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UN MATRICIDE :
AGRIPPINE ASSASSINÉE PAR NÉRON

Selon TACITE ( "Annales" ) et SUÉTONE ( "Les douze Césars" )
Avec la synthèse d’un auteur récent : G. ROUX ( "Néron" ) éd. Fayard

I - TACITE

Néron évitait alors tout entretien avec sa mère … Elle lui devint même tellement insupportable, qu’il résolut sa mort. Il n’hésite plus que sur le choix du poison ou du fer, ou de tout autre moyen violent. D’abord il préféra le poison : mais si on le donnait à la table du prince, on ne pourrait en accuser le hasard, Britannicus ayant déjà reçu une mort pareille; et il paraissait très difficile de séduire les serviteurs d’une femme qui, par l’habitude des crimes, était en garde contre toute embûche ; de plus, elle-même, par l’usage des antidotes, s’était fortifiée contre les poisons. De quelle manière cacher l’emploi du fer et l’assassinat ? Personne ne le trouvait, et Néron craignait que la main choisie pour un si grand attentat ne méconnût ses ordres. Un moyen fut offert par Anicetus l’affranchi, préfet de la flotte à Misène, gouverneur de l’enfance de Néron, et qu’une haine réciproque rendait odieux à Agrippine. Il démontre « qu’on peut fabriquer un navire dont une partie, en se brisant avec art dans la mer, noierait Agrippine subitement. Rien, dit-il, n’est plus fécond en hasards que la mer; et si un naufrage la fait périr, qui serait assez audacieux pour attribuer à un crime ce dont les vents et les flots seraient seuls coupables ? Joignez à cela que le prince consacrera à la défunte un temple, des autels, et les autres ostentations de la piété filiale. »

L’expédient plaît, une circonstance même le favorise : Néron célébrait à Baïes les fêtes de Minerve. Il y attire sa mère, lui répétant qu’on doit supporter les emportements d’une mère, et apaiser son courroux : c’était afin de préparer la nouvelle de la réconciliation, et pour qu’Agrippine s’y livrât avec cette crédulité que les femmes portent à toutes leurs joies. A son arrivée, il se présente sur le rivage, car elle venait d’Antium, lui offre sa main, l’embrasse et la conduit à Baules : c’est le nom d’une campagne, située entre le promontoire de Misène et le lac de Baïes, et que la mer baigne de ses flots. Entre les vaisseaux, un plus orné semblait l’être en l’honneur de sa mère; car Agrippine avait coutume de se promener sur une trirème, avec les rameurs de la flotte : elle fut alors invitée à y souper, afin que la nuit vînt couvrir le forfait. Il est assez certain que le secret fut trahi, et qu’Agrippine, en apprenant le complot, doutant si elle devait y croire, se fit transporter à Baïes en litière. Là, les caresses dissipèrent sa crainte; elle fut reçue avec honneur et placée à table au-dessus de son fils. Néron, dans des entretiens variés, tantôt avec la familiarité d’un jeune homme, tantôt d’un air sérieux comme s’il l’eût associée à de graves secrets, trama en longueur le festin, l’accompagna à son départ, les yeux attachés sur elle, et la pressa sur son sein, soit pour compléter sa perfidie, soit que le dernier aspect d’une mère qui allait périr jetât l’hésitation dans cette âme malgré sa férocité.

La nuit était calme, brillante d’étoiles, la mer paisible comme par ordre des dieux pour rendre le crime évident. Le navire s’était peu avancé. Deux personnes de la cour d’Agrippine l’accompagnaient : l’une d’elles, Crepereius Gallus, se tenait non loin du gouvernail; l’autre, Acerronia, au pied du lit où reposait la princesse, lui rappelait avec joie le repentir du fils et la faveur recouvrée par la mère, lorsque, au signal donné, s’écroule le toit de la chambre, que pressait, une masse de plomb; Crepereius en est écrasé et meurt aussitôt. Agrippine et Acerronia furent préservées par les côtés élevés du lit, assez forts par hasard pour résister à la charge. Cependant le navire ne s’entr’ouvrait pas; car, dans ce trouble général, ceux qui ignoraient le complot, et c’était la plupart, en retardaient l’exécution. Les rameurs voulurent incliner le vaisseau sur un côté, afin de le submerger : mais il n’y eut point d’accord dans cette manœuvre subite; et les autres, par leurs efforts contraires, donnèrent la facilité de se lancer plus doucement à la mer. Acerronia eut l’imprudence de crier qu’elle était Agrippine, et qu’on secourût la mère de l’empereur; elle fut tuée à coups de crocs et de rames, et d’autres agrès du vaisseau que le hasard offrit. Agrippine silencieuse, et par cela même moins reconnue, reçut toutefois une blessure à l’épaule : en nageant, elle rencontra des barques qui la transportèrent par le lac Lucrin à sa campagne.

Là, se rappelant que pour ce forfait on l’a attirée par une lettre fallacieuse, qu’elle a été traitée avec le plus grand honneur, et que tout auprès du rivage le vaisseau, sans être fatigué par les vents, ni poussé contre les écueils, s’est écroulé dans sa partie supérieure, comme une machine préparée sur terre; réfléchissant aussi au meurtre d’Acerronia; en même temps, considérant sa propre blessure, elle vit que le seul remède à ces complots était de ne point les comprendre. Elle envoie l’affranchi Agerinus annoncer à son fils « que, par un bienfait des dieux et la fortune du prince, elle a échappé à un grand péril : elle le supplie, quelque effrayé qu’il soit du danger de sa mère, de différer le soin de la visiter; pour le présent, elle a besoin de repos. » Et cependant, feignant de la sécurité, elle fait panser sa blessure et s’occupe à se rétablir; elle ordonne de rechercher le testament d’Acerronia, et de séquestrer ses biens : cela seul ne fut pas acte de dissimulation.

Cependant Néron attendait la nouvelle du succès de l’attentat; il apprend qu’elle y a échappé, légèrement blessée, et que ce danger n’a servi qu’à ne pas lui laisser de doute sur son auteur. Alors, pâle d’effroi, il s’écrie : « Déjà elle vient, elle accourt à la vengeance; soit qu’elle arme les esclaves, soit qu’elle soulève les soldats, soit qu’elle se réfugie vers le Sénat ou vers le peuple, elle dira son naufrage, sa blessure, ses amis assassinés : quelle ressource lui reste-t-il à lui, si Burrus et Sénèque ne viennent à son secours? » Il les avait aussitôt appelés : on ignore si d’avance ils étaient instruits. Ils gardèrent un long silence, de crainte de le contrarier vainement; peut-être aussi crurent-ils que l’on en était venu au point que, si Agrippine n’était prévenue, Néron n’avait plus qu’à mourir. Enfin Sénèque, plus prompt, regarde Burrus, et lui demande si l’on peut commander à un soldat un assassinat. Celui-ci répond « que les prétoriens sont dévoués à la maison entière des Césars; qu’ils se sou­viennent de Germanicus, et qu’ils n’oseront rien de criminel contre sa fille. Qu’Anicetus accomplisse ses promesses. » Celui-ci, sans délai, demande à consommer le crime. A ces mots, Néron s’écrie « qu’en ce jour l’empire lui est donné, et que l’auteur d’un si grand présent est un affranchi; qu’il coure promptement et qu’il emmène les plus déterminés à lui obéir. » Anicetus apprend qu’Agerinus vient vers le prince, qu’il est envoyé par Agrippine : il prépare aussitôt une scène d’accusation; et pendant qu’Agerinus expose sa mission, il jette un poignard entre ses pieds; alors, comme pris sur le fait, il ordonne qu’on le charge de fers; son but était de persuader que la mère avait machiné l’assassinat du prince, et que, honteuse d’être surprise dans son forfait elle s’était donné elle-même la mort.

Cependant, le danger d’Agrippine s’était divulgué, comme n’étant qu’un effet du hasard; sitôt qu’on l’apprend, on court au rivage. Ceux-ci montent sur les jetées, ceux-là sur les barques les plus prochaines; d’autres s’avancent dans la mer, autant que le permet la profondeur de l’eau; quelques uns tendent les mains. Les gémissements, les vœux, les clameurs de ceux qui interrogent de tous côtés, et de ceux qui répondent au hasard, remplissent la côte. Une grande mul­titude accourt avec des flambeaux, et dès qu’il fut connu qu’Agrippine était saine et sauve, on allait s’avancer comme pour la féliciter, lorsque l’aspect d’une troupe armée et menaçante les disperse tous. Anicetus investit de gardes la maison d’Agrippine, brise la porte, saisit les esclaves qui se présentent, et pénètre jusqu’au seuil de sa chambre. Peu de personnes s’y trouvaient; les autres, à cette irruption, avaient fui épouvantés. La chambre était éclairée d’une faible lumière; il n’y avait qu’une seule suivante; Agrippine s’inquiétait de plus en plus de ce que personne ne lui venait de la part de son fils, et pas même Agerinus. Le rivage avait changé de face : ce fut alors une solitude, des mouvements subits, et les présages d’un malheur extrême. Comme la suivante s’éloignait, « Et toi aussi, tu m’abandonnes, » dit-elle; puis, voyant Anicetus, accompagné d’Herculeus, commandant de galère, et d’Oloaritus, centurion de la flotte : « Si c’est pour me voir, que tu viens, annonce que je suis rétablie; si c’est pour commettre un forfait, je ne croirai pas que ce soit par ordre de mon fils : il n’a pu commander un parricide. » Les meurtriers entourent le lit, et Herculeus, le premier, lui assène à la tête un coup de bâton; lorsque le centurion tira son épée pour la tuer, elle lui présenta ses flancs, et s’écria: « c Frappe mon ventre! »; elle expira sous de nombreuses blessures.

On est d’accord sur tous ces faits. Que Néron ait considéré le corps inanimé de sa mère, et en ait loué la beauté, les uns l’affirment, d’autres le nient. Elle fut brûlée la même nuit sur un lit de table, et avec les plus modiques apprêts; et, tant que Néron fut maître de l’empire, sa tombe ne fut ni exhaussée ni entourée. Dans la suite, par le soin de ses domestiques, elle eut un médiocre tombeau près de la route de Misène et de la campagne du dictateur César, dont les hauteurs très élevées dominent le golfe qui est à ses pieds. Un de ses affranchis, nommé Mnester, se perça de son épée sur le bûcher enflammé; on ne sait si ce fut par crainte, ou par affection pour sa maîtresse. Telle fut 1a fin d’Agrippine : plusieurs années auparavant elle l’avait apprise sans s’en inquiéter. En effet, des astrologues qu’elle consulta sur Néron, lui avaient répondu qu’il régnerait, et qu’il tuerait sa mère : « Qu’il me tue, dit-elle, pourvu qu’il règne. ».

*

II - SUÉTONE.

Néron commençait à se fatiguer de sa mère, qui épiait et critiquait avec aigreur ses paroles et ses actions. Il essaya d’abord de la rendre odieuse, en disant qu’il abdiquerait l’empire et se retirerait à Rhodes. Bientôt il lui ôta tous ses honneurs et toute sa puissance, lui enleva sa garde et ses Germains; enfin il la bannit de sa présence et de son palais. Il eut recours à tous les moyens pour la tourmenter. Était-elle à Rome, des affidés de Néron lui suscitaient des procès; à la campagne, ils l’accablaient de railleries et d’injures, en passant près de sa retraite par terre ou par mer. Cependant effrayé de ses menaces et de sa violence, Néron résolut de la perdre.

Trois fois il essaya de l’empoisonner; mais il s’aperçut qu’elle s’était munie d’antidotes. Il fit disposer un plafond qui, à l’aide d’un mécanisme, devait s’écrouler sur elle pendant son sommeil. L’indiscrétion de ses complices éventa son projet. Alors il imagina un navire à soupape, destiné à la submerger ou à l’écraser par la chute du plafond. Il feignit donc de se réconcilier avec elle, et, par une lettre des plus flatteuses, l’invita à venir à Baies célébrer avec lui les fêtes de Minerve. Là, il ordonna aux commandants des galères de briser, comme par un choc fortuit, le bâtiment liburnien qui l’avait amenée, tandis que, de son côté, elle prolongeait le festin. Lorsqu’elle voulut s’en retourner à Baules, il lui offrit, au lieu de sa galère avariée, celle qu’il avait fait préparer. Il la reconduisit gaiement et lui baisa même le sein en se séparant d’elle.

Il passa le reste de la nuit dans une grande inquiétude, attendant le résultat de son entreprise. Quand il eut appris que tout avait trompé son attente, et qu’Agrippine s’était échappée à la nage, il ne sut que résoudre. Au moment ou l’affranchi de sa mère, Lucius Agérinus, venait lui annoncer avec joie qu’elle était saine et sauve, il laissa tomber en secret un poignard près de lui, le fit saisir et mettre aux fers, comme un assassin envoyé par Agrippine; puis il ordonna qu’on la mît à mort, et répandit le bruit qu’elle s’était tuée elle-même, parce que son crime avait été découvert. On ajoute des circonstances atroces mais sur des autorités incertaines. Néron serait accouru pour voir le cadavre de sa mère, il l’aurait touché, aurait loué ou blâmé telles ou telles parties de son corps, et, dans cet intervalle, aurait demandé à boire.

Malgré les félicitations des soldats, du sénat, et du peuple, il ne put ni alors, ni plus tard, échapper aux remords de sa conscience. Souvent il avoua qu’il était poursuivi par le spectre de sa mère, par les fouets et les torches ardentes des Furies. Il fit faire un sacrifice aux mages pour évoquer et fléchir son ombre. Dans son voyage en Grèce il n’osa point assister aux mystères d’Éleusis, parce que la voix du héraut en écarte les impies et les hommes souillés de crimes.

A ce parricide, Néron joignit le meurtre de sa tante. Il lui rendit visite pendant une maladie d’entrailles qui la retenait au lit. Selon l’usage des personnes âgées, elle lui passa la main sur la barbe, et dit en le caressant : « Quand j’aurai vu tomber cette barbe, j’aurai assez vécu. » Néron se tourna vers ceux qui l’accompagnaient, et dit comme en plaisantant qu’il allait se la faire abattre sur-le-champ; puis il ordonna aux médecins de purger violemment la malade. Elle n’était pas encore morte qu’il s’empara de ses biens; et, pour n’en rien perdre, il supprima son testament.

*

III - Georges ROUX.

Entre Néron et Agrippine, chacun épie l’autre ; chacun tremble de ce que pourrait faire l’autre. Et voici qu’une idée jaillit, tel un éclair dans la nuit.

« Un jour que le souverain, écrit La Tour Saint-Ybars, donne l’un de ces jeux nautiques dans lesquels les Romains sont nos maîtres, parmi les machines que l’on fait mouvoir, on voit lancer un vaisseau qui, s’entrouvrant d’un seul coup, fait sortir de ses flancs quelques bêtes féroces, puis, par le jeu de ses ressorts, reprend à l’instant sa première forme. » C’est une révélation.

Tout bien pesé, au problème qu’Agrippine pose à l’empereur, il n’y a guère qu’une solution: la mort accidentelle. Il reste à provoquer l’accident. Et ce bateau, s’ouvrant et se refermant, permet beaucoup. On se met donc à construire un bâtiment savamment machiné; une fois terminé, on le coulera au large, si ouvertement, si publiquement, que personne ne s’avisera de penser que « l’accident » est en réalité entièrement préparé. Néron ne sera pas soupçonné. Tout ira au mieux.

Le 13 mars 59, Néron écrit à sa mère. De grandes fêtes doivent se dérouler le 19 à Baïes en l’honneur de Minerve. L’impératrice est cordialement invitée à les honorer de sa présence. Son fils serait particulièrement heureux de cette occasion de la revoir et de la recevoir. Il y a longtemps qu’il n’a eu ce plaisir. Il espère que l’« Augusta » voudra bien accepter; il en éprouverait la joie la plus vive.

La lettre n’est pas seulement aimable, elle est affectueuse. En la lisant, Agrippine est d’abord étonnée, ensuite touchée, enfin remuée. Cette subite manifestation de tendresse peut un moment la surprendre; rapidement elle finit par l’émouvoir. Aurait-elle enfin reconquis son César ? Pourquoi pas ? « Les femmes, écrit Tacite, se persuadent aisément de ce qui les flatte. » Les hommes aussi. Et puis, elle a dû penser : « Je savais bien qu’il ne pourrait pas se passer de moi ! »

Le 18, elle se met en route. A son arrivée à Baïes, elle est accueillie avec éclat. La réception qui lui est préparée est aussi fastueuse que chaleureuse. Néron sait faire les choses magnifiquement. Il vient au-devant d’elle, entouré d’une brillante escorte. Il accumule les marques de déférence, multiplie les signes de ce respect auquel elle est toujours sensible parce qu’elle y retrouve la reconnaissance de sa souveraineté.

Le 19 au soir, en son honneur, un grand dîner est donné sur les terrasses de la villa impériale. Néron se montre d’une prévenance inouïe. Pour flatter sa mère, il a pris soin de lui réserver une table légèrement surélevée.

Durant le repas, « il l’entretient, dit Tacite, de sujets divers, tantôt avec l’engouement naturel à la jeunesse, tantôt avec un air de gravité, affectant de la consulter sur des questions sérieuses ». Agrippine est ravie. L’assistance se montre enchantée de cette réconciliation spectaculaire. La gaieté règne. On boit beaucoup; l’heureuse Agrippine sans doute aussi. Le festin se prolonge tard.

L’heure du retour ayant enfin sonné, l’empereur déclare que, pour éviter à l’impératrice les cahots de la route de terre, il lui a réservé une embarcation qui, par mer, la ramènera plus doucement.

Il tient lui-même à reconduire son auguste mère. En l’accompagnant, il l’embrasse à plusieurs reprises, très galamment, allant, dit Tacite, « jusqu’à lui baiser tendrement les seins ». Agrippine est émue jusqu’aux larmes. Elle monte sur le bateau. On largue les amarres. Tout le monde se fait les signes d’adieu les plus touchants.

A bord, sur le pont, une couche surmontée d’un dais est disposée pour l’impératrice. Elle s’y étend, lasse, tellement satisfaite d’une aussi bonne soirée. Près d’elle se tient une fille de confiance, Acerronia.

A quelques encablures du rivage, le commandant, un affranchi du nom d’Anicetus, déclenche le mécanisme. La machinerie fonctionne mal. Le bâtiment ne s’ouvre pas, se met à tournoyer. En revanche, le dais qu’on a préalablement chargé de plomb s’effondre avec fracas sur les occupantes. Il s’ensuit un grand désordre. Les marins s’affairent, désorientés. Anicetus hurle des jurons. Acerronia crie qu’il faut sauver l’impératrice. Dans la confusion, des matelots la prennent pour sa maîtresse, la frappent, la tuent, balancent le cadavre à la mer.

Agrippine en profite pour se jeter à l’eau. Très bonne nageuse, elle va pouvoir se maintenir longtemps à la surface.

Cependant, à terre, on a vu la soudaine catastrophe. Immédiatement des barques sont accourues sur le lieu du sinistre. L’une d’elles recueille la rescapée. Celle-ci se fait connaître, donne l’ordre qu’on la conduise, non à Baïes, mais à Baules. Agrippine est sauvée.

Arrivée dans sa villa, à peine a-t-elle pris soin de se sécher, que cette femme étonnante manifeste la plus rare présence d’esprit. D’abord, ayant vu périr Acerronia et sachant que cette dernière devait l’instituer héritière de ses biens, elle veut s’assurer que sa fidèle servante n’y a pas manqué. Sans tarder, elle se fait apporter le testament, l’ouvre, recherchant avidement les clauses en sa faveur. «Et en cela seulement, ajoute Tacite, elle ne dissimule pas. »

Cette affaire réglée, toujours très maîtresse d’elle-même, elle écrit à Néron : elle a été sauvée par la faveur des dieux qui la protègent comme ils protègent toute la famille de César; cette heureuse nouvelle, elle tient à la porter immédiatement à la connaissance de son bon fils. Est-ce là le geste sincère d’une femme abusée, ou la manœuvre adroite d’une femme habile ? Nous ne le saurons jamais. Agrippine scelle le message, le confie à l’un de ses affranchis, Agerinus, qui prend aussitôt la route de Baïes. L’empereur y est, dans l’attente. Il a, avec satisfaction, vu s’éloigner le vaisseau fatal ; maintenant, il guette fébrilement le résultat de l’opération. Un mate­lot est arrivé de la part d’Anicetus : le commandant rend compte que l’impératrice, meurtrie par la chute du dais, a été achevée et envoyée au fond des flots, morte.

Là-dessus, survient Agerinus, porteur de la lettre d’Agrippine. « Au moment où Néron, dit Tacite, se flatte d’apprendre le succès de sa machination, on lui annonce qu’Agrippine, blessée légèrement, s’est échappée. » Alors le pauvre poltron se croit découvert, tremble, perd littéralement la tête.

« Cette fois, écrit Gérard Walter, ce n’est plus de la peur, mais une espèce d’affolement panique... Son imagination, toujours en éveil, lui peint, en les grossissant, les dangers qu’il peut courir. Saisi d’épouvante, il voit déjà sa mère accourir, avide de vengeance, amenant ses esclaves armés, soulevant les soldats de sa garde. Ou bien il se la représente gagnant Rome, afin d’ameuter le peuple, réunissant le Sénat, dénonçant l’attentat dont elle a failli être victime. »

Dans son désarroi, l’empereur fait appeler Burrhus et Sénèque, il veut leur avis, demande ce qu’en la circonstance il doit faire. «Tous deux, dit Tacite, gardent un long silence pour ne pas faire de remontrances vaines. Ou peut-être croient-ils les choses arrivées à cette extrémité que, si Néron ne prend pas les devants, il lui faut périr. ». Finalement, pour se tirer d’embarras, ils déclarent que puisque Anicetus a commencé l’affaire, c’est à lui de la terminer; il n’a maintenant qu’à se débrouiller d’une manière ou d’une autre.

Néron fait donc venir Anicetus. En attendant qu’il soit là, on se saisit, à tout hasard, d’Agerinus. On l’aurait, en le fouillant, « trouvé porteur d’un poignard » ; même, il aurait « avoué avoir été par sa maîtresse chargé de tuer l’empereur ». En lui remettant la missive pour son fils, Agrippine aurait commandé à son affranchi de profiter de l’occasion pour assassiner César.

L’accusation n’est ni à rejeter ni encore moins à accepter. Les protagonistes de cette sombre histoire sont, les uns comme les autres, capables de tout. Aucun ne peut être cru sur parole. L’hypothèse d’un attentat n’est pas impossible, elle est toutefois peu vraisemblable, Agrippine employant généralement des méthodes plus subtiles.

La seule certitude est que le malheureux Agerinus est immédiatement livré au bourreau; il est exécuté sur-le-champ. Dans les temps troublés, il ne fait pas toujours bon de servir les puissants; il est des moments où leur fréquentation devient imprudence si l’on veut éviter d’être atteint par les éclaboussures de leurs drames.

Sur ces entrefaites, Anicetus arrive; on lui apprend que ses hommes se sont mépris ; croyant massacrer l’impératrice, ils n’ont fait qu’occire sa suivante; simple erreur à réparer. Le commandant part aussitôt pour Baules, escorté de quelques soldats.

Agrippine est dans sa villa. Elle attend le retour de son messager. Agerinus, pense-t-elle, ne va pas tarder à revenir. Elle entend un bruit de chevaux. Elle prête l’oreille. Une troupe de cavaliers pénètre dans le jardin, cerne la maison. Des ordres brefs zèbrent la nuit. Tout le monde a compris. Les serviteurs s’enfuient. En un instant l’impératrice voit l’isolement et le silence tisser autour d’elle le linceul du vide. « Une seule esclave, écrit La Tour Saint-Ybars, est demeurée auprès de sa maîtresse; à son tour elle s’éloigne. «Toi aussi, tu m’abandonnes !» lui dit-elle. Et la mère de César, celle qui a dominé Rome et le monde, reste seule, dans la chambre à peine éclairée d’une lampe ».

Trois hommes entrent dans la pièce : le commandant Anicetus, le triérarque Héraclius, le centurion de la flotte Obaritus. Agrippine s’est levée. Debout, elle toise le chef : « Si tu viens prendre de mes nouvelles, tu pourras dire que je vais bien. Si tu viens commettre un crime, sache que je n’en crois pas capable mon fils ; il n’a pu ordonner un matricide. »

Les arrivants ne répondent rien.  Leurs visages demeurent froids, glacés comme la mort. L’un d’eux assène à la femme un premier coup sur la tête. Agrippine tombe en s’écriant :

« Feri ventrem !  Frappe au ventre!  C’est là que j’ai porté César! ».

Signe de fin