PLAIDOIRIE POUR UN JEUNE ALLEMAND
( 1639 )
Texte proposé par M. Jean-Louis CHARVET,
Vice-président du Tribunal de grande instance d'Avignon,
Président du tribunal correctionnel.
Daniel Ayere, originaire de Strasbourg, qui n'était pas encore française, vint en France vers 1637 et s'arrêta à Châlons, au service d'un gentilhomme qui avait, en sa jeunesse, porté les armes en Allemagne ; âgé de quinze ou seize ans, il fréquentait assidûment le cabaret de David Viart ; ce dernier avait fort mauvaise réputation : ancien marchand de serge, dont les affaires n'étaient guère florissantes, il ne s'entourait, depuis qu'il tenait cette taverne, que de femmes et de filles de mauvaise vie ; enfin, son frère avait été condamné pour recel.
Ce personnage douteux porta plainte contre Daniel pour rapt de sa fille Suzon, âgée de 22 ans ; il obtint du Lieutenant-criminel de Châlons l'incarcération du jeune homme ; pour sa défense, ce dernier fit appel à Olivier Patru (1604-1681), conseiller du Roi en ses conseils, élu à l'Académie française en 1640 et célèbre avocat au Parlement de Paris qui, néanmoins, vécut et mourut pauvre.
L'affaire fut portée devant la Chambre de l'Édit de ce Parlement, plaidée et jugée le 27 juillet 1639.
Devant cette juridiction, qui avait remis le jeune homme en liberté au bout de quarante jours de détention, Patru fit valoir qu'il était peu vraisemblable que son client ait séduit une femme sensiblement plus âgée que lui, et loin d'être innocente ; il regretta de ne pouvoir établir le dévergondage de la soi-disant victime :
Ha, bon Dieu, s'écria-t-il, que de licence, que de scandale! On verrait comme sa mère, la voyant enceinte, en accusait, en pleurant, non pas ma partie (mon client), mais tantôt un nommé Raulin, tantôt un autre, et jamais la même personne. On verrait combien de maîtres ont été contraints de mettre dehors leurs valets de chambre, leurs laquais ou leurs cochers, parce qu'ils étaient devenus larrons (voleurs) pour satisfaire à l'avarice de cette fille. Enfin, Messieurs, vous la verriez sur le soir, à nuit fermée, entrer seule, avec je ne sais qui, dans une petite rue écartée, éteindre dans ce moment sa chandelle, et, à quelque temps de là, sortir de ce lit d'honneur, avec toute l'innocence qu'on se peut imaginer. Mais en toute cette peinture d'une vie si odieuse on n'y verrait rien, après tout, qu'on ne puisse aisément présumer d'une misérable qui a franchi toutes les bornes de la pudeur, et qui, pour se rendre, n'attend pas même qu'on la sollicite, qu'on la recherche, qu'on lui parle. Une fille si infâme, et dans un débordement si effronté, a-t-elle donc pu mériter que la justice, que les lois, que les magistrats s'arment pour elle?
Faisant observer que David Viart n'avait pour servantes dans son cabaret que ses filles, il ajoutait :
On sait qu'en droit toutes ces sortes de filles passent pour publiques, et qu'ainsi on peut se souiller impunément avec elles, ou du moins sans autre peine que la honte, qui suit toujours une incontinence si brutale. Et la raison c'est, Messieurs, que par les lois une taverne et un mauvais lieu (une maison de prostitution) sont également infâmes.
Et, plus loin :
Aussi, Messieurs, pourquoi pensez-vous que le cabaret de l'intimé se soit rendu si célèbre ? Ne vous imaginez pas qu'il entende mieux la taverne que la boutique. Mais la Suzon, mais ses soeurs, au temps qu'il était marchand de serge, n'étaient pas encore en âge de lui donner des chalands ; toutes maintenant sont grandes, en la fleur de leur jeunesse. De là vient que cette maison est toujours pleine : laquais, valets de chambre, cochers, toute la canaille de la ville y trouve tout ce qu'elle y cherche, et ce qu'elle cherche n'est que crapule, que brutalité, que libertinage.
Patru termina ainsi son plaidoyer :
La vérité se présente d'elle-même : considérez seulement ce criminel infortuné et vous verrez, comme écrite sur son front, l'innocence qu'on s'efforce d'opprimer. Il est éloigné de son pays, éloigné de tout secours ; son père, tous ses parents qui pourraient le réclamer sont aux bords du Rhin, et ne pensent à rien moins qu'au danger qui le menace. Il espère toutefois, et ne peut s'imaginer que la France, où l'hospitalité fut toujours si sainte, devienne pour lui la marâtre des étrangers. Quarante jours de prison, s'il était coupable, n'auraient que trop expié sa faute ; mais innocent comme il est, quarante jours de prison sont bien pesants, bien cruels, bien outrageux. Ce n'est ici, après tout, que licence, qu'effronterie, ce n'est qu'infâme prostitution. Vengez, Messieurs, vengez un pauvre étranger indignement persécuté. Vengez une calomnie si visible, si noire, si punissable. Que le père, que la fille soient à l'avenir en exemple à Châlons ; et que, chargés de confusion, d'opprobre, ils reçoivent en cette audience tout le châtiment qu'ils ont l'un et l'autre si justement mérité.
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L'ouvrage dans lequel se trouve reproduite in extenso cette plaidoirie (Plaidoyers et autres oeuvres d'Olivier Patru, Paris 1670) ne donne pas la décision qui fut rendue ; je serais reconnaissant envers qui pourrait me la fournir (ainsi que tout renseignement complémentaire sur cette affaire), en m' envoyant un message à l'adresse e-mail ci-dessous :