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UNE ORDALIE :
LE JUGEMENT DE L’EAU

Extrait des « Études de droit celtique », 1895
de D’Arbois de Jubainville

Le jugement par ordalie a été pratiqué pendant plusieurs siècles.
On peut en être surpris lorsque l’on constate,
avec le « jugement de l’eau »,
que les mêmes signes étaient interprétés
à charge ou à décharge d’un peuple à un autre
.

Chez les Celtes, les forces de la nature ne sont pas transformées, comme déjà la plupart du temps dans la Grèce homérique, en personnages à forme humaine qui, des hommes, ont les idées et les passions ; témoins : Zeus, le ciel ; Poséidon, la mer ; Aidôneus, la terre.

Dans la croyance celtique, chacun des éléments constitutifs du monde matériel que nous voyons est un être mystérieux qui entend nos invocations et qui voit nos actes ; c’est d’eux que, dès cette vie, quand on a provoqué leur intervention, on reçoit la punition méritée par ceux qui n’observent pas leurs engagements.

Le soleil, pris à témoin par Loégairé, le brûle quand le serment est violé. C’est que le soleil a entendu le serment et en a vu la violation. Le soleil « voit tout et entend tout », lit-on dans l’Odyssée, comme dans l’Iliade.

La terre, le vent, l’eau, ne sont ni plus sourds ni plus aveugles que le soleil. Quand celui qui conclut un contrat leur demande de le sanctionner, ils entendent sa voix, et, si le contrat n’est pas exécuté, ils infligent le châtiment qui est dans leurs attributions ; voilà pourquoi la terre a englouti Loégairé, pourquoi le vent lui a refusé l’air nécessaire à la respiration.

L’eau a les mêmes facultés puissantes, sans distinction entre l’eau de la mer, l’eau des fleuves et l’eau contenue dans un chaudron. « Que la mer débordant nous submerge, » ont dit en 336 avant Jésus-Christ les ambassadeurs celtes au roi de Macédoine Alexandre le Grand. « Si la mer, aux solitudes grises et bleues, ne vient sur le front chevelu de la vie » ; telle est la poétique exclamation du roi irlandais Conchobar. Mais l’eau ne se trouve pas seulement dans la mer, elle coule dans les fleuves ; on peut aussi en mettre sur le feu dans un chaudron.

Agamemnon, dans une vieille formule de serment, invoque les fleuves. La croyance antique, à laquelle cette formule fait allusion, parait avoir été encore vivante chez les Celtes riverains du Rhin au quatrième siècle de notre ère, douze cents ans environ après la rédaction de l’Iliade.

Quand un mari doutait de la fidélité de sa femme, il mettait l’enfant nouveau-né sur un bouclier et posait le bouclier sur le fleuve : lorsque le fleuve engloutissait le frêle esquif, l’enfant était convaincu de bâtardise et la mère d’adultère ; le Rhin, croyait-on, avait vu cet adultère et il avait entendu l’appel fait à sa justice par le mari outragé.

L’empereur Julien parle de cet usage dans une lettre au philosophe Maxime : « Le Rhin, dit-il ne commet pas d’injustice envers les Celtes ; par ses tourbillons, il submerge les enfants adultérins et venge ainsi la profanation du lit conjugal ; mais, toutes les fois qu’il reconnaît la légitimité de la naissance, il élève l’enfant au-dessus de l’eau, le remet entre les bras de la mère tremblante ; comme témoignage infaillible du respect qu’elle a eu pour la foi conjugale, il lui donne la vie de cet enfant que les flots ont épargné ».

Dans son second discours à l’Empereur Constance, il revient sur cette coutume celtique : « Les Celtes, dit-on, ont un fleuve qui est le juge incorruptible des enfants ; en vain les mères par leurs larmes voudraient lui persuader de jeter un voile sur leur faute et de la cacher ; de même, il ne tient pas compte de la crainte qu’inspire aux maris l’arrêt qu’il va rendre sur les femmes et les enfants ; juge sincère, il ne ment jamais ».

L’usage celtique dont parle Julien a fourni le sujet d’une pièce de vers anonyme recueillie dans l’anthologie grecque : « Les Celtes, hommes hardis, font éprouver leurs enfants par le Rhin, fleuve jaloux ; et ils ne sont pères qu’après avoir vu le pauvre petit baigné dans l’onde sacrée. Aussitôt que, sorti du sein de sa mère, le nouveau-né a versé sa première larme, il est saisi par le mari qui le met sur un bouclier, sans émotion, car le mari n’a pas le cœur d’un père avant d’avoir vu quelle sentence rendront les eaux du fleuve qui juge l’honneur conjugal. La mère, après les douleurs de l’enfantement, subit des angoisses nouvelles ; elle a beau savoir quel est le père de son enfant, elle attend toute tremblante l’arrêt que vont prononcer les flots inconstants ».

Ces trois textes sont d’accord pour constater qu’aux yeux des Celtes le Rhin était un juge en dernier ressort ; chez eux manquait la notion d’une puissance supérieure dont le fleuve, par une sorte de manifestation surnaturelle, aurait exprimé la décision. Le premier de ces documents est formel sur un autre point, sur lequel il est d’accord avec la formule du serment : « Que la mer débordant nous submerge ». Le Rhin prononçait la condamnation en submergeant, l’acquittement en faisant surnager. Après la conquête germanique, cette croyance celtique s’est maintenue sur les bords du Rhin, où la doctrine reçue au quatorzième et au quinzième siècle était encore que le coupable tombait au fond de l’eau et que l’innocent surnageait.

Chez les Germains en général, chez les Polonais et les Hindous, un usage inverse avait prévalu. Si l’accusé se maintenait sur l’eau, il était déclaré coupable ; si, au contraire, il tombait au fond, on le considérait comme innocent ; dans ce dernier cas, on pensait que l’eau l’avait gracieusement reçu dans son sein ; dans le premier, on concluait qu’elle l’avait repoussé comme indigne.

Les Francs introduisirent en Gaule la coutume germanique. Au neuvième siècle, Hincmar, archevêque de Reims, dans son mémoire sur le divorce du roi Lothaire et de la reine Tetberge, mentionne le jugement de l’eau froide : « aquae frigidae judicium ». « L’eau », dit-il, accueille certaines personnes et par là les montre innocentes ; elle en rejette certaines autres et les prouve coupables ». Avant de précipiter dans l’eau l’accusé, on le liait avec une corde dont un bout restait entre les mains d’un des assistants ; cette corde servait à retirer de l’eau le patient avant que, faute d’air respirable, il eût perdu la vie et que d’un innocent il ne restât plus que le cadavre. Cette épreuve, entendue ainsi au rebours du système celtique, est restée en usage en Allemagne et en France jusqu’à la fin du seizième siècle.

La croyance dans le pouvoir magique de l’eau a fait créer non seulement le jugement de l’eau froide où l’accusé était jeté tout entier, mais aussi le jugement de l’eau bouillante où il ne mettait que la main.

Un des plus anciens exemples connus est donné par Grégoire de Tours, dans son livre intitulé : « In gloria martyrum ». C’est à propos d’une discussion théologique entre catholiques et ariens : deux ecclésiastiques, l’un orthodoxe, l’autre hérétique, voulurent recourir au jugement de l’eau chaude ou, comme on disait en Irlande et dans le monde germanique, du chaudron. Qu’on mette, dit l’un d’eux, un chaudron sur le feu ; que dans l’eau bouillante on jette un anneau, et que chacun de nous essaie de tirer cet anneau du chaudron.

Cette épreuve s’appelle, dans divers textes latins, « le chaudron », aeneum caldaria ; en bas allemand, ketelfang ; en Islande, ketilfang ; « acte de prendre dans le chaudron », est une expression consacrée. Nous trouvons en Irlande une métaphore analogue ; l’épreuve de l’eau bouillante s’appelle fir caire, « vérité du chaudron » ; le défendeur, contre lequel on exécute la procédure de la saisie, a droit aux délais les plus longs qu’on puisse exiger, quand pour un autre procès il a pris l’engagement de subir l’épreuve du chaudron ; littéralement, quand il est « l’homme sur lequel est liée la vérité du chaudron ».

L’analogie que nous offrent la formule irlandaise et la formule germanique est un des nombreux traits communs au droit des Celtes et au droit des Germains. Mais cet accord entre les langues juridiques de deux peuples voisins est un détail accessoire, et l’épreuve dont il s’agit ici repose sur une doctrine qui nous fait remonter à la période primitive de l’unité indo-européenne.

L’eau bouillante dans laquelle l’accusé plonge la main a vu le crime, elle sait quel est le coupable, elle va répondre à l’appel qu’une incantation lui a préalablement adressé. De « jugement de Dieu », judicium Dei, il n’est encore pas question. L’eau est un des éléments visibles de ce monde, à la vengeance desquels, en Irlande, au cinquième siècle, le roi païen Loégairé s’est soumis d’avance pour le cas où il violerait son serment.

Ceux qui, plus tard, ont appelé « jugement de Dieu » l’épreuve de l’eau bouillante, croyaient à la justice de l’être unique et suprême qui a créé le monde, et comptaient trouver, dans le résultat de l’épreuve, une manifestation de cette justice aussi infaillible que toute-puissante ; en réalité, leur imagination avait cru découvrir, dans la religion moderne, une forme littéraire nouvelle et une sorte de voile pieux pour déguiser la barbarie d’une vieille institution qui dérive des croyances les plus anciennes du genre humain, et qui est la négation même du christianisme.

Agobard, archevêque de Lyon (813-840), a écrit un ouvrage « Contre l’opinion perverse de ceux qui croient que la vérité du jugement de Dieu est manifestée par le feu, par l’eau, par la lutte à main armée ». « Nulle part, fait-il observer, on ne voit, dans l’Écriture sainte, un accusé dire : - Envoie un des tiens qui engagera avec moi un combat singulier, et qui, s’il me tue, prouvera ma faute envers toi ; ou fais chauffer du fer ou de l’eau que je toucherai des mains sans en ressentir aucun mal. Ni la loi divine, ni la loi humaine ne sanctionnent cette coutume que des hommes vains appellent « jugement de Dieu ». Serait-ce donc un jugement de Dieu, ce que jamais Dieu n’a ordonné ni voulu ? ».

La protestation d’Agobard resta longtemps sans effet. L’abus qu’il voulait faire disparaître avait de trop profondes racines. L’épreuve de l’eau bouillante est indo-européenne, on ne la trouve pas seulement chez les Celtes et chez les Germains, on a constaté son existence chez les Slaves, chez les Perses et chez les Hindous.

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N.B. : Ce texte est enrichi d’un appareil de notes que, dans l’esprit de ce site, il ne nous a pas semblé utile de reproduire. Pour un travail approfondi sur les ordalies, il conviendrait de consulter cette documentation.

Signe de fin