UN CRIME DE LÈSE-MAJESTÉ
L’agression de Damien contre Louis XV
( Faits extraits de Henri Martin, « Histoire de France » T. XV p. 508 )
( Arrêts extraits de Muyart de Vouglans, « Les lois criminelles de France » p.133 )
Le 5 janvier 1757, au soir, comme le roi descendait dans la Cour de marbre pour aller de Versailles à Trianon, un homme se glissa entre les gardes et lui lança un coup dans le côté. Louis porta la main à l’endroit frappé et la retira tachée de sang. Avec assez de présence d’esprit, il reconnut l’assassin à ce qu’il avait seul le chapeau sur la tête, et le fit saisir en défendant de lui faire du mal. On ne trouva sur cet homme d’autre arme qu’un couteau à deux lames, dont la plus petite n’était qu’une espèce de canif; c’était avec celle-là qu’il avait frappé, et, grâce à l’épaisse redingote dont le roi était enveloppé, la pointe n’avait pénétré que de quatre lignes [soit un centimètre].
La peur était venue à Louis avec la réflexion: pour cette piqûre d’épingle, comme dit Voltaire, il se fit emporter et mettre au lit, manda en toute hâte le premier confesseur venu, se fit donner et redonner l’absolution à cinq ou six reprises, appela le dauphin, le chargea de présider les conseils et se comporta comme l’eût pu faire un homme blessé à mort. A la vérité, le soupçon que l’arme pouvait être empoisonnée lui avait traversé l’esprit…
Paris et la France étaient dans la stupeur. Une telle action était si éloignée des mœurs du siècle! On croyait rêver en se retrouvant aux jours des Jacques Clément et des Ravaillac. Parlementaires et gens d’Église s’en rejetèrent la responsabilité avec fureur. Il y eut une réaction en faveur du roi on crut un moment l’aimer encore. Les membres démissionnaires du parlement de Paris offrirent de reprendre leurs fonctions pour venger la personne du roi. Les parlements des provinces, les États de Bretagne, toujours en opposition contre la cour, se hâtèrent d’envoyer des protestations de dévouement à Louis. Le roi, après plusieurs jours passés au lit sans le moindre mouvement de fièvre, s’était enfin décidé à se lever et à s’occuper d’affaires : il n’accepta pas les offres des démissionnaires, renvoya le procès de l’assassin à la Grand’chambre, c’est-à-dire à ceux des membres qui n’avaient pas suivi leurs collègues, et, persévérant dans son ressentiment, exila seize des démissionnaires.
On fit des recherches infinies sur les relations de l’assassin : on le soumit aux tortures les plus cruelles et les plus répétées… le résultat de toute cette procédure fut que cet homme, appelé Damiens, n’avait point de complices et n’était pas même, à vrai dire, un assassin. C’était un laquais sans place, cerveau détraqué, qui s’était exalté par les propos entendus dans la Grand’Salle du Palais ou dans les antichambres de quelques conseillers au parlement et de quelques dévots jansénistes. Il n’avait pas voulu tuer le roi : il avait voulu seulement lui donner un avertissement, afin qu’il cessât de persécuter le parlement et qu’il punît l’archevêque, cause de tout le mal.
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Arrêt principal, prononcé contre Damien
Parlement de Paris, Grand’Chambre assemblée, le 26 mars 1757
Vu par la Cour, la Grand’Chambre assemblée, le Procès criminel contre Robert-François Damien…
Tout considéré.
La Cour, suffisamment garnie des Princes et Pairs, faisant droit sur l’accusation intentée contre ledit Damien, dûment atteint et convaincu du crime de Lèse-Majesté Divine et Humaine au premier chef, pour le très méchant, très abominable et très détestable parricide commis sur la personne du Roi ; et pour réparation ;
Condamne ledit Damien à faire amende honorable devant la principale porte de l’Église de Paris, où il sera mené et conduit dans un tombereau, nu en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres ; et là, à genoux, dire et déclarer que méchamment et proditoirement, il a commis le très méchant, très abominable et très détestable parricide, et blessé le Roi d’un coup de couteau dans le côté droit, ce dont il se repend et demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice ;
Ce fait, mené et conduit dans ledit tombereau à la Place de Grève ; et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras de jambes, sa main droite, tenant en icelle le couteau dont il a commis ledit parricide, brûlée de feu de souffre ; et, sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix-résine fondue, de la cire et du soufre fondus ensemble ;
Et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux, et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendre, et ses cendres jetées au vent ;
Déclare tous ses biens, meubles et immeubles, acquis et confisqués au Roi ;
Ordonne qu’avant ladite exécution, ledit Damien sera appliqué à la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation de ses complices ;
Ordonne que la maison où il est né sera démolie, celui à qui elle appartient préalablement indemnisé, sans que sur le fonds de la dite maison puisse à l’avenir être fait aucun autre bâtiment.
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Arrêt subséquent, prononcé contre la famille de Damien
Parlement de Paris, Grand’Chambre assemblée, le 29 mars 1757
Vu par la Cour, la Grand’Chambre assemblée, l’Arrêt d’icelle rendu le 26 mars du présent mois, contre Robert-François Damien, le Procès-verbal de question et d’exécution dudit Damien, du 28 des dits mois et an, les Conclusions du Procureur-général du Roi…
La Cour, les Princes et Pairs y séant, pour les cas résultant du Procès ;
Ordonne que, dans quinzaine après la publication de l’Arrêt du 26 mars du présent mois, et du présent, à son de trompe et cris public en cette ville de Paris, en celle d’Arras et en celle de Saint-Omer, Élisabeth Molerienne, femme dudit Robert-François Damien, Marie-Élisabeth Damien, sa fille, et Pierre-Joseph Damien, son père, seront tenus de vider le Royaume, avec défense à eux d’y jamais revenir, à peine d’être pendus et étranglés sans forme ni figure de procès.
Fait défenses à Louis Damien, frère dudit Robert-François Damien, et à Élisabeth Schoirtz, femme dudit Louis Damien, à Catherine Damien, veuve Cottel, sœur dudit Robert-François Damien, à Antoine-Joseph, autre frère dudit Robert-François Damien, et à Marie-Jeanne Pauvret, femme dudit Antoine-Joseph Damien, ensemble les autres membres de la famille, si aucun y a, portant le nom de Damien, de porter à l’avenir ledit nom ; leur enjoint de le changer en un autre, sur les mêmes peines.
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Note. La cruauté du supplice, qui tranche avec le raffinement de l’époque, s’explique par le contexte politique. Les magistrats s’imaginèrent complaire au Roi en multipliant les tortures.
Henri Martin conclut ses développements en observant que « des femmes de la haute noblesse et de la finance crurent faire leur cour en imitant les mœurs du temps de Catherine de Médicis et en se disputant à prix d’or les fenêtres de la Grève pour aller se repaître de ces horreurs. Louis, qui du moins n’ajoutait pas la cruauté à ses autres vices, en eut dégoût. Les juges ajoutèrent à cette barbarie une détestable iniquité : ils condamnèrent au bannissement perpétuel la famille innocente de Damiens, père, femme et fille, avec peine de mort s’ils rentraient en France. A la vérité le roi leur fit une pension ».
Comme le disait ma grand’mère paternelle, les noms propres n’ont pas d’orthographe. C’est la raison pour laquelle on parle, tantôt de Damien, tantôt de Damiens.