L’ASSASSINAT DE RASPOUTINE
PAR LE PRINCE YOUSSOUPOFF
Analysé par un criminologue
(E. De Greeff, Introduction à la criminologie)
Observation préliminaire du Dr De Greeff : Le Prince Youssoupoff nous a laissé un récit circonstancié de la mort du Starets dans un livre intitulé « La fin de Raspoutine » qui parut chez Plon en 1927. Ce livre est une confession, car c’est le Prince Youssoupoff qui perpétra cette mort.
Dans le crime politique utilitaire, le meurtrier n’a théoriquement en vue que l’intérêt général. Mais le problème se complique, parce que, sous l’intérêt général, se cache un intérêt individuel. Le meurtrier doit vaincre exactement les mêmes résistances qu’il aurait à vaincre s’il s’agissait simplement de supprimer un rival, et nous le voyons passer par les mêmes stades que les criminels ordinaires.
Palais Youssoupoff (Photo J-P Doucet) - Les faits se sont déroulés dans les locaux en bas à gauche
Nous donnons ci-dessous une courte analyse d’un meurtre politique normal :
Le meurtre de Raspoutine
Le prince Youssoupoff était l’homme le plus riche de toutes les Russies, le plus beau parti et était considéré comme devant jouer un grand rôle dans la vie de son pays. Il termine ses études en 1912 et arrive à Saint-Petersbourg où il trouve la route barrée par Raspoutine.
A partir de 1915, l’autorité du Starets est complète. C’est à ce moment que paraît nettement en l’esprit du prince l’idée qu’il faut le faire disparaître. Mais ce n’est qu’un « assentiment inefficace». En ce sens que le prince ne se sent nullement engagé à agir personnellement. Il s’agit encore d’une idée collective. Plusieurs personnages en sont au même stade que lui et ne le dépasseront pas.
Mais l’idée de tuer rencontre de la résistance; elle ne peut progresser que si Raspoutine est ramené à ce qu’il est réellement, que si on peut être certain qu’il est aussi ignoble qu’on le dit, que si le meurtre peut recevoir une justification morale. Presque un an se passe à cette préparation et, cette culpabilité étant bien établie, après en avoir discuté et traité de nombreuses fois, dans le petit groupe politique qui médite sa mort, le Prince passe à l’« assentiment formulé » un jour qu’il entend un personnage vénérable s’écrier que – « S’il n’était pas si vieux il s’en chargerait ». Ce soir-là Youssoupoff prend la décision de tuer Raspoutine ... Mais cette décision précède de bien loin les dispositions réelles du futur meurtrier. Les hésitations, l’irrésolution, les tergiversations caractérisent cette période. Il va jusqu’à se faire soigner par le Starets et au moment où l’on croit l’affaire parvenue à un moment décisif, tout est remis à plus tard à cause d’un examen au Corps des Pages ... A ce moment Youssoupoff commence à employer les équivalents : on essaie de faire peur à Raspoutine, de lui faire entendre qu’on va l’assassiner ...
Enfin : la crise. C’est le poison qui a été choisi. Il faudra inviter la victime ; elle accepte et le prince en est terrorisé.
Aussi nous ne serons pas surpris de constater que l’acte criminel commencera par être raté, malgré le cyanure dans les pâtés. Voici quelques extraits concernant la scène finale.
Le prince, qui est allé chercher Raspoutine chez lui, l’aide à mettre sa pelisse sur les épaules ...
Remarquons le besoin qu’éprouva le prince à ce moment encore de « reprendre» une ferme détermination.
On est arrivé. Le récit continue.
Remarquons encore ici à la dernière minute l’obligation pour le coupable de raffermir encore sa décision.
L’empoisonnement ayant échoué, le prince Youssoupoff va chercher un revolver…
La scène continue :
Raspoutine n’était pas mort; quelques moments après il sauta au cou du prince et faillit l’étrangler. Il retomba, puis s’enfuit en rampant et ce fut Pourichkevitch qui l’acheva dans la cour au moment où il allait réussir à s’échapper.
Un peu plus tard, le prince Youssoupoff, toujours sous le coup de la terreur, se mit à frapper le cadavre jusqu’à ce que lui-même fut épuisé.
Tout le récit est celui d’un meurtre ordinaire que son auteur n’était pas de taille à réaliser et qui échoua parce que le criminel n’était pas psychologiquement prêt au moment où il passa à l’acte.
Note en bas de page du Dr De Greeff : Les hésitations de Youssopoff offrent de nombreux points de comparaison avec celles d’Hamlet, dont le drame intérieur ressemble fort à celui du prince.