Page d'accueil > Table des rubriques > Dictionnaires de droit criminel > Petites histoires et illustrations > L'acquittement de Marie Salmon en mai 1786 et l'Ordonnance de mai 1788

L'ACQUITTEMENT DE MARIE SALMON EN MAI 1786
ET L'ORDONNANCE DE MAI 1788

Texte proposé par M. Jean-Louis CHARVET,
vice-président du Tribunal de grande instance d'Avignon
Ouvrage consulté: Article (non signé) du Magasin pittoresque (1846, p. 4 à 6)

Au mois d'août 1782, une jeune fille d'environ 17 ans, Marie Salmon, s'engagea comme servante dans une maison bourgeoise de Caen ; dès ses débuts dans cet emploi, on lui fit servir un repas de sept personnes. Quelques jours après, le chef de famille, âgé de 86 ans, expira. Il apparut que de l'arsenic avait été mêlé à son vin. Les soupçons se portèrent vite sur la malheureuse. Le procureur du Roi près le bailliage de Caen la fit conduire en prison, et, bien vite, l'infortunée fut condamnée "à la question préalable, plus à être attachée à un poteau avec une chaîne de fer, pour être brûlée vive, son corps réduit en cendres ...".

Cette sentence fut confirmée le 17 mai 1782 par le Parlement de Rouen (on ne sait s'il faut admirer ou déplorer la célérité de la justice pénale de l'époque).

Pour retarder et peut être éviter l'exécution, Marie Salmon déclara être enceinte ; court délai : le 29 juillet 1782, elle fut de nouveau conduite à la question, et allait être exécutée lorsqu' un ordre du roi Louis XVI vint suspendre l'exécution de l'arrêt. En effet, un avocat nommé Le Cauchois, ayant examiné la procédure, avait fait part au monarque de ses doutes sur la culpabilité de la jeune femme.

Le 12 mars 1785, un arrêt du Parlement de Rouen annula la sentence du bailliage de Rouen, mais sans acquitter Marie, ordonnant un supplément d'information.

Le Roi cassa ce nouvel arrêt et renvoya le procès au Parlement de Paris.

Marie Salmon fut défendue par l'un des plus célèbres avocats de son temps, Fournel ; les débats occupèrent le Parlement durant trois jours, du 21 au 23 mai ; la Gazette des Tribunaux de l'année 1786 (tome 21 n° 16) décrit ainsi l'issue de ce procès :

Il est difficile d'exprimer la sensation que cet arrêt produisit dans le public qui s'était porté en foule du côté de la Tournelle. La fille Salmon, au sortir de l'interrogatoire qu'elle avait subi derrière le barreau, avait été conduite dans la chambre de Saint Louis pour y attendre son jugement ; mais aussitôt que la nouvelle de l'arrêt d'absolution eut été annoncée, un applaudissement universel manifesta la joie publique. Tout le monde voulut voir cette infortunée. Pour la soustraire à des empressements qui auraient pu lui faire courir un nouveau danger, des personnes prudentes la firent entrer dans l'intérieur du barreau, où elle se trouva défendue contre l'affluence de spectateurs qui se pressaient autour d'elle, mais dans une situation assez favorable pour n'être point dérobée aux regards du public. La satisfaction générale éclata alors de nouveau par des applaudissements et des libéralités abondantes.

C'est un usage au Palais qu'un prisonnier déclaré innocent est reconduit par la grande porte dite "belle porte" et qui donne sur le grand escalier de la cour du Mai. Lorsque les gardes qui devaient accompagner la fille Salmon se furent mis en devoir de la conduire, la foule qui se précipita sur sa route rendit sa marche si lente qu'il fallut plus d'une heure pour arriver au grand escalier au bas duquel on avait fait venir un carrosse de place. L'escalier et toute la cour du Palais se trouvèrent en un instant garnis d'une si grande multitude que ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que la fille Salmon put parvenir à sa voiture. Alors la cour du Parlement offrit un spectacle aussi étrange que nouveau : une jeune fille, d'une figure intéressante et modeste, descendait lentement les marches du temple de la Justice, environnée de fusiliers et d'hommes en robe, à travers un cortège nombreux.

Cette histoire émut si profondément l'opinion publique qu'elle donna lieu à une pièce de théâtre ; Marie Salmon assista à l'une de ses représentations.

Elle reçut plusieurs demandes en mariage. Trois mois après, elle épousait un nommé Savary.

Cette histoire fut peut-être ce qui détermina Louis XVI à prévoir, dans une importante ordonnance qu'il prit le 1er mai 1788, la publication des arrêts d'acquittement (on disait alors absolution) ; voici la partie, consacrée à ce sujet, du discours qu'il prononça lors du lit de justice qu'il tint à Versailles le 8 mai suivant :

Enfin nous avons considéré que les précautions qu’exige la sûreté publique obligeaient quelquefois nos tribunaux de suivre, dans la recherche des crimes, des indices trompeurs, et les exposaient à confondre d’abord les innocents avec les coupables. Cependant après que, sur de fausses apparences, nos sujets ainsi traduits en justice ont subi toutes les rigueurs d’une poursuite criminelle, s’il n’y a point de partie civile au procès, sur laquelle tombent les dépens, nos cours les déchargent il est vrai de toute accusation et les renvoient absous, mais elles ne font point imprimer et afficher, au nom de la loi, ces arrêts d’absolution qui doivent les réintégrer dans l’opinion publique. Nous désirons et nous espérons de pouvoir leur procurer dans la suite les dédommagements auxquels ils ont alors droit de prétendre, et nous nous réduisons avec peine aujourd’hui à n’accorder pour indemnité à leur innocence que la certitude d’être solennellement reconnue et manifestée ; mais du moins, en attendant que nous puissions compenser pleinement les dommages qu’elle aura soufferts, nous voulons lui assurer dès ce moment, dans toute son intégrité, cette réparation qui laisse encore à notre justice de si légitimes regrets.

L’honneur de tous nos sujets étant sous notre protection spéciale, comme la plus précieuse de leurs propriétés, c’est à nous à fournir aux frais de l’impression et de l’affiche de ces jugements d’absolution, et nous ne balançons pas d’en imposer la charge à notre domaine, comme une portion essentielle de la justice que nous devons à nos peuples.

Signe de fin