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LE CHANTAGE À LA CLARINETTE

Extrait du livre : « Les Tribunaux Comiques »
de Jules Moinaux, Rédacteur de la Gazette des Tribunaux

Légalement, la prévention de mendicité relevée contre Févrolles ne pourrait pas aggraver ce délit de la simulation d’une infirmité ; mais, de fait, cet homme mendiait en feignant de jouer de la clarinette, ce qui est aussi une infirmité. M. Prudhomme a même avancé que la culture de cet instrument rend aveugle. Cependant cette question n’ayant pas été traitée à fond par la science, il est sage de persévérer dans cette croyance vulgaire, que c’est quand on est déjà aveugle qu’on joue de la clarinette.

M. le Président.- Vous reconnaissez avoir mendié ?

Févrolles. - Je suis très humilié de ce que vous me dites là ; moi, mendier !

M. le Président.- On vous a vu recevoir de l’argent de personnes assises devant des cafés du boulevard.

Févrolles. - Si tous les gens qui reçoivent de l’argent étaient des mendiants, à ce compte-là, tout le monde serait mendiant. Qu’est ce que c’est qu’un mendiant ? C’est celui qui dit : « La charité, s’il vous plaît ! ». Ou bien : « Ayez pitié d’un pauvre malheureux ! » Moi, je n’ai dit ni A ni B.

M. le Président.- Soit, mais on vous a arrêté ayant encore la main tendue.

Févrolles. - Si on arrêtait tous les gens qui ont la main tendue, à ce compte-là, il y a ceux qui tendent la main pour voir s’il pleut, ou ceux qui font le geste de donner une poignée de main à un ami et connaissance.

M. le Président.- Vous feriez mieux de vous taire que de dire de pareilles choses. (A un gardien de la paix, présent à la barre des témoins) : Levez la main !

L’agent lève la main.

Févrolles. - Ainsi, voilà M. l’agent qui a la main tendue. (Rires.) Vous me direz qu’elle est levée, mais c’est une simple différence de position ; eh bien, il ne mendie pas.

L’agent prête serment et déclare qu’il a suivi le prévenu, l’a vu s’arrêter à la porte du café et recevoir de l’argent.

Févrolles. - Comme artiste musicien.

M. le Président.- Est-ce que vous avez une permission ?

Févrolles. - Non ; mais alors qu’on me juge comme musicien sans permission et pas comme mendiant.

L’agent. - Il n’est même pas musicien ; il avait bien une clarinette, mais voici ce qu’il faisait : il s’approchait d’un groupe de consommateurs et faisait celui qui va jouer de la clarinette ; alors tout le monde, voyant ça, criait : « Non, non, allez-vous-en ! » et, comme il semblait persister, pour se débarrasser de lui, on lui donnait deux sous, et il s’en allait plus loin. Il a fait ce manège-là cinq ou six fois, et ça lui a réussi. Enfin, à une table, on ne lui dit rien, et on se met à le regarder ; mais comme quelqu’un le voyant rester sa clarinette à la bouche lui dit : « Eh bien, jouez donc ! » il a fini par dire qu’il ne savait pas en jouer. (Rires bruyants dans l’auditoire.)

M. le Président (au prévenu) - Ainsi, vous voyez ; vous forciez les gens à vous faire l’aumône en les effrayant de votre clarinette, dont vous ne savez même pas jouer.

Févrolles. - Je n’avais pas encore eu le temps d’apprendre, l’ayant achetée la veille 3 fr. 50 à un marchand d’habits ; mais je suis musicien tout de même, seulement, mon instrument, c’est l’accordéon ; j’en avais un ; voilà que le cuir s’est crevé ; je le donne à raccommoder à un rétameur ; c’t imbécile croit que c’est un soufflet à musique, il y met un bout !... Je me suis tenu à quatre pour ne pas l’étrangler.

Le tribunal a condamné ce singulier artiste à deux mois de prison.

Signe de fin