ARRÊTS CONCERNANT L’ORDRE DES JÉSUITES,
son obédience à un souverain étranger
et sa doctrine du tyrannicide
Parlement de paris 6 août 1761 et 6 août 1762
( Source : Recueil Isambert )
I - Arrêt du parlement de Paris du 6 août 1761
(Le Roi tenant les Sceaux)
Vu par la Cour, toutes les Chambres assemblées, le compte rendu en ladite cour par l’un des conseillers en icelle , le 8 juillet dernier, touchant la doctrine, morale et pratique des prêtres et écoliers, soi-disants de la Société de Jésus; arrêté dudit jour, portant que ledit compte serait communiqué au procureur-général du roi; autre arrêté du 18 dudit mois de juillet, qui sur le vu des conclusions prises par le procureur-général du roi, ordonne que, tant ledit compte, que ladite doctrine, morale et pratique, seront vus et examinés par des commissaires de la cour; vérification faite de ladite doctrine meurtrière et attentatoire à la sûreté des souverains sur les livres imprimés de l’aveu et approbation de ladite société, notamment (extraits) :
Par Emmanuel Sa, jésuite, en ses « Aphorismes », imprimés en 1590…
Par Louis Molina, jésuite, en son livre « De Justitia et Jure », imprimé en 1602…
Par Jean Mariana, jésuite, dans son traité « De Rege et Regis institutione », imprimé en 1605, et condamné par arrêt de la cour du 8 juin,16l0…
Par Charles Scribani, jésuite, en son « Amphithéâtre d’Honneur »,imprimé en 1606;
Par Robert Bellarmin, jésuite, en son traité « De autoritate summi Pontifis », imprimé à Rome en 1610, et condamné par arrêt de la cour du 26 novembre 1610…
Par Jacques Keller, jésuite, en son livre, intitulé : « Tyrannicidium », imprimé l’année suivante 1611…
Seront lacérés et brûlés en la cour du Palais, au pied du grand escalier d’icelui, par l’exécuteur de la haute justice, comme séditieux, destructifs de tout principe de la morale chrétienne, enseignant une doctrine meurtrière et abominable, non-seulement contre la sûreté de la vie des citoyens , mais même contre celle des personnes sacrées des souverains.
Enjoint à tous ceux qui on ont des exemplaires de les apporter au greffe de la cour pour y être supprimés. Fait très expresses inhibitions et défenses à tous libraires de réimprimer, vendre ou débiter lesdits livres ou aucuns d’iceux, et à tous colporteurs, distributeurs, ou autres, de les colporter ou distribuer, à peine d’être poursuivis extraordinairement et punis suivant la rigueur des ordonnances.
Ordonne qu’à la requête dru procureur-général du roi il sera informé par-devant le conseiller-rapporteur pour les témoins qui seraient en cette ville, et par-devant les lieutenants-criminels des bailliages et sénéchaussées du ressort, et autres juges des cas royaux, à la poursuite des substituts du procureur-général du roi, contre tous ceux qui auraient contribué à la composition, approbation ou impression d’aucuns desdits livres, ou qui les retiendraient entre leurs mains, ensemble contre tous imprimeurs et distributeurs desdits livres, notamment de celui qui porte pour titre : « Hermanni Busembaum, Societatis Jesu, « Theologia moralis », nunc pluribus partibus aucta a R. P. Claudio Lacroix , Societatis Jesu… Coloniae, 1757»
Et pour statuer définitivement sur ce qui résulte desdits livres et du récit fait à la cour, le 8 juillet dernier, au sujet de l’enseignement constant et non interrompu de ladite doctrine dans ladite Société desdits soi-disant jésuites, ainsi que l’inutilité de toutes déclarations, désaveux et rétractations faites à ce sujet, résultante des constitutions desdits prêtres, écoliers et autres de ladite Société, joint la délibération à l’appel comme d’abus, ce-jourd’hui interjeté par le procureur-général du roi, de la bulle Regimini, et de tous autres actes qui s’en sont ensuivis concernant ladite Société, sauf à disjoindre, s’il y échet.
Et cependant, par provision , jusqu’à ce qu’il ait été statué sur ledit appel comme d’abus et objets lui y sont joints, ou autrement par la cour ordonné, fait très-expresses inhibitions et défenses à tous sujets du roi, de quelque état , qualité et condition qu’ils soient, d’entrer dans ladite Société, soit à titre de probation ou noviciat, soit par émission de vœux dits solennels ou non solennels; et à tous prêtres, écoliers et autres de ladite Société, de les y recevoir, assister à leur ingression ou émission de vœux, en rédiger ou signer les actes; le tout sous telles peines qu’il appartiendra.
Fait pareillement inhibitions et défenses aux-dits prêtres, écoliers, et autres de ladite Société, de recevoir, sous quelque prétexte que ce soit, dans leurs maisons, aucun membre de ladite Société né en pays étrangers, même d’y recevoir tous membres de ladite Société naturels Français qui feraient à l’avenir hors du royaume, les vœux dits solennels ou non solennels ; le tout à peine d’être, les contrevenants, poursuivis extraordinairement et punis comme perturbateurs du repos public.
Fait pareillement inhibitions et défenses par provision aux-dits prêtres, écoliers, et autres de ladite Société, de continuer aucunes leçons publiques ou particulières de théologie, philosophie ou humanités, dans les écoles, collèges et séminaires du ressort de la Cour, sous peine de saisie de leur temporel, et sous telle autre peine qu’il appartiendra, et ce à compter du 1er octobre prochain, tant pour les maisons de ladite Société qui sont situées à Paris, que pour celles qui sont situées dans les villes du ressort de la cour, où il y aurait autres écoles ou collèges que ceux de ladite Société , et du 1er avril prochain seulement pour celles qui sont situées dans les villes du ressort de la Cour, où il n’y aurait autres écoles ou collèges que ceux de ladite Société, ou dans lesquelles ceux de ladite Société se trouveraient remplir quelqu’une des facultés des arts ou de théologie dans l’université qui y serait établie ; et néanmoins, dans le cas où lesdits prêtres, écoliers, et autres de ladite Société, prétendraient avoir obtenu aucunes lettres patentes dûment vérifiées en la cour, à l’effet de faire lesdites fonctions de scolarité, permet aux-dits prêtres, écoliers, ou autres de ladite Société, de les représenter à la cour, toutes les chambres assemblées, dans les délais ci-dessus prescrits , pour être par la cour, sur le vu d’icelles et sur les conclusions du procureur-général du roi, ordonné ce que de raison.
Fait très expresses inhibitions et défenses à tous les sujets du roi de fréquenter, après l’expiration desdits délais, les écoles, pensions, séminaires, noviciats et missions des dits soi-disant jésuites. Enjoint à tous étudiants, pensionnaires, séminaristes et novices de vider les collège, pensions, séminaires et noviciats de ladite Société dans les délais ci-dessus fixés; et à tous pères, mères , tuteurs, curateurs, ou autres ayant charge de l’éducation desdits étudiants, de les en retirer ou faire retirer, et de concourir, chacun à leur égard, à l’exécution du présent arrêt, comme de bons et fidèles sujets du roi, zélés pour sa conservation. Leur fait pareillement défenses d’envoyer lesdits étudiants dans aucuns collèges ou écoles de ladite Société tenus hors du ressort de la cour ou hors du royaume, le tout à peine, contre les contrevenants, d’être réputés fauteurs de ladite doctrine impie, sacrilège, homicide, attentatoire à l’autorité et sûreté de la personne des rois; et, comme tels, poursuivis suivant la rigueur des ordonnances.
Et, quant aux-dits étudiants, déclare, tous ceux qui continueraient, après l’expiration desdits délais, de fréquenter lesdites écoles, pensions, collèges, séminaires, noviciats et instructions desdits soi-disant jésuites, en quelque lieu que ce puisse être, incapables de prendre ni recevoir aucuns degrés dans les universités, et de toutes charges civiles et municipale, offices ou fonctions publiques, se réservant , ladite cour, de délibérer le vendredi 8 janvier prochain sur les précautions qu’elle jugera devoir prendre au sujet des contrevenants, si aucuns y avait.
Et désirant ladite cour pourvoir suffisamment à l’éducation de la jeunesse , ordonne que dans trois mois pour toute, préfixion et délai , à compter du jour du présent arrêt, les maires et échevins des villes du ressort de la cour où il n’y aurait autres écoles ou collèges que ceux de ladite société, ou dans lesquelles ceux de ladite société rempliraient les facultés des arts ou de théologie dans les universités qui y seraient établies, comme aussi les officier des bailliages et sénéchaussées, ensemble les-dites universités, seront tenus d’envoyer au procureur-général du roi, chacun séparément, mémoires contenants ce qu’ils estimeront convenable à ce sujet, pour, ce fait, ou faute de ce faire, être par la cour, toutes les chambres assemblées, ordonné, sur les conclusions du procureur-général du roi, ledit jour vendredi 8 janvier prochain, ce qu’il appartiendra.
Fait dès à-présent et par provision, très expresses inhibitions et défenses à tous sujets du roi, de quelque état, qualité et conditions qu’ils soient, de s’agréger ou affilier à ladite société, soit par un vœu d’obéissance au général d’icelle, ou autrement, ainsi qu’à tous prêtres, écoliers ou autres de ladite société, de faire ou recevoir lesdites affiliations ou agrégations; le tout sous peine d’être poursuivis extraordinairement et punis suivant l’exigence des cas.
Comme aussi, fait ladite cour inhibitions et défenses à tous sujets du roi, de quelque état, qualité et conditions qu’ils soient, sous telles peines qu’il appartiendra, de s’assembler avec lesdits prêtres, écoliers ou autres de ladite société en leurs maisons ou ailleurs, sous prétexte de congrégations, associations, confréries, conférence ou autres exercices particuliers.
Défend aux-dits prêtres, écoliers, et autres de ladite société, d’entreprendre de se soustraire directement ou indirectement, et sous quelque prétexte que ce puisse être , à l’entière inspection, superintendance et juridiction des ordinaires.
Ordonne que le présent arrêt sera signifié sans délai aux maisons de ladite société qui sont dans la ville de Paris, et dans un mois au plus tard, à toutes les autres maisons occupées dans le ressort de la cour par ceux de ladite société ; leur enjoint de s’y conformer sous les peines y portées.
Ordonne que copies collationnées du présent arrêt, ainsi que de celui rendu ce-jourd’hui par la cour, sur l’appel comme d’abus interjeté par le procureur-général du roi, de la bulle Regimini, et actes concernant ladite société, seront envoyés à tous les bailliages et sénéchaussées du ressort, pour y être lues, publiées et registrées : enjoint aux substituts du procureur général du roi d’y tenir la main, et d’en certifier la cour au mois : enjoint aux officiers desdits sièges de veiller, chacun en droit soi, à la pleine et entière exécution du présent arrêt, qui sera imprimé, lu, publié et affiché partout où besoin sera.
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II - Arrêt du parlement de Paris du 6 août 1762
(Berryer, Garde des Sceaux)
Notre dite cour, toutes les chambres assemblées, faisant droit sur l’appel comme d’abus interjeté par le procureur général du roi, de l’institut et constitutions de la Société se disant de Jésus, et reçu par arrêt de la cour du 6 août 1761, sur lequel appel comme d’abus lesdits général et Société ont été surabondamment intimés, et faisant pareillement droit sur les autres délibérations jointes audit appel comme d’abus, déclare le défaut faute de comparaître pris au greffe de la cour par notre procureur-général, le 7 janvier 1762, bien et valablement obtenu, et adjugeant le profit d’icelui ;
Dit qu’il y a abus dans ledit institut de ladite Société se disant de Jésus, bulles, brefs, lettres apostoliques, constitutions, déclarations sur lesdites constitutions, formules de vœux, décrets des généraux et congrégations générales de ladite Société, et pareillement dans les règlements de ladite, Société, appelés « Oracles de vive voix », et généralement dans tous autres règlements de ladite Société; ou actes de pareille nature, en tout ce qui constitue l’essence dudit institut.
Ce faisant, déclare ledit institut inadmissible par sa nature dans tout État policé, comme contraire au droit naturel, attentatoire à toute autorité spirituelle et temporelle, et tendant à introduire dans l’Église et dans les États, sous le voile spécieux d’un institut religieux, non un ordre qui aspire véritablement et uniquement à la perfection évangélique, mais plutôt un corps politique, dont l’essence consiste dans une activité continuelle pour parvenir par toutes sortes de voies directes ou indirectes, sourdes ou publiques, d’abord à une indépendance absolue, et successivement à l’usurpation de toute autorité ;
Notamment en ce que, pour former un corps immense répandu dans tous les États sans en faire réellement partie, qui ne pensant et n’agissant que par l’impulsion d’un seul homme, marche toujours infailliblement vers son but, et puisse exercer son empire sur les hommes de tout état et de toute dignité, ladite Société s’est constituée monarchique, et concentrée dans le gouvernement et la disposition du seul général auquel elle a attribué toute espèce de pouvoirs utiles à l’avantage et à l’élévation de ladite Société ; en sorte qu’autant elle se procure de membres dans les différentes nations, autant les souverains perdent de sujets qui prêtent entre les mains d’un monarque étranger le serment de fidélité le plus absolu et le plus illimité;
Qu’il aurait été attribué à cet effet au général sur tous les membres de ladite Société l’autorité la plus universelle et la plus étendue;
Autorité non- seulement sur leurs actions, mais sur leur entendement et sur leurs consciences, tellement obligées de se plier au moindre signe du général comme à la voix de Jésus-Christ, que l’hésitation même n’est permise, ni dans l’exécution, ni dans l’adhésion intérieure, d’où il résulterait nécessairement une obéissance aveugle, toujours subsistante malgré les restrictions apparentes que les dites constitutions de ladite Société auraient cherché à présenter dans quelques endroits, et dont la solution se trouverait, soit dans d’autres passages desdites constitutions, soit dans la doctrine générale de ladite Société sur le probabilisme et sur l’art de se former une conscience factice ;
Autorité tellement absolue sur l’état, sur les vœux et sur la subsistance même de tous les membres de la Société, que le général, instruit sous le secret de tous leurs mouvements par des délateurs occupés sans cesse à les sonder, à les pénétrer et à les examiner pourrait à son gré, au mépris du droit naturel de la réciprocité des engagements, expulser à chaque instant de ladite Société quiconque y nuirait à ses vues, ou lui serait utile ailleurs, sauf à l’y faire rentrer dans la suite, sans que ladite Société soit tenue même de fournir des aliments en aucun cas aux sujets qu’il plaît au général de renvoyer ;
Autorité étendue jusque sur les membres de ladite Société, qui seraient, du consentement du général, indispensable dans ce cas, élevés à quelques dignités que ce soit hors de ladite Société, et qui restent liés, même à raison de l’exercice des fonctions desdites dignités, à l’obéissance au général, par un vœu formel, dont l’effet obscurci en apparence par quelques énonciations qui paraîtraient ne réserver qu’une autorité de conseil et de persuasion, ne peut être cependant révoqué en doute au moyen de la précaution d’en faire l’objet d’un vœu exprès, de la nécessité imposée par ce vœu au sujet élevé en dignité, de prendre un conseil de la Société choisi par le général et de la clause expressive qui termine la formule du vœu « Le tout entendu suivant les constitutions et déclarations de ladite Société » ;
Autorité qui peut soumettre à ses lois des hommes de tout ordre, de tout état et de toute condition, même les plus élevés en dignité, en les liant à ladite Société par le vœu d’obéissance, sans qu’ils cessent de vivre dans le monde, d’y remplir les fonctions de leurs dignités, et sans qu’ils y portent aucune marque extérieure de leur engagement, ainsi qu’il résulte du compte rendu à la cour par un des conseillers en icelle le 2 avril dernier : autorité néanmoins tellement dirigée vers son objet, que si celui qui l’exerce venait à s’écarter du plan qu’il doit toujours suivre, il pourrait être déposé malgré la perpétuité attachée à sa place et même renvoyé de ladite Société ;
En ce que , pour n’être jamais arrêté par les circonstances et par les évènements, et pour pouvoir prendre l’esprit et la conduite convenables dans chaque occasion, ledit institut aurait donné à toutes ses prétendues lois une flexibilité et une mobilité qui se prêtent à toutes les variations qui lui sont utiles suivant la diversité des temps, des lieux et des objets dont le général est l’arbitre suprême; qui dispensent de toute obligation, même sous peine de péché véniel, toute règle généralement quelconque , si elle n’est prescrite par le supérieur autorisé du général, et déterminé par les circonstances du bien général ou particulier de ladite Société ; qui rendent mène les règles impossibles à fixer au milieu des décisions contradictoires auxquelles on parvient par toutes sortes de distinctions et d’exceptions intermédiaires ; qui mettent même dans le pouvoir du général l’abrogation et le changement direct des règles de l’institut, à l’exception néanmoins des points substantiels, dont la Société s’est fait une loi de ne point former un tableau exact et complet.
En ce que, pour assurer audit institut une existence indépendante de tous les évènements, et une stabilité supérieure à toutes les atteintes qu’on voudrait y porter, ledit institut se serait soustrait à l’autorité des souverains, des lois , des magistrats, à celle du saint Siège, des conciles généraux et particuliers, ainsi qu’à toutes réformations, limitations ou restrictions qui pourraient intervenir dans la suite, de quelque autorité qu’elles pussent émaner ; qu’à cet effet ladite société aurait surpris du saint Siège les engagements les plus précis de ne pouvoir jamais révoquer ou limiter ses privilèges, ou y déroger, aurait même eu la précaution de déclarer nulles et comme non avenues toute dérogations ou exceptions faites en faveur de qui que ce soit à ses constitutions, même par le pape, à moins que, ce ne soit du consentement de ladite Société ; et enfin, se serait concéder le droit étrange d’anéantir de son autorité tous les changements et toutes les modifications apportées à ses lois, de les rétablir elle-même dans leurs première force et vertu, en faisant même remonter ce rétablissement à la date que la Société ou son général voudront choisir, le tout sans avoir besoin d’obtenir du-pape aucun consentement ni aucune nouvelle confirmation.
En ce que ledit institut ainsi préparé par sa constitution intérieure a se procurer l’exécution du plan que ladite Société s’était proposé, aurait cherché à y joindre tous les moyens extérieurs qu’il a jugé propres à lui assurer les succès les plus rapides; qu’en conséquence il s’est d’abord ouvert la route pour acquérir des richesses immenses, en se préparant à l’ombre de distinctions enveloppées et de contradictions ménagées entre des prohibitions et des exceptions, la facilité de se livrer à un commerce étendu depuis sur toute la surface de la terre; et qu’il s’est fait accorder d’avance la dispense la plus entière d’employer les sommes qui pourraient lui être données aux objets assignés par les donateurs, autant néanmoins qu’il pourrait le faire à leur insu ou sans les choquer.
En ce que l’indispensable nécessité où se trouvait ledit institut de s’attirer le crédit et la protection, et de se concilier le plus grand nombre d’esprits qu’il lui serait possible, en voilant néanmoins ses desseins, l’aurait déterminé principalement à aspirer d’abord à la faveur des princes et des personnes de grande autorité, puisqu’au milieu des règlements qui interdisent en apparence à ses membres la fréquentation de la cour et le maniement des affaires séculières, qui leur défendent nommément de s’insinuer dans la confiance particulière des princes, qui semblent même résister à l’emploi de confesseur auprès d’eux, on trouve néanmoins un chapitre qui concerne nommément et uniquement les confesseurs des princes, et dont les règlements sont approuvés par la sixième congrégation.
Que de plus, ledit institut n’aurait jamais cessé d’imposer pour règle générale aux supérieurs ; de s’occuper à ménager la faveur des papes, des princes temporels, des grands, et des personnes de la première autorité, et en général à conserver les amis de la société, et à lui rendre favorables ceux qui lui sont opposés.
Qu’enfin il aurait suivi le même esprit en déterminant une doctrine et une morale, les meilleures et les plus convenables pour elle, et tellement uniformes, autant qu’il lui est utile, que chacun de ses membres est obligé de se soumettre aux définitions de ladite Société dans les objets sur lesquels il aurait des opinions différentes de ce qu’enseigne l’Église : doctrine dont l’effet serait d’attirer les uns par une morale qui favorise généralement toutes les passions humaines, sans néanmoins aliéner tous ceux qui ne réfléchiraient pas assez sur les suites du probabilisme, source féconde d’opinions opposées, qu’on a fait soutenir par d’autres auteurs de ladite Société, de tant de déclarations, désaveux et rétractations illusoires, et du peu de fruit qu’a produit ce grand nombre de censures des universités, des pasteurs du second ordre, des évêques et des papes, examinées par les commissaires de la cour.
En ce que, à l’égard de ceux que tant de mesures n’auraient pas disposé en faveur de ladite Société, ledit institut, pour les subjuguer, les aurait attaqués par la voie de la terreur, en prodiguant les menaces contre toutes personnes, de quelque état, de quelques dignités quelles soient revêtues, même de la puissance royale, qui inquiéteraient, molesteraient, ou voudraient réformer ladite Société en faisant concéder à ladite Société ce droit si redoutable de se nommer à elle-même des conservateurs, avec faculté d’employer contre ces personnes non-seulement les sentences, les censures, les privations d’offices ou de dignités, mais même tous remèdes opportuns de droit et de fait ; en adoptant pour sa doctrine l’enseignement meurtrier qui permet de calomnier, de persécuter, et même de tuer quiconque veut nuire à ce que chacun appelle arbitrairement sa fortune et son honneur : doctrine dont le dernier excès irait jusqu’à porter l’inquiétude dans le sein des souverains, par 1’enseignement persévéramment soutenu dans ladite Société, du consentement exprès des supérieurs d’icelle, même depuis 1614, du régicide, et de tout ce qui peut attenter à la sûreté de la personne sacrée des souverains, à la nature et aux droits de la puissance royale, à son indépendance pleine et absolue de toute autre puissance qui soit sur la terre, et aux serments inviolables de fidélité qui lient les sujets à leurs souverains.
En ce que ces caractères essentiels et distinctif dudit institut, formés par le résultat des lois qu’il s’est fait donner, et de celles qu’il s’est prescrites à lui-même, plus frappants encore lorsqu’on y réunit l’assemblage des privilèges destructifs de tout ordre civil et hiérarchique, qui lui ont été concédés, présentent le tableau d’un corps qui aspire uniquement à l’indépendance et à la domination, et qui par son existence même au milieu de tout État où il serait introduit, ainsi que par sa conduite conséquente à ses constitutions, tend évidemment à miner peu à peu toute autorité légitime, à effectuer la dissolution de toute administration, et à détruire le rapport intime qui forme le lien de toutes les parties du corps politique ; tableau d’autant plus effrayant, que les lois dudit institut sont un véritable fanatisme réduit en principe, et qui ne laisse par son industrieuse prévoyance aucune voie pour le réduire ou le réformer; en sorte que la plus légère atteinte portée à sa manière d’exister, si on pouvait la réaliser, ne pourrait être que la création d’un nouvel institut.
Qu’indépendamment de ce qui s’est passé dans les différents États de la chrétienté, même de ce qui est récemment arrivé en Portugal, dont les pièces authentiques sont déposées au greffe de la cour, la France en particulier, n’a que trop ressenti les funestes effets que ne pouvait manquer de produire un pareil institut. Que les fureurs de la ligue animées, soutenues et fomentées en France par des membres de ladite Société, exposèrent le royaume aux plus grands malheurs, et auraient enlevé la couronne à l’auguste maison de Bourbon, si la fidélité inébranlable de la nation française n’eût assuré l’observation et la conservation de la loi salique : qu’Henri IV lui-même, ce prince dont la mémoire sera toujours si chère à la France, échappé d’abord aux attentats de Barrière qu’entraîna la «seule induction et instigation des principaux du collège de Clermont, faisant profession de ladite Société » et ensuite à ceux de Châtel, disciple de la même société, rendit générale par un édit l’expulsion que la cour avait prononcée contre elle ; que, si cédant ensuite aux vues séduisantes d’une politique trop périlleuse, il rétablit en France sous des conditions irritantes et sévères une société si dangereuse, rien n’a pu arrêter depuis ce temps le cours de la doctrine régicide dans ladite société; que les droits de l’épiscopat ont été longtemps combattus et méprisés par ladite société, malgré les réclamations si souvent réitérées du clergé de France, et que des intervalles de soumission apparente ne les garantiraient pas de nouvelles attaques de la part d’un institut dont la nature leur est si essentiellement opposée, et de la part d’adversaires qui font profession par leurs propres constitutions de suspendre seulement tout ce qui pourrait ne pas convenir au temps, aux lieux et aux circonstances ; que presque tous les corps de l’État ont été successivement détruits ou affaiblis, les universités combattues, presque anéanties, ou forcées de recevoir les soi-disants Jésuites dans leur sein, ou réduites souvent à de fâcheuses extrémités.
Reçoit notre procureur-général incidemment appelant comme d’abus des vœux et serments émis par les prêtres, écoliers et autres de ladite Société, de se soumettre et conformer aux-dites règles et constitutions : faisant droit sur ledit appel, dit qu’il y a abus dans lesdits vœux et serments ; ce faisant les déclare non valablement émis.
Ordonne que ceux des membres de ladite Société, qui auront atteint l’âge de trente-trois ans accomplis, au jour du présent arrêt , ne pourront en aucuns cas, et sous quelque prétexte que ce soit, prétendre à aucunes successions échues ou échoir, conformément à notre déclaration du 16 juillet 1715, registrée en notre dite cour le 2 août suivant, qui sera exécutée selon sa forme et teneur, comme loi de précaution , nécessaire pour assurer le repos des familles, sans que de ladite déclaration, il ait jamais pu être induit aucune approbation de ladite Société, si ce n’est à titre provisoire, et sous les conditions toujours inhérentes à l’admission et rétablissement de ladite Société…
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Henri Martin, dans son « Histoire de France » (4ème éd.) Y. XVI p.211, observe à propos des poursuites intentées contre les Jésuites en France en 1762 pour constitution d’un corps étranger dans l’État :Leur général, Ricci, aurait répondu – Qu’ils soient ce qu’ils sont, ou qu’ils ne soient plus. Ce qui est sûr, c’est le refus d’une transaction. L’acceptation était impossible. Pour une théocratie cosmopolite, s’encadrer dans un État et dans une Église nationale, passer sous le joug des lois civiles, c’était le suicide.
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Jean Lacouture, dans son ouvrage intitulé « Les jésuites – T.I Les conquérants », consacre un chapitre à l’obéissance absolue au Pape exigée des Jésuites. C’est cette soumission qui leur est reprochée dans le présent arrêt, comme contraire à l’allégeance que doit tout sujet à son Prince temporel. Elle était caractérisée par la formule : obligation d’obéir perinde ac si cadaver (comme une marionnette). L’auteur écrit notamment :
S’il faut retenir une règle fondamentale des Constitutions auxquelles Ignace travaille pendant quinze ans, les laissant inachevées, c’est bien celle qui a trait à la discipline.
Comme le bénédictin se définit aux yeux du monde par l’acharnement au travail intellectuel, le franciscain par l’humilité ou le chartreux par le laconisme, le jésuite se résume volontiers en ce mot : l’obéissance.
Ce thème « loyolesque » entre tous, le fondateur s’acharna à le préciser, l’affinant et le martelant tour à tour, non seulement dans le sixième chapitre des Constitutions, mais aussi dans la célèbre Lettre aux jésuites portugais du 23 mars 1553, où il écrit :
Nous pouvons souffrir qu’en d’autres ordres religieux on nous surpasse en jeûnes, veilles et autres austérités... Mais par la pureté et la perfection de l’obéissance [...] et l’abnégation du jugement, je désire instamment, frères très chers, que se signalent ceux qui, dans cette Compagnie, suivent Dieu...
Dans l’esprit du bon peuple, ce précepte est symbolisé par la formule Perinde ac cadaver (ainsi qu’un cadavre). Tel serait le comportement imposé au jésuite par la règle : abolition de la volonté, docilité sans faille, «indifférence», anéantissement radical entre les mains du «général» et, à travers lui, du pape romain.
Ces trois mots latins ont fait autant que le titre générique de l’ordre avec son arrogance originelle et sa désinence sournoise et que celui de «casuistique», pour déconsidérer, dans l’esprit public, la Compagnie. On comprend que les avocats et les fidèles de Loyola se dressent sur leurs ergots dès que l’on allègue ou seulement prononce le perinde... Il n’est pas d’auteur jésuite qui ne tente d’en exonérer les siens ou de prouver qu’Ignace n’est pas l’inventeur de la formule.
Ainsi le grand théologien allemand Karl Rahner, dans son Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui, ne prend pas de gants pour dénoncer la formule, qu’il qualifie de «sotte». Et pour mieux manifester son désaccord, Rahner va plus loin : se couvrant de la signature de Loyola, il se permet d’écrire que les jésuites du Paraguay ont eu grand tort d’obéir aux injonctions vaticanes de dissoudre et d’abandonner leurs missions ...
Certes. Mais il faut tout de même en revenir aux propos du fondateur. Encore à la fin de sa vie, en un temps où ses «angles» semblaient s’arrondir, il dictait à Jean-Philippe Vito ces «instructions sur l’obéissance» qui ne semblent viser qu’à «mortifier» les indociles :
Je ne dois pas m’appartenir, mais être à celui qui m’a créé et à son représentant, pour me laisser mener et gouverner comme une boulette de cire se laisse tirer par un fil…