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UN PROCÈS EN USURPATION D’IDENTITÉ
ET SPOLIATION D’HÉRITAGE
à Castres en 1650-1651

Texte proposé par M. Jean-Louis CHARVET,
vice-président du Tribunal de grande instance d'Avignon

Vers 1632 naquit à Castres Marie, fille de Jean Saurin et d’Anne Marvallie ; elle eut le malheur de perdre ses parents très jeune et fut placée, à l’âge de huit ans, sous la tutelle d’un voisin, Jean Grimaud.

Ce dernier, afin de s’emparer des biens de l’enfant, résolut de la faire périr ; il la confia à Boudet, un pêcheur réduit à la mendicité et prêt à tout pour y mettre fin, et lui dit de la jeter dans l’eau ; mais le misérable recula devant l’horreur de ce crime et confia Marie à une troupe de bohémiens.

Neuf ou dix ans plus tard, elle revint à Castres, et fut aussitôt chassée par son tuteur qui prétendit ne pas la reconnaître. Elle trouva refuge chez le seul parent qui lui restait, Bernard Bosc, maître-tailleur d’habits, qui lui conseilla de s’adresser à la justice pour faire valoir ses droits, non seulement sur les biens de ses parents, mais aussi sur ceux de ses grands- parents, Jean Maraval et Marie Crouse.

Jean Grimaud décida alors de recourir à un subterfuge ; il prétendrait que sa pupille avait été conduite à Marseille par un homme « menant un lion » ; et il proposerait de la faire revenir pour faire éclater la vérité.

Par arrêt du 16 mai 1650, la juridiction saisie, la Chambre de l’édit de Castres, ordonna à Grimaud de représenter celle qu’il considérait comme étant sa pupille et, en attendant, adjugea à celle qui se présentait comme telle vingt livres, à prendre sur les fruits des biens dont la propriété était ainsi discutée.

Jean Grimaud fit venir de Marseille une fille à laquelle il fit connaître la maison natale de sa pupille et ses environs ; il lui indiqua en outre le nom des voisins, et diverses circonstances de sa vie supposée.

Puis il lui dit de demander à la justice de dire que celle qui prétendait se nommer Marie Saurin n’était qu’une menteuse. À partir d’ici, Marie Saurin sera nommée la bohémienne et la fille venue de Marseille la marseillaise.

La marseillaise exposa qu’elle avait été conduite à Marseille par un homme qui menait un lion, et qu’elle y avait demeuré douze ou treize ans.

Les magistrats firent arrêter les deux femmes et désignèrent deux d’entre eux, MM. Douvrier et de Juges, pour instruire le procès.

Ils procédèrent à l’audition des deux Marie Saurin, les confrontèrent, entendirent des témoins ; une voisine ayant déclaré que la bohémienne était la véritable Marie Saurin, parce qu’elle avait au visage une cicatrice provenant d’une chute qu’elle avait faite en sa présence, il fut constaté que la marseillaise avait également une marque au visage, mais en un endroit différent.

Grimaud et ses complices, profitant de la faiblesse de la bohémienne, très ignorante et timide, lui firent dire dans sa prison que si elle ne rétractait pas ses premières déclarations, elle serait pendue.

La bohémienne avoua alors aux magistrats qu’elle n’était pas née à Castres, mais à Albi ; son conseil, épouvanté par cette attitude suicidaire, porta plainte en son nom pour subornation ; il fut vérifié par les juges qu’aucune Marie Saurin n’était née à Albi.

Comme on promenait la marseillaise dans les rues de Castres pour la faire voir au peuple et tenter de recueillir des témoignages sur cette ténébreuse affaire, divers habitants de Galliac dirent qu’ils l’avaient vue dans leur ville, habillée en garçon à la suite d’un régiment, ce qu’elle nia.

Au total, une vingtaine de témoins furent entendus. Enfin vint le procès.

La bohémienne était assistée par Jean Boné  (je tire cette histoire de son recueil de plaidoyers, consultations, conclusions, harangues et discours, publié à Paris en 1657).

Les débats durèrent plusieurs jours ; à leur terme fut rendu, le 1er mars 1651, un arrêt singulier : les seize juges ne purent se mettre d’accord sur une décision ; huit d’entre eux déclarèrent la bohémienne atteinte et convaincue du crime de supposition (usurpation d’identité) et proposèrent de la condamner à être conduite dans les rues, fouettée jusqu’à effusion de sang, puis bannie de la ville et de la viguerie de Castres pendant cinq ans ; les huit autres furent d’avis de reprendre l’instruction, en faisant de nouvelles enquêtes à Gaillac, Marseille et Albi.

Il appartenait à l’une ou l’autre des parties de continuer le procès ; aucune d’entre elles ne le fit ; on leur ouvrit les portes de la prison. L’une s’en retourna à Marseille, l’autre chez les bohémiens.

Signe de fin