Contrainte morale ou état de nécéssité
Observations André Vitu (Revue de science criminelle 1986 87)
(à propos des arrêts Cour d'appel de Dijon 19 décembre 1984 - Tribunal correctionnel d'Agen 22 mai 1985)
Deux affaires récentes viennent de donner occasion, aux magistrats correctionnels qui en étaient saisis, de faire expressément appel à la notion de contrainte morale pour relaxer les prévenus traduits devant eux.
La première espèce, jugée par la Cour d’appel de Dijon le 19 décembre 1984 (Gaz.Pal. 1985.1.256), mettait en cause un couple de grands-parents, M. et Mme C..., chargés de la garde de leur petit-fils âgé de cinq ans, né du concubinage de leur fille avec un ressortissant algérien, et qui avaient refusé de satisfaire au droit de visite et d’hébergement que le père avait obtenu du juge des enfants. Poursuivis du chef de non-représentation d’enfant en violation d’une décision de justice (C.pén., art. 357), les grands-parents invoquaient pour leur défense la santé gravement déficiente de l’enfant, qui exigeait des soins journaliers de kinésithérapie respiratoire, et ils alléguaient leur crainte de voir le père emmener le garçonnet en Algérie ou rien ne prouvait qu’il serait soigné comme il l’était en France et, surtout, d’où il serait pratiquement impossible de le faire revenir chez eux, ainsi qu’en témoignent les nombreux cas de rétention d’enfants français déplacés chaque année dans les pays du Maghreb.
Convaincue par ces arguments, la Cour d’appel les relaxe en s’appuyant expressément sur l’article 64 du Code pénal, cité dans ses attendus et son dispositif: « Attendu, dit-elle, qu’ils ont cédé à une contrainte morale irrésistible résultant de menaces d’enlèvement ou de la crainte d’un mal suffisamment pressant pour leur petit-fils et abolissant leur volonté et leur liberté de choix » ; « que l’existence de cette contrainte morale au temps de l’action et au sens de l’article 64 du code pénal étant prouvée ... ».
Dans la seconde espèce (Trib.corr. Agen 22 mai 1985, Gaz.Pal. 1985 II 587 note J. P. D.), la dame M..., apparemment en instance de divorce avait refusé de présenter l’enfant commun à son mari, pour qu’il exerce le droit de visite que lui avait reconnu le juge de la mise en état. Mais le père se trouvait dans une situation bien particulière, puisqu’il venait d’être incarcéré à la maison d’arrêt d’Agen sous les inculpations d’assassinat et de tentative de vol. Et la mère d’expliquer qu’elle ne se sentait pas le courage d’emmener l’enfant -qui n’avait pas le souvenir de son père- voir celui-ci en prison, ni d’expliquer au bambin pour quelle raison son père était détenu : elle craignait de graves troubles psychologiques pour son fils ; d’ailleurs, quelques jours avant d’être appelée devant les juges du tribunal correctionnel, elle venait d’obtenir de la Cour d’appel d’Agen l’infirmation de la décision du juge de la mise en état en raison de l’inculpation pesant sur son mari. Là encore, le tribunal relaxe la prévenue en retenant à son bénéfice l’existence d’une «contrainte morale irrésistible au temps de l’action et au sens de l’article 64 du Code pénal».
A vrai dire, on peut se demander si cette crainte d’un enlèvement possible et cette appréhension pour la santé physique de l’enfant dans le premier cas, et si la crainte éprouvée pour l’équilibre psychique de cet autre enfant dans le second cas, constituaient effectivement des situations de contrainte morale relevant de l’article 64, ou s’il ne fallait pas y voir plutôt l’expression d’un état de nécessité. La chose mérite d’être examinée de plus près.
I - Par la généralité de ses termes («... contraint par une force à laquelle il n’a pu résister»), l’article 64 couvre à la fois la contrainte physique et la contrainte morale et, à le lire, il semble indifférent au point de savoir si cette force, qui obnubile complètement la volonté du prévenu, est d’origine externe ou interne: dans les deux cas, elle ferait disparaître la responsabilité pénale de l’auteur du fait infractionnel. Mais c’est là une apparence et des nuances s’imposent, qui aboutissent à réduire la portée du texte.
Si l’on admet aisément que la contrainte physique puisse être aussi bien d’origine externe (ainsi en va-t-il de la contrainte née du fait des événements, ou du fait de l’autorité publique, ou encore du fait de l’homme ou de l’animal, dont les interventions ont engendré la force qui a plié la volonté de l’individu) que d’origine interne (cas de la maladie, et même parfois du sommeil écrasant), la doctrine pourtant exclut d’ordinaire des prévisions de l’article 64 la contrainte morale interne, celle qui naît des impulsions, des passions, des croyances, pour ne retenir que la contrainte morale externe, qu’ont créée des menaces graves, des suggestions envoûtantes, des provocations pressantes: car, dit-on avec juste raison, il appartient à chacun de contenir ses passions et de maîtriser les mouvements de son psychisme, et le droit pénal est là pour l’y obliger et le frapper s’il se laisse gouverner par ses mauvais penchants ou son emportement et commet des infractions (en accord avec la Cour de cassation, très ferme à cet égard depuis Crim., 11 avril 1908, D. 1908.1.261, rapport Mercier, S. 1909.1.473, note J. A. Roux, la majorité de la doctrine : R. Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal français, 3e éd., 1, 1913, n° 355, et Précis de droit criminel, 15e éd., 1934, p. 317 ; G. Vidal et J. Magnol, Cours de droit criminel et de science pénitentiaire, 9e éd., I, 1947, n° 181 ; P. Bouzat et J. Pinatel, Traité de droit pénal et criminologie, 2e éd., I, 1970, n° 269; R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel, 5e éd., I, 1985, n° 585; A. Decocq, Droit pénal général, 1971, p. 346; G. Stéfani, G. Levasseur et B. Boulot, Droit pénal général, 12e éd., 1984, n° 378 ; M. Puech, Les grands arrêts de la jurisprudence criminelle, I, 1976, p. 392 et s. Contra J. A. Roux, Cours de droit criminel français, 2e éd., I, 1927, p. 176, note 16; H. Donnedieu de Vabres, Traité de droit criminel et de législation pénale comparée, 3e éd., 1947, n° 372 et 377).
On admettra bien volontiers que, dans les deux décisions commentées, il ne pouvait pas s’agir de contrainte morale interne, puisque l’attitude des prévenus n’était pas motivée par un emportement, ou des impulsions venues exclusivement du tréfonds de leur psychologie, mais tirait son origine du comportement de personnes tierces (les pères des deux garçonnets) ou de situations extérieures (l’état de santé de l’un des deux enfants). Mais, étant reconnu que l’on se trouvait en présence d’une contrainte morale externe, pouvait-on découvrir dans les deux espèces examinées le caractère d’irrésistibilité et (du moins si l’on en accepte l’exigence) celui d’imprévisibilité que requiert la Cour de cassation pour la mise en œuvre de l’article 64 du Code pénal ? II est permis d’en douter.
a) La caractéristique de la contrainte est l’irrésistibilité de la force qui s’exerce sur l’auteur de l’infraction : c’est même le seul élément que l’article 64 mentionne, quand il traite de la question et que, à sa suite, retiennent les rédactions successives de l’avant-projet de code pénal actuellement en gestation (rédaction de 1978, art. 41 ; rédaction de 1983, art. 32). Or, il n’y a de contrainte que si le prévenu s’est trouvé dans l’impossibilité absolue d’agir autrement qu’il ne l’a fait: sa liberté de choix était abolie, il a dû subir la situation et la seule issue, pour lui, était de commettre l’infraction qu’on lui reproche maintenant. Comme l’a dit un auteur, le prévenu a été privé de son libre arbitre par une force de la nature ou par la «domination d’un tiers», qui a produit dans son esprit «peur, crainte ou asservissement» (J. A. Roux, op. cit., p. 174). Il faut, en tout cas, à l’origine de son attitude infractionnelle, des menaces, des suggestions ou des provocations assez graves et assez directes pour enlever à l’intéressé toute liberté d’esprit (Crim., 11 juin 1926, D.H. 1926.378; 29 décembre 1949, D. 1950.419).
Or, pour qui sait avec quelle rigueur la Chambre criminelle analyse cette condition d’admissibilité de la contrainte, surtout quand il s’agit de la contrainte morale, il est certain que dans les affaires C... et M... présentement analysées, les prévenus n’étaient pas soumis à une force aussi irrésistible que ce propriétaire corse, obligé sous la menace pour sa vie de tolérer dans son bois le séjour de dangereux bandits, et poursuivi, de ce fait, pour recel de malfaiteurs (Crim., 28 déc. 1900, S. 1903.1.254), - ou que ce malheureux paysan, surpris en 1914 par une patrouille allemande dont le chef avait exigé de lui des renseignements sur la présence de troupes françaises dans le village proche, faute de quoi ses compagnons de travail seraient fusillés, ce qui lui avait valu d’être condamné pour intelligences avec l’ennemi (Crim., 20 avril 1934, S. 1935.1.399). Et si, parfois, à une époque plus récente, la Chambre criminelle paraît s’être un peu relâchée de son ancienne rigueur, c’est dans des hypothèses exceptionnelles où le prévenu avait dû céder à la force des armes, dans la perspective inéluctable de payer cher la moindre résistance (Crim., 26 févr. 1959, Bull.crim. n° 139, D. 1959.301, pour le cas d’un Algérien obligé d’héberger une quarantaine de rebelles armés pendant la guerre d’Algérie ; comp. Crim., 29 déc. 1948, J.C.P. 1949.11.4681, pour le cas d’un ressortissant allemand inculpé d’exportation frauduleuse de marchandises vers l’Allemagne, alors qu’il avait dû agir sur les ordres impératifs et sous le strict contrôle des autorités d’occupation). On ne découvre rien d’aussi dramatique dans les deux décisions correctionnelles analysées; à moins d’abandonner la politique sévère qu’elle a suivie jusqu’ici, la Chambre criminelle aurait sans doute du mal à reconnaître l’existence d’une irrésistibilité, d’une impossibilité absolue de se conformer, dans les situations que vivaient les époux C... et la dame M..., aux injonctions que la justice leur avait adressées.
b) Si l’on en croit la Chambre criminelle, à la condition d’irrésistibilité doit s’ajouter celle d’imprévisibilité pour que l’on puisse parler de contrainte et, partant, d’irresponsabilité pénale. Bien que non écrite dans l’article 64 du Code pénal, l’exigence d’une imprévisibilité est affirmée avec force et continuité parla haute juridiction depuis l’arrêt T... (Crim. 29 janvier 1921, S. 1922.1.185, note J. A. Roux; adde Crim. 11 novembre 1934, D.P. 1935.1.11, note H. Donnedieu de Vabres ; 4 décembre 1958, D. 1959.36; 17 février 1960, Bull. n°96; 22 janvier 1964, Bull.crim. n° 24; 6 mai 1970, Bull.crim. n° 154; 8 juillet 1971, D. 1971.121, note E. Robert; 8 mai 1974, Bull.crim. n°165, cette Revue 1975.121, obs. J. Larguier, et 704, obs. G. Levasseur ; 12 février 1976, Bull.crim. n° 59, cette Revue 1977.94, obs. G. Levasseur).
Une partie de la doctrine critique avec force cette exigence (J. A. Roux, note précitée; H. Donnedieu de Vabres, note précitée et Traité élémentaire précité, n° 373; J. M. Aussel, « La contrainte et la nécessité en droit pénal », in Quelques aspects de l’autonomie du droit pénal, sous la direction de G. Stéfani, 1956, p. 267 ; R. Merle et A. Vitu, op. cit., n°582; G. Stéfani, G. Levasseur et B. Bouloc, op. cit., n°376 ; P. Puech, op. cit., p. 398) qui serait une «invention de la jurisprudence» (M. Puech, loc. cit.), alors que l’article 64 n’impose rien de tel et que, bien au contraire, il demande que l’on se place au temps de l’action pour juger de l’irrésistibilité de la situation et de l’irresponsabilité dont le prévenu pourra, ou non, bénéficier. Mais certains auteurs ne sont pas convaincus par la critique et se rangent aux côtés de la jurisprudence (v. spécialement G. Vidal et J. Magnol, op. cit., n°135; P. Bouzat et J. Pinatel op. cit. n°267 ; J. Léauté, « Le rôle de la faute antérieure dans le fondement de la responsabilité pénale », D. 1981 Chr. 295 et s. ; A.-Ch. Dana, « Essai sur la notion d’infraction pénale », th. Lyon 1980, p. 146 et s.). Qu’il soit permis à l’auteur de la présente chronique, se séparant de l’opinion exprimée dans l’ouvrage écrit en commun avec R. Merle, de rallier le point de vue favorable à la position de la Chambre criminelle.
On remarquera d’abord, au soutien de cette position, que l’exigence de l’imprévisibilité du fait contraignant est indirectement postulée par la condition d’irrésistibilité : l’imprévisibilité révèle que l’agent est totalement étranger à l’événement qui l’oblige à commettre le fait infractionnel ; car s’il avait prévu la situation dramatique qui, maintenant, s’impose à lui, il aurait pris les précautions nécessaires et l’événement ne se serait pas produit ou, du moins, aurait pu ne pas revêtir le caractère irrésistible qui a été le sien. En d’autres termes, par sa faute antérieure (qu’il s’agisse d’une faute intentionnelle, d’une imprudence, ou même de cette faute à peine palpable qu’on cherche à découvrir dans les infractions purement matérielles), il a enclenché un processus causal dont il serait mal venu, maintenant, de déplorer les conséquences pénales qu’il entraîne pour lui. La faute antérieure et l’événement irrésistible forment un continuum que la logique, comme la justice, interdisent de scinder (du moins autrement que pour une présentation pédagogique).
Objectera-t-on que l’article 64, précisément, s’oppose à cette analyse en exigeant expressément que la responsabilité pénale soit appréciée «au temps de l’action» ? En réalité, le texte ne dit pas tout à fait ce que l’on prétend y lire. L’obligation de soupeser cette responsabilité du prévenu au moment où il a commis l’infraction reprochée n’est écrite expressément dans l’article 64 que pour la démence, pas pour la contrainte : «Il n’y a ni crime, ni délit, dit le texte, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister».
Pourquoi cette différence ? Alors que la contrainte peut, selon les espèces, revêtir la forme d’un «coup du sort» ou au contraire avoir, ainsi qu’on vient de le voir, quelque rapport causal avec un comportement antérieur fautif du prévenu, la démence (entendue, il va de soi, au sens de l’article 64 et non au sens médical du terme) est un état mental qui, dans la quasi-totalité des cas, s’empare de l’individu et l’investit sans qu’il puisse s’y opposer: il devient le jouet de forces qui détruisent sa personnalité et anéantissent sa conscience. II n’est donc nullement nécessaire, du moins dans les circonstances habituelles, de rechercher dans le passé de l’individu ce qui explique son trouble mental habituel : il suffit de constater sa démence au moment des faits et son caractère irrésistible sur l’esprit de l’individu («démence totale», dit-on ordinairement).
Mais si, exceptionnellement, la démence n’a plus ce caractère d’un événement fatal que l’intéressé n’a pu empêcher, s’il est démontré que l’individu a commis une faute antérieure qui a entraîné cette démence, si, pour être plus précis encore, il s’est par exemple enivré au point de sombrer dans une crise de delirium au cours de laquelle il a commis l’infraction, alors il faut le tenir pour responsable de cette infraction, même s’il y a démence «au temps de l’action» : il devait, il aurait dû prévoir les suites de son geste initial. La démence, en ce cas, n’est plus revêtue de ce caractère d’imprévisibilité qui est d’ordinaire le sien, et l’on comprend que les tribunaux puissent alors, en une appréciation des faits que la Cour de cassation estime souveraine (Crim. 14 novembre 1924, Bull.crim. n°381 ; 5 février 1957, Bull.crim. n°112, cette Revue 1958.93, obs. A. Légal), proclamer la responsabilité pénale du prévenu malgré la démence qu’il invoque pour sa défense.
Ainsi, au-delà de la différence instituée par l’article 64 entre la démence et la contrainte et dont on vient de voir la raison d’être, les deux situations sont en réalité soumises à un même régime dans lequel l’imprévisibilité trouve sa place, étant seulement observé que la faute génératrice antérieure est, en pratique, infiniment plus rare pour la démence que pour la contrainte.
Reconnaissons donc que l’imprévisibilité est une condition d’application de la contrainte. Se trouvait-elle réalisée dans les deux espèces examinées ? La chose paraît plus que douteuse. Ces grands-parents poursuivis à Dijon pour avoir refusé le droit de visite et d’hébergement revendiqué par le père naturel de leur petit-fils, savaient bien qu’un jour ou l’autre ils auraient à craindre de voir ce garçon, d’origine nord-africaine, partir avec l’enfant pour l’Algérie et peut-être refuser de le ramener en France : depuis des années, le même drame se joue pour des centaines de mères dont les enfants sont partis sans retour pour l’Afrique du Nord, et la presse donne de plus en plus d’écho à ces situations sans issue. Les grands-parents n’avaient-ils pas, de longue date, prévu la réaction qu’ils auraient au moment où le père réclamerait l’enfant et actualiserait ainsi le péril qu’ils redoutaient ? Pouvait-il en aller différemment, d’autre part, pour cette femme jugée à Agen ? Elle aussi avait délibéré son refus pour le jour où elle devrait amener son fils avec elle à la maison d’arrêt où son mari était détenu.
Ainsi, l’imprévisibilité, pas plus que l’irrésistibilité des situations, ne paraissent avoir été établies suffisamment dans les affaires C... et M...: la contrainte n’aurait pas dû être retenue par les juges correctionnels. Mais une autre voie vers l’indulgence leur était ouverte, qu’ils n’ont pas utilisée : celle du fait justificatif né de l’état de nécessité.
II - On peut s’étonner que la Cour d’appel de Dijon et le Tribunal correctionnel d’Agen aient préféré faire appel à l’article 64 du Code pénal. Leur choix s’explique peut-être par une certaine répugnance à l’égard de la notion d’état de nécessité, que la Cour de cassation n’a consacrée que tardivement (Crim. 25 juin 1958, D. 1958.693, note M.R.M.P., J.C.P. 1959.II.10941 note J. Larguier, cette Revue 1959.11 l, obs. A. Légal) et dont les conditions d’emploi, faute d’un texte général la concernant et malgré les développements que la doctrine, depuis longtemps, lui a consacrés, ne sont pas toujours précisées avec une parfaite rigueur.
II est possible, pourtant, de déterminer avec une suffisante exactitude ces conditions, en établissant avec la légitime défense un parallèle auquel invite une certaine similitude des situations; la parenté existant entre la légitime défense et l’état de nécessité a d’ailleurs été soulignée parfois en doctrine (v. par exemple E. Garçon, Code pénal annoté, 1e éd., art. 64, n°96, et 2e éd., art. 64, n°116; J. Y. Chevalier, « L’état de nécessité », in Mélanges en l’honneur du doyen P. Bouzat, 1980, notamment p. 119).
Affinée par les réflexions doctrinales et nourrie par les précisions venues de la pratique jurisprudentielle, l’analyse classique de l’article 328 du Code pénal rattache les conditions auxquelles la légitime défense est subordonnée, tantôt à l’attitude de l’agresseur, tantôt aux réactions de la victime. Envisagée sous le premier angle, la légitime défense suppose une agression d’origine humaine (agression menaçant la personne physique de soi-même ou d’autrui ou encore, sous certaines réserves, les biens), de caractère injuste (c’est-à-dire non justifiée par l’ordre de la loi ou le commandement d’une autorité légitime), et actuelle ou imminente. Prise en la personne victime de l’agression, la défense n’est tenue pour légitime que si elle est d’abord nécessaire (car si une issue demeure qui permet raisonnablement d’éviter le danger autrement qu’en blessant ou en tuant, il faut la préférer: la nécessité laisse un choix, elle n’est pas la contrainte) et mesurée (c’est-à-dire proportionnée à la gravité du péril dont l’agression est porteuse).
Ceci étant, il est possible de présenter les conditions d’admission de l’état de nécessité en une construction s’inspirant, trait pour trait, de celle qu’on vient de décrire à propos de la légitime défense, tout en respectant les aspects spécifiques de la notion de nécessité.
a) Par symétrie avec l’agression, caractéristique de la situation de légitime défense, il faut placer la notion de danger, autour duquel se regroupent les trois premières conditions de l’état de nécessité.
1. La première exigence réside dans la manifestation d’un danger grave, c’est-à-dire dans l’existence de circonstances de fait menaçant une personne dans sa vie ou son intégrité physique (Crim. 25 juin 1958, précité), sa santé (Trib.corr. Colmar, 27 avril 1956, D. 1956.500; Trib.corr. Dijon, 27févr. 1968, J.CP. 1968.11.15501), son équilibre psychologique (Crim. 12 mai 1954, J.C.P. 1954.11.8246), sa moralité (Colmar 6 déc. 1957, D. 1958.357, note P. Bouzat), ses biens ou la satisfaction normale des besoins les plus élémentaires de la vie (Crim. 4 janvier 1956, Bull.crim. n°9, cette Revue 1956.831, obs. A. Légal).
Mais il importe de remarquer, car ce point est souvent passé sous silence ou insuffisamment mis en relief, que le danger dont il s’agit vient, non pas d’une agression humaine comme dans la légitime défense, mais de l’environnement, des choses ou des animaux qui entourent la personne brusquement placée dans la nécessité d’agir. Et si, parfois, des êtres humains sont à l’origine du danger, ce sera d’une façon indirecte et, en tout cas, sans que se manifeste cette agressivité qui provoque, en réponse, la légitime défense.
2. A l’agression injuste caractéristique de la légitime défense correspond, pour l’état de nécessité, l’existence d’un danger injuste ou, pour parler autrement, d’un péril qui n’a pas sa source dans une faute commise antérieurement par l’agent. Parfois critiquée (P. Bouzat et J. Pinatel, op. cil., n° 299-C et note sous Rennes, 12 avril 1954, S. 1954.185; H. Donnedieu de Vabres, op. cit., n° 397 ; J. M. Aussel, op. cil., p. 285 s.), cette condition est admise par la jurisprudence (crim., 25 juin 1958, précité) et elle s’explique par les mêmes raisons que pour la contrainte qui rejoint, sur ce point, l’état de nécessité: si le prévenu qui invoque la nécessité avait prévu la situation dans laquelle il se trouve maintenant et n’a rien fait pour en éviter la survenance, si, pire encore, il a commis une faute, intentionnelle ou non, qui a engendré cette situation, il se verra refuser le bénéfice du fait justificatif tiré de l’état de nécessité.
3. Seul un danger actuel ou imminent, appelant une réaction immédiate, peut justifier la commission d’une infraction, de même que la défense n’est légitime que si elle a pour but de s’opposer à une agression actuelle. Cette exigence a souvent été perdue de vue par ceux qui invoquaient l’état de nécessité, par exemple pour justifier des bris de clôture ou des violations de domicile afin de se loger ou de loger les sans-abri dans des immeubles vacants: car, plus d’une fois, la situation ne révélait pas un véritable danger qui serait né de l’absence complète ou immédiate d’un logement. Un danger hypothétique ou éventuel ne peut servir d’assise à une justification.
b) Le parallélisme se poursuit si l’on se place maintenant sur l’autre versant, c’est-à-dire aux côtés de la personne menacée par un danger grave, injuste et actuel : de même que la légitime défense postule une défense nécessaire et proportionnée à l’intensité de l’agression, la justification par l’état de nécessité exige, chez l’individu placé dans cette situation, une réaction nécessaire et mesurée.
1. Réaction nécessaire ? C’est ici qu’apparaît avec netteté toute la différence entre la contrainte morale et l’état de nécessité. Ainsi que l’a écrit avec justesse un auteur, dans la contrainte le prévenu avait l’obligation de subir, avec l’état de nécessité, il a l’obligation de choisir (A. Ch. Dana, op. cit., p. 174 et s.). Dans le premier cas, une seule issue s’offre à lui la commission d’une infraction ; dans le second cas, il conserve sa liberté et pourrait ne pas prendre la voie délictuelle qui se présente. Sans doute, ce choix sera pénible, au-dessus de ses forces souvent, et il aura l’impression d’une impossibilité de faire autrement que de violer la loi pénale. Mais pour l’observateur impartial examinant les choses de l’extérieur, d’une façon objective et froide, force sera de reconnaître qu’un choix demeurait, même si l’une des voies offertes demandait le courage des héros.
II va de soi, cependant, qu’il ne saurait y avoir de justification s’il n’y a pas véritablement de nécessité absolue ; lorsque le chemin demeure ouvert vers d’autres solutions non infractionnelles aisément praticables, le prévenu sera condamné pour avoir sacrifié les intérêts d’autrui aux siens propres d’une façon trop égoïste.
D’autre part le prévenu ne peut alléguer l’état de nécessité s’il était tenu de subir le danger qui le menaçait. On cite souvent, à cet égard, le cas du soldat qui refuserait d’affronter l’ennemi en temps de guerre, au prétexte qu’il craint pour sa vie : il encourrait les peines de la désertion à l’ennemi ou en présence de l’ennemi, ou celles du refus d’obéissance. II en va de même pour le nageur-sauveteur qui refuserait de porter secours à une personne qui se noie, en alléguant le danger éventuel de sa propre noyade : sous réserve de circonstances particulières, on lui reprocherait à coup sûr d’avoir enfreint l’article 63 (al. 2) du Code pénal qui punit la non-assistance à une personne en péril. Dans ces deux cas, le prévenu n’a pas l’obligation de choisir, il doit subir le danger.
2. Enfin, par analogie avec la légitime défense, la réaction de la personne confrontée à l’état de nécessité doit être mesurée : la justification n’est acquise qu’à la stricte condition que l’infraction nécessaire ait permis la sauvegarde d’un bien ou d’un intérêt de valeur supérieure ou au moins équivalente à celle du bien ou de l’intérêt sauvegardé : pas de répression possible en présence d’une infraction socialement utile ou socialement indifférente. La comparaison ne sera pas toujours aisée : s’il est facile de mettre en balance des biens ou des intérêts de même nature (deux vies, ou bien la vie d’une personne et l’intégrité corporelle d’une autre...), comment faire s’il s’agit de valeurs de nature différente ?
Une difficulté de ce genre pouvait surgir dans les deux espèces jugées à Dijon et à Agen, mais avant d’aborder ce point, les magistrats correctionnels auraient eu à vérifier, chose d’ailleurs facile, si les autres conditions de l’état de nécessité se trouvaient réunies, telles qu’elles viennent d’être analysées. Faisons-le comme ils auraient pu le faire.
L’exigence d’un danger grave apparaissait nettement constituée dans l’une et l’autre affaire: elle se matérialisait, au premier cas, dans le péril redouté et certain pour la santé physique de l’enfant si on le soustrayait aux soins journaliers qu’imposait sa santé déficiente, et dans le risque d’une disparition sans retour; dans le second, le danger prenait la forme d’une menace grave pour l’équilibre psychique de l’enfant. D’autre part, ces dangers auxquels les prévenus avaient essayé de parer n’avaient pas pris naissance dans une faute qu’on pût leur reprocher : les grands-parents C... ne pouvaient être tenus pour responsables ni de l’état de santé de leur petit-fils, ni de l’attitude du père qui risquait d’agir comme beaucoup d’hommes d’origine maghrébine qui, pour obéir aux préceptes de la religion musulmane, se sentent obligés de ramener en pays arabe les enfants nés d’unions mixtes pour leur assurer une éducation religieuse conforme à leur foi. Quant à la dame M... , il est vraisemblable qu’elle n’avait en rien participé aux activités coupables qui avaient mené son mari en prison. Le danger auquel les prévenus voulaient soustraire les enfants était enfin, non pas peut-être actuel, mais imminent, et cette perspective suffisait pour qu’il y eût nécessité.
Les réactions des intéressés avaient-elles été nécessaires ? II est indéniable que, même transposés du plan de la contrainte sur lequel les magistrats s’étaient placés à celui de l’état de nécessité, les détails fournis par les attendus des deux décisions de relaxe ne laissaient guère de doute sur le caractère dramatique et sur les conséquences irréversibles qu’aurait eus, pour les deux garçonnets, l’obéissance passive des grands-parents ou de la mère aux décisions de justice accordant droit de visite et d’hébergement aux pères.
Resterait à établir qu’en commettant le délit de non-représentation d’enfant, les prévenus avaient sauvegardé des intérêts d’une valeur au moins égale, sinon supérieure, à ceux qu’ils avaient sacrifiés. On en peut discuter, mais la tendance moderne à la protection des droits de l’enfant est trop forte pour qu’un doute raisonnable puisse subsister : l’équilibre psychique d’un enfant très jeune, sa santé physique, la permanence des liens affectifs l’unissant à ceux qui, jour après jour, le soignent et s’occupent de lui, ne peuvent que l’emporter sur les prérogatives qu’un père peut être conduit à exercer dans un sens contraire au bien de cet enfant.
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