; qu’on me laisse donc cette étrange vue ». Et monta seule° et nu-pieds sur l’échelle et sur l’échafaud, et fut un quart d’heure mirodée, rasée, dressée et redressée, par le bourreau; ce fut un grand murmure et une grande cruauté.

Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple disait qu’elle était sainte. Elle avait, disait-elle, deux confesseurs : l’un disait qu’il fallait tout dire, et l’autre non ; et elle de cette diversité; disant : « Je peux faire en conscience tout ce qu’il me plaira. » Il lui a plu de ne rien dire du tout. Pennautier sortira un peu plus blanc que de la neige ; le public n’est point content; on dit que tout cela est trouble.

Admirez le malheur : cette créature a refusé d’apprendre ce qu’on voulait, et a dit ce qu’on ne demandait pas. Par exemple elle dit que M. Foucquet avait envoyé Glaser, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir d’une herbe qui fait du poison; elle a entendu dire cette belle chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d’accablement et quel prétexte pour achever ce misérable. Tout cela est bien suspect. On ajoute encore bien des choses, mais en voilà assez pour aujourd’hui.

*       *

*

II – A. Dumas, « La marquise de Brinvilliers »

On vint prévenir la marquise de descendre, et que M. le premier greffier l’attendait pour lui lire son arrêt. Elle écouta cette nouvelle avec beaucoup de calme, demeurant sur ses genoux et retournant seulement la tête ; puis, sans aucune altération dans la voix:

- « Tout à l’heure, dit-elle ; nous achevons un mot, monsieur et moi, et je suis ensuite tout à vous ».

Elle continua effectivement avec une grande tranquillité à dicter au docteur la fin de sa confession. Lorsqu’elle crut être arrivée au bout, elle lui demanda de dire avec elle une petite prière, pour que Dieu lui accordât, devant les juges qu’elle avait scandalisés, un repentir pareil à son effronterie passée ; puis, cette prière dite, elle prit sa mante, un livre de prières que lui avait laissé le père Chavigny, et suivit le concierge, qui la conduisit jusque dans la chambre de la question, où son arrêt lui devait être lu.

On commença par l’interrogatoire, qui dura cinq heures, et dans lequel la marquise dit tout ce qu’elle avait promis de dire, niant qu’elle eût des complices, et affirmant qu’elle ne connaissait ni la composition des poisons qu’elle administrait, ni celle de l’antidote par lequel on pouvait les combattre ; puis, l’interrogatoire fini, et comme les juges virent qu’ils n’en pourraient pas tirer autre chose, ils firent signe au premier greffier de lui lire son arrêt, qu’elle écouta debout ; il était conçu en ces termes :

Vu par la Cour, les grand’chambres et tournelles assemblées, etc., en conséquence du renvoi requis par ladite d’Aubray de Brinvilliers, conclusions du procureur-général du Roi, interrogée ladite d’Aubray sur les cas résultants du procès, dit a été que la Cour a déclaré et déclare ladite d’Aubray de Brinvilliers dûment atteinte et convaincue d’avoir fait empoisonner maître Dreux d’Aubray, son père, et lesdits maîtres d’Aubray, l’un lieutenant civil, l’autre conseiller au Parlement, ses deux frères, et attenté à la vie de Thérèse d’Aubray, sa sœur ;et, pour réparation, a condamné et condamne ladite d’Aubray de Brinvilliers à faire amende honorable au-devant de la principale porte de l’église de Paris, où elle sera menée dans un tombereau, nu-pieds, la corde au cou, tenant en ses mains une torche ardente du poids de deux livres, et là, étant à genoux, dire et déclarer que méchamment, par vengeance et pour avoir leurs biens, elle a empoisonné son père, fait empoisonner ses deux frères et attenté à la vie de sa sœur, dont elle se repent, en demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice, et ce fait, menée et conduite dans ledit tombereau en la place de Grève de cette ville, pour y avoir la tête tranchée sur un échafaud qui, pour cet effet, sera dressé sur ladite place, son corps brûlé et les cendres jetées au vent ; icelle préalablement appliquée à la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation de ses complices ; la déclare déchue des successions de ses dits père, frères et sœur, du jour desdits crimes par elle commis, et tous ses biens acquis et confisqués à qui il appartiendra, sur iceux et autres non sujets à confiscation, préalablement pris la somme de quatre mille livres d’amende envers le Roi, quatre cents livres pour faire prier Dieu pour le repos des âmes desdits défunts frères, père et sueur, en la chapelle de la Conciergerie du Palais ; dix mille livres de réparation en ladite dame Mangot, et tous les dépens, même ceux faits contre ledit Amelin, dit Lachaussée.
Fait en Parlement, ce 16 juillet 1676

La marquise écouta cet arrêt sans frayeur et sans faiblesse. Cependant, lorsqu’il fut fini : « Monsieur, dit-elle au premier greffier, ayez la bonté de recommencer; le tombereau, auquel je ne m’attendais pas, m’a tellement frappée, que j’en ai perdu l’attention pour tout le reste ».

Le premier greffier relut l’arrêt; puis, comme de ce moment elle appartenait à l’exécuteur, celui-ci s’approcha d’elle ; la marquise le reconnut en lui voyant une corde aux mains ; elle lui tendit aussitôt les siennes, le regardant froidement depuis les pieds jusqu’à la tête, sans lui dire une seule parole. Alors les juges se retirèrent les uns après les autres, et en se retirant démasquèrent les différents appareils de la question. La marquise jeta les yeux avec fermeté sur ces chevalets et ces anneaux terribles qui avaient distendu tant de membres et fait pousser tant de cris, et apercevant les trois seaux d’eau préparés pour elle, elle se retourna vers le greffier, ne voulant point parler au bourreau, et disant avec un sourire :

- « C’est pour me noyer, sans doute, que vous avez rassemblé tant d’eau, monsieur ? car de la taille que je suis, vous n’avez pas, je l’espère, la prétention de me faire avaler tout cela ».

Elle pria jusqu’à sept heures. Au moment où elles sonnaient, le bourreau vint sans rien dire se placer debout devant elle ; elle comprit que le moment était venu, et saisissant le bras du docteur: - Encore un peu de temps, lui dit-elle, encore quelques instants, je vous prie.

- « Madame, répondit [le confesseur] en se levant, allons adorer le sang divin dans le sacrement, et le prier de vous ôter ce qui vous reste de tache et de péché, et vous obtiendrez ainsi le répit que vous désirez ».

Alors le bourreau serra autour de ses mains les cordes qu’auparavant il avait laissées lâches et presque flottantes, et elle vint d’un pas assez ferme se mettre à genoux devant l’autel entre le chapelain de la Conciergerie et le docteur. Le chapelain était en surplis, et il entonna à voix haute le Veni Creator, le Salve Regina, et Tantum ergo. Ces prières finies, il lui donna la bénédiction du Saint-Sacrement, qu’elle reçut à genoux et la face contre terre. Puis, le bourreau marchant devant pour préparer une chemise, elle sortit de la chapelle, appuyée du côté gauche sur le docteur, et du côté droit sur le valet du bourreau. Ce fut à cette sortie qu’elle éprouva sa première confusion. Dix ou douze personnes l’attendaient ; et comme elle se trouva tout à coup en face d’elles, elle fit un pas en arrière, et de ses mains, toutes liées qu’elles étaient, elle abattit le devant de sa coiffe et s’en couvrit à moitié le visage. Bientôt elle passa sous un guichet qui se referma derrière elle, de sorte qu’elle se retrouva seule entre deux guichets avec le doc­teur et le valet du bourreau ; en ce moment, du mou­vement violent qu’elle avait fait pour se cacher le visage, son chapelet se défila, et quelques grains tombèrent par terre. Cependant elle continuait d’avancer sans y faire attention ; mais le docteur la rappela, puis, se baissant, il se mit à ramasser ces grains avec le valet du bourreau, qui, les rassemblant tous dans sa main, les versa dans celle de la mar­quise. Alors le remerciant humblement de cette attention :

- « Monsieur, lui dit-elle, je sais que je ne possède plus rien en ce monde, que tout ce que j’ai sur moi vous appartient, que je ne puis rien donner que de votre agrément ; mais je vous prie de trouver bon qu’avant de mourir je donne ce chapelet à monsieur ; vous n’y perdrez pas beaucoup, car il n’est pas de prix, et je ne le lui remets que pour le faire passer entre les mains de ma sœur. Consentez donc, monsieur, que j’en use ainsi, je vous en supplie. »

- « Madame, répondit le valet, quoique ce soit l’usage que les habits des condamnés nous appartiennent, vous êtes la maîtresse de tout ce que vous avez, et quand la chose serait de plus grande valeur, vous pouvez en disposer à votre plaisir ».

Le docteur, qui lui donnait le bras, la sentit frissonner à cette galanterie du valet du bourreau, qui, de l’humeur hautaine dont était la marquise, devait être pour elle la chose la plus humiliante qui se puisse imaginer; mais cependant ce mouvement, si elle l’éprouva, fut intérieur, et son visage n’en témoigna rien. En ce moment elle se trouva dans le vestibule de la Conciergerie, entre la cour et le premier guichet, où on la fit asseoir, afin de la mettre dans l’état où elle devait être pour l’amende honorable. Comme chaque pas qu’elle faisait alors la rapprochait de l’échafaud, chaque événement l’inquiétait davantage. Elle se retourna donc avec angoisse, et vit le bourreau qui tenait une chemise à la main. En ce moment on ouvrit la porte du vestibule, et une cinquantaine de personnes entrèrent, parmi lesquelles étaient Mme la comtesse de Soissons, Mme du Refuge, Mlle de Scudéry, M. de Roquelaure et M. l’abbé de Chimay. A cette vue, la marquise devint rouge de honte, et se penchant vers le docteur :

- « Monsieur, lui dit-elle, cet homme va-t-il donc me déshabiller une seconde fois, comme il a déjà fait dans la chambre de la question ? Tous ces apprêts sont bien cruels, et malgré moi me détournent de Dieu ».

Le bourreau, si bas qu’elle eût parlé, entendit ces paroles et la rassura, lui disant qu’on ne lui ôterait rien et qu’on lui passerait la chemise par-dessus ses autres vêtements. Alors il s’approcha d’elle, et comme il était d’un côté et son valet de l’autre, la marquise, qui ne pouvait parler au docteur, lui exprimait par ses regards qu’elle éprouvait profondément tout ce qu’il y avait d’ignominieux dans sa situation ; puis, lorsqu’il lui eut passé la chemise, opération pour laquelle il fallut lui délier les mains, il lui releva sa cornette qu’elle avait abaissée, comme nous l’avons dit, la lui noua sous le cou, lui attacha de nouveau les mains avec une corde, lui en lia une au lieu de ceinture; et une autre encore autour du cou, puis, se mettant à genoux devant elle, il lui ôta ses mules et lui tira ses bas. Alors elle étendit sur le docteur ses bras liés.

- « Oh ! monsieur, lui dit-elle, au nom de Dieu, vous voyez ce que l’on me fait ; daignez donc vous rapprocher de moi pour me consoler ».

Le docteur se rapprocha aussitôt d’elle, lui soutenant la tête renversée sur sa poitrine, et voulut la réconforter ; mais elle, avec un ton de lamentation déchirant :

- « Oh ! monsieur, dit-elle, jetant un regard sur tout ce monde qui la dévorait des yeux, ne voilà-t-il pas une étrange et barbare curiosité ? »

- « Madame, répondit le docteur les larmes aux yeux, ne regardez point l’empressement de ces personnes du côté de la barbarie et de la curiosité, quoique ce soit peut-être leur côté réel ; mais regardez-les comme une honte que Dieu vous envoie en expiation de vos crimes. Dieu, qui était innocent, fut soumis à bien d’autres opprobres, et cependant il les subit avec joie ; car, ainsi que le dit Tertullien, ce fut une victime qui ne s’engraissa que de la volupté des souffrances ».

Comme le docteur achevait ces paroles, le bourreau mit à la marquise la torche allumée entre les mains, afin qu’elle la portât ainsi jusqu’à Notre-Dame, où elle devait faire son amende honorable, et comme elle était très lourde, pesant deux livres, le docteur la soutint de la main droite, tandis que, pour la seconde fois, le greffier lui lisait l’arrêt, que le docteur faisait tout ce qu’il pouvait pour l’empêcher d’entendre, lui parlant sans cesse de Dieu. Cependant elle pâlit si affreusement lorsque le greffier lui relut ces paroles : « Et ce fait, sera menée et conduite dans un tombereau, nu-pieds, la corde au cou, et tenant en ses mains une torche ardente du poids de deux livres, » que le docteur ne put avoir de doute, quelque peine qu’il se fût donnée, qu’elle les avait entendues. Ce fut bien pis encore lorsqu’elle arriva sur le seuil du vestibule, et qu’elle vit la grande foule de monde qui l’attendait dans la cour. Alors elle s’arrêta le visage tout en convulsions ; et s’appuyant sur elle-même comme si elle avait voulu enfoncer ses pieds en terre :

- « Monsieur, dit-elle au docteur d’un air à la fois farouche et plaintif, monsieur, serait-il bien possible qu’après ce qui se passe à l’heure qu’il est, M. de Brinvilliers eût encore assez peu de cœur pour demeurer dans ce monde ? »

- « Madame, répondit le confesseur, lorsque Notre-Seigneur fut prêt à quitter ses apôtres, il ne pria point Dieu de les enlever de la terre, mais d’empêcher qu’ils ne tombassent dans le vice. »

- « Mon père, dit-il, je ne demande pas que vous les tiriez du monde, mais que vous les préserviez du mal. Si donc, madame, vous demandez quelque chose à Dieu pour M. de Brinvilliers, que ce soit seulement qu’il le maintienne dans sa grâce, s’il y est, et pour qu’il l’y mette s’il n’y est pas. »

Mais ces paroles furent impuissantes ; pour le moment la honte était trop grande et trop publique ; son visage se plissa, ses sourcils se froncèrent, ses yeux jetèrent des flammes, sa bouche se tordit, tout son air devint terrible, et le démon reparut un instant sous l’enveloppe qui le recouvrait. Ce fut pendant ce paroxysme, qui dura presque un quart d’heure, que Lebrun, qui était près d’elle, s’impressionna de son visage et en garda un tel souvenir, que la nuit suivante, ne pouvant dormir et ayant sans cesse cette figure devant les yeux, il en fit le beau dessin qui est au Louvre, et en regard de ce dessin une tête de tigre, pour montrer que les traits principaux étaient les mêmes, et que l’une ressemblait à l’autre.

Ce retard dans la marche avait été occasionné par la grande foule qui encombrait la cour, et qui ne s’ouvrit que devant les archers qui vinrent à cheval fendre la presse. La marquise put alors sortir, et, pour que sa vue ne s’égarât point davantage sur tout ce monde, le docteur lui mit un crucifix à la main, lui ordonnant de ne pas le perdre des yeux. C’est ce qu’elle fit jusqu’à la porte de la rue, où l’attendait le tombereau ; là il lui fallut bien lever les yeux sur l’objet infâme qui se trouvait devant elle.

C’était un des plus petits tombereaux qui se puissent voir, portant encore la trace de la boue et des pierres qu’il avait transportées, sans siège pour s’asseoir, et avec un peu de paille jetée au fond ; il était attelé d’un mauvais cheval, qui complétait merveilleusement l’ignominie de cet équipage.

Le bourreau la fit monter la première, ce qu’elle exécuta avec assez de force et de rapidité, comme pour fuir les regards qui l’entouraient, et elle se blottit, comme eût fait une bête fauve, à l’angle gauche, assise sur la paille, et tournée à reculons. Le docteur monta ensuite, et s’assit près d’elle, à l’angle droit ; puis le bourreau monta à son tour, ferma la planche de derrière et s’assit sur elle, allongeant ses jambes entre celles du docteur. Quant au valet, qui avait la charge de conduire le cheval, il s’assit sur la traverse de devant, dos à dos avec la marquise et le docteur, les pieds écartés et posés sur les deux brancards. Ce fut dans cette situation, qui fait comprendre comment Mme de Sévigné, qui était sur le pont Notre-Dame avec la bonne Descars, ne vit qu’une cornette, que la marquise se mit en marche pour Notre-Dame.

A peine le cortège avait-il fait quelques pas, que le visage de la marquise, qui avait repris un peu de tranquillité, se bouleversa de nouveau ; ses yeux, qui étaient constamment restés fixés sur le crucifix, lancèrent hors du tombereau deux regards de flamme, puis prirent aussitôt un caractère de trouble et d’égarement qui effraya le docteur, qui, reconnaissant que quelque chose lui faisait impression, et voulant maintenir son âme dans le calme, lui demanda ce qu’elle avait vu :

-«  Rien, monsieur, rien, dit-elle vivement et en ramenant ses regards sur le docteur ; ce n’est rien. »

- « Mais, madame, lui dit-il, vous ne pouvez cependant démentir vos yeux, et il y a dans vos yeux, depuis un moment, un feu si étranger à celui de la charité, qu’il ne peut y être venu qu’à la vue de quelque objet fâcheux. Qu’est-ce que ce peut être ? dites-le-moi, je vous prie, car vous m’avez promis de m’avertir de tout ce qui vous viendrait de tentation. »

- « Monsieur, répondit la marquise, je le ferai aussi, mais ce n’est rien. »

Puis, tout à coup jetant les yeux sur le bourreau, qui, ainsi que nous l’avons dit, était en face du docteur :

-«  Monsieur, lui dit-elle vivement, monsieur, mettez-vous devant moi, je vous prie, et me cachez cet homme. »

Et elle étendait ses deux mains liées vers un homme qui suivait le tombereau à cheval, repoussant de ce geste la torche, que le docteur retint, et le crucifix, qui tomba à terre. Le bourreau regarda derrière lui, puis se retourna de côté, comme elle l’en avait prié, lui faisant signe de la tête, et murmurant tout bas:

- « Oui, oui, j’entends bien ce que c’est. »

Et comme le docteur insista :

- « Monsieur, lui dit-elle, ce n’est rien qui mérite de vous être rapporté, et c’est une faiblesse à moi de ne pouvoir présentement soutenir la vue d’une personne qui m’a maltraitée. Cet homme que vous avez vu toucher le derrière du tombereau est Desgrais, qui m’a arrêtée à Liège, et m’a si fort maltraitée tout le long de la route, que je n’ai pu en le revoyant maîtriser le mouvement dont vous vous êtes aperçu. »

- « Madame, répondit le docteur, j’ai ouï parler de lui, et vous-même m’en avez entretenu dans votre confession ; mais c’était un homme envoyé pour se saisir de vous et en répondre, chargé de grands ordres, qui avait raison de vous garder de près et de vous veiller avec rigueur ; et quand il vous aurait gardée plus sévèrement encore, il n’aurait exécuté que sa commission. Jésus-Christ, madame, ne pouvait regarder ses bourreaux que comme des ministres d’iniquité, qui servaient l’injustice, et qui y ajoutaient de leur chef toutes les cruautés qui leur venaient à l’esprit, et cependant, tout le long de la marche, il les vit avec patience et avec plaisir, et en mourant il pria pour eux. »

Il se fit alors chez la marquise un rude combat, qui se refléta sur son visage, mais qui ne fut que d’un moment, et après une dernière contraction, il reprit sa surface calme et sereine ; puis :

- « Monsieur, dit-elle, vous avez raison, et je me fais bien du tort par une pareille délicatesse : j’en demande pardon à Dieu, et vous prie de vous en souvenir sur l’échafaud, quand vous me donnerez l’absolution, ainsi que vous me l’avez promise, afin qu’elle tombe sur cela comme sur autre chose ; puis se tournant vers le bourreau :

- « Monsieur, continua-t-elle, remettez-vous comme vous étiez d’abord, et que je voie M. Desgrais. »

Le bourreau hésita à obéir, mais, sur un signe que lui fit le docteur, il reprit sa première place ; la marquise regarda quelque temps Desgrais d’un air, doux, murmurant une prière en sa faveur, puis, ramenant les yeux sur le crucifix, elle se remit à prier pour elle-même : cela se passa devant l’église de Sainte-Geneviève des Ardents.

Cependant, si doucement qu’il marchât, le tombereau continuait d’avancer, et finit par se trouver sur la place de Notre-Dame. Alors les archers firent écarter le peuple qui l’encombrait, et le tombereau poussa jusqu’aux marches, où il s’arrêta. Là le bourreau descendit, enleva la planche de derrière, prit la marquise dans ses bras et la déposa sur le pavé ; le docteur descendit après elle, les pieds tout engourdis de la position gênée où il se tenait depuis la Conciergerie, monta les marches de l’église, et alla se placer derrière la marquise, qui se tenait debout sur le parvis, ayant un greffier à sa droite, le bourreau à sa gauche, et derrière elle une grande foule de personnes, qui étaient dans l’église, dont toutes les portes avaient été ouvertes. On la fit agenouiller, on lui donna la torche allumée, que jusque-là le confesseur avait presque toujours portée. Puis le greffier lui lut l’amende honorable, qu’il tenait écrite sur un papier, et qu’elle commença à répéter après lui, mais si bas, que le bourreau lui dit d’une voix forte :

- « Dites comme monsieur, et répétez tout après lui. Plus haut ! plus haut ! »

Et alors elle éleva la voix, et avec autant de fermeté que de dévotion, elle répéta la réparation suivante :

Je reconnais que, méchamment et par vengeance, j’ai empoisonné mon père et mes frères, et attenté à l’empoisonnement de ma sœur, pour avoir leurs biens, dont je demande pardon à Dieu, au roi et à la justice.

L’amende honorable finie, le bourreau la reprit dans ses bras et la reporta dans le tombereau sans plus lui donner la torche ; le docteur monta près d’elle ; chacun reprit la place qu’il avait auparavant, et le tombereau s’achemina vers la Grève. De ce moment, jusqu’à ce qu’elle arrivât à l’échafaud, elle ne quitta plus des yeux le crucifix, que le confesseur tenait de la main gauche et lui présentait sans cesse, l’exhortant toujours par de pieuses paroles, essayant de la distraire des murmures terribles qui s’élevaient autour de la charrette, et dans lesquels il était facile de distinguer des malédictions.

Arrivé sur la place de Grève, le tombereau s’arrêta à quelque distance de l’échafaud ; alors le greffier, que l’on nommait M. Drouet, s’avança à cheval, et s’adressant à la marquise :

- « Madame, lui dit-il, n’avez-vous rien à dire de plus que vous n’avez dit ? car, si vous avez quelque déclaration à faire, MM. les douze commissaires sont là, en l’Hôtel de ville, et tout prêts à la recevoir. »

- « Vous entendez, madame, reprit alors le docteur, nous voici au terme du voyage, et, Dieu merci ! la force ne vous a pas abandonnée dans la route : ne détruisez pas l’effet de tout ce que vous avez déjà souffert et de tout ce que vous avez à souffrir encore, en cachant ce que vous savez, si par hasard vous en savez plus que vous n’en avez dit. »

- « J’ai dit tout ce que je savais, répondit la marquise, et je ne puis dire autre chose. »

- « Répétez-le donc tout haut, répliqua le docteur, et que tout le monde l’entende. »

Alors la marquise, de la plus forte voix qu’elle put prendre, répéta :

- « J’ai dit tout ce que je savais, monsieur, et je ne puis dire autre chose ».

Cette déclaration faite, on voulut faire approcher davantage le tombereau de l’échafaud ; mais la foule était si pressée, que le valet du bourreau ne pouvait se faire jour, malgré les coups de fouet qu’il donnait devant lui. Il fallut donc s’arrêter à quelques pas ; quant au bourreau, il était descendu et ajustait l’échelle.

Pendant cet instant d’horrible attente, la marquise regardait le docteur d’un air calme et reconnaissant, et comme elle sentit que le tombereau cessait de marcher :

- « Monsieur, lui dit-elle, ce n’est point ici que nous devons nous séparer, et vous m’avez promis de ne point me quitter que je n’aie la tête coupée ; j’espère que vous me tiendrez parole. »

- « Oui, sans doute, répondit le confesseur, je la tiendrai, madame, et ce ne sera que l’instant de votre mort qui sera celui de notre séparation : ne vous mettez donc point en peine de cela, car je ne vous abandonnerai point. »

- « J’attendais de vous cette grâce, reprit la marquise, et vous vous y étiez engagé trop solennellement pour que vous eussiez, je le sais, l’idée même d’y manquer. Vous serez, s’il vous plaît, sur l’échafaud avec moi et près de moi ; et maintenant, monsieur, comme il faut que je prévienne le dernier adieu, et que la quantité de choses que j’aurai à faire sur l’échafaud pourrait m’en distraire, permettez que de ce moment je vous remercie ; car si je me sens bien disposée à subir la sentence des juges de la terre et à écouter celle du juge du ciel, je dois tout cela à vos soins, monsieur, je le reconnais hautement : il ne me reste donc qu’à vous faire excuse de la peine que je vous ai donnée, et je vous en demande pardon. »

Et comme les larmes coupaient la voix du docteur et qu’il ne pouvait répondre:

- « N’est-ce pas que vous m’excusez bien ? » répéta-t-elle.

A ces mots, le docteur voulut la rassurer ; mais, sentant que s’il ouvrait la bouche, il éclaterait en sanglots, il continua de garder le silence ; ce que voyant, la marquise reprit une troisième fois:

- « Je vous supplie, monsieur, de me pardonner, et de ne pas regretter le temps que vous avez passé près de moi : vous direz sur l’échafaud un De profundis au moment de ma mort, et demain une messe pour moi : vous me le promettez, n’est-ce pas ? »

- « Oui, madame, dit le docteur d’une voix entrecoupée, oui, oui, soyez tranquille, je ferai ce que vous m’ordonnerez. »

En ce moment, le bourreau ôta la planche et tira la marquise du tombereau ; et comme il fit quelques pas avec elle vers l’échafaud, et que tous les yeux se tournèrent de leur côté, le confesseur put pleurer un instant dans son mouchoir sans que personne s’en aperçût; mais, comme il s’essuyait les yeux, le valet du bourreau lui tendit la main pour l’aider à descendre. Pendant ce temps, la marquise montait à l’échelle, conduite par le bourreau, et lorsqu’elle fut arrivée sur la plate-forme, il la fit mettre à genoux devant une bûche qui était couchée en travers; alors le docteur qui avait monté à l’échelle d’un pas moins ferme qu’elle, vint s’agenouiller à ses côtés, mais tourné d’une autre façon qu’elle, afin de lui parler à l’oreille, c’est-à-dire que la marquise regardait la rivière et le confesseur l’Hôtel de ville. A peine furent-ils dans cette position, que le bourreau décoiffa la patiente et lui coupa les cheveux par-derrière et aux deux côtés, lui faisant tourner et retourner la tête, quelquefois même assez rudement ; et quoique cette toilette horrible durât près d’une demi-heure, elle ne fit pas entendre une plainte et ne donna d’autres signes de douleur que de laisser échapper de grosses larmes silencieuses. Les cheveux coupés, il lui déchira pour lui découvrir les épaules, le haut de la chemise qu’il lui avait passée par-dessus ses habits en sortant de la Conciergerie. Enfin il lui banda les yeux, et, lui relevant le menton avec la main, il lui ordonna de se tenir la tête droite : elle obéit à tout sans aucune résistance, écoutant toujours ce que lui disait le docteur, et répétant de temps en temps ses paroles, lorsqu’elles étaient appropriées à sa situation. Pendant ce temps, le bourreau, sur le derrière de l’échafaud, contre lequel était dressé le bûcher, jetait de temps en temps les yeux sur son manteau, des plis duquel on voyait sortir la poignée d’un long sabre droit, qu’il avait eu la précaution de cacher ainsi pour que Mme de Brinvilliers ne le vît pas en montant sur l’échafaud;. et comme, après avoir donné l’absolution à la marquise, le docteur, en tournant la tête, vit que le bourreau n’était pas encore armé, il lui dit ces paroles en forme de prière qu’elle répéta après lui :

- « Jésus, fils de David et de Marie, ayez pitié de moi ; Marie, fille de David et mère de Jésus, priez pour moi ; mon Dieu, j’abandonne mon corps, qui n’est que poussière, et le laisse aux hommes pour le brûler, le réduire en cendres et en disposer comme il leur plaira avec une ferme foi que vous le ferez ressusciter un jour, et que vous le réunirez à mon âme: je ne suis en peine que d’elle; agréez, mon Dieu, que je la remette à vous, faites-la entrer dans votre repos, et recevez-la dans votre sein, afin qu’elle remonte à la source dont elle est descendue ; elle part de vous, qu’elle retourne à vous ; elle est sortie de vous, qu’elle rentre en vous ; vous en êtes l’origine et le principe, soyez-en, ô mon Dieu, le centre et la fin ! »

La marquise achevait ce mot, lorsque le docteur entendit un coup sourd, comme celui d’un coup de couperet, qui se donnerait pour trancher de la chair sur un billot : au même instant la parole cessa. Le couteau avait passé si vite, que le docteur n’en avait pas même vu passer l’éclair: il s’arrêta lui-même, les cheveux hérissés et la sueur sur le front ; car ne voyant point tomber la tête, il crut que le bourreau avait manqué son coup et qu’il allait être obligé de recommencer ; mais cette crainte fut courte, car presque au même instant la tête s’inclina vers le côté gauche, glissa sur l’épaule, et de l’épaule roula en arrière, tandis que le corps tombait en avant sur la bûche placée en travers, soulevé de manière à ce que les spectateurs vissent le cou tranché et sanglant ; au même instant et ainsi qu’il le lui avait promis, le docteur lui dit un De profundis.

Lorsque le confesseur eut fini sa prière, il leva la tête et vit devant lui le bourreau qui s’essuyait le visage.

- « Eh bien ! monsieur, dit-il au docteur, n’est-ce point là un bon coup ? Je me recommande toujours à Dieu en ces occasions-là, et il m’a toujours assisté : il y a plusieurs jours que cette dame m’inquiétait ; mais j’ai fait dire six messes, et je me suis senti le cœur et la main rassurés.

A ces mots, il chercha sous son manteau une bouteille qu’il avait apportée sur l’échafaud, en but un coup ; puis, prenant sous un bras le corps tout habillé comme il était, et de l’autre main la tête, dont les yeux étaient restés bandés, il jeta l’un et l’autre sur le bûcher, auquel son valet mit aussitôt le feu.

Signe de fin